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Couverture de Éducation et formation aux pratiques inclusives (2024) Show/hide cover

Des conceptions de l’École inclusive à celles de la formation aux pratiques inclusives : risques, tensions, perspectives

Introduction

La littérature, les textes institutionnels et les discours font émerger des compréhensions diverses et antagonistes de l’École inclusive. Si nombre d’auteurs s’accordent à constater combien l’expression est devenue polysémique, certains soulignent comment elle est entrée dans le sens commun, opérant comme lieu commun, une expression galvaudée qui remplit certaines fonctions sociales plus qu’elle ne présente de pertinence opérationnelle (Blanchet, 2021). Cette diversité de conceptions traverse aussi les dispositifs de formation qui ont pour finalité le développement de compétences professionnelles propices à générer l’École inclusive. Or, bien qu’auteurs et énonciateurs déclarent consentir et œuvrer au projet scolaire d’une École pour tous, ils adoptent ou suivent des conceptions de ce qu’est une même École pour tous dont les présupposés sont peu compatibles. Cette contribution vise tout d’abord à repréciser certains postulats de conceptions structuralistes et interactionnistes de l’École inclusive (première partie), et à montrer comment certains orientent différemment l’actualisation de tâches d’enseignement et, partant l’identité et les compétences professionnelles auxquelles former les enseignants (deuxième partie). S’appuyant sur un ensemble de travaux, elle souligne notamment combien l’indifférenciation et l’imbrication de présupposés véhiculent le risque latent de reproduire, en contexte scolaire, des pratiques d’enseignement s’écartant d’intentions a priori inclusives. En outre, un risque de dérive peut être exacerbé sous l’effet d’imbrication avec un positionnement axiologique de l’École inclusive, notamment au niveau de l’identité de l’enseignant spécialisé et de sa formation professionnelle. Cette contribution se propose enfin d’ouvrir sur des perspectives pour la formation initiale et continue des enseignants guidant la transformation de pratiques et le développement de compétences d’enseignement plus inclusif.

École inclusive : des conceptions en tension

L’École inclusive peut être entendue, pensée, projetée et mise en œuvre selon différentes conceptions plus ou moins structuralistes ou interactionnistes. Si les premières sont associées au mouvement de l’intégration scolaire des années 1970, celles interactionnistes caractérisent le mouvement même de l’École inclusive émergeant dès les années 1990 (Doré et al., 1996 ; Pelgrims, 2016). Les discours et mises en œuvre des politiques éducatives inclusives font cependant émerger un ensemble de contradictions et de paradoxes (Bouquet, 2015 ; Perez et Assude, 2013) qui nous indiquent que la rupture entre « École intégrative » et « École inclusive », ou ce qui est désigné comme « changement paradigmatique » n’est que peu effective. Au contraire, des présupposés des différentes conceptions structuralistes et interactionnistes, auxquelles s’ajoutent des positionnements axiologiques, sont simultanément à l’œuvre et de façon imbriquée dans les productions écrites et discursives, tout comme dans la mise en œuvre effective de l’École inclusive. En guise d’exemple au niveau des pratiques au quotidien de la classe, l’enseignant est confronté à devoir répondre aux besoins de tous les élèves, tout en devant réserver certains aménagements aux seuls élèves pour lesquels un diagnostic psycho-médical est établi. Ce type de dilemme professionnel, fréquemment rapporté par les enseignants en formation continue, émerge de la traduction opérationnelle d’injonctions et de mesures incompatibles, car dérivant respectivement de présupposés interactionnistes et structuralistes. Bien qu’ils soient imbriqués, nous proposons de distinguer les présupposés des conceptions en vertu de deux pôles d’un même continuum (Tableau 1). Cette polarisation nous permet de mieux saisir les risques et les tensions émanant de leur indifférenciation et de leurs imbrications au niveau des tâches d’enseignement et des outils de pensée guidant leur actualisation d’une part, de l’identité et de la formation professionnelles des enseignants spécialisés d’autre part.

Tableau 1. Présupposés déclinés en fonction de conceptions différentes de l’École inclusive.

Légende : EO = enseignant ordinaire ; ES = enseignant spécialisé.

