Le dispositif de formation et de recherche que je vais analyser explore un moment de formation que vivent les enseignants spécialisés stagiaires se préparant à passer les épreuves du Certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive (Cappei) dans le cadre du parcours de master « École inclusive » à l’INSPÉ de l’académie de Créteil. Ces enseignants se préparent à travailler dans les différents dispositifs spécialisés qui, au sein de l’Éducation nationale, concourent à favoriser la scolarisation d’élèves présentant des besoins éducatifs particuliers (BEP) dans le champ du handicap et de la grande difficulté scolaire. Lors de ma dernière journée de cours avec ces professionnels, je leur demande de réfléchir en groupes à ce que serait une « École inclusive idéale ».
En tant qu’enseignant, puis en tant que formateur, j’ai fait le choix de l’enseignement spécialisé avec la foi du charbonnier, dans une posture militante alors que j’étais jeune professeur d’histoire-géographie : je désirais œuvrer à améliorer le sort des élèves handicapés auquel j’avais été familialement sensibilisé. J’ai pu intimement expérimenter combien certains mots, comme intégration, puis inclusion, sont susceptibles de résonner du côté de l’idéalité, et combien, pour tendre à leur réalisation, on peut engager tout son être. Cet engagement intime, partisan, sans retenue, a probablement construit ma posture de formateur, telle que j’ai pu, depuis maintenant une quinzaine d’années, l’investir dans les formations d’enseignants spécialisés.
Puis, est venu le temps d’une sorte de pause réflexive sur mes pratiques, qui a nourri mon entrée en recherche doctorale. Sensible et formé à la démarche clinique d’orientation psychanalytique, j’ai élaboré mon lien intime au handicap, qui se rejoue à la fois dans mon métier de formateur et dans le choix de mes objets de recherche. J’ai rendu compte de ce travail d’élaboration contre-transférentielle dans deux articles (Ployé, 2014 et 2020) et ne le répèterai pas ici. Notons qu’il m’a permis de commencer à prendre de la distance avec mes investissements premiers et à deviner que, si le discours de l’universitaire est puissant pour satisfaire aux vœux de l’idéal et transmettre aux stagiaires un savoir d’autant plus vrai qu’il parait juste, ces derniers sont doués de l’étrange capacité de ne pas s’en laisser conter et de construire avec cette injonction à l’inclusion un rapport singulier qui s’écarte du mien malgré mes efforts ! Un rapport d’équivoques et de tensions.
Manière de dire que j’échouais à former des enseignants inclusifs au sens où je l’entendais, en dépit de mon désir et de la puissance d’idéalité de l’inclusion. Le désir du formateur achoppe nécessairement sur la dimension irréductiblement subjective des étudiants, qui ne peuvent s’approprier les objets qu’on leur transmet qu’en les soumettant à l’épreuve de leurs propres objets internes. C’est à l’endroit de cette confrontation que naissent les tensions en formation.
Aussi, ai-je peu à peu infléchi ma pratique de formateur en proposant des dispositifs davantage cliniques, c’est-à-dire s’efforçant d’accueillir la subjectivité, auxquels je donnais un objectif formulable ainsi : il fallait que les stagiaires aient le temps et l’espace pour articuler aux objets que nous leur transmettons en formation, dont l’inclusion, l’imaginaire qui leur est propre et qui les constitue en sujet. Dès lors, une problématique s’est dégagée : l’inclusion, notion fabriquée par quarante ans d’histoire, véhicule des images, des valeurs, des représentations, bref toute une normativité. Je me demande ainsi si les enseignants spécialisés parviennent à arrimer à cette normativité ce par quoi ils sont intimement traversés quand on parle de handicap et d’École. S’y retrouvent-ils ? Quel scénario imaginaire construisent-ils autour de leur investissement des mots « École inclusive idéale » ?
