La question de l’inclusion scolaire dans la formation des enseignants peut se faire par plusieurs entrées. La plus manifeste, comme le montrent les dernières préconisations ministérielles (MENR, 2019), est l’entrée par la prise en compte des publics et leurs particularités1. Cependant, les espoirs liés à l’idée d’une école inclusive et le renversement de paradigme qu’induit celle-ci nous semblent impliquer que les questions de formation posées le soient à un niveau plus général. En effet, elles impliquent la mise en jeu de concepts fondamentaux touchant à l’appréhension des situations et à la construction du cadre de référence de l’espace scolaire. La présence d’élèves à besoins éducatifs particuliers (BEP) n’est pas une complication du contexte d’enseignement ordinaire, mais est le révélateur d’un aspect constitutif de la situation pédagogique. Cette présence élargit la problématique de la reconnaissance au-delà de la simple identification des BEP et pose la question des capacités non seulement en termes d’adaptation, mais en termes d’enjeux fondamentaux.
Le présent chapitre propose d’étudier l’approche spécifique de l’inclusion scolaire à partir de la compréhension et de la mise en œuvre, dans l’analyse d’une situation d’enseignement, de trois notions philosophiques, et de l’illustrer par quelques éléments recueillis au cours d’une première session de formation.
On présentera d’abord brièvement les trois notions, puis la situation de formation dont nous allons tirer les éléments illustrant notre propos. Nous expliciterons ensuite tour à tour chacune de ces notions : la situation, la reconnaissance et la capabilité. Pour ce faire, nous en envisagerons les termes essentiels à partir desquels ces notions permettent une relecture de la situation pédagogique, puis la façon dont elles ont, ou non, été exploitées dans la lecture d’une situation pédagogique mettant en jeu au sein d’une classe un élève en situation de handicap. En conclusion, nous proposerons une analyse des différences d’appropriation des notions, et notamment le caractère central que revêt la reconnaissance.
Les trois notions s’inscrivent à la fois dans le champ philosophique et dans le champ de l’éducation. Dans le champ de l’inclusion, elles ont été l’objet, à plusieurs reprises, de réappropriations plus ou moins explicites et enracinées dans leurs origines philosophiques. Cette partie a pour objet un premier repérage, destiné à indiquer le lien entre le champ philosophique et le champ de l’éducation. C’est en raison de ce lien que nous les avons choisies pour constituer la ligne directrice de l’action de formation décrite dans la sous-partie « Le contexte de formation et les choix des étudiants ».
Dans le champ philosophique, c’est dans l’œuvre de Sartre (1943) que la notion de situation est élaborée de la manière la plus systématique. Dans le champ de l’éducation, les formules de « situation pédagogique », « situation didactique », « situation d’apprentissage » sont entrées dans le langage courant. Même si le terme de situation — au sens philosophique — n’est pas directement employé, on peut y rattacher les travaux de l’équipe ESCOL (Éducation et scolarisation) autour du rapport au savoir (Charlot, 1997) qui exploite les analyses de la phénoménologie existentielle dans laquelle s’inscrit le terme de situation (l’auteur faisant notamment référence à Merleau-Ponty)2. Il en va de même dans le champ du handicap, que ce soit au niveau institutionnel ou quasi institutionnel, avec l’opposition entre l’approche médicale et l’approche situationnelle ou la notion de situation de handicap, ou dans une approche plus réflexive, par exemple la notion de condition handicapée, développée par Stiker (2017).
La notion de reconnaissance et son usage ont connu un approfondissement contemporain chez Axel Honneth (2000), qui l’a réinvesti dans le champ des sciences sociales, et chez Paul Ricœur (2005), qui en a dégagé les différentes significations, tout en les articulant à ses propres problématiques, notamment celle de l’identité narrative. Elle se trouve réinvestie dans les recherches sur l’éducation (Éducation et société, 2011 ; Olivier, 2015 ; Langar, 2021). Quant au champ du handicap, la problématique de la reconnaissance y joue un rôle essentiel comme en témoigne le sigle ERIH (élève reconnu institutionnellement handicapé)3.
