Cette communication a pour contexte l’inclusion des jeunes porteurs de troubles du comportement accueillis en ITEP (Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique). La scolarisation de ces jeunes trouble les pratiques pédagogiques, les liens et l’institution en général. C’est pourquoi il nous semble fondamental d’envisager une réflexion là où les enseignants se retrouvent dans des impasses et là où les jeunes achoppent d’un point de vue de la pensée, des représentations et du comportement. Cette étude s’appuie sur deux expérimentations qui se font écho, car toutes deux résonnent vis-à-vis des expériences professionnelles que nous avons eues par le passé dans le secteur médico-social ou dans l’espace thérapeutique et dans le cadre de l’accueil et de l’accompagnement des troubles de la pensée et des troubles à enseigner face à ceux-ci. La première interroge des enseignants dans le milieu scolaire ordinaire face aux troubles du comportement. La deuxième observe des adolescents en devenir élèves, en unité d’enseignement externalisée au sein d’un collège ordinaire, dans le cadre du projet AREN1. L’inclusion de ces jeunes pose des questions universelles quant aux besoins scolaires particuliers et génère également des questions plus singulières par rapport à leur comportement, leur vie émotionnelle très troublée, et leur « intériorité » (Canat, 2014) propulsée sur la scène scolaire.
Aussi, c’est bien à partir des discours et des observations en milieu scolaire que ce propos sera tenu. Il sera ensuite question des gestes professionnels (Bucheton, 2019) et des étayages les plus adaptés à ces problématiques afin de produire un cadre sécure leur permettant de penser et d’apprendre. En effet, les enseignants se sentent parfois démunis d’un point de vue relationnel et affectif, ce qui a des effets sur la relation pédagogique et les intentions didactiques. Sans sécurité affective ces jeunes ne peuvent ni s’autoriser à penser (Boimare, 2016) ni construire un rapport au savoir (Beillerot et al., 1996). Or, comme l’écrit Goulet (2015, p. 11) : « lorsque cet obstacle est pallié, ces élèves accèdent au statut d’apprenant, voire d’apprenant en difficulté d’apprentissage et la didactique reprend ses droits ».
Une formation spécialisée et l’invention de pratiques professionnelles adaptées à ces modes relationnels ou ces processus singuliers sont nécessaires. Sinon, l’inclusion risque d’être remise en cause ou source de grande souffrance pour le corps enseignant et pour l’élève, ou réduite à son aspect quantitatif et non qualitatif. L’inclusion, ce n’est pas faire de l’inclusion. Comme le dit Gardou (2012), c’est « être inclusif ». Cela s’acquiert dans le cadre de formations adaptées à la diversité psychique, cognitive et relationnelle.
Cinquante entretiens semi-directifs (en visioconférence à cause du covid) ont été conduits auprès d’enseignants en milieu ordinaire et milieu spécialisé. Tous accueillaient des élèves aux comportements troublés. Notre approche est clinique d’orientation psychanalytique et s’appuie sur une théorie du sujet basée sur le corpus freudien. Ainsi, de ce point de vue, l’inconscient, les processus de défense, les résistances, l’imaginaire, les fantasmes individuels, professionnels et sociétaux sont des réverbères clés pour analyser les discours et les situations scolaires. Alors, comprendre, analyser, interpréter, c’est construire entre l’autre et soi en situation scolaire, des signifiants venant « faire entre-deux » (Sibony,1991 ; Thouroude, 2022 ; Canat, 2007) entre le professionnel et ses pratiques ou représentations spontanées au contact des troubles.
Pourquoi utiliser une méthode venant chercher des processus de défense, des soubassements affectifs, alors que le propre de la scène sociale et précisément scolaire, c’est d’accueillir des sujets qui ont mis de côté leur « signature singulière » (Canat, 2014) pour les déplacer dans l’espace du désir de connaissances et de sublimation ? Avec des sujets aux comportements troublés (logiques très pulsionnelles) et des élèves à la pensée troublée, il faut avoir cette double approche du sujet affecté et pulsionnel et du sujet de l’intellect et de la connaissance. Colmater les difficultés relationnelles, attentionnelles, et cognitives par un emplâtre d’apprentissage non adapté ne fera qu’augmenter les troubles. Si l’on ne prend pas soin de la vie affective, psychique, intérieure de ces élèves, ils ne peuvent apprendre et se défendent d’autant plus du contexte relationnel, les troubles sont alors d’autant plus flagrants (Canat, 2007 ; Boimare, 2016). Les troubles sont un système de défense pour créer une limite entre soi et l’autre lorsque ces jeunes se sentent menacés par des demandes qu’ils n’arrivent pas à traiter par défaut de sécurité dans le berceau de leur pensée (Olindo-Weber et Mazeran, 1985 ; Canat, 2007 ; Boimare, 2016 ; Catheline et Marcelli, 2011). Le chercheur clinicien apprend donc à écouter conjointement les compétences cognitives des professionnels ou des élèves, et les compétences relationnelles, affectives, nécessaires pour travailler ensemble. Son écoute est centrée sur la parole des professionnels ou des élèves (sujets affectés et parlants) et sur ses propres représentations et mouvements intérieurs (réactions, peurs, angoisses, défenses, joies constituant ce qui s’appelle le contre-transfert) (Blanchard-Laville, 2001 ; Giust-Desprairies, 2006).
