Introduction
Dans le cadre des chartes (CPU, 2007, 2012)1, les universités proposent des dispositifs pour favoriser l’accueil et l’accompagnement des Étudiants reconnus institutionnellement handicapés (ERIH) dans leur parcours de formation à travers des structures dédiées. Elles s’appuient ainsi sur des équipes qui travaillent à l’interface des différentes composantes universitaires. Les chargés d’accueil et d’accompagnement (CAA) sont ces nouveaux acteurs qui sont aux côtés des ERIH pour mettre en œuvre les politiques inclusives.
Malgré une volonté des universités françaises de tendre vers un système éducatif inclusif (CPU, 2007, 2012), l’accompagnement pour ces agents ne va pas de soi. D’une part, parce qu’il n’existe pas de culture universitaire inclusive, et les récentes formations actuelles sont encore en cours de déploiement (Ait Hammou Taleb, 2023). D’autre part, parce que l’accompagnement des ERIH se heurte aux représentations et aux pratiques instituées bien avant l’arrivée des ERIH dans les universités (Ait Hammou Taleb, 2022). La situation est d’autant plus problématique pour les CAA. En effet, ces nouveaux acteurs ont pour objet de favoriser le cursus universitaire des ERIH alors que leurs compétences et leurs expériences ne relèvent pas de l’accompagnement, en tant que relation éducative, ni même de la pédagogie de l’enseignement supérieur (Ait Hammou Taleb, 2022, 2023). Ainsi, il devient pertinent pour la recherche de s’intéresser à la question du développement professionnel des CAA pour répondre à l’émergence du nouveau public que constituent les ERIH dans les universités françaises.
L’objectif de cet article est d’étudier l’apport potentiel d’un dispositif de recherche sur l’élargissement des capacités de penser et d’agir des CAA (Pastré, 2011, Suau, 2016) : en quoi un dispositif de recherche par la pratique du travail en groupe peut-il permettre de favoriser le développement professionnel en s’appuyant sur l’expérience singulière des CAA ?
La Théorie anthropologique du didactique (TAD) s’inscrit dans la lignée des travaux d’Yves Chevallard (1989, 1998) et des développements de Caroline Ladage (2011, 2017) et de Géraldine Suau (2016, 2019). Elle offre la possibilité d’analyser le travail inclusif des CAA dans une double dimension : une dimension travail et une dimension développement professionnel.
D’après la TAD, tout individu va s’inscrire dans différentes institutions, et s’adosser aux rapports aux objets qui vont lui être proposés pour y occuper une place (un topos). La notion de rapport personnel correspond aux interactions des individus à un objet matériel ou immatériel. Ainsi, c’est la somme des rapports institutionnels qui va construire le rapport personnel de l’individu. Dès lors, les institutions vont conditionner les pratiques et les discours en référence à la notion de praxéologie. Pour Chevallard (1997, 1998), l’activité des personnes revient à réaliser des tâches au moyen de techniques (une certaine manière de faire) justifiées par un discours technologico-théorique.
Dans l’approche anthropologique que nous avons entreprise, la question du développement professionnel revient à permettre au sujet de renouveler ces rapports personnels aux objets présents dans son institution d’exercice. Il n’en demeure pas moins que cette approche reste difficile à appréhender (Suau, 2016), car il faut respecter le caractère institutionnalisant du CAA2 et être attentif à l’intuition de l’autre (Perez, 2017). Le CAA doit se saisir lui-même de son discours pour faire « le saut » (Perez, 2017) qui donne naissance à de nouveaux rapports. Ainsi, nous avons fait le choix de réaliser des entretiens semi-directifs, pour recueillir nos données sur les praxéologies des CAA, et des groupes de discussion, des focus-groups (Marty, 2021 ; Meyers et Martin, 2008 ; Perrin, 2019), pour favoriser l’émergence de nouveaux rapports personnels à l’objet « inclusion ».
Dans ce contexte, le focus group est approprié, car il est reconnu comme un lieu d’analyse et de discussion (Allenbach et al., 2016 ; Marty, 2021 ; Van Campenhoudt etal., 2009) : pour que « s’expriment les embarras, les questionnements et que s’élaborent progressivement de nouvelles pratiques » (Savournin et al., 2019, p. 85). De plus, l’efficacité de cet outil de recherche réside dans le fait qu’il active quatre leviers élémentaires et puissants (Granger, 2015 ; Marty, 2021 ; Meyers, 2008 ; Perrin, 2019 ; Savournin et al., 2020) : il permet de recueillir un récit personnel, favorise l’initiative personnelle, crée une dynamique de groupe par la rencontre des acteurs, et permet l’expérimentation pour répondre à des questions de recherche.
L’idée est de proposer un dispositif de formation par la recherche que nous présentons à la suite.