Je veux ici défendre l’idée qu’il y aurait moins arrimage que hiatus entre le prescrit inclusif et la normativité qu’il charrie, et le monde interne des enseignants spécialisés que je vais saisir sous l’angle de leur imaginaire collectif (Giust-Desprairies, 2006), tel qu’un dispositif de formation ad hoc peut permettre de l’identifier. Ce travail de formation et de recherche repose sur l’hypothèse qu’une formation ne doit pas être uniquement l’espace-temps d’une transmission d’objets sociaux comme l’inclusion (lesquels sont référés à des prescriptions institutionnelles contenues dans un bulletin officiel en ce qui concerne le Cappei) ; elle doit être aussi un espace de subjectivation où dialoguent l’imaginaire propre de l’apprenant, l’imaginaire collectif que construit son groupe et les significations sociales qui dessinent les contours de l’objet travaillé. J’entends le mot subjectivation dans son acception proche de la psychanalyse, à savoir comme le processus par lequel un sujet devient sujet en tissant des liens entre son monde interne et les objets de la réalité qui l’entourent.
Je pense l’itération des plaintes d’enseignants en poste concernant l’inclusion et l’expression des souffrances dont elle s’accompagne souvent1, comme la conséquence de l’absence de cet espace dialogique et subjectivant, le processus inclusif s’étant construit en France depuis les années 2010 sans que les professionnels aient suffisamment eu l’occasion de le mettre en débat.
Ainsi, après avoir présenté mon dispositif de formation et de recherche et avoir théoriquement étayé la notion d’imaginaire collectif à partir des travaux d’appropriation de la notion polysémique d’imaginaire par Florence Giust-Desprairies (2009), je détaillerai les significations imaginaires que les enseignants attachent à l’expression « École inclusive idéale » qui sert de lanceur à l’activité de formation.
Depuis 2017, les enseignants spécialisés en France sont formés en 300 heures, au terme desquelles ils sont prêts à affronter les trois épreuves qui composent le Cappei. La formation est construite en deux blocs : le premier, appelé Tronc commun, réunit les formés sans les distinguer pour 150 heures. Ils doivent alors travailler des objets transversaux à tous les types de postes spécialisés aussi bien à l’Éducation nationale que dans les établissements spécialisés médico-sociaux : les notions de handicap, d’inclusion, de besoin, de partenariat ou encore de difficulté scolaire, etc. Le second bloc les sépare selon leurs spécialisations.
J’ai construit, dans le Tronc commun, une charge de cours de 27 heures. Y sont développées les notions de handicap et d’inclusion, au gré d’une démarche d’abord sociohistorique qui interroge le rapport de nos sociétés à ses marges et aux figures d’altérité qui y logent, puis clinique quand, à l’échelle de la classe, j’invite à explorer des situations de rencontre entre les enseignants et les élèves en situation de handicap mental dont je théorise l’altérité (Ployé, 2016) à partir du concept freudien d’inquiétante étrangeté (Unheimliche, Freud, 1985).
Depuis quatre ans, je propose aux promotions successives une activité de conclusion de 6 heures que je nomme « Dessine-moi une École inclusive idéale ». La formulation est une invitation immédiate à penser la question, non plus du côté des concepts scientifiques qui ont prévalu jusque-là, mais du côté de l’imaginaire (pris ici dans son sens commun de produit de l’imagination). Chaque année, ce sont quatre à cinq groupes dits de Tronc commun qui rédigent pendant trois heures un projet d’établissement. Soit plus d’une centaine de formés par an. Les stagiaires sont invités à créer des sous-groupes de quatre à cinq membres. Je leur soumets la consigne suivante : « Vous rédigerez le projet d’établissement d’une École inclusive idéale, décrivant son fonctionnement, ses personnels, les enseignements, les pédagogies, l’emploi du temps hebdomadaire. Vous en dessinerez le plan, lui donnerez un nom et une devise ».
La première année, ce dispositif n’avait pas d’autre intérêt que de rejouer les principaux concepts travaillés dans les heures précédentes d’une manière créative. Je pensais naïvement que les productions des stagiaires traduiraient en actes, même imaginaires, l’esprit de l’Éducation inclusive que les formateurs cherchaient à transmettre. J’avais alors été surpris de constater un écart parfois radical entre les réalisations et mes présupposés.
C’est pourquoi, la deuxième année, j’ai transformé ce moment de formation en dispositif de formation et de recherche, en en formalisant les différents aspects, afin de comprendre comment s’exprimaient les tensions entre, d’un côté, la dimension sociale et prescrite de l’inclusion scolaire, et de l’autre, ce qu’elle évoque chez les étudiants.
