Les textes prescriptifs donnent un rôle central aux directions d’établissements scolaires pour la promotion et la mise en œuvre de l’inclusion scolaire. Parmi Les principes clés de la promotion de la qualité dans l’éducation inclusive, l’Agence européenne pour le développement de l’éducation des personnes ayant des besoins particuliers (2009) met en avant la nécessité d’une « formation des responsables des organisations scolaires/éducatives sur le développement de leurs compétences et vision en matière de leadership conformément à la promotion des valeurs et des pratiquesinclusives » (p. 19). En effet, cette agence insiste sur le fait que « les responsables pédagogiques à tous les niveaux — national, régional, communautaire, ainsi qu’organisationnel — ont un rôle fondamental à jouer dans la traduction et la mise en place de la politique qui met l’accent sur la qualité dans l’éducation inclusive » (p. 22).
Suivant les propositions d’Ainscow (2005), Ainscow et Sandill (2010) et Riehl (2000), trois principaux rôles que les directions d’établissements accompliraient dans cette perspective peuvent être retenus : développer une culture d’établissement inclusif, promouvoir des pratiques inclusives au sein de l’établissement et promouvoir une culture de la collaboration dans et autour de l’école.
En premier lieu, le rôle des cadres est de promouvoir une culture d’établissement inclusif. Ce défi se traduit fondamentalement par l’engagement des cadres vers une culture scolaire respectueuse de la diversité, centrée sur des valeurs et buts de justice sociale et d’équité (Idol, 2006 ; Thibodeau et al., 2016). La direction devrait donc déployer, tant par les discours que les actions, un leadership incarnant ces valeurs et servir de modèle pour les professionnels de l’établissement (Ryan, 2010). Elle aurait à conduire l’établissement en rappelant ces valeurs dans ses responsabilités pédagogiques, dans le pilotage des ressources humaines et au niveau de l’organisation et l’administration. Ces valeurs et buts devraient être également formalisés dans un projet d’établissement porté et piloté par la direction. L’inclusion de tous les élèves ne devrait pas en rester de l’ordre d’intentions déclarées, mais se doit d’être actualisée dans un projet d’établissement explicite et formalisé (Pelgrims, 2012). Ces projets non seulement favorisent la mobilisation de l’équipe enseignante, mais permettent également un affichage clair pour les parents et la communauté scolaire, notamment les responsables politiques. Promouvoir une culture d’établissement inclusif impliquerait également de la part des cadres de porter une attention particulière au climat d’école. Il s’agirait notamment de reconnaître que les enseignants sont au centre du processus de changement (Shepherd et Hasazi, 2007). Pour cela, la direction soutient les compétences professionnelles des enseignants, contribuant ainsi à renforcer ou développer leur sentiment d’appartenance à l’établissement. L’attention est portée également à développer la qualité des relations interpersonnelles, le respect entre enseignants et le respect pour les élèves et les familles.
En second lieu, le rôle des cadres est dirigé vers la promotion de pratiques inclusives. Si la direction est le déclencheur et le moteur de ces actions, elle veille ensuite à leur cohérence et agit pour les réguler si besoin (Thibodeau et al.,2016). L’élément central est de considérer l’équipe enseignante comme responsable de tous les élèves, y compris ceux que l’institution déclare à besoins éducatifs particuliers (Pelgrims, 2012). Ce ne sont pas des professionnels extérieurs à l’établissement qui seraient amenés à dicter de bonnes pratiques, tant à la direction qu’à l’équipe enseignante (Shepherd et Hasazi, 2007). La structure et l’organisation de l’école se doit également de favoriser la mise en œuvre de dispositifs flexibles et explicites pour l’identification des besoins des élèves et l’octroi des ressources nécessaires pour y répondre (Shepherd et Hasazi, 2007). Enfin, la direction devrait marquer sa présence sur le terrain. Elle veille à actualiser ses connaissances sur les pratiques de différenciation et encourage au quotidien les enseignants (Shepherd et Hasazi, 2007). Elle prévoit également des réflexions et actions sur la question de l’évaluation des élèves et veille à la mise en œuvre de pratiques d’évaluation cohérentes qui répondent aux besoins de tous les élèves de l’établissement.