La notion de capabilité, elle, est à la fois la plus ancienne, puisqu’on peut en faire remonter l’origine jusqu’à Aristote et la notion de puissance, et celle qui a fait l’objet de redéfinitions récentes, que ce soit par Sen (1993), Nussbaum (2012) ou Ricœur (2005). Les développements de cette notion par Sen (le terme français capabilité traduit le terme anglais agency) sont notamment réinvestis dans l’examen des politiques éducatives et de leur évaluation (Verhoeven, 2016). Quant au champ du handicap, plusieurs analyses se fondent également sur l’approche par les capabilités pour envisager les conditions de l’inclusion (Zaffran, 2015).
Ce premier repérage a pour objet de montrer la potentialité des notions mobilisées en formation. Leur explicitation et leur mobilisation par les étudiants sont abordées plus loin dans ce chapitre.
Dans le cadre d’un master MEEF, « Pédagogie et ingénierie de la formation » parcours « école et pratiques inclusives », développé à l’Université de Lorraine4, les étudiants sont amenés à s’approprier un certain ensemble de notions développées dans des modules d’enseignement (voir « L’approche proposée des notions » un peu plus loin). La compétence travaillée est formulée de la manière suivante : « Comprendre, analyser et mettre en œuvre des situations d’enseignement et de formation en fonction de la diversité des publics ». Nous sommes ici au premier semestre dans le premier temps d’appropriation des compétences. Pour engager cette appropriation, les étudiants bénéficient de six modules d’enseignements (ME) développant chacun un ensemble de notions et de problématiques permettant une lecture spécifique. Le module sur lequel nous nous appuyons, M907, s’intitule « Existentialisme et éducation inclusive ».
La tâche finale demande à l’étudiant de sélectionner et de croiser deux problématiques proposées dans ces six modules pour analyser une séance de mathématiques en cours élémentaire captée le 12 avril 2013 au sein d’une classe comprenant un ERIH non voyant accompagné d’une AVS (auxiliaire de vie scolaire, terme en vigueur à l’époque de la captation) et disposant d’une machine de transcription.
La séance est captée avec cinq caméras simultanées : deux sont fixes, l’une prenant l’ensemble de la classe à partir du devant en plan général, l’autre prenant en plan rapproché et de face le binôme AVS/ERIH. Les trois autres sont mobiles, se répartissant le suivi entre suivi de l’enseignante et suivi du couple AVS/ERIH selon différents points de vue.
Il est demandé aux étudiants de sélectionner un moment très bref du support proposé pour l’analyser. Enfin, la vidéo n’a pas été choisie comme modèle de bonne pratique, mais parce qu’elle peut induire une lecture en creux (mettant en relief ce qui ne s’y trouve pas) ou en plein (ce qui s’y trouve), et être source du développement de problématiques plus générales.
L’approche que nous développons dans le module M907 repose sur des concepts et des problématiques relevant d’une approche existentielle. La cohérence apparaît de manière plus manifeste si l’on envisage l’enchaînement des notions : la situation constitue le point d’ancrage à partir duquel la question de la reconnaissance se pose, et la diversité de cette deuxième notion, telle qu’elle est développée par Ricœur (2005), permet à son tour de penser le contexte du « devenir capable », pour lequel nous nous appuyons également sur le développement qu’en a donné Ricœur.
Le corpus initial comporte neuf travaux d’étudiants consistant en des écrits de quatre à huit pages servant de base pour une présentation orale. Ces écrits se présentent sur la forme d’une analyse détaillée des interactions de l’enseignante au sein de la classe, analyse mobilisant deux problématiques. Au sein de ce corpus, trois travaux ont effectivement exploité les notions présentées dans M907 : l’un la notion de situation au travers de celle de rapport au savoir (noté E1), les deux autres les notions de reconnaissance et de capabilité (E2 et E3). On trouvera en annexe un extrait d’un des travaux du corpus autour de la reconnaissance (E3).