Dans le cadre de nos travaux de recherche, nous avons élaboré un dispositif de type « phénoméno-praxéologique »3 (
C’est en offrant différentes places dans différentes institutions que nous permettons aux CAA de questionner leur rapport personnel à l’objet inclusion. Nous faisons l’hypothèse qu’il y a développement professionnel s’il y a : d’une part, une évolution des praxéologies professionnelles à travers la mise en œuvre de techniques et de discours associés (Suau, 2016) ; d’autre part, des indices permettant d’attester d’une évolution du rapport personnel : questionnements, réflexions, mise en évidence d’une problématique professionnelle (Suau, 2016).
Les focus groups ont été réalisés en février et avril 2022 et font suite à 12 entretiens individuels (
N° CAA | Référenceverbatim | Sexe | Âge | Expérience(année) | Niveaud’étude | Duréeentretien(minute) |
1 | [1] | F | 54 | 15 | Bac | 80 |
2 | [2] | F | 27 | 3 | Licence | 53 |
3 | [3] | F | 30 | 1,5 | Master | 62 |
4 | [4] | F | 38 | 5 | Licence | 82 |
5 | [5] | F | 51 | 14 | Master | 87 |
6 | [6] | F | 28 | 3 | Master | 51 |
7 | [7] | H | 27 | 3 | Licence | 60 |
8 | [8] | F | 35 | 1,5 | Brevet | 63 |
9 | [9] | F | 32 | 3 | Master | 85 |
10 | [10] | H | 44 | 11 | Master | 66 |
11 | [11] | F | 56 | 12 | Master | 67 |
12 | [12] | F | 27 | 1,5 | Master | 52 |
La durée moyenne des focus groups (
N° focus-group | Personnes présentes | Durée de l'entretien (en minutes) |
Focus-group 1 | CAA 3, CAA 7, CAA 4 et CAA 12 | 136 |
Focus-group 2 | CAA 6, CAA 8 et CAA 11 | 87 |
Focus-group 3 | CAA 5 et CAA 9 | 80 |
La répartition des CAA dans les focus groups s’est effectuée par rapport aux disponibilités de chaque sujet. Les focus groups, réalisés en visioconférence avec le logiciel Teams, sont composés de deux parties : une première partie dite « d’échanges libres », et une seconde partie dite « retour sur les discours ». Nous n’avons pas focalisé notre objet sur un type de tâches ou une technique particulière. Nous avons choisi, par une écoute flottante (Perez, 2017), de laisser aux CAA la liberté de se saisir eux-mêmes des sujets de discussion qu’ils souhaitaient traiter. En accord avec la TAD, nous souhaitions lutter contre les effets institutionnels qui brideraient la parole. Le chercheur s’appuie sur la capacité du CAA à innover ses rapports personnels et sur la dynamique de groupe pour générer des échanges, des débats et des réflexions.
Durant les échanges libres, le chercheur accueille les participants par un tour de table où il demande à chacun d’expliciter les motivations et les raisons qui l’ont amené à renouveler l’expérience dans un contexte collectif. Ainsi, durant à peu près une heure, les CAA ont échangé en toute liberté, énoncé leurs récits et croisé leurs analyses sur les thématiques qu’ils souhaitaient aborder. Le chercheur, en position d’écoute et de recueil de données, s’est autorisé une à trois interventions pour, en reprenant les termes des sujets interrogés, demander des précisions ou questionner un ou plusieurs participants sur la façon dont il(s) s’y prendrai (en) t pour mettre en œuvre ses/leurs propositions.
Dans la seconde partie, le chercheur expose4 aux CAA des extraits de discours collectés durant les entretiens individuels, suivant quatre thématiques, chaque diapositive reprenant différents extraits autour d’une thématique repérée lors des échanges individuels. Dans ce cadre, les données recueillies lors d’entretiens réalisés en amont ont constitué une ressource pour susciter et alimenter les échanges lors de cette seconde partie. Le passage d’une diapositive à l’autre est réalisé suivant la volonté des personnes interrogées, sachant que c’est le chercheur qui actionne le passage de l’une à l’autre. D’ailleurs, à l’image de la première partie des focus groups, le chercheur est resté en position d’écoute et de recueil de données, et s’est autorisé une à deux interventions pour, toujours en reprenant les termes des sujets interrogés, demander des précisions ou questionner certains CAA sur la façon dont ils s’y prendraient pour mettre en œuvre leurs discours.
Les données recueillies sont analysées à travers des épisodes traitant de l’évolution des discours durant les échanges libres et les échanges cadrés par des thématiques prédéfinies. C’est une méthode qui permet de fractionner le discours afin d’analyser les sujets abordés, l’évolution du discours, et d’identifier les éventuelles relations entre les différents épisodes (Assude et al., 2014 ; Chevallard, 1992 ; Sensevy, 2011 ; Suau et Assude, 2016). Pour ce faire, nous avons déterminé deux niveaux d’analyse pour localiser l’évolution des discours sur les pratiques : un premier degré qui permet de repérer l’évolution des praxéologies professionnelles relatives à la norme « favoriser le cursus universitaire des ERIH » ; et un second degré qui permet de repérer l’évolution du rapport personnel des CAA à l’objet « inclusion ».