StructuralistesInteractionnistes
FLECHES
Dimensions focalesStructure de scolarisation et catégorie diagnostique (psycho-médicale, sociale)Pratiques et conditions d’accessibilité, objectifs, savoirs, activité des élèves en lien avec situation et contexte
Notion de BEPAttribut individuel et catégoriel : difficulté, trouble, déficienceConditions dont les élèves ont besoin pour atteindre un objectif en contexte scolaire
Tâches d’enseignement et outils guidant leur actualisationCiblées sur individualisation; pratiques, aménagements spécifiques à chaque catégorie diagnostiqueCiblées sur intégration pédagogique et didactique dans le collectif; pratiques, adaptations, régulations, différenciation, flexibilité, diffusion
Identité de l’ES et formation pour enseignement inclusifES spécifique à chaque catégorie diagnostiqueES : compétences approfondies et posture d’enseignement
FLECHES
EO avec (in)formation complémentaire spécifique à une catégorie diagnostique
FLECHES
Positionnement axiologique : ES = EO

En ce qui concerne les dimensions focales, les présupposés d’approches structuralistes accordent un rôle prédominant à la structure de scolarisation des élèves que les procédures institutionnelles déclarent ou reconnaissent « handicapés ». De ce point de vue, l’École est dite inclusive si la classe ordinaire est la structure de scolarisation privilégiée pour tous les élèves. Cette conception évolue à partir du contexte de pensée et d’organisation scolaire propre au mouvement de l’intégration scolaire des années 1970, mouvement fondé sur le concept de handicap redéfini en 1977 par Wood (in OMS, 1980) comme désavantage social résultant d’une déficience, d’un trouble, sur le principe de normalisation des environnements (Nirje, 1968) et sur la notion de système en cascade (Gottlieb, 1981). Ces concepts et notions fondent l’organisation scolaire considérée, du point de vue structuraliste, propice à intégrer et à scolariser tous les enfants et les adolescents alors dits handicapés dans le système scolaire public : un système structuralement différencié en fonction des catégories psycho-médicales et sociales des enfants et adolescents, comprenant une dizaine de mesures graduées entre la classe ordinaire, la classe par exemple pour « dyslexiques », l’École des « sourds »… jusqu’à l’éducation en centre socio-médico-pédagogique (cf. Doré et al., 1996 ; Pelgrims, 2012, 2016). Le mouvement de l’intégration scolaire attaché à cette différenciation structurale — ou système en cascade — a évolué vers l’École inclusive en réduisant la focale à la classe ordinaire et aux « dispositifs » dits « inclusifs », qualifiant d’exclusion toute autre structure. Cette évolution a par contre maintenu le postulat selon lequel la difficulté, le trouble, la déficience sont un indice saillant primordial pour aménager l’enseignement. Partant, elle maintient les procédures consistant à désigner et diagnostiquer les différences d’ordre psycho-médical dans la même logique initiale d’octroi de mesures considérées spécifiques à chaque catégorie diagnostique. Mais à la place d’orienter les élèves diagnostiqués vers une structure différenciée, elle accorde le droit à des aménagements spécifiques. En corolaire, la notion de besoins éducatifs particuliers (BEP) est investie comme attribut individuel ou de groupe, se chevauchant avec la difficulté, le trouble, la déficience, la catégorie sociale diagnostiquée, conception encore largement en vigueur (Benoît et Gombert, 2021 ; Noël, 2017). L’École inclusive, dans cette perspective, est celle qui fait entrer dans l’établissement scolaire ordinaire les expertises de diagnostic, de conseil et d’interventions psycho-médicales, soit indirectement par le biais d’enseignants spécialisés formés à cet effet, soit directement par des partenaires thérapeutiques tout en sollicitant la compétence des enseignants réguliers à savoir collaborer avec elles et à créer des cultures « entre métiers », « interdiscipliniaires ».