Pour cette recherche, les entretiens semi-directifs ont été menés auprès de 50 enseignants du primaire, en classe ordinaire et classe spécialisée d’ITEP accueillant des élèves porteurs de troubles du comportement au cours de l’année 2020-20212. D’un point de vue idéologique, les enseignants croient, espèrent en l’inclusion et l’égalité des chances. Comme toute croyance, l’inclusion est idéalisée, construite à partir des convictions politiques et morales de chacun. Les enseignants désirent une école inclusive, une société avec le moins d’inégalités possible, une société pure, sans exclusion, sans norme culpabilisante… Mais les gros effectifs des classes, le manque de formations, de groupes d’échanges, et les difficultés relationnelles et pédagogiques avec certains jeunes abîment cette croyance et les sujets de cette croyance. Ils sont alors tiraillés entre le désir de bien faire et de faire le bien inclusif (Canat-Faure, 2020) et le désir de retrouver une classe pouvant fonctionner sans être troublée par des agitations, des refus ou des logiques pulsionnelles parfois menaçantes. Finalement, ils essaient de ne pas lâcher leurs idéaux et bricolent comme ils peuvent leur quotidien. Mais ils essaient également de se protéger, car la pression peut être forte entre les injonctions ministérielles inclusives et le désert en termes d’accompagnement et d’analyse des pratiques. Les extraits choisis ont été délibérément réunis autour de la problématique relationnelle et affective que posent ces jeunes en classe.
Extraits :
Dès qu’il ne se sent pas au centre de l’attention de l’adulte ou des camarades, il crise. / Il est en constante demande de l’adulte et lorsque je suis avec l’autre niveau, il ne produit pas grand-chose. / Si un enfant le « dérange » : il tape. / En classe, l’élève coupe constamment la parole à l’adulte et aux enfants de la classe ayant la parole…/Il ne participe pas au coin regroupement, quand il fait une apparition, il pousse/tape pour s’assoir ce qui occasionne des cris de sa part quand les enfants ne se laissent pas faire et à ces moments-là, il tape plus fort et mord. / Il est toujours en train de faire du bruit soit avec sa bouche, soit en tapant un jeu contre la table ou autre chose. Il rit très fort sans élément déclencheur. / Il se roule par terre, jette ses chaussures et ses chaussettes, crie, pleure, se tape la tête par terre ou se tape la tête avec une main. / Il prend les jeux des autres enfants, il casse leurs constructions.
Ce qui transparait dans le discours des enseignants, c’est de l’« agir », des mises en comportement ou en mots d’une certaine présence aux autres et aux apprentissages. Les troubles du comportement supplantent les mots. Le rapport dedans-dehors, soi-autre est peu contenu et se dépose sur la scène scolaire. Les processus de défense sont très extériorisés. Toute perturbation ne peut être secondarisée (contenue à l’intérieur) et est projetée sur l’extérieur. Il y a une grande perméabilité entre ce dedans et ce dehors. S’adapter à ces élèves passe par l’intégration et la compréhension de cette grande porosité afin de créer un espace autre, qui ne soit pas punition, pour supplanter ces processus. À travers les discours des enseignants, on se rend compte qu’ils sont confrontés à un vide représentatif. 35 sur 50 entretiens véhiculent cette idée, ainsi est-elle énoncée dans leurs propos recueillis « je ne comprends pas leurs troubles, pourquoi ils changent tout le temps de comportements, je me sens démunie, je me sens sans défense, je me sens vidée, j’ai l’impression d’avoir zéro compétence face aux crises… ».