La dimension recherche de cette action de formation se fait avec l’accord des formés. Je leur explicite mes modalités de recueil de matériau : les projets d’établissement sont exposés par chaque groupe pendant une quinzaine de minutes. Chaque exposé est enregistré, puis transcrit. Mobilisant une écoute clinique, je suis particulièrement sensible au choix des mots des stagiaires. Ils m’importent autant que les idées qu’ils cherchent à exprimer. Ils sont l’objet d’une négociation entre les membres du groupe et sont donc des objets de compromis et d’alliance entre leurs imaginaires respectifs.
Pendant les exposés, je prends également des notes et je garde une trace des plans d’école dont certains sont présentés avec un grand luxe de détails. C’est ce moment du travail qui mobilise le plus les enseignants.
Le dispositif de recherche se présente donc comme une double médiation : la tâche à réaliser condensée autour d’une consigne simple et d’un syntagme mobilisateur (École inclusive idéale), dans sa dimension projective, en est une première, que redouble le choix du dispositif groupal. Ainsi je vise à ce que cela produise des effets de nouage entre :
la dimension subjective : chacun peut projeter des contenus psychiques inconscients, relevant d’une fantasmatique propre dans l’exercice de création ; les étudiants sont ainsi sollicités du côté de la dimension inconsciente de leur rapport aux élèves en situation de handicap et des idéaux qu’ils associent à la notion d’École inclusive ;
la dimension intersubjective : le singulier et le pluriel se dialectisent. Un imaginaire collectif perce alors dans la création du projet d’école à partir des « organisateurs inconscients » (Kaës, 2005) du groupe, et ceci d’autant mieux que les étudiants vivent en groupe depuis de longues semaines. Ils forment des groupes institués, condition nécessaire au déploiement d’un imaginaire collectif ;
la dimension sociale : après les exposés, un moment de synthèse me permet d’articuler les écoles fictives créées et les discours produits autour de celles-ci avec les significations sociales dominantes de l’éducation inclusive dans le contexte français actuel, soulignant pour créer le débat les concordances ou discordances qui me sont apparues.
Le matériau recueilli est donc ample, composite et désormais longitudinal puisque recueilli sur quatre années. Dans l’analyse, je me concentre uniquement sur la dimension intersubjective, celle de l’imaginaire collectif. En effet, le dispositif de recherche ne permet pas un grain d’analyse clinique au niveau de chaque sujet, car je ne constitue pas de matériau à partir du premier temps de travail : celui des échanges, des premiers conflits et de la formation des compromis entre les sujets enseignants dans les différents groupes.
Vouloir considérer la dimension à la fois groupale et individuelle, sociale et subjective de la construction du réel impose de mobiliser des opérateurs conceptuels qui permettent d’articuler ces deux dimensions. Je souhaite saisir, dans le sillage théorique de Florence Giust-Desprairies, une « interférence dynamique entre le psychologique et le social » (Giust-Desprairies, 2006, p. 231). C’est pourquoi je me réfère à la conceptualisation que l’autrice fait de l’imaginaire collectif.
Le concept d’imaginaire est plurivoque. Au-delà de sa définition vernaculaire, je cherche à saisir ce mot en référence à la psychanalyse. L’Imaginaire est, avec le Réel et le Symbolique, l’un des trois registres lacaniens. Lacan définit l’imaginaire comme une « fonction à partir laquelle le moi se constitue » (Darlot, 2020, p. 152) dans l’ordre de l’illusion. À cette dimension individuelle, s’ajoute celle de l’imaginaire social, dont Giust-Desprairies (1999 ; 2009) montre que Castoriadis (1999) l’a porté à un certain niveau conceptuel, nommé « l’imaginaire radical », qui, selon lui, fonde à la fois le social historique et la psyché individuelle. L’autrice psychosociologue reconnait dans cette élaboration « une avancée dans la compréhension des phénomènes macrosociaux » (mise en évidence des significations imaginaires centrales) ; il reste, dit-elle « à clarifier le lien microsocial » (Giust-Desprairies, 1999, p. 863). C’est ici qu’elle fait intervenir la notion d’imaginaire collectif.
