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Couverture de Les Grands Hôtels à l’épreuve du temps (Jean El Gammal, Édul, 2024) Show/hide cover

Conclusion

Au fil du temps, les grands hôtels relèvent toujours d’une catégorie archétypique de tourisme ou de séjour, non sans constantes en termes de public, le plus souvent très fortuné. En tant que foyers symboliques de luxe, voire de privilèges, ils continuent à exercer une fascination et un certain rôle de formation, y compris pour de jeunes hôteliers ou restaurateurs1, tandis qu’en dépit de la crise actuelle et des difficultés que l’on vient d’évoquer, des ouvertures de grands hôtels se succèdent et des carrières se poursuivent à la tête des plus prestigieux, parfois d’un continent à l’autre2.

De plus, les images et des appréciations nostalgiques, non sans emphase, sont diffusées à travers nombre d’ouvrages, d’articles de presse, de documentaires ou de films, sur les thèmes des lieux de légende ou de la réminiscence, qui peuvent jouer sur plusieurs registres, voire procéder par emboitements3. Il existe aussi de rares ouvrages de figures de l’hôtellerie de luxe, certes tenues à la discrétion4. Si les évocations romanesques restent assez peu fréquentes, des livres à succès y reviennent parfois : il en va ainsi de L’énigme de la chambre 622, de Joël Dicker, dont le lieu principal est le « Palace » de Verbier5. Parmi les ouvrages récents, l’atmosphère des palaces est parfois présente6. Plus ambitieux est un livre où l’imaginaire Grand Hôtel Europa figure une sorte de métaphore de l’obsolescence du prestige occidental, l’établissement étant racheté par un nouveau propriétaire chinois qui le modernise à sa manière, assez kitsch et appréciée par la clientèle de son pays d’origine7.

Pourtant, l’opulence a connu des évolutions, les grands hôtels illustrant une certaine forme de modernité dans leurs équipements et s’efforçant de répondre aux attentes d’une clientèle rajeunie, qui apprécie souvent un style moins guindé. La combinaison classique entre tradition et modernité vaut pour ces établissements, chacun de ces aspects pouvant être observé ou décelé. Il en va de même pour l’apparence des grands hôtels, de toutes tailles, entre l’établissement à la fois confidentiel et très luxueux et le bâtiment immense, qu’il soit hérité du passé ou récent, ou bien entre le monument historique – parfois un ancien château – et l’édifice avant-gardiste.

La balance, si l’on peut dire, penche plutôt en faveur des traditions si l’on considère la longévité de certains bâtiments et des représentations qui leur sont attachées8, les hommages au patrimoine correspondant parfois à des restaurations de célèbres palaces9 ou à des réaménagements même récents de bâtiments anciens, les décors, les rituels, certains aspects de la gastronomie10, voire tout simplement les prix invariablement très élevés (sauf pour les « petits grands hôtels » anciens, en voie de disparition). Les valeurs qu’entendent illustrer les directeurs et les propriétaires des grands hôtels, dont certains s’inscrivent dans une longue tradition familiale11, ainsi que leur personnel, demeurent mises en avant, à commencer par la courtoisie et la discrétion12.

Il se trouve aussi que la modernité n’est pas seulement celle d’équipements « dernier cri ». Elle relève aussi de la construction de nouveaux établissements, parfois très luxueux, notamment dans le domaine des loisirs et dans la perspective d’une sorte d’exotisme exclusif, mais aussi à travers les façades de verre et d’acier. Certes, celles-ci peuvent relever d’une hôtellerie de chaîne qui ne s’identifie que partiellement à l’image des palaces, le service étant moins nombreux et parfois moins prévenant, mais certains palaces récents associent des caractéristiques très diverses, y compris le jeu avec des codes.