Nous envisageons ici la notion de situation telle qu’elle est développée par Sartre (1943).
Pour Sartre, l’idée de situation n’est pas une notion objective ou de surplomb, mais s’entend à partir de la structure du libre projet. Si être libre c’est agir dans le monde, il est absurde de penser une pensée, une existence au sens fort et une action en dehors de toute situation. Or, c’est là la tentation de celles et ceux qui voient la présence des ERIH ou des BEP comme non constitutive de la situation éducative, puisque c’est par le projet éducatif que le sens même de ERIH et BEP et l’approche situationnelle du handicap sont rendus possibles. Pour l’expliciter, nous envisageons les cinq dimensions constitutives de la situation selon Sartre, en les présentant d’abord selon le tableau suivant :
Catégories de la situation | |
S1 | Ma place |
S2 | Mon passé |
S3 | Mes entours |
S4 | Mon prochain |
S5 | Ma mort |
Ces catégories sont issues de L’être et le néant (Sartre, 1943), et plus précisément de sa quatrième partie, consacrée à la liberté comme condition de l’action. Il s’agit alors de montrer comment ces aspects de l’action sont constitutifs de la liberté. Dans ce cadre, la place (S1) qui concerne la place que j’occupe ici et maintenant dans la classe, et à partir de là, les rapports que j’entretiens avec mes entours (S3), ce que font ressentir, dans le cadre de la vidéo, les plans issus d’une des caméras mobiles lorsque l’image a en amorce la tête de l’ERIH et se dirige vers le tableau.
Même s’il est vrai que, dans la situation examinée par les étudiants, l’ERIH est non voyant, il n’en reste pas moins que le point de vue transpose dans le registre de la vue le rapport aux entours, à savoir l’ensemble des objets et ustensiles à partir desquels se construit ce que la Gestalttheorie appelle l’espace hodologique, et les objets, en tant que ces derniers sont aides ou obstacles, qu’ils se déploient à partir de la vue ou du toucher : ainsi en va-t-il notamment, dans la vidéo proposée aux étudiants, de la machine (de type Perkins) aidant l’élève malvoyant tout en focalisant l’attention et prenant une certaine place et, de manière négative, le dessin en tant que centre de référence de l’action d’autrui, qui ne peut être visé qu’au travers de la parole d’autrui et se donne au sujet comme un irréalisable, au sens d’un inaccessible, et renvoie au rôle d’autrui.
En effet, le regard d’autrui (au sens large des personnes et des institutions) constitue l’envers de la situation, celle que le sujet ne constitue pas, que le sujet n’organise pas et qui est toute entière donnée par autrui : tables, chaises, outils pédagogiques, savoirs à apprendre font tous partie de cette couche de l’expérience, ils sont la concrétisation matérielle des exigences sociales et de leur organisation locale construisant le milieu éducatif.
Le rapport du sujet élève à cette organisation matérielle prend pour autrui le sens d’être la manifestation d’un handicap et le point d’appui pour une reconnaissance en tant que personne handicapée. Au-delà de ces structures objectives, il y a le regard et la position d’autrui lui-même, dans son opacité, que le sujet ne peut saisir comme tel, mais seulement éprouver et par rapport auquel la transparence est impossible. À cet égard, la situation de handicap est une situation qui s’enracine dans la norme portée par le regard d’autrui et que le sujet-élève ne peut qu’assumer sans jamais le rendre réel, objectif à partir d’un devenir (ici un devenir élève) au travers de la présence de certaines aides, de certaines contraintes ou de certaines exigences, qu’elles s’appliquent à lui-même ou à autrui. Inversement, pour un enseignant, l’épreuve de l’élève en situation de handicap est une expérience complexe qu’il ne peut, là encore, réaliser même si, dans son action, il la porte et la lui confirme, que ce soit dans le déni de ce handicap (absence d’adaptation), la réduction au handicap (faire des choses différentes sans inclusion) ou la redéfinition de sa situation comme appel à l’être-avec-autrui et constitution d’un ensemble de possibilités partagées.