Le développement de modalités intégrées de collaboration est le troisième rôle central de la direction pour l’implémentation d’une école inclusive (Ainscow, 2005 ; Kugelmass, 2003 ; Rousseau et al., 2016). Elle devrait jouer le rôle de pilote, œuvrant en faveur d’une collaboration entre les différents partenaires dans l’établissement, dans les réseaux extérieurs et avec les parents. Ainscow (2005) pointe l’importance centrale à promouvoir un haut degré de collaboration au sein de l’équipe enseignante. Dans cette perspective, la direction est responsable de fournir les ressources nécessaires et met en place des conditions de travail facilitant la collaboration. Des moyens sont notamment octroyés pour organiser le travail de telle façon que les enseignants réguliers et spécialisés collaborent d’une façon rapprochée (Zaretsky et al., 2008). La direction donne également des impulsions aux pratiques de coenseignement favorisant la participation de tous les élèves (Ainscow et Sandill, 2010 ; Pelgrims, 2012 ; Rousseau et al.,2017). Elle devrait également s’engager en faveur d’une collaboration multiprofessionnelle flexible, notamment dans la prévention et la résolution de tensions voire de conflits inhérents aux différents acteurs engagés. Elle est sensibilisée aux phénomènes de pouvoir susceptibles de se jouer en présence de professions ayant des statuts différents (Emery, 2014). Elle est active et se positionne au carrefour entre les différents services intervenant dans et autour de l’école. Enfin, la direction a un rôle central à jouer dans les liens que l’établissement et les professionnels établissent avec les familles. Elle s’assure que les professionnels respectent les besoins des familles de tous les élèves, notamment des élèves déclarés à besoins éducatifs particuliers (Shepherd et Hasazi, 2007).
Incarner ces différents rôles imposerait aux directions l’actualisation de styles particuliers de leadership, notion certes polysémique, mais que nous pouvons circonscrire en reprenant la définition de Thibodeau et al. (2016) comme un « processus par lequel un individu influence (par ses attitudes, ses comportements, etc.) un groupe d’individus pour atteindre un but particulier » (p. 58). La direction d’établissement devrait notamment assumer un leadership pédagogique. Reprenant les propos d’Idol (2006), Rousseau et al. (2017) insistent sur le « rôle tantôt organisationnel, tantôt pédagogique que joue le directeur d’établissement » (p. 8). En termes de connaissances à propos de pratiques inclusives et de différenciation, la direction devrait se considérer et être perçue comme un primus inter pares. Elle servirait donc de modèle aux enseignants : elle s’intéresse aux pratiques enseignantes, visite les classes, s’engage dans les discussions, pilote les implantations et régulations des pratiques d’enseignement (Idol, 2006). Un leadership distribué (Spillane et al., 2008) ou leadership partagé (Ainscow, 2005) favoriserait également le développement d’établissement inclusif. D’autres auteurs pointent également l’importance d’un leadership relationnel nécessaire pour piloter un établissement inclusif (Ainscow, 2005 ; Zaretsky et al., 2008). Mobiliser les enseignants autour d’un projet d’une école pour tous nécessiterait non seulement de reconnaître l’importance des relations sociales, mais de mettre en place les conditions d’une réelle coopération (Ainscow et Sandill, 2010).
Tant la littérature prescriptive que les écrits des chercheurs tendent donc à montrer le rôle central des directions d’établissements pour l’implémentation d’une école pour tous. Elles se devraient de développer connaissances et compétences spécifiques, afin de promouvoir les valeurs sous-tendant l’école inclusive, soutenir le développement des pratiques inclusives et favoriser une culture collaborative. Or, l’entrée dans une fonction de cadre scolaire présente son lot d’épreuves, les directions étant soumises à un ensemble de contradictions et de tiraillements (Progin, 2017). Outre l’injonction à mettre en œuvre une politique inclusive, ces cadres se trouvent confrontés, particulièrement lorsqu’ils sont nouvellement en fonction, à bien d’autres défis à relever (Huguenin et al., 2019). La question de la formation et de l’accompagnement des cadres lors de leur prise de fonction se révèle donc particulièrement saillante. Cette présente contribution a justement comme objectif à saisir les défis auxquels sont confrontées les directions d’établissement en formation pour répondre aux injonctions à une École inclusive. Plus spécifiquement, cette étude vise d’une part à saisir, dans le cadre de leur formation, quels sont les constats et préoccupations contraignant les cadres à mettre en place une nouvelle action-projet pour s’ajuster au défi de l’École inclusive. D’autre part, elle répertorie les actions-projets qu’ils déclarent mettre en place pour relever ce défi.