Nous rendons compte de nos recherches à travers une synthèse de l’analyse des focus groups 1 et 2 (
L’analyse du premier focus group a permis de repérer quatre épisodes particulièrement intéressants par rapport aux enjeux des missions des CAA. La figure 4 ci-dessous résume chaque épisode à travers un titre, qui correspond à l’idée principale de la conversation, et les sujets abordés durant les échanges.
Épisode | Titre | Sujets |
Épisode 1 | Une mutation de la relation à l’ERIH induite par une évolution du cadre d’action des CAA. | La portabilité des aménagements ; L’accompagnement des ERIH |
Épisode 2 | Un statut qui entraverait l’accompagnement des ERIH. | Le statut contractuel des CAA ; La reconnaissance institutionnelle de la fonction de CAA ; Échange de pratiques |
Épisode 3 | Les tensions inhérentes à la relation CAA-ERIH. | La relation CAA-ERIH-Parents ; Le CAA face aux difficultés scolaires de l’ERIH |
Épisode 4 | De nouvelles pratiques pour un nouveau rôle afin de tendre vers une Université inclusive. | La formation des enseignants Le rôle du CAA dans la formation des autres acteurs |
Durant le premier épisode, les prises de position sur le sujet du décret de portabilité des aménagements5 témoignent de l’émergence d’un questionnement professionnel. À ce sujet, les CAA s’interpellent sur l’impact que peut avoir l’évolution de leur cadre d’action, des conditions et des contraintes du milieu sur l’accompagnement des ERIH. Ils profitent alors de cet épisode pour échanger sur les possibilités qui s’offrent à eux en s’interpellant mutuellement. Il est intéressant de noter que les CAA n’émettent pas d’avis personnel sur le sujet au début de la conversation, puisqu’il semblerait qu’ils n’ont pas eu le temps d’y réfléchir auparavant.
CAA 4 : On va justement se pencher sur la question-là, au moment-là, après les vacances, donc le 24 février. Ce sera donc un sujet qui va être abordé parce que pour l’instant on a pas du tout abordé cette question-là en réunion d’équipe.
CAA 12 : Sur le décret portabilité, euh, on s’y est pas penché, on a reçu le complément du ministère. Là je crois qu’il y a quelques jours.
Au fur et à mesure des échanges observés durant le focus group, chacun a apporté sa réflexion personnelle, argumentée par ses expériences et son rapport à l’accompagnement pour aboutir à une prise de position sur la conduite à suivre par rapport à ce nouveau décret.
CAA 12 : Pour nous, un étudiant, il a besoin de revoir le médecin, quoi qu’il se passe, donc c’est un peu, c’est un peu en réflexion, on va dire sur le sujet.
Les questionnements permettent aux CAA de déboucher sur des prises de position : des rapports personnels à l’objet inclusion.
CAA 4 : Ça demande d’échanger avec les médecins, ça demande d’échanger avec les collègues, ça demande d’avoir un petit peu l’impression de chacun.
CAA 12 : S’ils ont des arrêtés pluriannuels, on revient toujours vers eux et je pense qu’on le fera quand même, malgré le décret, hein, parce que c’est nécessaire de toute façon.
CAA 3 : Ça demande vraiment à réfléchir et à échanger en équipe.
CAA 4 : La communication voilà, ça va être hyper important pour qu’ils sachent qu’ils peuvent revenir vers nous n’importe quel n’importe quand, pardon, en cours d’année et que tout est, tout est modifiable parce que pas qu’ils se disent aussi bah on m’a fait un certificat pluriannuel et puis, ben, je voudrais pas revenir peut-être que c’est figé.
Nous avons observé « une évolution praxéologique », puisqu’ils interrogent leur paradigme d’accompagnement (discours techno-logico/théorique) et les pratiques qui devraient en découler (discours sur les techniques).
Les échanges concernant la situation statutaire des CAA, durant le second épisode, permettent d’aborder la question du recrutement et donc la nécessité de légiférer à travers un concours propre aux CAA.
CAA 3 : C’est vrai que à part la partie connaître l’université où là c’est tout du par cœur, après le côté pratique, c’est vraiment concentré sur des missions administratives qui ne sont pas les nôtres du tout quoi donc, on se plante clairement sur cette partie-là si on la connaît pas.
Il s’agirait, d’une part, d’être en mesure de recruter des personnes dont les compétences sont en accord avec le poste et, d’autre part, de garantir le suivi des ERIH par un acteur clairement identifié pour conserver les relations tissées avec les personnels de l’université.