En quoi la notion de rapport au savoir développé par l’équipe ESCOL participe-t-elle d’une pensée de la situation ? Le rapport au savoir, et notamment le rapport épistémique au savoir, s’inscrit dans le cadre de cette analyse, dans la mesure où ce savoir comme ensemble d’exigences et de démarche d’appropriation constitue un aspect de la situation historique en tant qu’exigence en fonction de son type d’existence. Ce que développe Charlot (1997) au titre des figures de l’apprendre s’inscrit également dans ce cadre à la fois comme élément d’une situation (rapport épistémique), comme mise en situation (élément social) et comme rapport à une situation (élément identitaire). Ces développements font écho à la structure fondamentale de la situation, c’est-à-dire à la manière dont la compréhension de l’exigence anthropologique d’apprendre et sa compréhension implicite configurent le rapport à ce qui se présente dans la situation comme ce qui doit être appris et auquel il faut accéder.
Dans le cadre des travaux faisant l’objet de notre corpus, un seul travail (E1) s’est attaché de manière explicite à la dimension de la situation, justement au travers du rapport au savoir, en saisissant ce dernier à partir de l’observation de la pratique scolaire, là où le groupe ESCOL procédait à partir de bilans de savoir.
On pourrait certes s’étonner du peu d’étudiants ayant mobilisé cette notion de situation et le caractère indirect de cette citation : un élément de compréhension tient au caractère générique du terme et peut-être au caractère insuffisamment spécifique des dimensions mobilisées. En effet, les problématiques de l’accessibilité (mobilisées par huit travaux sur neuf), au sens de « l’ensemble des conditions qui permettent aux élèves d’accéder à l’étude des savoirs : formes d’étude, situations d’enseignement et d’apprentissage, ressources, accompagnements, aides… » (Assude et al., 2014) renvoient à des dimensions de la situation, au sens où les savoirs se manifestent et sont présents à partir des rapports d’accessibilité/inaccessibilité.
De même que les lieux et les objets en général n’existent et ne prennent sens qu’à partir de nos possibilités et impossibilités, et de l’accessibilité physique et cognitive qu’elles dessinent, les savoirs n’existent pour nous qu’à partir de l’accessibilité didactique et en fonction des médiations qui la rendent possible, et c’est au travers de ce rapport que se comprend la médiation et son sens, qui est de faire émerger, au travers de la modification de ce rapport au savoir, le sens même de l’école. Ainsi comprise, cette accessibilité est partie prenante du rapport au savoir en tant qu’il fonde les modalités d’émergence du savoir.
Le travail E1 emploie la notion de situation à partir de la problématique du rapport au savoir :
Réussir un problème en mathématiques, c’est s’approprier un savoir (rapport au monde), se sentir intelligent, compétent (rapport à soi), mais aussi comprendre quelque chose que tout le monde ne comprend pas, se différencier dans les stratégies, accéder à un monde que l’on partage avec certains (rapport aux autres), participer à une communauté.
Il s’attache ici plus précisément à l’analyse de la vidéo proposée, qu’il répartit en deux colonnes : analyse de la vidéo, limites de la situation. Au moment du lancement de la tâche, avec la mise en scène de l’enseignante et différenciation de la tâche et le recours à l’exigence d’une trace dessinée, certains élèves apparaissent comme faisant autre chose, ce qui questionne le rapport au savoir, c’est-à-dire l’horizon de sens de la situation à partir de laquelle peut (ou non) se constituer un rapport épistémique. De même, au moment du retour sur la tâche et sur l’explicitation de la démarche des élèves, certains d’entre eux restent dans l’immédiat, disent ce qu’ils ont fait au lieu de dire ce qui est fait, ce qui pose la question du rapport identitaire au savoir, la manière dont ils s’envisagent ou non comme sujets apprenants, et de la difficulté d’une distanciation-régulation constitutive du rapport au savoir exigé par l’école6.