On peut définir l’imaginaire collectif comme le scénario que produit un groupe, qui n’épuise pas les significations imaginaires personnelles que sont les représentations psychiques ou encore les fantasmes. L’imaginaire collectif assure la possibilité d’investir des objets sociaux et culturels, tels que l’inclusion, le handicap, le rôle de l’École, etc., « à partir de la mobilisation des composantes pulsionnelles singulières » (ibid., p. 865). Il est donc « un système d’interprétations destiné à produire du sens » (ibid., p. 867) qui témoigne de la capacité des groupes à faire surgir des représentations à partir d’un noyau imaginaire commun, tout en restituant « la dimension plurielle de l’agencement des fantasmes » individuels (ibid., p. 874). Cette articulation du singulier du subjectif au pluriel de l’intersubjectif est ainsi particulièrement heuristique pour penser et amener les étudiants à penser ce par quoi ils sont traversés en formation, dans ce moment particulièrement éprouvant de remaniement psychique qu’on peut penser comme une sorte de reprise, de répétition de ce qu’ils ont d’abord vécu en formation initiale, moment que Bossard (1999) a métaphorisé comme « adolescence professionnelle ». Le rejeu2 de ce passage critique provoque des questionnements renouvelés sur ce que Bossard pointe comme typique de l’adolescence professionnelle : le vacillement des repères, le questionnement de la place que l’on va prendre dans le système éducatif… L’analyse va montrer effectivement combien sont prégnantes les tentatives de réponses à ces interrogations dans la construction de l’imaginaire collectif des enseignants spécialisés.
L’analyse qui suit cherche à montrer combien les enseignants spécialisés stagiaires construisent des écoles inclusives idéales qui sont autant « d’institution totales » (Goffman, 1968), dans lesquelles il faut prendre soin des enfants par la prise en charge complète de tous leurs besoins, tout en se défiant de la forme scolaire traditionnelle et en reléguant comme accessoire la question de la transmission des savoirs. Les traits de cet imaginaire collectif sont ainsi particulièrement divergents avec les objectifs de désinstitutionnalisation (Ployé, 2021), de déspécialisation, de démédicalisation et de restauration d’un accès aux apprentissages qui caractérisent le développement contemporain de l’éducation inclusive.
J’ai nommé « institutions pleines » les écoles imaginées par les enseignants spécialisés, car sur l’ensemble des exposés, des traits communs se distinguent clairement : les écoles sont des ensembles homogènes et clos sur eux-mêmes. Sur l’ensemble des productions, aucune n’échappe à ce modèle. Des nuances sont perceptibles, mais qui n’attentent pas à l’idée générale : les écoles sont censées offrir aux enfants l’ensemble des services qui couvriront l’ensemble de leurs besoins ! Aussi le consensus se dessine-t-il autour de la présence d’installations assez éloignées de la chose scolaire traditionnelle : ferme, étang, forêt, piscine, salle de spectacle, salles de soins, ateliers divers, cuisine (pour préparer les repas en commun), auditorium, gymnase, salle de relaxation, potager, etc. « Tout se passe à l’école », traduit l’un des porte-parole… L’école, cet « espace clos », précise un autre.
Car l’architecture traduit dans l’espace ce trait d’auto-suffisance : la plupart des plans dénotent une organisation circulaire et concentrique. Le mot cercle est cité de nombreuses fois, les formes circulaires sont omniprésentes dans les plans architecturaux, si bien que cette récurrence d’un exposé à un autre vient troubler les étudiants. Ces constructions circulaires sont parfois organisées autour d’un « espace central type patio », qui peut servir de cour de récréation où trône parfois « un grand chêne ». Plan circulaire à étages, plan circulaire cernant le bâtiment réservé aux enseignants et à l’administration, en position donc d’observer tout ce qui se passe dans les différentes salles de classe… « On est parti de la forme de l’école pour définir le reste », témoigne un enseignant, montrant ainsi la puissance de l’organisateur psychique « circularité » parmi les groupes.