Sur le pôle opposé, les dimensions focales des conceptions interactionnistes de l’École inclusive concernent le contexte et les conditions d’accessibilité, étant postulé que l’activité de tout élève et, partant l’activité d’apprentissage est l’effet d’interactions entre des aspects individuels et contextuels ou situationnels (Poplin, 1995). Dès lors que l’activité déployée par tout élève, déclaré en difficulté ou non, est considérée varier en fonction des situations dans lesquelles il est appelé à agir émerge l’argument pour scolariser tous les élèves dans la même École de quartier de domicile et en classe ordinaire, tout en assurant la mise en place des conditions nécessaires à l’apprentissage de tous. Le sens original conféré par Warnock à la notion de BEP qu’elle propose en 1978 s’inscrit pleinement dans cette perspective, étant entendu que les besoins concernent des « facteurs d’environnement » ou conditions dont des élèves ont besoin pour accéder au curriculum, apprendre et progresser à l’École. Les conceptions interactionnistes ont pour préoccupation les conditions dans lesquels un élève est appelé à agir et participer, accomplir une tâche, atteindre un objectif désigné en termes de savoir. De ce point de vue, l’École inclusive ne peut avoir pour seule focale prédominante la classe ordinaire, cette centration sur la structure étant présupposée insuffisante à garantir, pour tous les élèves, l’accès aux conditions de participation à un projet scolaire, à l’enseignement et à l’apprentissage des savoirs parmi et avec des élèves d’un collectif classe. Elle ne s’attache pas non plus à privilégier la désignation psycho-médicale ou sociologique de catégories d’élèves : elle s’intéresse de façon saillante à l’activité de tous les élèves dans ses dimensions individuelles, contextuelles et culturelles. Ce n’est donc pas l’élève ni dans sa « globalité », ni dans sa « déficience », mais dans les dimensions de son activité considérées pertinentes pour enseigner, car en lien pertinent avec apprendre un savoir et s’élever en tant que membre d’un collectif orienté par des valeurs et des projets partagés. Elle désigne, selon une approche anthropologique, les conditions permettant à chaque enfant, adolescent, jeune adulte non seulement de vivre, mais avant tout de se sentir exister en tant qu’être humain (Gardou, 2012). L’approche didactique envisage l’École inclusive comme conditions permettant à chaque élève d’accéder aux savoirs disciplinaires culturellement définis (Assude et al., 2014). Du point de vue d’une approche éducationnelle située, l’École inclusive désigne les conditions permettant à chaque enfant et adolescent d’accéder au rôle social d’élève et d’atteindre des objectifs d’apprentissage attendus au fil des situations qui se déploient dans un contexte scolaire donné (Pelgrims, 2012, 2016, 2019; Pelgrims et al., 2021). Dans la perspective interactionniste, l’essentiel est dans la mise en place de telles conditions ; si elle peut être garantie en classe ordinaire, alors l’École, les professionnels et les élèves en sortent doublement gagnants.

Les analyses des distinctions, confusions et imbrications conceptuelles de l’expression École inclusive étant multiples (Blanchet, 2021 ; Bouquet, 2015 ; Gardou, 2012), nous nous centrons ici sur la pertinence praxéologique de présupposés structuralistes et interactionnistes pour appréhender les tâches d’enseignement et leur actualisation, l’identité et la formation professionnelles des enseignants spécialisés.

Pertinence et risques pour l’enseignement de présupposés structuralistes versus interactionnistes

Dans le quotidien de son travail, un enseignant a un ensemble de tâches d’enseignement à actualiser dans l’intention double de faire progresser les élèves tout en obtenant leur participation et l’ordre en classe. Les tâches sont multiples et relèvent selon nous de trois ordres interdépendants : tâches didactiques, pédagogiques et collaboratives (Pelgrims, 2012, 2019) :

  • L’ordre didactique concerne toutes les tâches liées aux intentions d’enseignement des savoirs et la régulation des apprentissages (p. ex., désigner les savoirs à enseigner, planifier, mettre en œuvre, gérer et réguler l’enseignement, institutionnaliser un savoir) ;

  • L’ordre pédagogique regroupe les tâches permettant de maintenir l’ordre en classe et d’obtenir la participation de chacun (p. ex., créer un collectif de classe auquel chacun se sent appartenir, instaurer un climat de classe positif, instituer des rituels, gérer les différents niveaux de transitions, etc.) ;

  • L’ordre collaboratif comprend les tâches à réaliser avec différents partenaires de cultures professionnelles similaires ou différentes, et selon de multiples modalités de travail plus ou moins conjoint (p. ex., coenseigner, collaborer avec les parents, etc.).