La notion de reconnaissance7 — on l’a vu — est de plus en plus présente dans les réflexions sur l’éducation. Cependant, elle recouvre plusieurs niveaux et demeure ambiguë. Il est donc nécessaire d’en revenir aux développements proposés par Ricœur (2005), qui en propose une approche qui en intègre plusieurs dimensions.
La dimension sociale de la situation entraîne celle de la problématique de la reconnaissance, notamment sous les différentes formes analysées par Ricœur (2005). Ricœur définit trois formes de reconnaissance qui jouent toutes un rôle essentiel : la reconnaissance identification, la reconnaissance attestation, la reconnaissance mutuelle, présentées dans cet ordre et auquel correspondent les recherches d’Axel Honneth (2000).
On trouvera ci-dessous, comme pour la catégorie précédente, les distinctions développées par Ricœur et qui servent d’items proposés à la réflexion des étudiants, afin qu’ils repèrent en quoi elles sont en jeu dans des situations d’enseignement.
R3 | La reconnaissance identification ou reconnaissance en 3e personne |
R2 | La reconnaissance mutuelle ou reconnaissance en 2e personne |
R1 | La reconnaissance attestation ou reconnaissance en 1re personne |
La formulation en 1re, 2e et 3e personnes de ces reconnaissances développées par Ricœur est de notre fait. Cette approche est encore taxonomique. Il faut en aborder la dynamique.
La reconnaissance identification intervient au sein de l’institution, notamment dans la détermination d’un élève en situation de handicap, dans la mesure où celle-ci est faite par des tiers et pour des tiers, en lien avec des actions à mettre en place. Son ambiguïté est donc forte, en tant qu’elle est une condition de la mise en place d’actions et en même temps source potentielle de réification. Elle est aussi ce qui est en œuvre quand deux professionnels parlent d’un troisième. La reconnaissance mutuelle8, au contraire, résulte d’une interpellation réciproque et joue donc un rôle essentiel. Elle advient lorsqu’un élève est inscrit dans les échanges de la classe. Enfin, la reconnaissance attestation nous fait déboucher sur la capabilité en tant que cette dernière est reconnaissance par soi de son agir à partir de la reconnaissance par l’autre de ce même agir.
Dans les travaux des étudiants s’étant emparés de la question, la reconnaissance est envisagée à partir des postures d’interpellation orale. Pour E2, le fait que « alors que l’enseignante a ramassé toutes les feuilles pour la mise en commun, elle ne récupère pas le travail de Diego9 » (E2), ce qui manifeste la non-reconnaissance de l’élève, le rendant invisible. La nomination est cependant présente, avec un effet paradoxal de mise à l’écart, d’où une problématique de reconnaissance dans sa valeur d’élève puisque, lorsqu’elle nomme l’ensemble des élèves, Diego fait toujours l’objet d’un ajout : « Diego, toi », « Diego pareil » « Diego aussi » (E2).
La nomination de l’élève est ainsi inscrite de manière problématique dans le circuit de la communication. C’est notamment ce qui est remarqué pour un autre élève : si l’enseignante reconnaît l’enfant, « on peut voir surgir un élément problématique de la reconnaissance identification qui est une sorte de stigmatisation » (E3) ; « elle ne le reconnait pas forcément dans ses spécificités et dans ce qu’il fait » (E3). De ce point de vue, un des points les plus sensibles est celui de la tension entre reconnaissance identification et reconnaissance mutuelle, à savoir la tension entre nomination et mise à l’écart.