Cette circularité du bâti, et la séparation que celle-ci organise entre le dedans et le dehors, renvoient moins à l’idée d’ouverture de l’École inclusive, école ordinaire de quartier selon les définitions internationales, qu’à l’étymologie même du mot inclusion qui s’articule au latin includere, enfermer, enclore, emprisonner. On retrouve dans ce mot la racine de cloître. Le cloitre est, dans les représentations communes de la culture monastique, le symbole de la clôture à laquelle s’astreignent moines et moniales ; certes, le cloitre est rectangulaire, mais il est organisé autour de l’espace central du jardin et dans une coupure totale avec le monde, car il s’agit de vivre « au désert », comme disaient les réformateurs cisterciens de l’abbaye de Cluny… Si je me permets de filer la métaphore, je suis enclin à voir dans ces écoles inclusives idéales de modernes abbayes de Thélème, lieux d’utopie, monde alternatif d’éducation et de développement harmonieux. Dans l’un des groupes de formation, l’une de ces écoles inclusives idéales a été nommée fort à propos Utopia par ses fondateurs.
Dans sa présentation du livre de Goffman, Asiles, Robert Castel écrit que ce qui caractérise les institutions totalitaires3 « apparait commandé par un certain nombre de coupures » (1968, p. 15), dont la première et la plus significative est la coupure avec le monde extérieur. On retrouve ce trait dans les projets des étudiants-stagiaires : sous couvert d’offrir entre les murs l’ensemble de ce qui permet de bien vivre, les écoles projetées dessinent en creux les conditions d’une « vie recluse », typique donc des « institutions totales » selon Goffman (1968, p. 47) :
On part du principe qu’on ne fait pas sortir les élèves », dit un étudiant, sans pour autant expliquer à quoi il articule ce qu’il nomme un principe. On peut deviner dans le silence de cet implicite la puissance d’un organisateur psychique sous-jacent, à l’œuvre dans le travail d’imagination, qui évoquerait une sourde menace extérieure dont il faut protéger ces « enfants ».
Dans ces conditions de circularité, d’auto-centration et de coupure par « principe » avec le monde du dehors, parle-t-on encore réellement d’école ?
Un autre trait fait consensus entre les divers projets : s’il y a fermeture sur l’extérieur, il y a totale ouverture à l’intérieur. Il faut pouvoir se voir et se déplacer librement, d’un bâtiment l’autre, d’une classe l’autre, sans entrave architecturale ni coupures murales. Ainsi, les parois doivent associer transparence et mobilité : « Tout est baie vitrée, bien sûr », souligne un étudiant. Ce désir de transparence est sans doute un trait de la rationalité néo-libérale massivement intégré dans les utopies éducatives des enseignants spécialisés stagiaires, trait que décrit notamment le philosophe coréen d’expression allemande Byung-Chul Han dans un essai, La Société de transparence (2012). Il montre que cette transparence peut à la fois créer le sentiment d’une liberté plus grande, tout en construisant une société de la surveillance totale où chacun aurait à répondre de ses actes à tout moment, selon le modèle des réseaux sociaux… Aussi n’ai-je pu m’interdire de penser (et de faire penser les stagiaires) que les utopies qu’ils développent s’apparenteraient, dans leur désir de clôture et de transparence, au modèle du panopticon (Bentham, 1977), avec cependant une nuance cardinale : il ne s’agit pas ici de surveiller pour punir (Foucault, 1996), mais plutôt d’observer (il faut pouvoir tout voir grâce à la transparence des parois de verre) pour répondre à tous les besoins des enfants, dès qu’ils surgissent, car telle est la mission première de ces écoles inclusives idéales, comme je vais le développer ci-après.
Imaginer des institutions pleines est ainsi le premier organisateur de l’imaginaire collectif des enseignants. Notons combien cet organisateur est discordant avec les enseignements que les étudiants ont reçus pendant ma charge de cours, où ils ont dû travailler sur la dénonciation du fonctionnement institutionnel par les antipsychiatries britannique et italienne. Ils ont été particulièrement sensibilisés au travail de Basaglia (2012), psychiatre italien, père de la loi italienne 180 qui prévoit la fermeture des hôpitaux psychiatriques dont le fonctionnement asilaire est devenu insupportable au mouvement de Psichiatria democratica4 et à la société italienne dans son ensemble. Notons également la grande parenté d’esprit entre cette loi 180 et celle (loi 517) qui, en 1977, prévoit l’integrazione scholastica5, qui, elle aussi, a été évoquée en cours : ces évocations et les élaborations qui les ont accompagnées ont donc été inopérantes quand en autonomie les étudiants ont donné libre cours à leur imaginaire. C’est une tension majeure entre deux modèles qui apparait au détour du travail des étudiants.