Le gel de la pensée des élèves décrit par Boimare (2016) devient un gel de représentations des enseignants. Le processus de gel de l’élève passe par « identification à l’agresseur » dans l’enseignant. Sans groupe de paroles ou d’analyse des situations, ils se retrouvent saisis par des processus actés (dans le champ du Réel qui selon Lacan et Miller [1981] est ce qui n’a pas été symbolisé) ou comportementaux des élèves, et du coup ne peuvent offrir en retour une réponse pédagogique adaptée. Élaborer avec un tiers formé à la clinique pédagogique permettrait de partager cette porosité afin de rendre les sujets en co-présence moins perméables de part et d’autre. Giust-Desprairies (2006) lors d’une conférence souligne l’importance du développement des représentations :
Se représenter est ainsi une manière d’interpréter et de penser ce qui se présente d’abord comme dénué de sens. La représentation, qui concerne les aspects cognitifs et affectifs étroitement mêlés à un niveau inconscient, inclut des mécanismes de défense comme le déni, le clivage, la projection qui ont pour fonction de protéger le sujet en excluant les contenus non suffisamment conformes au monde interne construit par la réalité psychique.
Les représentations et le partage psychique de la difficulté redessineraient des limites entre eux et les élèves. Ils pourraient ainsi inventer des espaces et des rythmes, des activités permettant une conversion des troubles et un travail sur une limite dedans-dehors.
Revisiter l’apport freudien par rapport à la compréhension des processus de défense est complémentaire à cette interprétation. La psychanalyse est une philosophie des mécanismes psychiques mettant en avant des lois psychiques propres à chaque sujet. Freud ([1920] 2013) nous propose une topique (lieux psychiques) à envisager comme origine des forces en présence et les liens entre des instances psychiques : « moi/ça/surmoi ». Par « ça » est entendu le réservoir des pulsions (pulsions agressives, d’amour, de haine), le « moi » va organiser des défenses entre réalité externe et réalité interne et « le surmoi » va intérioriser des interdits, des limitations. Entre chaque, une tension équilibrant les forces et laissant advenir un sujet complexe dont les processus de défense conjuguent plus ou moins bien celui-ci au social : l’école, le travail, le politique, etc. Les processus psychiques « normaux » permettent des compromis entre un dedans et un dehors ; les processus plus perméables ne facilitent pas cette conjugaison entre soi et l’autre, car les compromis transitionnels nécessaires ne peuvent se faire. Le sujet se confond avec l’autre, avec l’espace. Il épouse les affects de l’autre et demande à l’autre d’absorber la sienne. Il plonge dans cet autre représentant la loi et il se raccroche à son être par des troubles.
Mais il ne se résume pas qu’à cette apparence. Comme tout enfant, il y a des possibles grâce justement à cette perméabilité. Encore faut-il avoir des espaces pour les découvrir et les construire. Un système scolaire qui demande aux enseignants d’être dans l’agir en permanence avec des jeunes qui le sont également risque d’éclater. Et les enseignants ne sont pas non plus qu’apparence habillée de circulaires à appliquer ou d’inclusion à pratiquer. Avec des enfants troublés, une pédagogie purement surmoïque n’a que très peu d’effets sur les jeunes. Les enseignants sont à la recherche d’une pédagogie qui ne soit pas basée sur la punition uniquement ou l’exclusion. Car la plupart ont essayé de forcer et de contraindre et la plupart disent n’avoir qu’augmenté le rapport de force et les troubles.
C’est pourquoi les former à cette question de la limite, de l’entre-deux, de la transitionnalité semble fondamental. Il leur faut une vraie mise au travail en situation, une analyse constante du système et des demandes scolaires et leur apprendre à développer une capacité à analyser sans jugement moral et rééducatif. Blanchard-Laville (2006, p. 9) envisage cette analyse au service du développement de « l’appareil psychique professionnel » qui ne basculera pas à la moindre tempête :
Il est indispensable d’être accompagné pour traverser certains passages par un processus élaboratif ; pour apprendre à assumer ses fragilités sans être dans un clivage ou cadrage trop rigide, pour que la violence se métabolise, pour que la rencontre ne se transforme pas en une épreuve de force ; pour que l’identité professionnelle puisse se modifier souplement, sans crainte de remaniements possibles, ni sans être trop soumis à des identifications contraignantes.