L’actualisation de ces tâches s’inscrit dans un contexte de travail particulier, dans une situation d’action effective. Selon l’approche située de l’activité et des pratiques d’enseignement dans laquelle nous nous inscrivons, la façon dont un enseignant actualise une tâche est infléchie par les contingences situationnelles auxquelles il s’ajuste (Pelgrims, 2009, 2019), et par son référentiel d’action (Delorme, 2020) continuellement dynamisé par les ajustements et expériences d’enseignement situées et le sens qui leur est conféré. Ainsi, sa façon de penser, de se projeter dans l’action et de s’ajuster dans l’intention, par exemple, de réguler l’activité d’un élève à BEP à intégrer peut être empreinte de présupposés, plus ou moins explicitables et conscientisés, structuralistes ou interactionnistes. Or, ces présupposés n’orientent pas similairement l’action, certains comportant le risque d’écarter l’activité d’une intention d’enseignement a priori inclusif. À titre d’exemple, nous considérons ci-après l’actualisation des tâches didactiques consistant à définir un objectif d’enseignement, à planifier une séquence d’enseignement, à anticiper et préparer les conditions d’apprentissage et les outils de régulation peut être différemment entendue, projeté et accomplie.

Présupposés structuralistes pour guider l’actualisation de tâches d’enseignement

Les approches structuralistes de l’École inclusive admettent que les informations saillantes et faisant signe concernent les symptômes du trouble, de la déficience, et qu’il existe des aides, des pratiques d’enseignement spécifiquement adaptées à chaque catégorie diagnostique. Si l’on considère, parmi quelques tâches didactiques qu’un enseignant doit accomplir (Figure 1), l’objectif d’enseignement à désigner serait inféré à partir du diagnostic psycho-médical (p. ex., apprendre à gérer ses émotions et son comportement), s’accompagnant d’une planification individualisée et séquentialisée (p. ex., décomposition des étapes successives…) et d’aménagements spécifiques (p. ex., grille d’auto-observation, organisation d’un espace de travail individuel et cloisonné…). En corolaire, les choix des enseignants, leurs actions, leur efficacité à intégrer un élève dépendraient de la connaissance psycho-médicale de chaque type de difficulté, trouble, déficience, et de celle des aménagements spécifiquement associés.

Figure 1. Des présupposés structuralistes guidant l’actualisation de tâches d’enseignement.

Or, ces présupposés structuralistes de l’École et des pratiques inclusives s’achoppent à des limites qui, dans les déroulés de l’action, comportent certains risques et peuvent susciter des tensions.

Un premier risque est celui de croire qu’un enseignant peut procéder à l’actualisation des tâches pédagogiques et didactiques — c’est à dire la mobilisation d’outils de pensée et d’action, les gestes, les techniques, les interventions à mettre en œuvre auprès de chacun tout en maintenant le collectif — en inférant ce qu’il a à faire à partir de connaissances d’ordre psycho-médical. Tout comme savoir accomplir des tâches thérapeutiques ne peut être inféré de la connaissance de l’enseignement et de l’apprentissage en contexte scolaire. De telles croyances conduisent à l’impossibilité d’enseigner, sinon à renier sa culture et identité professionnelle ou à réclamer des ressources d’un autre ordre.

Être guidé par la croyance que la connaissance du diagnostic psycho-médical est prioritaire pour orienter le travail d’enseignement inclusif risque d’empêcher d’appréhender l’enfant ou l’adolescent dans son rôle social particulier d’élève et dans son activité spécifique en situation d’enseignement-apprentissage orientée par un objectif, une tâche, des conditions, des enjeux, des règles, des implicites dont le sens procède d’expériences au-delà de la situation. La centration sur le diagnostic risque de lier et réduire toute action de l’élève, qu’elle soit celle attendue ou non, à sa déficience, phénomène d’amplification du handicap, le privant par-là même d’expériences, d’intentions et de potentialités. La primauté accordée à la connaissance du trouble ou de la déficience conduit à générer des prismes au travers desquels regarder un enfant ou un adolescent. Les diagnostics étant multiples et variés, les prismes se multiplient, tandis que, pour l’enseignant, le groupe classe se démultiplie en plusieurs catégories d’élèves augmentant d’autant l’impression d’hétérogénéité croissante. Il est devenu fréquent d’entendre des enseignants dénombrer les élèves par type de diagnostic exprimé en acronyme, suivant la logique-même d’injonctions institutionnelles d’ordre psycho-médical. En outre, lorsque ces prismes rencontrent l’injonction axiologique résonnant dans les mêmes établissements scolaires et ordonnant les enseignants à « valoriser la différence », le couplage exacerbe d’autant l’impression d’hétérogénéité et le sentiment d’incompétence professionnelle.