La notion de capabilité se déploie en sur plusieurs registres : celui, relevant de l’anthropologie philosophique, des capacités constitutives à partir desquelles l’homme peut s’attester comme être moral (Ricœur, 2005), celui relevant de la philosophie politique, des capabilités fondatrices de justice (Nussbaum, 2012), celui enfin de l’économie (Sen, 1993 ; Bonvin et Rosenstein, 2015) où la question est celle de la prise en compte d’une mise en œuvre effective de ces capacités dans l’estimation d’une situation juste et effectivement égale pour toutes et tous. C’est ici le premier niveau que nous retiendrons. Il présente l’avantage d’être parlant pour chacune et chacun et de problématiser clairement les enjeux pour une situation pédagogique. En même temps, les capacités développées par Ricœur permettent également de situer les enjeux anthropologiques, dispositifs de capabilisation.
La perspective de Ricœur est celle d’une anthropologie philosophique. Les capacités humaines sont quatre : pouvoir dire, pouvoir faire (ou agir), pouvoir raconter, pouvoir être responsable (s’engager à faire, assumer ce qu’on a fait). Comme on va le voir dans l’exemple suivant, ces capacités ne sont pas séparées, mais sont sollicitées de manière solidaire. On peut les comprendre comme enjeux de l’apprentissage scolaire : pouvoir dire et — de manière différente — pouvoir raconter sont bien conditionnés par la maîtrise de la langue, et figurent parmi les capacités fondamentales construites dans l’espace scolaire où le rapport au savoir privilégié est le rapport d’objectivation-dénomination (ce dont participe la métacognition). Quant à pouvoir être responsable, il est évidemment au cœur de l’action éducative et fournit un sens éthique des apprentissages. Cependant, par un paradoxe classique, ces capacités sont également des présupposés de la relation pédagogique, au sens où elles sont impliquées par elle. Elles ont, à partir de là, partie liée avec la reconnaissance, à la fois comme étant ce qui est reconnu comme potentialité chez l’élève, c’est-à-dire ce pour quoi il faut à la fois fournir des ressources, les rendre accessibles et laisser un espace au sein de cette relation pour permettre à ces capacités de s’exercer en lien avec la tâche demandée.
L’usage fait de ces notions par E3 dans son travail renvoie à cette dernière sphère dans l’étude, qui est faite des interactions entre un élève et l’enseignante, notamment autour d’une production de ce dernier, un dessin présentant la résolution d’un problème additif : s’il y a un pouvoir faire effectif, l’élève s’en trouve dépossédé en ce que ce pouvoir faire ne se prolonge pas dans un pouvoir dire ou pouvoir raconter. Ce qui se trouve ainsi inhibé, ce sont ces deux pouvoirs, ainsi que la capacité d’être responsable, alors même que l’observation de l’élève montre qu’il cherche à les mettre en œuvre. L’élève ayant le plus grand mal à s’engager dans les apprentissages, cette capacité se manifeste également de façon parasitaire au regard des normes scolaires, soit dans les tentatives de construction de relations transverses, soit dans des pulsions de fabrication se cherchant des orientations d’action. D’où la conclusion de l’observation de l’étudiant : « Cet enfant ne semble donc pas pouvoir s’affirmer comme capable d’avancer sur le chemin du savoir » (E3).
Si nous revenons à notre introduction, les étudiants s’approprient les problématiques de l’inclusion, à travers les notions étudiées, non seulement en termes de pédagogie, mais également quant à une posture générale de l’enseignant. En effet, ce sont les notions de capacité et de reconnaissance qui ont été surtout mobilisées par les étudiants. La manière dont ces notions l’ont été indique un effet d’approfondissement, d’une part d’une posture de l’enseignant, d’autre part de la manière de considérer l’ERIH comme être capable et inscrit dans un rapport au savoir.
Il y a donc un dépassement ou, du moins, une mise en suspens de la dimension particulière du handicap. Le handicap est alors un révélateur, voire un analyseur au sens de la pédagogie institutionnelle, de dimensions qui, englobant la posture de l’enseignant, renvoient à une posture éthique. Ainsi sont mis à jour et explicités des exigences, des micro-gestes engageants bien plus que ce qu’on pourrait penser. Si cette conclusion peut paraître triviale, elle n’en reste pas moins nécessaire, notamment pour en tirer les conséquences en termes d’action et pour l’approfondir dans la recherche.