Nous pourrions ainsi emprunter à la démarche didactique clinique de Terrisse, Carnus ou Mothes (Terrisse et Carnus, 2009 ; Mothes et Carnus, 2016) par exemple, pour construire les moyens d’accompagner les professionnels en classe. En tant que cliniciennes et au regard d’expériences en ITEP et en cabinet de psychothérapeute, nous pensons également que ce type de travail permettra de construire cette limite nécessaire à un travail didactique. L’objet de notre propos se focalisera cependant ici sur l’identification des gestes professionnels (Bucheton, 2009 ; 2019) qui ont un effet sur le devenir élève des adolescents concernés.
La deuxième étude exposée ici constitue le support d’un travail de thèse dont l’objet était d’élaborer et d’analyser un dispositif clinico-didactique visant à développer les compétences argumentatives auprès de jeunes ayant des troubles du comportement. L’expérimentation s’est étendue sur deux années scolaires auprès d’un petit groupe de huit adolescents âgés de onze à seize ans, accueillis en ITEP et scolarisés en UEE au sein d’un collège ordinaire.
Cette thèse envisage l’argumentation comme espace à fort potentiel transitionnel pour ces jeunes aux comportements troublants, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, l’argumentation se construit de manière dialogique entre les interlocuteurs et implique donc d’exprimer de soi et de prendre en compte le point de vue de l’autre (Crowell et Kuhn, 2014), il s’agit d’opérer des allers-retours entre soi et l’autre, via le langage. Ensuite, l’argumentation permet de co-construire des connaissances (Schwarz et Baker, 2015), notamment lorsqu’on débat sur des Questions socio-scientifiques (QSS) qui sont complexes, incertaines et ouvertes (Simonneaux et Simonneaux, 2005 ; Pallarès et al., 2020). Ces dernières favorisent une rencontre avec des savoirs qui ne soient pas envisagés comme des vérités scientifiques stables et figées, mais bien comme des questions qui mettent en jeu différentes dimensions et ouvrent à diverses possibilités. Le savoir vient donc en partie des jeunes eux-mêmes qui sont invités à construire leur point de vue. Celui-ci est nécessaire au débat, il est voué à se développer et se transformer au cours du débat, par des allers-retours entre le savoir et son opinion. Les processus argumentatifs comme nous les envisageons ici constituent donc des leviers pour progressivement structurer sa pensée et construire un langage argumenté.
Nous avons analysé les séances de débats numériques, portant sur des QSS, menées en classe au cours de l’expérimentation (sept débats en première année et quatre débats en deuxième année). Les élèves travaillaient en binôme sur un ordinateur. Dans la thèse, les analyses se sont centrées sur trois dimensions. La première concerne le débat numérique comme médiation dans les relations pédagogiques (Canat, 2007), qui allège la charge affective entre enseignant, élève et savoir. La deuxième concerne l’argumentation sur des QSS, dont la nature complexe, incertaine et ouverte, peut transformer les contraintes liées à l’apprentissage (Boimare, 2016), notamment le rapport à l’incertitude. Enfin, la troisième dimension analysée, que nous développerons dans ce chapitre, concerne les gestes et les paroles des professionnels aux côtés des jeunes, lors de débats numériques portant sur des QSS, qui semblent étayer la pensée argumentée. Nous nous sommes appuyées sur les travaux de Bucheton (2009, 2019) concernant les gestes professionnels dans la classe qui influent sur les postures des élèves, notamment sur les gestes d’étayage. Le geste désigne l’action adressée à l’élève « dans le but d’instruire ou d’éduquer » (Bucheton, 2019, p. 79). Celui-ci peut être verbal, mais aussi non-verbal (déplacements, expression du visage, regards, etc.). Bucheton identifie cinq grandes préoccupations des enseignants, considérées comme des invariants du métier : piloter et organiser l’avancée de la leçon, dans l’espace et dans le temps de la classe (pilotage des tâches) ; maintenir un espace de travail et de collaboration langagière et cognitive (atmosphère) ; tisser le sens et les finalités des tâches proposées (tissage) ; étayer le travail en cours, en apportant l’aide nécessaire (étayage) ; cibler un but, un apprentissage de quelque nature qu’il soit (savoirs, questions, valeurs, pouvoir d’agir). L’étayage et plus précisément la manière dont il se manifeste dans les interactions langagières entre professionnels et élèves, organise de manière fondatrice l’agir enseignant (Bucheton, 2019, p. 96). Dans le modèle du multiagenda, l’étayage est un concept central et hiérarchiquement supérieur aux quatre autres préoccupations majeures des professionnels. Il est « l’organisateur principal de la dynamique de la co-activité maître-élèves » (p. 96). Les gestes d’étayage « traduisent des décisions dont l’équilibre est fragile. » (ibid.). Bucheton dit qu’ils constituent le lieu de rencontre entre le didactique et le pédagogique. « Ils sont toujours didactiques au sens où ils visent un but instructif spécifique, ils sont pédagogiques au sens où ils sont l’instrument pour y parvenir. » (ibid.). Nous proposons d’enrichir cette notion en y incluant une dimension clinique. En effet, il nous semble que ces gestes d’étayage constituent le lieu de rencontre entre écoute clinique et agir enseignant. Ils participent de ce fait à la construction de postures professionnelles qui peuvent permettre un étayage à la fois affectif et cognitif, l’un et l’autre étant nécessairement entremêlés, comme nous essayons de le montrer. Ainsi, il s’agit pour nous d’identifier et de décrire les gestes réellement à l’œuvre dans ce contexte particulier afin d’analyser leurs effets.