Si l’on veut tracer des perspectives, il convient d’essayer de distinguer court, moyen et long terme. Il ne s’agit pas seulement d’une approche économique, d’autant que l’on ne peut toujours identifier une correspondance précise avec les cycles bien connus qui se sont succédé et que la spéculation sur les grands hôtels est longtemps restée circonscrite. C’est sans doute à partir de la Belle Époque que l’on peut commencer à identifier une concordance entre les rythmes de construction et la conjoncture globale, confirmée jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il semble qu’ensuite, la situation soit plus complexe. L’héritage du passé demeure important et les constructions originales relativement rares durant les Trente Glorieuses, plutôt marquées par l’essor du tourisme de masse et l’extension des chaînes hôtelières. En temps de crise, somme toute depuis cinquante ans, du moins dans nombre de pays occidentaux, alors que l’essor des hôtels de luxe sur d’autres continents, est spectaculaire, notamment en Asie, il y a des fluctuations de temps court, parfois paradoxales.

Ainsi, la course à l’étiquette « palace », du moins en France, s’est-elle située en temps de crise post-2008 et l’essor des resorts et boutiques-hôtels de luxe n’obéit-il pas principalement à une tendance économique massive de long terme, même si la thématique du « nouveau luxe », voire d’une forme de « bio-luxe », est bien présente. De manière émergente, une conception de l’environnement au goût du jour, sinon à la mesure des enjeux, apparaît, du moins pour la gastronomie, dans certains palaces13. Elle est aussi présente depuis une dizaine d’années, voire davantage, au sein d’associations prestigieuses tels les Relais et Châteaux14. Dans un tel contexte, la thématique du bien-être occupe une place importante, parfois de manière audacieuse15.

Par ailleurs, si le clinquant demeure, les grands hôtels cherchent parfois à apparaître comme des lieux de culture, non seulement en étant associés à des festivals relevant d’un certain glamour, comme à Cannes, mais aussi en écho à des thèmes spécifiques, tels le cinéma américain ou le film romantique sur la Côte normande16, ou en attachant leur nom à des prix littéraires17, tandis que des hommages sont rendus à des écrivains18. S’il existe aussi des mises en abîme artistiques19, l’aspect culturel est sans doute surtout dû à des classements patrimoniaux de certains d’entre eux, dans le domaine de l’architecture et en tant que lieux emblématiques, sous des formes diverses selon les pays.

Si certains grands hôtels restent à l’état de vestiges, lorsqu’ils sont à l’abandon20, d’autres peuvent être les buttes-témoins d’un passé parfois revivifié et des points de repère pour des touristes nationaux et internationaux, ou les habitants des quartiers environnants. Façades, espaces ou décors parfois classés, personnel nombreux21, vastes proportions des lobbies et des chambres et suites, atmosphère feutrée – ou luxe agreste, montagnard ou balnéaire … – les traits fondamentaux, voire les mythes qui s’y attachent, semblent les mêmes.

Pour autant, des fragilités demeurent, car l’interruption ou la suspension des flux de riches voyageurs ont attesté la vulnérabilité économique de ce qui, au fil des décennies, donnait à l’inverse une impression de solidité à l’épreuve du temps. La question du gigantisme continue aussi à se poser, en des temps de crise climatique. Cet enjeu dépasse évidemment le cadre des grands hôtels et concerne l’ensemble du secteur du tourisme, parmi bien d’autres d’aspects politiques, économiques, culturels et sociaux.