En outre, cette multiplication des prismes psycho-médicaux renforce le présupposé d’existence de pratiques et d’aménagements qui seraient spécifiques à chaque diagnostic. Le risque devient dès lors de penser devoir substituer, pour certains élèves, les outils de pensée et d’action de la culture enseignante par des outils d’autres cultures professionnelles, augmentant d’autant le sentiment d’incompétence professionnelle ou la quête de ressources. Ce postulat de spécificité est pourtant remis en cause par les travaux indiquant que les conditions dont des enfants ont besoin pour accéder au rôle d’élève et aux savoirs sont communes à un ensemble d’élèves (Pelgrims, 2019), que les gestes professionnels d’enseignants et leurs adaptations ne sont l’exclusivité d’aucun élève ni catégorie diagnostique, mais sont largement diffusés au sein d’une classe (Feuilladieu et Dunand, 2016 ; Gombert et al., 2017). D’ailleurs, les aménagements, comme les outils numériques, sont peu utilisés lorsque réservés aux seuls élèves porteurs d’un diagnostic (Bacquelé, 2018).

Présupposés structuralistes à l’identité et à la formation professionnelles

L’École et les pratiques dites inclusives, envisagées sous l’angle structuraliste, appellent des enseignants spécialisés dont l’identité professionnelle est forgée par des connaissances et compétences approfondies en lien avec les troubles et déficiences : l’enseignant avant tout « spécialiste du handicap ». En contexte scolaire ordinaire dit inclusif et orienté par des présupposés structuralistes, l’enseignant spécialisé est à la fois entendu et attendu comme « spécialiste du handicap » auquel est alors dévolue la responsabilité d’enseigner aux élèves déclarés à BEP (Jordan et al., 2010 ; Pelgrims et al., 2018). S’en suivent peu de modalités de collaboration au sens de coenseignement entre enseignants réguliers et spécialisés, diminuant d’autant les opportunités de différenciation pédagogique au sein de la classe régulière (Jordan et al., 2010 ; Valls et al., 2021). L’individualisation des objectifs et des tâches est privilégiée avec la création pour les élèves à BEP de deux contextes didactiquement et pédagogiquement non articulés (Moulin, 2002 ; Pelgrims, 2001, 2011 ; Tambone, 2014 ; Toullec-Théry, 2013, 2021). Les répercussions de telles pratiques sur l’activité des élèves à BEP sont multiples : ruptures, morcellement, instabilité, individualisation affectent l’engagement, la persévérance dans l’apprentissage, le sens de l’activité, l’intérêt et la valeur des savoirs à apprendre, le sentiment d’appartenance et d’être intégré à un collectif dont on accepte les valeurs, les normes et les projets (Pelgrims et al., 2021).

La perspective d’enseignants spécialistes du handicap oriente la conception de certaines formations d’enseignants spécialisés en Suisse et ailleurs (cf. Delorme, 2020 ; Delorme et Pelgrims, 2022). Au niveau des formations initiales, certains programmes accordent un volume de cours et d’objectifs important à la connaissance des différents troubles et déficiences ; d’autres prévoient des formations et diplômes par type de catégorie diagnostique. Au niveau de la formation continue, les dispositifs centrés sur un trouble ou une déficience spécifique sont largement répandus. Le risque associé à l’accroissement de telles formations, demeure pour la communauté scolaire et pour les enseignants, d’exacerber l’amplification du handicap, l’impression d’hétérogénéité croissante, le sentiment d’incompétence professionnelle et le recours aux spécialistes auxquels confier la responsabilité d’enseigner. Les intentions individuelles et collectives inclusives entrent en contradiction avec les conditions mêmes d’actualisation de ces intentions, conditions, ressources, moyens d’action, trop obscurément orientées par des présupposés insuffisamment pertinents pour guider l’action pédagogique et didactique.