Nous avons croisé nos données concernant l’évolution de la qualité argumentative des élèves d’une part et les gestes des professionnels d’autre part. Nous nous sommes rendu compte que lorsque la qualité des productions argumentatives était élevée, les interventions du professionnel à leurs côtés étaient d’abord très fréquentes. Cependant, des interventions de nature différente apparaissent, ayant pour effet de plus ou moins bien accompagner l’émergence et le déploiement de la pensée. En effet, certains gestes et paroles semblent permettre et soutenir la pensée des élèves, d’autres semblent l’entraver, voire l’empêcher. L’enjeu est alors d’identifier la nature de ces interventions en observant plus finement les gestes et les paroles des professionnels qui guident et accompagnent les élèves. Les résultats que nous souhaitons exposer et discuter dans cette communication concernent les interventions des professionnels qui permettent manifestement d’accompagner les jeunes vers l’étayage d’une pensée mieux structurée, mieux argumentée.
Nous avons identifié différents types de gestes déployés par les professionnels. De la simple présence à l’étayage des idées, avec parfois également de l’aide technique ou orthographique.
D’abord, la proximité du professionnel semble cruciale pour la mise en route du travail de pensée. Souvent, les professionnels de la classe passent derrière les jeunes et viennent soutenir ce qui est en train de se passer. Il s’agit d’insuffler et/ou de maintenir les efforts de mobilisation des jeunes toujours très fragiles, très éphémères. Ces efforts peuvent disparaître à la moindre frustration, surprise ou incertitude qui peuvent être vécues comme des effractions. Les professionnels sont présents aux côtés d’un jeune, même de manière très discrète, pour valider ou simplement faire corps dans l’espace, remplir une partie de l’espace, pour ne pas que le jeune se perde dans cet espace.
Ensuite, parfois, il faut accompagner plus en profondeur au niveau de la forme, de l’espace, en passant par une aide technique par exemple. Il arrive alors que les professionnels écrivent pour le jeune s’ils sentent que celui-ci ne peut pas se mobiliser à la fois sur sa pensée et l’écriture de celle-ci, l’effort à fournir peut-être trop important parfois. Il s’agit alors de privilégier l’émergence et la formulation de la pensée, toujours, quitte à écrire à leur place, dans le but de soutenir jusqu’au bout les processus de pensée. L’objectif est d’atténuer les contraintes pour tirer le fil des pensées. Il nous semble que cette étape du passage à l’écrit est souvent très difficile. Les jeunes ont parfois de très bonnes idées qu’ils n’arrivent pas à retranscrire ou qu’en partie. La double tâche de penser et écrire semble très lourde. Comme si penser et représenter sa pensée en écrivant était contradictoire et les tiraillait dans deux directions cognitives et affectives différentes. C’est pourquoi les professionnels, très souvent, reformulent pendant que l’élève écrit, afin que l’idée ne disparaisse pas. Parfois aussi, ils écrivent pour eux et leur demandent de répéter si possible ce qu’ils ont réussi à formuler. Parfois encore, les professionnels écrivent ce qu’ils ont entendu, sans imposer de répétition ou de reformulation, ils servent alors de transcripteur. Dans ces cas-là, les attentes sont ajustées à ce que les professionnels perçoivent de l’état affectif et cognitif des élèves et l’objectif devient de laisser une trace symbolique et réelle, de la pensée qui s’est frayé un chemin.