Des institutions pleines, mais pour y faire ou pour y vivre quoi ? La réponse à cette question repose sur la mise en évidence du second organisateur des imaginaires collectifs des groupes : dans l’école inclusive, il faut prendre soin de tous les besoins des enfants.
Les exposés coïncident, presque tous, dans le choix de réunir au sein de l’École inclusive idéale l’ensemble de l’offre de soins contemporaine, depuis la classique infirmière scolaire jusqu’aux médecin, psychologue, psychomotricien, orthophoniste, etc. À ces professionnels du soin sont tantôt dédiés des espaces, voire des étages entiers, où ils peuvent accueillir les élèves, et tantôt, dans certaines variantes, les partenaires du soin co-interviennent en classe. Un étudiant souligne alors que « l’aspect scolaire disparait ». Quand j’engage à réfléchir à ce choix de la présence médicale dans l’École, qui recrée de super Instituts médico-éducatifs, on m’objecte qu’il faut compenser les inégalités sociales particulièrement sensibles en termes d’accès aux soins. Cette visée pragmatique, d’une certaine manière incontestable, permet une opération de déni face à ce qui apparait de manière latente dans les descriptions : l’école n’est plus vraiment une école, elle devient une ZEP, « zone d’épanouissement prioritaire », comme le métaphorise brillamment un enseignant. Il faut que les élèves puissent « trouver les réponses » à toutes leurs interrogations. La mission des professionnels, dont les enseignants ne sont qu’une partie qu’on finit par deviner minoritaire, est de faire que « chaque jour soit un jour acceptable où on peut s’épanouir ».
Je pense qu’on assiste, au travers de ce second organisateur, à la coalescence, dans cet imaginaire collectif, de deux idées, la première relevant de l’enseignement spécialisé, la seconde de l’éducation nouvelle. Pechberty (2009) a montré combien il existe chez les enseignants des liens « entre le désir de former autrui et celui de le soigner » (p. 41) ; il pointe que chez celui qui forme, peut se faire jour un « scénario thérapeutique qui transforme la difficulté de l’autre en vulnérabilité, en fragilité, ou en personne devant être aidée et guérie » (p. 42). Les projets des enseignants spécialisés stagiaires confirment donc une hypothèse forte, qui pourrait en partie aider à comprendre le réflexe de médicalisation de la difficulté scolaire si présent dans les discours enseignants contemporains : « La dimension thérapeutique est donc une version latente du désir de former et surgit sans doute particulièrement avec des publics fragilisés ou vulnérables » (p. 43).
Devoir prendre soin d’enfants fragiles, vulnérables, d’enfants dont on parle en termes de besoins, implique une certaine vision du rôle des enseignants/éducateurs : ils doivent s’effacer, car, précise l’un des groupes, il faut travailler à « l’enfant auto-régulé », comme si celui-ci pouvait se passer des adultes. On verra, dans le prochain point, combien l’effacement des savoirs à transmettre appuie sur ce trait spécifique : l’enseignant se fait discret ; il est au mieux un éducateur qui obéirait d’abord au précepte déontologique des médecins : primum non nocere, d’abord ne pas nuire. Je fais ici un lien avec ce que Florence Giust-Desprairies découvre de l’imaginaire collectif des enseignants de l’école nouvelle où elle enquête : « L’éducation est l’œuvre de l’enfant. Il n’a pas à être éduqué ni à s’éduquer. Il n’a pas d’autres choses à faire qu’à vivre » (1999, p. 866). Les étudiants sont très attentifs à créer un cadre propice à cet auto-développement ; ils privilégient le contact direct avec la nature, dans un prisme écologique certain, pour aider les enfants à grandir, si bien que l’école inclusive idéale est une sorte de pastorale rousseauiste et pestalozzienne qu’il ne faut pas pervertir. Aussi l’enseignant doit-il apprendre à se méfier de lui-même : « Le maitre doit se défendre de son influence qu’il considère comme nuisible et, plus particulièrement de la transmission des savoirs constitués qu’il tient pour nocive » (p. 868).