CAA 7 : On a montré que le besoin il évoluait et que s’il y avait des turnovers chaque année déjà ils ont vu qu’au fur à mesure des années, quand c’était toujours les mêmes personnes, bah la qualité de l’accompagnement […]
CAA 12 : Mais c’est vrai que quand l’interaction passe bien, surtout avec les, les commissions pédagogiques et les enseignants, ils enfin, on peut garder les mêmes personnes pour la stabilité de certains étudiants […]
CAA 3 : Oui, parce que l’air de rien, ça prend déjà, enfin, c’est quand même un sacré temps de créer des liens avec les différentes composantes et différents services, donc si ça change chaque année […] c’est dommage quand même que ce soit pour les étudiants, pour les personnels administratifs, pour les enseignants.
Les échanges analysés durant cet épisode permettent de mettre en exergue l’importance du poids institutionnel dans la définition des savoirs et savoir-faire. Il s’agit, pour les CAA, de reconnaitre leurs praxéologies à travers un processus de sélection qui garantirait la conformité des compétences des sujets recrutés pour assurer la mission d’accompagnement des ERIH. Les échanges permettent aux CAA, conscients de ce point, de discuter des moyens d’action pour pérenniser leurs pratiques dans le temps. Il est ici question de la diffusion des pratiques au sein de l’université, point très important, car l’objet est le fruit d’une construction institutionnelle. Elle définit ce à quoi il renvoie et permet son évolution. Les CAA réalisent la nécessité de médiatiser leurs pratiques d’accompagnement au moyen de l’université, en tant qu’instrument de diffusion des savoirs et savoir-faire, afin que leurs praxéologies « se mettent à vivre, à migrer, à changer, à opérer, à dépérir, à disparaitre, à renaitre, etc., au sein des institutions humaines » (Chevallard, 1989). Ce moment d’échange permet aussi de confirmer que le focus group est un outil pour assurer la diffusion de techniques dans une communauté donnée.
Lors du troisième épisode, les discussions apportent un éclairage sur l’existence de tensions dans certaines relations qu’entretient le CAA avec les ERIH en difficultés scolaires et certains parents. Sur le second point, les CAA estiment qu’il est important d’accorder une place aux parents. Néanmoins, ils veillent à faire attention à ce qu’ils ne soient pas envahissants sous peine de ne plus respecter la parole de l’ERIH.
CAA 12 : Mais oui, le but de l’université c’est de toute façon l’autonomie […] Et puis on essaye aussi des fois de, de détacher un peu les parents, qui peuvent être quand même extrêmement envahissants.
Les CAA reconnaissent un déficit praxéologique pour déterminer des techniques afin de composer avec la présence des parents, sans pour autant mener une réflexion sur les solutions pratiques à mettre en œuvre.
CAA 3 : Parce que c’est vrai qu’on en a, on voit qu’ils aimeraient justement juste échanger avec nous et que les parents ne soient pas présents et a contrario d’autres qui ne feraient rien sans leurs parents ou quoi, donc c’est vraiment à nous trouver à ce moment-là, le juste milieu.
Les CAA semblent encore dans un processus d’introspection, ce qui est compréhensible compte tenu du fait qu’il s’agit d’une nouvelle professionnalité et que leurs pratiques sont encore peu traitées dans la littérature. Toutefois, nous observons une prise de position à travers la naissance d’un rapport à l’inclusion.
CAA 4 : Et des fois c’est difficile de trouver cette frontière aussi de jusqu’où on peut aller.
CAA 3 : C’est ça.
CAA 4 : Parce qu’il y a la situation de handicap et puis il y a aussi, euh, comme dirait souvent notre supérieur, la boîte à outils et, et c’est difficile parfois, de compenser.
Chercheur : Vous avez parlé de boîte à outils. C’est-à-dire ?
CAA 3 : La boîte à outils, c’est la connaissance.
CAA 12 : Il y a, est-ce que ça dépend vraiment de la situation de handicap parce que c’est plus lié à un niveau d’exigence qui est trop important.
D’après les CAA, leur intervention doit se focaliser sur la mise en œuvre d’aménagements en relation avec la situation de handicap de l’étudiant. Les CAA reconnaissent de nouveau un déficit praxéologique pour déterminer des techniques afin de mener à bien leur relation avec les ERIH en situation d’échec scolaire6. Ils semblent s’accorder sur une non-intervention dans les dimensions didactiques et pédagogiques : il ne serait pas de leur ressort d’étayer l’étudiant dans l’accès aux savoirs pour pallier des capacités intellectuelles qui font défaut.
CAA 3 : On reste vraiment sur la compensation au niveau de la situation de handicap.
Toutefois, les CAA échangent par la suite sur des techniques à mettre en œuvre pour épauler l’ERIH dans son cursus.