  1. 1 Dans cette dernière catégorie, un candidat en vue de l’émission Top Chef, Mory Sacko, a été tôt fasciné par les palaces, tout en évoluant. À Paris, il a travaillé notamment au Mandarin Oriental, où il est devenu le second de Thierry Marx. Il a ouvert son propre restaurant, le Mosuke, le 1er septembre 2020, rapidement étoilé.
  2. 2 Voir Bellemare Carole, « Christophe Thomas, un globe-trotter à la tête du Royal Monceau-Raffles », Le Figaro, 17-18 octobre 2020, p. 24. Originaire de Saint-Étienne, il a travaillé vingt ans aux États-Unis, notamment au Beverly Hills de Los Angeles et au Palace Hotel de San Francisco.
  3. 3 Avec des approches très différentes, on peut citer deux films américains, sortis en 2014, Magic in the Moonlight, de Woody Allen, pour ses évocations fitzgeraldiennes et la présence de l’hôtel Meurice, et le parfois grinçant « mitteleuropéen », avec ses flash-backs, Grand Budapest Hotel de Wes Anderson.
  4. 4 Voir les livres du directeur de salle et d’un maître d’hôtel du Plaza-Athénée (notamment du Relais Plaza pour le second, désormais retraité) : Courtiade Denis, avec Sayart Camille Pour vous servir : les secrets du « meilleur maître d’hôtel du monde », Paris, Alisio, 2019 et Küchler Werner, 25, avenue Montaigne, Paris, Albin Michel, 2022.
  5. 5 Paris, de Fallois, 2020. L’hôtel est imaginaire, mais il est aussi question des Bergues de Genève : voir Marteau Stéphanie, « Genève confidentiel », M-Le Magazine du Monde, 30 juillet 2022, p. 29 (citons ces lignes du « chapeau » : « L’ancien siège de la délégation française de la Société des nations est aujourd’hui un havre pour les grandes fortunes et d’obscurs intermédiaires »). Au titre des hôtels imaginaires dans de récents ouvrages à succès, l’un est situé à Cape Cod : Musso Valentin, L’homme du Grand Hôtel, Paris, Seuil, 2022, réédition Points, 2023 (voir la postface, p. 379).
  6. 6 Ainsi, dans le recueil de Saint Vincent, Bertrand de, Une certaine désinvolture, op. cit., surtout mentionné à propos de l’Old Cataract d’Assouan, le bar du George V et le Waybourne Riviera sont-ils évoqués.
  7. 7 Voir Pfeijffer Ilia Leonard, Grand Hotel Europa, 2018, op. cit., réédition 10/18, 2023.
  8. 8 Parfois, il subsiste des éléments de leur architecture et de leur décor : par exemple, voir, au sujet d’un des fleurons du quartier de Cimiez, Guerrin Michel, « Marbre et vue sur mer … Au Regina, une certaine idée du « paradis » français », Le Monde, 19 octobre 2021, p. 22-23.
  9. 9 Tel le Carlton de Cannes, après le Majestic et le Martinez : voir par exemple Gombeaud, Adrien, « Carlton, la renaissance d’une icône », Les Échos week-end, 12-13 mai 2023p. 63-67, qui cite quelques lignes inscrites dans le livre d’or de l’hôtel par la cinéaste Jane Campion : « Cher Carlton, vous êtes mon grand hôtel préféré. Si vous étiez un homme, je vous épouserais. Non pour votre fortune ou votre emplacement face à la mer, mais pour votre sourire, votre discrétion et votre lit apaisant. Merci, Darling. » (p.67).
  10. 10 Si l’on parle toujours de « cuisine de palace », il y a eu des évolutions culinaires, par exemple sous l’influence d’Alain Ducasse et de ses nombreux élèves et collaborateurs, dont Romain Meder, Jocelyn Herland et Amaury Bouhours, ainsi que, pour la pâtisserie, Cédric Grolet et Jessica Préalpato. D’une certaine manière, classicisme et modernité peuvent s’exprimer, comme au Bayview de l’hôtel Président Wilson à Genève. Longtemps dirigé par le chef lauréat de nombreux concours culinaires Michel Roth, il a pour chef depuis mars 2023 son élève Danny Khezzar, finaliste de Top Chef cette même année (et rappeur) : voir Girard Quentin, « Show devant », Libération, 12 juin 2023, p. 28 et Le Livre d’or de Danny Khezzar, Paris, Solar, 2023.
  11. 11 Voir Bernard-Guilbaud Yan et Ozanne Marie-Angélique, « Le charme exquis des grands hôtels de famille », Le Figaro Magazine, 8 septembre 2023, p. 132. Deux établissements sont présentés, le San Régis de Paris, dirigé par la famille Georges depuis 1984 et le Grand Hôtel Excelsior Victoria de Sorrente, dans la même famille, Fiorentino, depuis sa création en 1834.