Imaginaire de l’enseignement spécialisé dans les institutions du soin, imaginaire des écoles nouvelles… Le syncrétisme que produisent mes étudiants se décline également dans leurs descriptions des projets d’enseignement. Pédagogie de projets, de cycles, classes organisées autour des besoins des élèves, modèle Montessori, classe Freinet, travail par compétences, enseignement prioritaire des compétences prosociales telles l’empathie, organisation en plan de travail autonome, valorisation des pratiques culturelles, artistiques, sportives, des pratiques de la vie quotidienne (cuisine, potager, gestion de la ferme, etc.), mise en concurrence du temps purement scolaire avec des temps plus longs dédiés au développement personnel… Tout concourt ici à oblitérer la dimension des savoirs et de leur transmission.
Le mot lui-même est absent de la quasi-totalité des projets d’établissement. Les disciplines elles-mêmes sont peu présentes dans les emplois du temps. La dimension si actuelle des fondamentaux n’existe plus. Quid du français et des mathématiques ? Relégués derrière ce qui doit primer : le bien-être des enfants.
Ces derniers sont d’ailleurs très peu nommés élèves, car la dimension holistique de l’École inclusive idéale, cette institution totale et « parentalisée », crée le cadre d’une éducation globale. Le débat entre éducation et instruction a été tranché, en faveur de la première. Les savoirs académiques et la forme scolaire traditionnelle ne font pas recette. La note disparait elle aussi, de même que les annotations sur les copies ou cahiers, car susceptibles de blesser les élèves, tel le funeste « non acquis » qu’il convient de proscrire définitivement. On retrouve ici une caractéristique soulignée par Marie-Agnès Simon dans son travail sur l’identité enseignante dans les institutions du soin (1999) ; elle montre qu’une frange notable des enseignants spécialisés opère des glissements identitaires depuis une position d’enseignant jusqu’à une position d’éducateur à laquelle ils préfèrent s’identifier, de manière défensive. Les savoirs font souffrir les enfants handicapés et, par effet de miroir, provoquent des mouvements de désarroi pédagogique qu’il faut prévenir en éliminant progressivement de son enseignement les savoirs persécuteurs. Ce pas de côté, qualifié par Simon de « diminution-restriction » de l’agir enseignant, est très sensible dans l’école inclusive idéale. Le savoir n’est pas un objet d’émancipation. Il n’est pas le premier objectif. On apprend « de surcroît », comme disait Lacan (1966) à propos de la guérison dans la cure, quand les conditions d’un développement harmonieux ont d’abord été assurées.
Comment alors décrire l’activité des adultes (dont on comprend qu’ils sont aussi bien des enseignants traditionnels, des soignants, des éducateurs, des intervenants sportifs et culturels, etc.) dans ces écoles qui n’enseignent pas prioritairement ? Il faut observer (pour déterminer les besoins, acquis primordial de la formation Cappei, qui n’est pour le coup ni oublié des stagiaires ni remis en question), répondre à ces besoins, et accompagner le développement que l’agencement de cette moderne thébaïde qu’est l’école inclusive idéale doit rendre harmonieux.
L’institution rêvée devient ainsi métaphoriquement un couple parental comblant, qui « gave » ses enfants d’activités innombrables, dans l’espoir de lui épargner les difficultés de la vie extérieure. Les enseignants spécialisés s’oublient dans ce collectif et, plus encore, oublient les missions d’enseignement que les instructions officielles leur confient : ce n’est sans doute pas là la moindre des tensions !
Le scénario imaginaire à partir duquel les enseignants spécialisés stagiaires construisent leurs imaginaires collectifs, pendant ce moment de travail, est marqué par la présence d’une série d’au moins trois significations imaginaires, des organisateurs remarquables de l’imaginaire collectif. Je les résume ainsi :
L’École inclusive idéale est une institution pleine, close, tournée sur elle-même, autosuffisante, quasi autarcique, qui construit une coupure protectrice dedans/dehors, typique dans le registre goffmanien des institutions totales. Cette vision est très éloignée de la dynamique actuelle d’ouverture, de désinstitutionnalisation, de construction de réseaux de soins en plateformes ; il faudrait sans doute développer comment ces derniers points témoignent peut-être de l’inscription des significations sociales de l’école inclusive dans l’imaginaire du néolibéralisme… Le hiatus est ici béant.