Présupposés interactionnistes pour guider l’actualisation de tâches d’enseignement

Les perspectives interactionnistes de l’École et des pratiques d’enseignement inclusives accordent une priorité au contexte dans lequel un enfant ou adolescent est appelé à agir comme élève, aux objectifs et tâches qu’il doit accomplir, aux conditions dans lesquelles il doit apprendre.

Figure 2. Des présupposés interactionnistes guidant l’actualisation de tâches d’enseignement.

Confronté aux tâches de définition d’un objectif d’enseignement, des séquences à planifier et des conditions d’apprentissage à préparer, l’enseignant mu par un référentiel d’action relevant davantage de présupposés interactionnistes (Figure 2) voit l’enfant ou l’adolescent sous le prisme de son rôle et de son activité d’élève qui, outre la présence d’éventuels signes particuliers, n’en demeure pas moins appréhendable dans ses multiples dimensions sociales, cognitives, socio-affectives, langagières, apparentes, à l’instar de l’activité de tout élève orientée vers un objectif à atteindre dans un contexte et une situation donnée. Demeurent aussi saillants le recours aux outils de pensée et d’action d’enseignant : plans d’études et moyens d’enseignement prescrits ou institués, appréciation du climat de classe et des dynamiques relationnelles entre élèves, analyses a priori et a posteriori des séquences d’enseignement-apprentissage, démarches d’évaluation formative ouvrant sur une panoplie variée de régulations directes et indirectes, stratégies d’enseignement différencié… À ces moyens s’ajoutent des aménagements spécifiques (p. ex., assurer des conditions stables propices à l’autorégulation socio-affective ; faire sentir tactilement la notion d’équilibre ; travailler proactivement un champ lexical dans la perspective de production d’un texte) dont d’autres élèves, voyants ou sans dyslexie, profiteront aussi. En outre, la croyance, fondée sur des expériences, en la capacité d’agir comme enseignant pour mettre en place les conditions dont des élèves ont particulièrement besoin, conduit à davantage de co-enseignement entre enseignant ordinaire et spécialisé, de stratégies de différenciation et d’interactions didactiques avec les élèves à BEP (Jordan et al., 2010).

Présupposés interactionnistes à l’identité et à la formation professionnelles

Sur le plan de l’identité professionnelle, l’enseignant spécialisé est attendu comme un collègue enseignant de dont l’expertise procède de multiples expériences d’enseignement avec des élèves à BEP dans un ensemble de champs notionnels et contextes variés. De ce point de vue, l’École inclusive appelle des enseignants spécialisés particulièrement experts dans les compétences d’enseignement (Bateman et al., 2015 ; Ruppar et al., 2022).

Selon le type d’approche interactionniste des pratiques d’enseignement inclusives, les compétences auxquelles former les enseignants spécialisés sont variables. Pour certains (Gombert et al., 2017 ; Benoît et Gombert, 2021), savoir aménager et adapter les séquences didactiques planifiées en classe régulière pour répondre aux besoins de tous les élèves est une compétence centrale de l’enseignant spécialisé. Les approches didactiques (Assude et al., 2018 ; Assude et Millon-Fauré, 2021) insistent plus fortement sur la connaissance des savoirs et les compétences didactiques propices à rendre ces savoirs accessibles pour tous les élèves au sein d’un système didactique. L’approche éducationnelle située que nous adoptons insiste sur les compétences à actualiser les tâches pédagogiques, didactiques et collaboratives en dépit des contingences particulières aux différents types de contextes et de fonctions d’enseignant spécialisé qui elles risquent constamment d’écarter l’enseignant de ses intentions d’enseignement et, partant d’empêcher enfants et adolescents à accéder au rôle social d’élève et aux savoirs (Pelgrims, 2013, 2019 ; Pelgrims et Delorme, 2022 ; Pelgrims et Emery, 2022). Elles partagent à différents titres et degrés la croyance en l’efficacité de dispositifs capables de guider et soutenir les étudiants et enseignants au fil de leurs expériences, tout en suscitant de façon explicite l’anticipation, l’analyse et à la régulation des pratiques d’enseignement.