Plus précisément, ces formulations ou reformulations peuvent revêtir différentes fonctions : expliquer, valider, organiser le travail, rappeler le cadre entre autres (Volteau et Garcia-Debanc, 2008). En effet, on relève des explications et des exemples pour soutenir l’idée émise « par exemple vous pouvez dire : moi j’ai pas envie de manger des insectes parce que… ». Le professionnel peut également valider les propositions des jeunes pour rassurer et encourager, par la parole ou en acquiesçant simplement. En outre, il participe à la répartition équilibrée de la parole entre les jeunes et favorise l’organisation du travail « alors vas-y dicte lui ce que tu voulais dire ». Enfin, il dédramatise les erreurs d’orthographe qui bloquent souvent les jeunes dans leur écriture et resitue le travail dans l’espace lorsqu’ils s’y perdent en pointant l’écran « là, clique-là ».
On observe de nombreuses validations et encouragements. Ceux-ci semblent revêtir une fonction contenante pour les jeunes en réactualisant pour eux un peu de sentiment de compétence (Pelgrims, 2006) afin que la motivation ne s’évapore pas complètement et qu’ils puissent rester mobilisés, persévérer dans la tâche, aller jusqu’au bout et finalement, éprouver des expériences qui, si elles ne sont pas forcément des réussites en termes d’apprentissages cognitifs, ne sont pas des souffrances en termes d’expériences affectives. C’est un adossement dans le réel, car le symbolique et le langage ne suffisent pas toujours pour consolider leur désir, leur force créative et attentionnelle. Les jeunes peuvent alors endosser des postures d’élèves qui rendent possibles des interactions portées sur les apprentissages.
Une autre catégorie semble émerger dans notre étude, celle de formulations que nous proposons de qualifier de signifiantes (Canat-Faure & Huet, 2022). Ces formulations semblent servir à mettre en mots ce qu’il se passe et ce qu’il se pense.
Alors on fait l’argumentation déjà si tu veux, on n’est pas d’accord, alors pourquoi vous n’êtes pas d’accord ? /Pourquoi on va tous devenir des mangeurs d’insectes ? /Nan, mais vous avez le droit de pas être d’accord/et vous dîtes pourquoi, ou parce que…/de manger des insectes… /car ? Alors pourquoi vous n’avez pas envie de manger des insectes ? Bah alors, car je préfère la nourriture normale, vas-y marque-le ça/Et bah c’est bien donc on va mettre les deux/Donc toi t’as dit, car ça me fait peur…
Ces interventions du professionnel représentent une mise en mots de ce qui émerge en séances tant d’un point de vue de l’acte que de la pensée. Cela permet de soutenir les jeunes dans la tâche à effectuer. Le professionnel manœuvre subtilement dans l’espace de pensée partagé avec les jeunes et les y guide. Au-delà du travail de tissage de sens concernant le savoir appréhendé, nous pensons assister ici à un tissage de sens entre le réel et le symbolique. Les mots ont une tendance à s’échapper, voire à ne pas se figurer dans la tête de ces jeunes. Nous pensons que l’éducateur spécialisé opère ici un travail de greffe (Canat, 2007 ; Boimare, 2019). Il articule et rend possible, il met des mots sur les choses et des mots sur les idées. Il prête son appareil à penser aux jeunes afin que ceux-ci puissent s’y appuyer pour développer le leur. De cette manière, il rend possible, il légitime l’élaboration de la pensée des jeunes, il construit des circonstances pour qu’eux-mêmes puissent s’autoriser à penser et à s’exprimer par les mots, les leurs.
Ainsi, le professionnel n’attend pas que les élèves se confrontent à des obstacles didactiques ou épistémologiques, il anticipe et prévient les obstacles qui sont avant tout psychiques et que les situations scolaires peuvent exacerber. Or, pour Rinaudo, « anticiper c’est créer des liens, car cela implique de saisir dans le passé ce qui permet de projeter l’avenir. L’anticipation est donc une voie d’accès au processus de subjectivation. » (2011, p. 101). Le professionnel accompagne réellement le jeune vers une sécurité intérieure en ne laissant pas de place aux « pensées parasites » (Goulet, 2015) qui se manifestent souvent par l’agir. Il se positionne comme écran pour le jeune par rapport aux multiples possibles intrusions du monde, il observe, écoute et ajuste ses interventions. Il s’appuie sur sa connaissance du jeune en particulier. Il pose des mots là où il faut donner du sens, il impulse une idée lorsque l’attention se dérobe, il encourage la parole spontanée des jeunes et valorise leurs prises d’initiative (et de risque) pour accompagner le travail de pensée. Il s’agit de ne pas ajouter de contraintes tout en maintenant le cadre contenant permettant de se situer dans la tâche. « En construisant une enveloppe filtrante, mais non clôturante, il délimite un espace de sécurité discret mais avec un niveau d’excitation suffisant et stable pour soutenir la pensée. Le cadre n’est pas un carcan, mais il offre un espace de pensée potentiel » (Blanchard-Laville, 2006, p. 8). C’est ainsi que les professionnels fabriquent un « holding didactique » qui rend possible l’accès aux savoirs, aux autres et aux apprentissages.