Les données analysées pour cette contribution ont été recueillies au cours de l’accompagnement de cadres dans leur formation certifiante en direction d’institutions de formation. Cette formation au niveau de la Suisse francophone est organisée par un consortium de quatre hautes écoles et est reconnue au niveau suisse. La formation vise à renforcer la légitimité des cadres en développant leurs connaissances et compétences liées à l’organisation du travail scolaire, au management, au développement de communautés d’apprentissage et aux questions de communication et leadership. Le dispositif de formation vise à articuler théorie et pratique, ancrant les apports délivrés et travaillés dans les réalités de leurs établissements. Des modules thématiques apportent des outils d’action et de réflexion qu’ils sont sollicités à mobiliser pour des projets menés dans le cadre de leur établissement.
En vue de l’évaluation certificative de la formation, les cadres sont notamment amenés, durant les vingt mois de leur formation, à initier et conduire un projet d’action prioritaire pour lequel ils doivent mobiliser des contenus abordés dans les différents modules thématiques. Pour cela, ils sont dès les premiers mois de formation regroupés par type de projets en groupe de trois à six personnes, et accompagnés dans leur démarche par un formateur. Ils sont, dès les premiers jours de formation, guidés pour le choix d’un projet et la définition des objectifs de leur projet et l’établissement d’indicateurs de réussite. Puis, au fil de la formation, ils sont d’abord accompagnés pour l’analyse de l’environnement interne et externe de leur établissement, pointant plus spécifiquement dans la démarche les facilitateurs et obstacles à la conception et mise en œuvre de leur projet. Le travail en groupe de cadres permet ensuite le choix d’une méthodologie d’action correspondant aux objectifs et au contexte de leur action. Un travail à propos de l’évaluation de leur projet d’action prioritaire est également réalisé dans l’accompagnement. Au fur et à mesure de l’enseignement par modules, trois travaux intermédiaires certifient la pertinence de l’usage d’outils de pensée ou d’actions mobilisés pour le projet d’action. Le travail certificatif final, de 15 à 20 pages, vise à rendre compte de la planification, de la mise en œuvre et de l’évaluation du projet en regard des outils de pensée et d’actions travaillés en formation.
Cette contribution repose sur les traces des suivis relatifs à 16 de ces projets planifiés et mis en œuvre par des cadres durant leur formation. L’ensemble de ces projets relève d’une thématique que les responsables de formation ont regroupée d’une manière générique, autour de l’« École inclusive ». Les données analysées ressortent des notes prises durant cet accompagnement et des travaux certificatifs réalisés. L’analyse a été réalisée selon les deux axes de questionnement de l’étude. Dans un premier axe ont été dégagés les constats et préoccupations que les 16 cadres mettent en avant pour justifier leur projet d’action prioritaire. Cet axe relève en quoi ces constats et préoccupations contraignent le choix d’une nouvelle action afin de s’ajuster au défi de l’École inclusive. Le deuxième axe répertorie le type d’actions-projets qu’ils déclarent mettre en place pour relever ce défi.