CAA 12 : On a la chance d’être dans un service où la mission orientation fait partie du service donc c’est vrai qu’on peut travailler à faire des doubles entretiens […] Je ne sais pas si c’est possible en [nom de la région de l’université] ? Ils peuvent se réorienter, il y a des réouvertures de place au 2d semestre ?
CAA 3 : Oui
CAA 12 : Donc des réorientations possibles pour le 2d semestre lors de la L1. […] Et, ça nous est arrivé aussi avec des lycéens d’organiser des équipes avec les enseignants, voilà, des, des formations qu’ils voudraient intégrer. Bah, pour qu’ils puissent poser toutes leurs questions […] Dans ses études, c’est pas que sa situation, c’est aussi l’orientation qui fait que, bin finalement les cours l’intéressent pas, donc pourquoi s’intéresser ? Donc pourquoi réviser ?
Durant cet épisode, les échanges génèrent des réflexions autour de discours technologico- théoriques qui se traduisent par l’émergence de rapports nouveaux et la proposition de techniques en référence à l’objet « favoriser le cursus universitaire des ERIH ».
La question de l’université inclusive, qui fait suite aux extraits proposés aux CAA dans le quatrième épisode, montre une réflexion qui se traduit par des échanges d’où ressortent des rapports personnels à l’objet inclusion et des actions à mener pour permettre à l’université d’être accessible. L’idée de mettre en place des campagnes de communication sur la prise en compte du handicap auprès de la communauté universitaire constitue une proposition qui émerge de leurs échanges.
CAA 12 : Travailler avec la sensibilisation, c’est important. Et puis même sur des gens qui ont, même auprès d’enseignants qui sont déjà sensibilisés.
CAA 4 : Je trouve que c’est important de sensibiliser effectivement, Bah, les enseignants d’une part, mais aussi l’ensemble des intervenants de [nom de l’université] qui souhaitent, Euh bin, mieux connaître le handicap et les aider à mieux intervenir dans leur pratique.
Ils questionnent, durant cet épisode, la place et le rôle de chaque acteur dans ce qui pourrait être une université accessible à tous pour accueillir la diversité des publics. En exposant leur vécu, les CAA réalisent que cette tâche pourrait être l’une de leurs missions. En effet, ils conçoivent par eux-mêmes être, par leurs praxéologies, des personnes ressources7. La réflexion collective génère ainsi une dynamique qui amène les CAA à concevoir un changement dans leur organisation praxéologique pour être acteurs de l’évolution des pratiques des acteurs de l’université.
L’ensemble des discours recueillis durant ce focus group nous a permis de rendre compte d’une évolution du rapport personnel de chaque participant à l’inclusion des ERIH. D’un CAA qui peut faire l’objet de difficultés ou qui accuse des déficits praxéologiques, le CAA devient, au fil des échanges avec ses pairs, un CAA qui est non seulement capable de nourrir une réflexion sur sa pratique professionnelle, mais qui cherche à questionner sa situation au sein de l’institution université pour contribuer au changement.
Durant l’analyse du deuxième focus group, quatre épisodes ont attiré notre attention pour alimenter la réflexion autour du développement professionnel des CAA. Une synthèse est exposée ci-dessous (
Épisode | Titre | Sujets |
Épisode 1 | Une évolution du cadre légal qui invite à réfléchir sur les pratiques du CAA. | La relation ERIH-CAA ; La construction d’une culture inclusive à l’Université |
Épisode 2 | Une inclusion au service de tous les étudiants. | Le rôle des Missions handicap ; Le rôle du CAA dans l’accessibilité aux savoirs ; Le rôle de l’ERIH dans son cursus ; Le rôle du CAA dans le cursus de l’ERIH ; |
Épisode 3 | Une non-reconnaissance de la situation de certains ERIH | L’accessibilité de certaines formations ; L’orientation post-bac ; La relation CAA-enseignant |
Épisode 4 | Un élargissement du champ d’action de l’Université | La continuité de l’accompagnement en dehors de l’Université |
Lors du premier épisode, les CAA ont orienté leurs échanges autour du décret de la portabilité des aménagements. Chaque CAA a pu exposer sa vision sur le sujet pour, par la suite, focaliser l’impact que pourrait avoir ce nouveau cadre légal sur le suivi des ERIH. Les CAA ne font preuve d’aucune résistance quant au changement qu’induirait cette évolution du cadre légal. Bien au contraire, ils recherchent l’intérêt qu’ils pourraient trouver à composer avec ce nouveau décret.
CAA 11 : Par contre, ça doit être associé, pardon, ça doit être associé d’une communication et d’une pédagogie renforcée, par rapport à qu’est-ce qu’on attend d’un étudiant qui arrive, certes avec des difficultés, mais aussi avec des acquis, des compétences, des choses à développer, une autonomisation aussi à développer. Qu’est-ce qu’on attend de lui finalement ? Et ça, c’est à nous de faire le job de cet accompagnement-là.