Dans cette situation, le professionnel endosse une fonction de médiateur entre les élèves, c’est ce qui leur permet de co-élaborer le contexte (Muller-Mirza et Buty, 2015) sans heurts trop grands et sans inhibition trop importante. Le professionnel remobilise, permet une alternance des prises de parole, médiatise l’écoute de l’autre en reformulant, en demandant à l’autre ce qu’il en pense, en validant l’intervention du premier élève. En demandant au deuxième s’il veut bien l’écrire, il crée du lien entre les deux élèves, il tisse l’espace psychique de travail qui devient alors propice à l’élaboration de la pensée, dans la rencontre avec l’autre, portée sur des questions qui mettent en jeu divers savoirs. Ces gestes et paroles des professionnels permettent aux jeunes de travailler ensemble et par là-même de s’engager dans un dialogue oral de co-construction de connaissance et de compétences argumentatives : d’écoute et de prise en compte de l’autre, d’expression et de justification de son opinion. Ils participent d’une régulation (Pelgrims, 2021) des interactions.
Les différentes formes de régulations sont représentées sur la figure 1 ci-dessous, illustrant les interactions entre deux élèves et un professionnel au cours de l’élaboration d’une production argumentative lors du premier débat de la deuxième année. Nous nous focaliserons plus particulièrement sur les interactions entourées par une bulle ovale sur la figure. Chaque bâtonnet situé au sein des bulles ovales correspond à une intervention orale. L’extrait sélectionné illustre les interactions situées entre la 5e et la 12e minute de la séance. Ces interactions ont été catégorisées, les intitulés apparaissent sur la gauche de la figure. Nous présenterons ici trois catégories qui nous semblent essentielles pour illustrer la mise au travail des processus de pensées à l’œuvre pendant les séances de débat. Premièrement, la catégorie « étayage de la pensée » correspond aux gestes et paroles du professionnel qui semblent aider et favoriser le travail. Deuxièmement, la catégorie « élaboration de la pensée » correspond aux prises de paroles des élèves qui participent du travail de pensée ou de penser (Anzieu, [1994] 2013). Troisièmement, la catégorie « co-élaboration de la pensée » se constitue des paroles et gestes de l’un des élèves pour aider son binôme pendant le travail.
D’abord, l’axe 1 de la figure 1 permet de mettre en évidence les formulations et reformulations du professionnel qui soutiennent les élèves dans la tâche, c’est-à-dire dans l’élaboration de leur pensée. Celles-ci sont très fréquentes et occupent une grande partie de l’espace sonore.
Ensuite, comme on peut le voir représenté par le codage de l’axe 2 sur la figure 1, ces gestes et paroles professionnels semblent impulser des comportements de travail similaires chez les jeunes, c’est-à-dire formuler, reformuler pour soutenir sa propre pensée.
Enfin, on observe des interactions de même nature se créer entre pairs, c’est-à-dire formuler, reformuler pour soutenir la pensée de son binôme, ce qui induit des interactions d’entraide et de soutien. Cela est représenté par le codage de l’axe 3 sur la figure 1. Ce sont des moments où l’un des élèves aide l’autre en répétant ce qui vient d’être dit pour lui laisser le temps d’écrire, ou en reformulant ce qui a été dit pour que cela soit davantage intelligible. L’étayage de la pensée en formulant avec eux le sens qu’ils accordent aux choses et aux idées semble ainsi permettre une sécurisation interne suffisante pour s’approprier des manières de travailler et même de travailler avec l’autre. Progressivement, les élèves intériorisent des langages et des actions qui modifient ce qui leur fait obstacle et leur permettent ainsi de trouver-créer les moyens de « réguler [leurs] pensées et [leurs] états pour recentrer [leur] attention sur la tâche » (Pelgrims, 2021, p. 40). Ainsi, pour Tobola-Couchepin (2021, § 40), « l’interaction devient un lieu de progression du savoir, un espace de définition des attentes », et contribue alors à une didactique plus adaptée aux singularités des élèves.