Quatre constats et préoccupations saillantes ressortent de l’analyse. En premier lieu, les modifications législatives du système de scolarisation des élèves déclarés à besoins éducatifs particuliers ou handicapés se révèlent fortement contraignantes pour les cadres et fondent leurs projets. La majorité des cantons romands ont vu leurs lois sur l’instruction publique et/ou leurs lois à propos de la pédagogie spécialisée changer depuis 2010 en faveur d’une École dite inclusive. Ces modifications législatives ne sont pas sans conséquences pour les directions d’établissement. Elles sont accompagnées par de nouvelles règlementations concernant la scolarisation des élèves déclarés institutionnellement à besoins éducatifs particuliers, générant pour les cadres des incertitudes sur leurs responsabilités dans leurs mises en œuvre. En Suisse, les cantons francophones ont adopté leurs concepts cantonaux de pédagogie spécialisée qui réorganisent notamment les procédures d’octroi des prestations aux élèves déclarés à besoins éducatifs particuliers, reportant certaines responsabilités dans ces procédures au niveau des directions d’établissement. La volonté d’implémentation d’une politique inclusive se traduit également par des modifications de l’organisation structurelle et fonctionnelle du système scolaire,contraignant les directions à revoir le fonctionnement même de leur établissement. Ils font face par exemple à une réorganisation des services délivrant de l’enseignement spécialisé au sein de leur établissement. Les cadres déclarent faire face à des décisions qu’ils peinent à trouver cohérentes : dans certains établissements, des classes d’enseignement spécialisé sont supprimées, limitant, selon eux, leurs marges de manœuvre dans la gestion des orientations des élèves, alors que d’autres a contrario se voient dotés de nouvelles structures ou dispositifs en leur sein. Enfin, ces modifications législatives et règlementaires sont assorties de directives en lien avec l’octroi de prestations de mesures dites simples ou renforcées, par exemple les directives pour les aménagements aux élèves dyslexiques, auxquelles les directions d’établissements doivent s’ajuster. Ces directives visent principalement à des adaptations formelles de l’enseignement et des évaluations, contraignant les cadres à piloter leur organisation et leur mise en œuvre ainsi qu’à devoir opérer des formes de contrôle des enseignants du respect des mesures attribuées.
Face aux défis des politiques inclusives, les directions d’établissements évoquent en second lieula complexité à faire face à une augmentation et une diversification des populations d’élèves à des besoins éducatifs particuliers(BEP). Cette préoccupation se fonde d’abord sur le constat opéré d’une augmentation importante des demandes de soutien d’enseignement ou d’octroi de mesures de pédagogie spécialisée formulés par les enseignants. Cette augmentation semble par ailleurs plus particulièrement rapportée par les directions du secondaire, pour qui la question du soutien aux élèves déclarés à besoins éducatifs particuliers est plus récente que dans l’enseignement primaire. Pour justifier cette augmentation, les directions déclarent en termes génériques que la société serait de plus en plus confrontée à un accroissement du décrochage et de l’échec scolaire, ce qui en soi ne peut guère être uniquement imputé aux politiques inclusives. D’une façon plus spécifique, ils rapportent qu’il y aurait une augmentation des élèves BEP au sein de leurs établissements. Ils expliquent d’ailleurs cette augmentation en regard des politiques inclusives et l’implémentation de nouvelles règlementations prescrivant le soutien à l’intégration, l’ouverture de nouveaux dispositifs articulant des interventions d’enseignants réguliers et spécialisés, et des directives liant les mesures de soutien à la désignation d’un diagnostic psycho-médical. Selon les cadres accompagnés en formation, leurs préoccupations s’orientent vers des populations bien spécifiques, notamment les élèves déclarés à haut potentiel, dyslexiques, ou ayant des « comportements violents ». Notre analyse révèle que cette focalisation sur des populations cibles semble davantage répondre à des besoins épisodiques de l’établissement ou à des intérêts spécifiques de la direction, qui visent néanmoins à offrir des conditions d’apprentissage satisfaisantes à tous les élèves.