Ce qui est encore plus intéressant, c’est qu’ils ne s’attardent pas uniquement sur la manière de composer avec ce nouveau cadre d’action, mais apportent une réflexion sur ce que devrait être l’accompagnement des ERIH.
CAA 8 : C’est pour le bien de l’étudiant et je pense que [nom du CAA 11] l’a bien dit hein. Les, l’étudiant devient vraiment acteur de sa scolarité et c’est ce qu’on souhaite en tant que référent handicap. C’est, on n’est pas là pour leur tenir la main du de la L1 au M2.
CAA 11 : Et puis, [nom du CAA 8], ce qu’elle dit, c’est vrai, c’est que euh, c’est plus de l’adaptabilité, mais au sens positif du terme, c’est-à-dire que moi je trouve que la question du handicap, elle nous pousse à être novateur. Elle nous pousse à chercher de nouvelles choses en permanence, elle nous pousse à aller plus loin, peut-être plus que dans d’autres situations estudiantines globales.
D’une situation problématique8, ils parviennent à faire émerger des propositions tout en questionnant leurs pratiques actuelles. La dynamique des échanges autour du décret de portabilité amène les CAA à s’interroger sur les actions à mener pour rendre leur institution accessible. S’ils questionnent le rapport à l’inclusion du personnel pédagogique, les CAA ne fustigent pas ce dernier. Bien au contraire, ils sont source de propositions. C’est ce qui les amène à s’interroger sur des tâches à mettre en œuvre pour accompagner les autres acteurs à innover dans leurs pratiques. Les CAA vont alors évoquer la problématique de la formation des enseignants.
Chercheur : Une nouvelle manière d’accompagner les étudiants en situation de handicap. Comment vous vous y prendriez, qu’est-ce que vous mettriez en œuvre ?
CAA 11 : Je pense qu’il y a un gros manque de formation de la part des enseignants et si on pouvait nous donner l’opportunité, je pense que c’est ça qu’il faut, c’est ça sur lequel il faut qu’on travaille en fait. C’est mon avis personnel, après voilà.
CAA 6 : Plutôt d’accord sur la sensibilisation des équipes pédagogiques dans leur ensemble.
En interrogeant la nécessité ou non de rendre certaines formations obligatoires9, les CAA délibèrent sur la considération de la parole10 des personnels de l’université en fonction de leur position institutionnelle.
CAA 11 : Je pense que voilà, on, on n’a pas notre rôle, on n’a pas notre rôle de pivot, on n’a pas notre rôle d’insuffler d’une dynamique et ça, c’est notre responsabilité, me semble-t-il, dans les structures handicap.
CAA 8 : Clairement un enseignant fera ce que ben va lui dire l’équipe politique et ne fera pas ce que nous nous allons lui dire, nous ne sommes que des petits administratifs.
En examinant les statuts au sein de l’université, ils admettent la nécessité d’un changement des rapports institutionnels, ou d’un « portage politique » pour permettre l’évolution des pratiques. La capacité d’introspection professionnelle des CAA 6, 8 et 11 leur permet donc de balayer l’ensemble des pistes d’innovation sans discontinuité. En abordant l’évolution de leur cadre d’action dans un futur proche, les CAA questionnent l’ensemble de leurs pratiques et les possibles évolutions qu’ils peuvent y apporter. Nous passons ainsi de la relation d’accompagnement de l’ERIH, à la formation des enseignants et au rôle que pourraient jouer les CAA pour permettre à l’université de tendre vers son idéal d’inclusion. Aussi, nous pouvons affirmer que le discours technologico-théorique des CAA finit par rejoindre le principe d’accessibilité (Ebersold, 2019) : des pratiques collaboratives pour mieux accompagner les étudiants, mais également pour assurer le développement professionnel des personnels universitaires en échangeant sur leurs pratiques et maintenir une autocritique continue en ayant le souci permanent de l’efficacité et de l’innovation.
À partir du second épisode, les CAA sont confronté à des extraits de discours qu’ils ont tenus durant les entretiens individuels (
CAA 6 : Bah oui, à terme, l’inclusion, c’est, c’est ne plus avoir notre travail comme que comme il existe aujourd’hui. Mais justement, que les étudiants n’aient plus de difficultés, n’aient plus de besoin de compensations.
D’après CAA 8, il serait nécessaire d’assurer « des cours accessibles » avec « une pédagogie inclusive » « mise en place partout » ce qui permettra aux CAA de se focaliser « sur des étudiants à besoins très spécifiques ». Les CAA admettent aussi que l’inclusion peut profiter à l’ensemble des étudiants, et pas uniquement aux ERIH. Cela donne naissance à un nouveau rapport à l’inclusion où les contenus pédagogiques doivent être accessibles à tous.