L’approche clinique et l’interprétation des données permettent d’aller au-delà de la scène manifeste et des discours ou des obstacles afin de tenir en écharpe l’aspect cognitif de la mise en pensée, mais aussi l’aspect relationnel et affectif. Depuis la découverte freudienne, seules les logiques conscientes ne peuvent expliquer les troubles dans la scolarité. Les logiques affectives, conflictuelles et défensives, sont les « nutriments » du cognitif. Grâce à ces expérimentations, nous comprenons encore mieux l’aspect contre-transférentiel qui rentre en jeu dans la sécurisation de ces jeunes aux profils si insécures devant l’immensité de la tâche qu’est penser.
Les entretiens et l’expérimentation conduits auprès de ces professionnels et de ces adolescents ont révélé des fragilités relationnelles et didactiques, d’une part. Ils montrent le manque primordial d’analyse des situations éducatives et d’apprentissage. Ainsi, comme le souligne Blanchard-Laville (2001), les formations doivent être impérativement associées à des temps d’analyse des pratiques afin d’étayer leur appareil psychique professionnel. La démarche didactique clinique (Terrisse et Carnus, 2009) pourrait constituer un apport considérable dans les formations initiales et continues des professionnels afin d’outiller ces derniers. D’autre part, nous identifions également des postures professionnelles qui sont empreintes d’une écoute et d’une observation fines et favorisent ainsi l’anticipation des obstacles psychopédagogiques qui peuvent « empêcher » les jeunes de penser (Boimare, 2016). Il semble se construire ici des éléments de pratique didactique plus adaptée, plus inclusive. Cela pourrait avoir un effet vertueux sur la posture de l’élève. Le professionnel se fabriquerait ainsi une posture que nous qualifierons d’entre-deux en référence aux travaux de Thouroude (2022). La démarche clinique serait alors au service de didactiques adaptées. Les postures professionnelles pourraient gagner en puissance, si ce vide lié à la rencontre des élèves troublés, était étayé par des groupes d’analyse du contre-transfert et des effets parfois dévastateurs tant pour les enseignants que pour les jeunes piégés par leurs propres troubles envahissant la scène scolaire.
Résumé : Cette communication a pour objectif de présenter des recherches conduites auprès de professionnels de l’éducation ordinaire et spécialisée qui ont révélé des failles et des ressources dans leur identité et leur culture professionnelles. Les formations d’éducateurs et d’enseignants ne peuvent être uniquement prescriptives et descriptives ; elles doivent mobiliser des connaissances sur soi et sur les effets de postures professionnelles liées à la culture ou au sujet afin d’élaborer leur appareil psychique professionnel (Blanchard-Laville, 2001). En effet, « être inclusif » (Gardou, 2012) n’est pas intrinsèque au sujet. L’inclusion c’est aussi jouer sur le rapport dedans-dehors, ce n’est pas inclure du hors-norme dans la norme sans se donner les moyens de penser ce rapport « dehors-dedans » (Canat-Faure, 2020). À cet égard, une recherche-action a été menée au sein d’une classe d’ITEP afin de rendre compte de gestes et de paroles professionnels d’enseignants et d’éducateurs qui permettent de théoriser la nature d’un entre-deux inclusif. Par la formation initiale, par l’analyse des situations en formation continue, nous pouvons accompagner les professionnels à construire leurs propres postures d’entre-deux (Thouroude, 2016) en s’appropriant des gestes et des paroles adaptées à la singularité des élèves.
Abstract: The aim of this paper is to present research carried out with professionals in mainstream and special education, which has revealed gaps and resources in their professional identity and culture. Training for educators and teachers cannot be purely prescriptive and descriptive; it must mobilise knowledge about the self and about the effects of professional postures linked to culture or the subject in order to develop their professional psychic apparatus (Blanchard-Laville, 2001). Indeed, "being inclusive" (Gardou, 2012) is not intrinsic to the subject. Inclusion also means playing on the inside-outside relationship, not including the non-standard in the norm without giving ourselves the means to think about this "outside-in" relationship (Canat-Faure, 2020). In this respect, an action-research project was carried out in an ITEP class in order to take account of the professional actions and words of teachers and educators, making it possible to theorise the nature of an inclusive in-between. Through initial training and analysis of situations in in-service training, we can help professionals to develop their own in-between postures (Thouroude, 2016) by adopting approaches and language that are adapted to the specific nature of the students' needs.