Troisièmement, certains cadres fondent leur projet d’actions sur une insatisfaction de l’organisation et du fonctionnement des structures ou dispositifs qui ont actuellement cours dans leur établissement. Ils sont notamment plusieurs à pointer dans leur analyse les faiblesses de l’organisation et du fonctionnement des mesures de soutien dans leur établissement. Il y aurait par exemple une augmentation des demandes de soutien par les enseignants malgré les mesures déjà réalisées, voire parfois une augmentation du nombre d’échecs malgré les mesures d’appui proposées. Plusieurs déplorent des procédures administratives qui ralentissent le processus d’octroi de mesures d’appui. Certains relèvent un manque d’engagement des enseignants dans ces dispositifs. D’autres considèrent que les dispositifs de soutien pédagogique sont trop orientés vers une individualisation des pratiques d’enseignement. Enfin les directions rapportent des insatisfactions dans les rapports entre les différents dispositifs impliqués dans l’établissement, notamment entre les classes régulières et les classes d’enseignement spécialisé, ou l’intégration difficile de classes d’accueil pour élèves allophones dans leur établissement. D’autres types de préoccupations concernent d’ailleurs la complexité à établir une collaboration satisfaisante entre les enseignants, les intervenants internes ou externes à l’établissement, et avec les familles. Une insatisfaction liée au manque de collaboration entre enseignants réguliers et enseignants de soutien et/ou enseignants spécialisés rattachés à l’établissement est pointée régulièrement. Les nouvelles prescriptions contraignent non seulement les directions, mais également les enseignants à se coordonner et se concerter afin de décider quels sont les élèves pouvant bénéficier de prestations, et comment et par qui ces prestations sont délivrées. Certains directeurs relèvent comment certains enseignants réguliers sont réticents à la collaboration. Ils pointent notamment la prépondérance de logiques de délégation des prestations à des partenaires experts plutôt que la mise en œuvre de synergie collaborative. Enfin, les cadres relèvent également comment les politiques inclusives ont reconfiguré les collaborations avec les familles. Certains parents, se référant aux règlements et directives, font part aux directions de leurs incompréhensions lorsque leurs enfants ne bénéficient pas des prestations attendues. Dans certains collèges du secondaire, des recours de parents à propos des mesures accordées ou non à leur enfant sont déposés. Ces actions juridiques engagent fortement les cadres concernés, déjà bien occupés par leurs multiples autres tâches. Elles induisent également des nouvelles collaborations avec les services juridiques des départements.
Enfin, fortement préoccupés par les injonctions à l’École inclusive et les modifications législatives et règlementaires s’y rapportant, les cadres scolaires rappellent néanmoins comment leur travail quotidien comporte de multiples autres préoccupations. Tout projet d’actions est notamment mis en lien avec des préoccupations à propos des ressources financières allouées àleur établissement. Ils déclarent effectivement composer avec des ressources financières défavorables et insuffisantes à la mise en œuvre d’une politique inclusive telle qu’ils la perçoivent. Ils anticipent donc la nécessité de se mobiliser face à leur direction générale pour obtenir davantage de moyens financiers, ou pour augmenter les périodes allouées au soutien pédagogique dans l’établissement. Les cadres semblent donc guidés, dès l’entame de leur choix d’action, par les ressources disponibles et par un souci d’équité dans la distribution des ressources allouées à l’établissement. Par ailleurs, la majorité des directions accompagnées dans leur projet rapportent de fortes préoccupations liéesaux pratiques, au travail et à la santé des enseignants. À tous les ordres d’enseignement, mais plus particulièrement au niveau des établissements secondaires, les directions relèvent un manque de connaissances et de compétences chez les enseignants, en particulier dans la difficulté à mettre en œuvre des pratiques de différenciation. Les enseignants eux-mêmes se tournent vers leur direction pour évoquer leurs difficultés à faire face à des situations qui semblent toujours plus complexes, se plaignant de se trouver démunis dans leur classe, en manque de ressources et d’outils pour répondre à la diversité des élèves. Plusieurs cadres rapportent le constat que les enseignants sont non seulement démunis, mais également déstabilisés, en insécurité, voire pour certains, épuisés. Ils insistent sur la nécessité, pour la conception et la mise en œuvre d’un projet d’action en vue d’une École inclusive, à composer avec un corps enseignant fragilisé.
Les projets d’actions que les cadres initient lors de leur formation pour s’ajuster au défi de l’École inclusive sont multiples. Trois types de projets ressortent plus particulièrement : des changements plutôt centrés sur les procédures, des actions centrées sur des modifications de structures ou de dispositifs et des projets centrés sur le développement professionnel du personnel des établissements.