CAA 11 : Si on met en place des choses qui sont, on parle de l’accessibilité donc c’est de l’ordre de la compensation aussi, si ça sert finalement à toute personne qui est en apprentissage, et que bah ouais c’est, c’est plutôt une valeur ajoutée.
Les CAA proposent un discours qui fait écho à la notion de l’accessibilité (Ebersold, 2019) : l’accompagnement servirait à fournir à l’étudiant des outils pour qu’il soit « auteur » de son parcours. Nous observons donc une seconde évolution du rapport à l’inclusion où les CAA affirment qu’il serait nécessaire de changer le paradigme de la pédagogie universitaire. Pour eux, parler d’accessibilité renvoie à un changement de modèle qui vise à réinventer l’organisation de l’université pour déboucher sur des pratiques éducatives qui s’intéressent au développement de compétences et de stratégies d’apprentissage.
Durant le troisième épisode, des débats sur l’inaccessibilité de certaines formations à certains ERIH émergent.
CAA 8 : Certaines formations qui ne peuvent pas mettre en place certains aménagements. Je ne suis pas d’accord, je pense qu’il faut les adapter en fait. Je, pour moi, je pense, je pense qu’il faut juste les adapter.
C’est ce qui amène les CAA à débattre sur la question de certaines modalités de formation.
CAA 6 : Il y a un avis médical qui est posé derrière. Si, si l’avis médical dit que l’étudiant ne peut pas être présent en cours, c’est que pour des raisons médicales, il ne peut pas être présent en cours et la formation doit s’adapter.
CAA 8 : Mais, donc, qu’ils ne remettent pas en cause l’avis du médecin, en fait, c’est un professionnel, il le sait. L’enseignant ne connaît pas la pathologie de l’étudiant, du moins dans la majorité des cas, il ne la connaît pas. Il ne sait pas ce que ça coûte à l’étudiant de venir.
Ainsi, tout au long de l’épisode, ils dépassent le rapport institutionnel qui semble s’offrir à eux pour affirmer un nouveau rapport à l’inclusion. Pour eux, il devient légitime de remettre en cause les modalités de formation pour qu’elles considèrent la situation d’un ERIH. Comme dans les autres moments d’échanges, les CAA soulignent l’importance de la coordination des acteurs universitaires dans la prise de décisions. En effet, en soulignant l’importance d’établir une relation où chacun doit accorder une « confiance » à chaque « professionnel », ils prônent une reconnaissance mutuelle entre CAA, enseignants et médecins, « chacun dans ses compétences », pour reprendre les termes de CAA 11.
Enfin, dans l’épisode quatre, en soulignant l’importance d’assurer une continuité de l’accompagnement en dehors du territoire de l’université, les CAA confortent l’idée d’un développement praxéologique mis en évidence dans les entretiens individuels. Les CAA souhaitent bien élargir leur champ d’action pour, selon eux, « favoriser le cursus universitaire des ERIH ».
CAA 11 : Si la personne, si l’étudiant, il est même pas capable le matin d’arriver en cours, parce que le temps, le temps dévolu aux soins, le temps dévolu à, à, aux actes de la vie quotidienne, va, lui va être très chronophage, ah là on a loupé quelque chose dans l’accompagnement.
L’épisode se conclut par l’affirmation suivante : pour être inclusive, l’université doit mener des actions « au-delà de ses murs » pour favoriser la continuité de l’accompagnement des ERIH. Les CAA viennent ainsi réaffirmer une posture transgressive qui, selon eux, permet de faire vivre la norme.
Comme cela a été observé lors du premier focus group, les échanges libres et les échanges autour des extraits des entretiens individuels rendent compte de l’émergence des rapports personnels de chaque participant à l’accompagnement de l’ERIH. Les discours technologico- théoriques alimentent la réflexion sur l’action actuelle des CAA. La réunion des CAA leur permet de réaliser un examen personnel et un état des lieux de leur situation professionnelle qui leur permet de prendre conscience de leur pouvoir d’agir. Il faut également noter l’émergence de nouveaux rapports personnels qui peuvent favoriser l’innovation des praxéologies des CAA.
Pouvoir répondre aux besoins et aux attentes des ERIH nécessite diverses compétences (Ait Hammou Taleb, 2021, 2023) que les universités doivent chercher à développer auprès des personnels en charge de la mise en œuvre de leurs politiques inclusives. La recherche-action est de plus en plus effective en sciences de l’éducation pour contribuer à la formation de ces personnels (Assude, 2018 ; Bourdon, 2021 ; Perez, 2017; Suau, 2017). L’intérêt est de combler la faible quantité de publications sur ce sujet (Ait Hammou Taleb, 2022) et de faire face à l’augmentation continue d’année en année de la population d’ERIH. Tout l’enjeu est de s’appuyer sur les CAA comme personnes ressources afin de croiser leurs expériences singulières avec les connaissances produites sur la question de l’inclusion des ERIH. Il s’agit d’identifier les orientations à prendre pour organiser les actions permettant de réaliser et d’atteindre les objectifs d’un projet d’étude en fonction de la situation de l’ERIH.
