Au fil du temps, les grands hôtels relèvent toujours d’une catégorie archétypique de tourisme ou de séjour, non sans constantes en termes de public, le plus souvent très fortuné. En tant que foyers symboliques de luxe, voire de privilèges, ils continuent à exercer une fascination et un certain rôle de formation, y compris pour de jeunes hôteliers ou restaurateurs1, tandis qu’en dépit de la crise actuelle et des difficultés que l’on vient d’évoquer, des ouvertures de grands hôtels se succèdent et des carrières se poursuivent à la tête des plus prestigieux, parfois d’un continent à l’autre2.
De plus, les images et des appréciations nostalgiques, non sans emphase, sont diffusées à travers nombre d’ouvrages, d’articles de presse, de documentaires ou de films, sur les thèmes des lieux de légende ou de la réminiscence, qui peuvent jouer sur plusieurs registres, voire procéder par emboitements3. Il existe aussi de rares ouvrages de figures de l’hôtellerie de luxe, certes tenues à la discrétion4. Si les évocations romanesques restent assez peu fréquentes, des livres à succès y reviennent parfois : il en va ainsi de L’énigme de la chambre 622, de Joël Dicker, dont le lieu principal est le « Palace » de Verbier5. Parmi les ouvrages récents, l’atmosphère des palaces est parfois présente6. Plus ambitieux est un livre où l’imaginaire Grand Hôtel Europa figure une sorte de métaphore de l’obsolescence du prestige occidental, l’établissement étant racheté par un nouveau propriétaire chinois qui le modernise à sa manière, assez kitsch et appréciée par la clientèle de son pays d’origine7.
Pourtant, l’opulence a connu des évolutions, les grands hôtels illustrant une certaine forme de modernité dans leurs équipements et s’efforçant de répondre aux attentes d’une clientèle rajeunie, qui apprécie souvent un style moins guindé. La combinaison classique entre tradition et modernité vaut pour ces établissements, chacun de ces aspects pouvant être observé ou décelé. Il en va de même pour l’apparence des grands hôtels, de toutes tailles, entre l’établissement à la fois confidentiel et très luxueux et le bâtiment immense, qu’il soit hérité du passé ou récent, ou bien entre le monument historique – parfois un ancien château – et l’édifice avant-gardiste.
La balance, si l’on peut dire, penche plutôt en faveur des traditions si l’on considère la longévité de certains bâtiments et des représentations qui leur sont attachées8, les hommages au patrimoine correspondant parfois à des restaurations de célèbres palaces9 ou à des réaménagements même récents de bâtiments anciens, les décors, les rituels, certains aspects de la gastronomie10, voire tout simplement les prix invariablement très élevés (sauf pour les « petits grands hôtels » anciens, en voie de disparition). Les valeurs qu’entendent illustrer les directeurs et les propriétaires des grands hôtels, dont certains s’inscrivent dans une longue tradition familiale11, ainsi que leur personnel, demeurent mises en avant, à commencer par la courtoisie et la discrétion12.
Il se trouve aussi que la modernité n’est pas seulement celle d’équipements « dernier cri ». Elle relève aussi de la construction de nouveaux établissements, parfois très luxueux, notamment dans le domaine des loisirs et dans la perspective d’une sorte d’exotisme exclusif, mais aussi à travers les façades de verre et d’acier. Certes, celles-ci peuvent relever d’une hôtellerie de chaîne qui ne s’identifie que partiellement à l’image des palaces, le service étant moins nombreux et parfois moins prévenant, mais certains palaces récents associent des caractéristiques très diverses, y compris le jeu avec des codes.
Si l’on veut tracer des perspectives, il convient d’essayer de distinguer court, moyen et long terme. Il ne s’agit pas seulement d’une approche économique, d’autant que l’on ne peut toujours identifier une correspondance précise avec les cycles bien connus qui se sont succédé et que la spéculation sur les grands hôtels est longtemps restée circonscrite. C’est sans doute à partir de la Belle Époque que l’on peut commencer à identifier une concordance entre les rythmes de construction et la conjoncture globale, confirmée jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il semble qu’ensuite, la situation soit plus complexe. L’héritage du passé demeure important et les constructions originales relativement rares durant les Trente Glorieuses, plutôt marquées par l’essor du tourisme de masse et l’extension des chaînes hôtelières. En temps de crise, somme toute depuis cinquante ans, du moins dans nombre de pays occidentaux, alors que l’essor des hôtels de luxe sur d’autres continents, est spectaculaire, notamment en Asie, il y a des fluctuations de temps court, parfois paradoxales.
Ainsi, la course à l’étiquette « palace », du moins en France, s’est-elle située en temps de crise post-2008 et l’essor des resorts et boutiques-hôtels de luxe n’obéit-il pas principalement à une tendance économique massive de long terme, même si la thématique du « nouveau luxe », voire d’une forme de « bio-luxe », est bien présente. De manière émergente, une conception de l’environnement au goût du jour, sinon à la mesure des enjeux, apparaît, du moins pour la gastronomie, dans certains palaces13. Elle est aussi présente depuis une dizaine d’années, voire davantage, au sein d’associations prestigieuses tels les Relais et Châteaux14. Dans un tel contexte, la thématique du bien-être occupe une place importante, parfois de manière audacieuse15.
Par ailleurs, si le clinquant demeure, les grands hôtels cherchent parfois à apparaître comme des lieux de culture, non seulement en étant associés à des festivals relevant d’un certain glamour, comme à Cannes, mais aussi en écho à des thèmes spécifiques, tels le cinéma américain ou le film romantique sur la Côte normande16, ou en attachant leur nom à des prix littéraires17, tandis que des hommages sont rendus à des écrivains18. S’il existe aussi des mises en abîme artistiques19, l’aspect culturel est sans doute surtout dû à des classements patrimoniaux de certains d’entre eux, dans le domaine de l’architecture et en tant que lieux emblématiques, sous des formes diverses selon les pays.
Si certains grands hôtels restent à l’état de vestiges, lorsqu’ils sont à l’abandon20, d’autres peuvent être les buttes-témoins d’un passé parfois revivifié et des points de repère pour des touristes nationaux et internationaux, ou les habitants des quartiers environnants. Façades, espaces ou décors parfois classés, personnel nombreux21, vastes proportions des lobbies et des chambres et suites, atmosphère feutrée – ou luxe agreste, montagnard ou balnéaire … – les traits fondamentaux, voire les mythes qui s’y attachent, semblent les mêmes.
Pour autant, des fragilités demeurent, car l’interruption ou la suspension des flux de riches voyageurs ont attesté la vulnérabilité économique de ce qui, au fil des décennies, donnait à l’inverse une impression de solidité à l’épreuve du temps. La question du gigantisme continue aussi à se poser, en des temps de crise climatique. Cet enjeu dépasse évidemment le cadre des grands hôtels et concerne l’ensemble du secteur du tourisme, parmi bien d’autres d’aspects politiques, économiques, culturels et sociaux.