Pour faire face à la configuration de préoccupations qu’ils rapportent, certains cadres visent en premier lieu à clarifier, modifier et/ou formaliser les procédures et outilsqui permettent l’identification et le signalement des besoins des élèves, ainsi que l’octroi des ressources pour y répondre.Plusieurs projets d’action sont centrés sur une formalisation de ces procédures dans l’objectif de servir de cadre de référence pour l’ensemble des partenaires de l’établissement. Ces documents conçus visent à clarifier et faciliter le travail des enseignants réguliers, de soutien et/ou spécialisés (p. ex. Instruments d’observation des élèves, Bilans du travail de soutien), à formaliser des procédures (p. ex. Procédures de signalement, Décisions d’aménagements) ou encore à clarifier la collaboration (Procédures d’utilisation desprojets éducatifs individualisés). D’autres documents sont conçus pour leur propre usage, servant au pilotage des processus de signalement et d’octroi des mesures de soutien. Les cadres mobilisent pour cela des outils de management travaillés lors de leur formation. Ils conçoivent par exemple des Flugrammes des processus, ou utilisent le logiciel Microsoft® Office Excel pour formaliser le pilotage de l’ensemble des situations particulières d’élèves de leur établissement. Notre analyse des actions planifiées révèle que la majorité des cadres cherchent à impliquer les équipes enseignantes dans la conception de ces procédures : des groupes de travail ad hoc sont créés ou les calendriers des séances de travail sont modifiés pour y inclure des réflexions à ce propos. Par ailleurs, orientées par l’amélioration de la collaboration dans l’établissement, les directions développent des actions visant à clarifier les fonctions et rôles des professionnels de leur établissement. Préoccupés par la qualité des collaborations entre enseignants réguliers, enseignants de soutien et enseignants spécialisés, et plus largement avec les différents intervenants, ils développent et formalisent des procédures visant à clarifier les rôles et responsabilités des différents acteurs impliqués. Les descriptifs de poste ou cahiers des charges des différents intervenants sont actualisés, voire créés pour de nouvelles fonctions en lien avec le soutien. D’autres actions visent la formalisation, via la conception de documents à cet usage, des modalités de collaboration, notamment lors de la mise en place du coenseignement entre enseignants ordinaires et enseignants spécialisés.
Guidés par leur insatisfaction des structures et dispositifs de soutien qu’ils héritent lors de leur prise de fonction, plusieurs cadres ancrent un deuxième type de projet d’action dans une transformation des dispositifs de soutien de leur établissement. Quelques-unes de ces actions, entreprises auprès de leur direction générale, ont pour objectif l’obtention de ressources supplémentaires qui leur permettraient une organisation plus souple (p. ex. une augmentation de l’enveloppe globale des périodes de soutien). En parallèle, plusieurs actions visent à optimiser la répartition de ces ressources, en cherchant une gestion plus souple de celles-ci en fonction des besoins des élèves et/ou des enseignants. Cela passerait notamment par une suppression de l’octroi systématique de périodes de soutien à chaque classe pour passer à une gestion au niveau de l’ensemble de l’établissement. Se référant aux contenus délivrés lors de certains modules de formation, quelques cadres tentent également d’insuffler et intégrer dans leur établissement des pratiques de coenseignement. Certains en font d’ailleurs l’objectif central de leur projet d’action, mobilisant au fil d’une ou plusieurs années scolaires plusieurs moyens tels des formations d’établissement ou l’octroi de décharges aux enseignants entrant dans la démarche. A contrario, les projets d’action de certains cadres restent centrés sur l’optimisation ou la création d’espaces ressources au sein de leur établissement, telles des classes à effectifs réduits pour une population désignée. Ces quelques projets que nous avons accompagnés visent à transformer ou implémenter au sein de leur établissement un dispositif qui répondrait, selon eux, à des besoins très spécifiques d’une population d’élèves. Une approche catégorielle des élèves déclarés à besoins particuliers et structuraliste de leur prise en charge (Pelgrims, 2012) reste ancrée chez les cadres concernés, malgré les contenus de formation et l’accompagnement des actions. Notre analyse montre en effet que ces projets relèvent plutôt, comme nous l’avons pointé plus haut, d’une préoccupation personnelle ou conjoncturelle liée à une catégorie d’élèves (« élèves à haut potentiel », « élèves aux comportements violents », « élèves à risque de décrochage »). Ces cadres soutiennent la conception que la scolarisation de ce « type d’élèves » dans l’établissement ne peut se réaliser qu’en recourant à des espaces-ressources (p. ex. des groupes relais), voire dans une classe séparée (p. ex. en implémentant une classe officielle d’enseignement spécialisé).