Au regard des publications traitant de la question de l’accompagnement des ERIH (Ait Hammou Taleb, 2022 ; Philion et al., 2016, 2019 ; Vaillancourt, 2017), il serait intéressant de développer ce type de formation par la recherche que nous avons exposée dans cet article en déclinant les modalités : donner plus de temps de formation sur l’année universitaire ; suivre dans le temps l’évolution des praxéologies des personnels ; leur offrir une place favorisant la diffusion des savoirs produits ; inviter différents professionnels à participer aux échanges. En effet, une approche multidisciplinaire en contexte inclusif semble dégager des voies de recherches et de formation intéressantes (Bourdon, 2021, Perez, 2021), d’autant plus qu’elle peut apporter une réflexion en situation sur l’organisation des structures d’accueil des ERIH.
Le focus group, en tant qu’outil de recherche, permet bien de s’appuyer sur la capacité de chaque acteur à produire du changement et sur la dynamique de groupe pour générer des échanges et croiser les discours. En référence à la TAD, c’est en offrant différentes places, dans différentes institutions, que nous pouvons offrir aux CAA un cadre propice aux échanges réflexifs sur leurs missions. Il s’agit de faire formation en construisant un cadre favorisant l’émergence de nouveaux rapports personnels permettant un renouvellement des praxéologies.
Nos observations nous permettent d’affirmer que le dispositif de recherche permet bien de mettre en évidence le caractère institutionnalisant des CAA. Nous pouvons ainsi parler « d’incubateur d’innovation praxéologique », car il permet la production d’un questionnement, par lui-même, chez le CAA, lui permettant de trouver des réponses à travers les différentes situations analysées avec ses pairs. Le rôle du chercheur, en tant qu’observateur, est d’offrir une place aux autres acteurs pour qu’ils puissent livrer leurs récits, leurs pensées et leurs rapports au groupe.
Infine, les CAA modifient leur regard sur leur situation lorsqu’ils s’interrogent sur les conditions permettant de faciliter la réalisation de leurs tâches dans l’université afin de favoriser le cursus universitaire des ERIH. C’est ce qui induit des nouveaux rapports personnels qui peuvent faire « transposition institutionnelle » (Ait Hammou Taleb, 2022) s’ils sont suivis d’action sur le terrain, ce qui doit être une piste de développement pour nos recherches à venir. Les focus groups témoignent des acquis en lien avec ce qui est repéré comme une difficulté professionnelle pour le CAA : « donner une place à l’ERIH pour favoriser son cursus universitaire ». Ceci se réalise à partir de leur capacité à élaborer des rapports personnels institutionnellement nouveaux (Ait Hammou Taleb, 2023) dans un travail collectif dans I3, qui fait suite au travail d’introspection dans I2.
Résumé : Nos travaux s’intéressent aux praxéologies des chargés d’accueil et d’accompagnement (CAA) mises en œuvre à partir des politiques inclusives des universités. À travers des entretiens exploratoires et des focus groups (Macaire, 2019 ; Marty, 2021) et du cadre de la théorie de l’anthropologie didactique (Chevallard, 1998) et de son développement (Cirade, 2012; Ladage et Redondo, 2020; Perez etal., 2017; Suau etal., 2017), nous mettrons au jour quelques pratiques effectives de ces acteurs, peu connues de la littérature, qu’elle soit professionnelle ou scientifique (Ait Hammou Taleb, 2021, 2022). Ainsi, outre la production de connaissances sur les praxéologies de ces personnes ressources dans une université inclusive, nous nous attacherons à montrer en quoi la pratique du travail en groupe (Ferry, 1970 ; Perez, 2017) fait formation pour ces nouveaux acteurs.
Abstract: Our research focuses on the practices of reception and support officers (CAA) implemented as part of inclusive university policies. Through exploratory interviews and focus groups (Macaire, 2019; Marty, 2021) and the framework of the theory of didactic anthropology (Chevallard, 1998) and its development (Cirade, 2012; Ladage and Redondo, 2020; Perez et al., 2017; Suau et al., 2017), we will bring to light some of the actual practices of these actors, little known in the literature, whether professional or scientific (Ait Hammou Taleb, 2021, 2022). Thus, in addition to producing knowledge on the praxeologies of these resource persons in an inclusive university, we will endeavour to show how the practice of working in groups (Ferry, 1970; Perez, 2017) provides training for these new actors.