L’École inclusive idéale est le lieu du « prendre soin », d’une prise en charge éducative totale des enfants, qu’on renonce à ne considérer que sous l’angle de l’apprentissage. La formation fournit ici, avec le mot besoin, un opérateur de cristallisation essentiel à cet organisateur, qui justifie de mêler profondément les partenaires du soin et ceux de l’éducation dans le même lieu propice au développement le plus harmonieux et « naturel » possible.
Dans cette École inclusive idéale, il faut se méfier des savoirs, objets potentiellement persécuteurs, de même qu’il faut se méfier de la position enseignante. Ce trait peut conduire à souhaiter des formes d’auto-régulation enfantine, d’effacement des adultes ou de dé-hiérarchisation des rapports adultes/enfants, significations imaginaires présentes à l’origine chez les tenants de l’éducation nouvelle, comme le montre Florence Giust-Desprairies (2005). Les pédagogies alternatives sont valorisées tandis que la forme scolaire traditionnelle est attaquée, en ce qu’elle blesse potentiellement des enfants vulnérables.
On comprend donc, au travers de ce travail sur l’imaginaire collectif, combien les sujets de tension, tus jusqu’alors, s’avèrent nombreux, quand un dispositif de formation permet de faire dialoguer le monde interne des enseignants avec les significations sociales dont sont porteurs des objets aussi puissants que l’inclusion scolaire. Une question émerge alors : ces tensions sont-elles l’indice d’un échec de la formation ?
Si nous définissions la formation comme lieu de transmission de purs objets dont nous souhaiterions qu’ils ne soient déformés par rien, nous serions alors obligés de conclure à l’échec. Cependant une telle vision de la formation repose sur un fantasme quelque peu monstrueux dans lequel les formés ne seraient que des contenants à remplir et à adapter au monde réel.
Je propose plutôt de penser qu’une formation est suffisamment bonne quand elle offre, au contraire, des espaces dans lesquels le dialogue se fait entre le dedans et le dehors, fût-ce au prix des tensions. Dans une société qui assène avec force des mots-slogans dont le pouvoir de séduction et de captation de l’énergie des enseignants est immense, tels les mots de bienveillance, de confiance et bien sûr d’inclusion, j’affirme comme nécessaire la présence dans un cursus de formation de dispositifs qui permettent de faire déchoir ces objets de leur place d’idéaux, afin de les re-conflictualiser, les re-politiser, c’est-à-dire les revivifier. C’est par ailleurs ainsi qu’une formation peut favoriser le processus de subjectivation des enseignants, qui ne sauraient être de pures machines à appliquer textes et préconisations.
J’entends alors par dispositifs de formation cliniques ceux qui permettent de mettre au jour les fantasmes, les représentations psychiques qui sont le monde intérieur du sujet enseignant, ceux qui aident à tisser un lien entre ce monde intérieur et l’imaginaire collectif du groupe, ceux qui revendiquent la tension comme énergie critique de transformation. Les débats, les études de cas, l’écriture de portraits d’élèves ou de monographies, les simulations créatives sont des exemples non limitatifs de tels dispositifs. Aussi pourrais-je conclure en soulignant qu’une éthique de la formation repose moins dans sa capacité à éteindre les sujets de tension, à réduire les écarts, qu’à donner aux étudiants les moyens de les entendre et de les penser par eux-mêmes.
Résumé : Ce chapitre se propose d’examiner une situation de formation vécue par plusieurs groupes d’enseignants spécialisés stagiaires inscrits dans le parcours de master « École inclusive » de l’INSPÉ de l’académie de Créteil, au cours de laquelle il leur a été demandé de construire le projet pédagogique et architectural d’une « École inclusive idéale ». Ce dispositif de recherche-formation clinique me permet aujourd’hui de soulever la problématique suivante : quel est l’imaginaire collectif de ces enseignants en regard de la question de l’inclusion scolaire ? Les réponses à ce questionnement montrent qu’il existe une tension forte entre cet imaginaire et les significations sociales de l’inclusion.
Abstract: This chapter examines a training situation experienced by several groups of trainee specialised teachers enrolled in the 'Inclusive School' Masters course at the INSPÉ of the Créteil academy, during which they were asked to construct the pedagogical and architectural project of an 'ideal inclusive school'. This clinical research-training scheme now enables me to raise the following question: what is the collective imagination of these teachers with regard to the issue of inclusive education? The answers to this question show that there is a strong tension between this imaginary and the social meanings of inclusion.