Intensément préoccupés par le niveau de connaissances et compétences des professionnels de l’établissement, mais surtout par leur état de santé, les directions sont attentives, dans un troisième type de projets d’action, à fournir les conditions favorisant leur développement professionnel. Mobilisant des contenus de leur formation, plusieurs évoquent des intentions génériques à développer des communautés d’apprentissage professionnels (CAP) afin que l’équipe se sente collectivement concernée par la scolarisation des élèves à BEP. Plusieurs projets d’action visent d’ailleurs à mettre en place les conditions permettant aux différents acteurs de travailler ensemble. Certaines directions initient des groupes de travail sur différentes thématiques. D’autres souhaitent mettre en œuvre des groupes d’échanges ou d’analyse de pratiquesentre les différents professionnels, ce qui, selon eux, servirait de levier à la transformation des pratiques au sein de leur établissement, tout en offrant aux professionnels un soutien émotionnel et instrumental. Pour les cadres accompagnés, l’objectif de ces projets est double : promouvoir des pratiques inclusives tout en développant une dynamique collective et collaborative autour de l’éducation inclusive.
Afin de modifier les conditions de développement professionnel des enseignants, la plupart des cadres que nous avons accompagnés proposent d’optimiser les opportunités de formation des professionnels. Ainsi la majorité des actions conçues et menées pour répondre aux défis des politiques inclusives inscrivent une composante de formation. Les contenus de ces formations peuvent s’avérer, par contre, bien différents. Pour beaucoup, orientés par la nécessité d’outiller les enseignants à faire face à un quotidien perçu et déclaré comme de plus en plus complexe, l’objectif est de former davantage aux stratégies d’enseignement différencié dans les classes. Mais d’autres se montrent davantage focalisés sur des approches psycho-médicales, soutenant la pertinence de connaître des caractéristiques en lien avec des diagnostics précis pour pouvoir inclure ces élèves dans leur établissement. Néanmoins, quels que soient les contenus de formation, l’ensemble des projets vise à mobiliser l’ensemble des professionnels de l’établissement, enseignants réguliers, enseignants de soutien, enseignants spécialisés, voire autres, intervenants, par exemple en concevant des formations d’établissement ou des journées pédagogiques. Ces formations servent pour eux non seulement à accroître les connaissances et compétences des professionnels, mais également à développer une culture d’établissement inclusif.