Je débute mon analyse par ce qui me semble le plus facile à observer puisqu’il s’agit de nommer : la reconnaissance identification.
L’enseignante sait qu’elle a des enfants devant elle et connait le prénom de chacun d’entre eux. Elle va utiliser plusieurs fois le prénom Diego au cours de cette séance, mais dans les deuxième et troisième moments que j’ai décrits, ce prénom va être employé de manière plus insistante. On peut voir surgir un élément problématique de la reconnaissance identification qui est une sorte de stigmatisation. Dans l’épisode de l’éventail, elle s’adresse d’abord à Diego, puis de manière collective puis de nouveau à lui.
Le fait que l’enseignante nomme cet enfant montre qu’il y a reconnaissance de sa part. De même, elle lui fournit une feuille, ramasse celle-ci, l’expose au tableau comme elle le fait avec les autres élèves. Seulement, elle ne le reconnait pas forcément dans ses spécificités et dans ce qu’il fait. Elle le laisse occuper son temps avec sa chaussure ou ses affaires scolaires alors qu’elle va reprendre d’autres élèves en s’approchant d’eux, en leur faisant une remarque, en les interrogeant pour les mobiliser. Dans l’épisode de l’ardoise, elle insiste auprès de lui pour qu’il sorte son ardoise, mais ne lui laisse pas le temps d’être prêt pour pouvoir s’insérer dans le temps didactique.
De la même façon, Diego ne reconnait qu’en partie l’autorité enseignante : il dessine le début de la première phrase du problème, mais ne répond plus ensuite aux sollicitations collectives de l’enseignante.
La reconnaissance mutuelle est donc défaillante, ce qui engendre pour Diego des difficultés à pouvoir exercer ses capacités comme le montre l’épisode de l’explicitation de son dessin.
Bien que Diego ait pu faire son dessin, ait pu agir, ce n’est pas lui qui indique que ce dessin lui appartient, c’est l’enseignante. Il ne peut donc pas prendre la parole, ce qui est renforcé par le fait que l’enseignante ne lui permet pas non plus d’exercer sa capacité du pouvoir raconter : on ne lui permet pas d’expliciter lui-même, de produire de la métacognition. Les opportunités cognitives sont proposées à ses camarades, lui n’a pas la possibilité de discuter son action. Il répond d’ailleurs d’un signe de tête à la question fermée : « Hein, Diego, d’accord ? ».
Cet épisode se poursuit par une démobilisation de Diego, sa capacité de pouvoir être responsable en tant qu’auteur de ses actes étant tronquée.
Nous voyons bien ici que l’instabilité de la reconnaissance mutuelle a de nombreux effets sur les capacités à pouvoir de Diego ce qui implique chez lui une sorte d’absence de la reconnaissance attestation : s’affirmer capable, il ne peut le faire pleinement que si autrui le reconnait comme capable. Cet enfant ne semble donc pas pouvoir s’affirmer comme capable d’avancer sur le chemin du savoir.
Résumé : Ce chapitre présente comment l’usage philosophique de certains concepts (situation, reconnaissance et capabilité) peuvent conduire à dépasser le cadre institutionnellement donné à la question des besoins éducatifs particuliers dans la pensée institutionnelle. Après une présentation des notions de situation, de reconnaissance et de capabilité ainsi que de la démarche de formation, ces trois notions sont explicitées et des exemples donnés quant à leur réappropriation en formation et quant à la manière dont elles interrogent une posture de l’enseignant.
Abstract: This chapter presents how the philosophical use of certain concepts (situation, recognition and capability) can lead to going beyond the institutional framework given to the issue of special educational needs in institutional thinking. After a presentation of the notions of situation, recognition and capability, and of the training approach, these three notions are explained and examples given of how they can be reappropriated in training and of the way in which they question a teacher's posture.