  12. 12 Voir notamment les entretiens inclus dans plusieurs documentaires d’Arte sur les « Hôtels de légende ».
  13. 13 Au sujet de l’hôtel Meurice, dont le restaurant demeure dirigé par Alain Ducasse, et de son chef Amaury Bouhours, voir Sanclemente Marine, « Les palaces ont-ils trouvé la clé du succès dans le potager ? », Le Figaro, 2 novembre 2022, p 30.
  14. 14 Voir Bernard-Guilbaud Yan, « Relais et Châteaux, un nouvel élan pour ses 70 ans », Le Figaro, 17 novembre 2022, p. 36. Laurent Gardinier, nouvellement élu, à compter du 1er janvier 2023, avec pour vice-président Mauro Colagreco, entend répondre à ces enjeux, déjà importants pour les président et vice-président précédents, Philippe Gombert et Olivier Roellinger.
  15. 15 Voir Sanclemente Marine, Le Figaro, 15-16 juillet 2023, « Le bien-être sexuel, nouvelle lubie de l’hôtellerie », p. 17. Parmi les établissements cités, figure l’un des hôtels mexicains les plus luxueux, le St Regis Punta Mita Resort. La même journaliste s’est intéressée à une tendance qui pourrait s’étendre : voir « Tourisme régénératif, la nouvelle voie », Le Figaro, 17 octobre 2023, p. 34-35.
  16. 16 Respectivement avec le Normandy de Deauville – dans une scène d’ « Un homme et une femme » de Claude Lelouch, et plus récemment avec une comédie de Charles Nemes, «  Hôtel Normandy » – et le Grand Hôtel de Cabourg, même s’il est surtout identifié à travers les souvenirs de Proust.
  17. 17 Voir Massalovitch Sophie, « Lobbys littéraires », Challenges, 22 octobre 2020, p. 88-89, qui mentionne le Meurice, l’hôtel Brach, le Lutetia – dont le prix correspond à une dotation et à « une résidence d’artiste dans chacun des hôtels The Set : Lutetia (Paris), Conservatorium (Amsterdam), « Hotel Café Royal (Londres) » – et Les Belles Rives de Juan-les-Pins, pour le prix Francis Scott Fitzgerald. L’article est accompagné d’un court texte ironique de Besson Patrick, intitulé « Les « écrivains ont besoin d’une chambre gratuite », avec ces mots : « Le problème des palaces, c’est le prix des chambres : il n’est pas littéraire, car les écrivains sont pauvres, surtout les bons » (p .88).
  18. 18 Ils peuvent l’être là où certains d’entre eux ont séjourné (Proust, Fitzgerald), d’après le nom ou des éléments du décor de l’hôtel (L’Oscar, à Londres) ou, plus indirectement pour James Joyce au Pavillon Faubourg Saint-Germain: Massalovitch Sophie, « Sur les traces de Joyce », Challenges, 20 octobre, 2022, p. 96. Il existe aussi, principalement à Paris, une Société des hôtels littéraires, créée par Jacques Letertre, mais ce ne sont pas de « grands hôtels », alors que c’est le cas de la Maison Proust, près du Carreau du Temple : voir Viguie-Desplaces Philippe, « Proust en capitale », Le Figaro Magazine, 11 novembre 2022, p. 148 et Outier Léa, « La littérature nouvelle terre de conquête du monde hôtelier », Le Figaro, 3 novembre 2023, p. 30. Il existe aussi d’intéressants décors dans de petits établissements, tel l’hôtel Surprenantes Destinations de Nantes, en l’honneur de Jules Verne, Guide Michelin France, 2023, p. 704.
  19. 19 Voir l’exposition de Calle Sophie, « Les fantômes d’Orsay », plus de quarante ans après son exploration de l’hôtel d’Orsay abandonné et sa redécouverte des lieux pendant le confinement, à travers le livre écrit avec l’archéologue Demoule Jean-Paul, L’ascenseur occupe la 501, Arles, Actes Sud, 2022.
  20. 20 Voir Poull Georges, « Le destin calamiteux du Grand Hôtel International de la station thermale de Martigny-les-Bains, 1897-2021 », art. cit., notamment p.351.
  21. 21 Dont la vie quotidienne et les contraintes ne sont pas toujours connues : dans le cas du George V, voir Picard Frédéric, « Dans les coulisses d’un palace », LeFigaro Magazine, 28 octobre 2022, p. 81-85 (photographies de Gladieu Stephan).