L’accompagnement des travaux de fin d’études de directeurs d’établissement scolaire au cours de leur formation certifiée a permis de réunir un ensemble de travaux relatifs à la thématique de l’École inclusive. L’analyse du contenu sémantique des notes d’accompagnement et des travaux écrits met en évidence ce qui préoccupe suffisamment les cadres au fil de leur travail pour engager, de façon suivie et évaluée, un projet d’action grâce auquel chacun pense relever le défi de l’École inclusive. Les modifications des dispositions règlementaires de la scolarisation des élèves dits à besoins éducatifs particuliers ou handicapés sont perçues comme fortement contraignantes pour leur travail. Ils invoquent en effet le manque de moyens, notamment financiers, alloués pour tenter de répondre aux besoins des enseignants et des élèves de leurs établissements. Or, ces dispositions règlementaires, ainsi que les concepts de la pédagogie spécialisée adoptés dans chaque canton suisse afin de baliser l’École inclusive, sont particulièrement complexes sous l’angle des « catégories d’élèves » qu’ils désignent, des mesures octroyables et des procédures d’octroi des ressources dans lesquelles les directeurs d’établissement scolaire jouent un rôle pivot entre l’équipe enseignante interne et les institutions externes. Les directeurs semblent s’ajuster en modifiant l’organisation des dispositifs de soutien. Les textes législatifs ne sont pas sans véhiculer un sens de l’École inclusive exacerbant l’appréhension d’élèves sous le prisme de catégories diagnostiques auxquelles correspondraient des mesures, des dispositifs, des aménagements spécifiques (voir Pelgrims et Delorme dans cet ouvrage). En outre, cet aspect contraignant s’accompagne de l’impression suffisamment préoccupante des directeurs selon laquelle on assiste à une augmentation et une diversification des populations d’élèves qui présenteraient des besoins éducatifs particuliers, instituant la perception et l’interprétation d’une hétérogénéité de plus en plus étendue et en augmentation. Il n’est pas exclu qu’on assiste ici aux effets du prisme psycho-médical qui met davantage la focale sur des signes de différences entre élèves que sur ce qu’ils partagent en commun en qualité d’enfants ou adolescents en devenir et à élever (Pelgrims, 2019). Ce faisant, tenter de répondre aux « spécificités » de chaque « catégorie d’élèves », dans l’intention de soutenir, du moins soulager, l’équipe des enseignants, est une tâche qu’ils actualisent en recourant à des actions plus routinisées telles que, à défaut de moyens supplémentaires, le réaménagement structurel de dispositifs existants et des changements centrés sur les procédures. La façon d’envisager l’École inclusive comme « nouvelles différences et nouvelles réponses » apparaît dès lors générer des préoccupations et des tâches non intégrées à leur travail quotidien qui, lui, comporte, selon les directeurs, de multiples autres préoccupations. La majorité des projets d’action concernent cependant la mise en place de moyens visant à susciter le développement professionnel des enseignants des établissements : si certains optent pour des apports d’ordre psycho-médical risquant d’augmenter différences et séparation, d’autres insistent sur les stratégies de différenciation pédagogique et de coenseignement, a priori mieux à même de repérer et de mettre en place les conditions dont des élèves ont particulièrement besoin pour apprendre tout en se sentant intégrés dans un collectif classe et un établissement scolaire.
Résumé : Il est communément admis que les directions d’établissements scolaires ont un rôle clé pour la mise en œuvre d’une École inclusive. La littérature issue de la recherche montre effectivement que les directions ont une influence prépondérante pour le développement d’une culture d’établissement inclusif, la promotion de pratiques inclusives et l’engagement vers une culture collaborative active. La formation des cadres scolaires se révèle dès lors particulièrement pertinente à questionner. Si la nécessité à former ces professionnels à développer un leadership inclusif semble une évidence, elle peut néanmoins occulter le fait qu’ils se trouvent confrontés, particulièrement lors de leur entrée en fonction, à bien d’autres défis à relever. Cette contribution, s’appuyant sur l’analyse de données recueillies lors de formations de directions d’établissement, se penche sur la nature des projets que les cadres conçoivent et réalisent dans une perspective inclusive. Elle questionne en premier lieu les constats et préoccupations qui les contraignent à la mise en place d’une nouvelle action pour s’ajuster au défi de l’École inclusive et, en second lieu, les types d’action qu’ils décident de mettre en place pour relever ce défi.
Abstract: It is widely accepted that school leaders have a key role to play in the implementation of an inclusive school. The research literature shows that principals have a major influence on the development of an inclusive school culture, the promotion of inclusive practices and the commitment to an active collaborative culture. The training of school managers is therefore particularly relevant. While the need to train these professionals to develop inclusive leadership may seem obvious, it may nonetheless obscure the fact that they are faced with many other challenges, particularly when they first take up their duties. This paper, based on an analysis of data collected during training courses for school managers, looks at the nature of the projects that managers design and implement from an inclusive perspective. Firstly, it examines the findings and concerns that compel them to take new action to meet the challenge of inclusive schools and, secondly, the types of action they decide to take to meet this challenge.