Or, l’adoption de présupposés interactionnistes n’est pas exempte de risques et de tensions au niveau des pratiques scolaires, de l’identité d’enseignant spécialisé et de sa formation professionnelle.

Un premier risque est une dérive de présupposés interactionnistes par imbrication avec un positionnement axiologique (Tableau 1) essentiellement fondé sur des valeurs de l’inclusion considérées universelles, indépendamment des individus, des contextes et des résultantes de leurs interactions. Motivé par le combat contre l’exclusion de l’École et contre la scolarisation dans des structures différentes de l’enseignement ordinaire, guidé par la croyance que tous les élèves peuvent apprendre ensemble, ce positionnement contribue à défendre l’idée d’enseignants, ni ordinaires ni spécialisés, mais tous « inclusifs ». Or, les risques en classe et en situation d’action effective concernent l’abnégation de besoins particuliers d’élèves pour accomplir une tâche, pour apprendre et atteindre un objectif (Kauffman, 1999), avec pour effets la production de situations handicapant l’accès au savoir, des processus de micro-exclusion des situations collectives d’enseignement-apprentissage et leur lot de conséquences sur l’activité des élèves concernés. Sur le plan de la formation, des orientations d’ordre axiologique concourent au risque de voir des enseignants improviser leurs gestes didactiques donnant lieu à des pratiques peu inclusives (Assude et al., 2013). Sans plus de ressources soutenant le développement de compétences d’enseignement, des zones d’ignorance professionnelle peuvent émerger que plus d’un enseignant régulier tentera de combler au gré des offres psycho-médicales qui elles manquent peu, avec le retour possible aux présupposés structuralistes et ses risques d’individualisation.

Enfin, durant les stages de formation en enseignement spécialisé, des étudiants pourtant formés au regard interactionniste qui cherche la nuance et l’élément qui provoquera chez tout élève l’apprentissage, sont parfois confrontés à des éléments de culture professionnelle davantage orientée sur la reproduction de pratiques privilégiant l’individualisation et l’aménagement spécifique au trouble, que sur la transformation vers des conceptions et pratiques plus inclusives (Delorme, 2020).

En guise de perspectives pour la formation des enseignants spécialisés

Le recul sur la littérature et le contexte de pensée interactionniste nous convainc que ni le diagnostic psycho-médical, ni l’assimilation structurelle à la classe ordinaire ne permettent de définir les pratiques d’enseignement à mettre en œuvre avec des élèves institutionnellement déclarés à besoins éducatifs particuliers et, en corolaire, de fonder une formation d’enseignants capables d’élever des enfants et adolescents vers le rôle d’élève et vers l’acquisition des savoirs (Pelgrims et Delorme, 2022). Nous admettons dès lors que le domaine de connaissances privilégié pour concevoir la formation des enseignants spécialisés concerne celui des connaissances sur ce qu’est enseigner, sur ce qu’est enseigner dans des contextes scolaires d’enseignement spécialisé (classes spécialisées, dispositifs inclusifs et de soutien à la scolarisation en classe ordinaire, institutions spécialisées), sur les obstacles contextuels et situationnels à l’enseignement qui risquent, en conséquence, d’empêcher l’accessibilité au rôle d’élève et aux savoirs.

En outre, notre conviction interactionniste se traduit par l’approche située de l’activité et des pratiques d’enseignement spécialisé. Nous nous appuyons sur les travaux s’intéressant au travail des enseignants spécialisés pour penser les objectifs et dispositifs de formation. Ils montrent tout d’abord combien les fonctions et les pratiques se déclinent différemment selon ces trois types de contextes. Il ressort en effet que la façon de pouvoir mener à bien les tâches pédagogiques et didactiques et collaboratives diffère selon que l’enseignant spécialisé doit fonctionner comme soutien à l’intégration en classe régulière, comme titulaire d’une classe spécialisée ou encore comme membre d’une équipe pluriprofessionnelle au sein d’une institution ou École spécialisée (Delorme, 2020 ; Pelgrims, 2001, 2009 ; Pelgrims et Emery, 2022). En raison de contingences contextuelles et situationnelles avec lesquelles l’enseignant spécialisé doit composer ses tâches, les risques pour les étudiants futurs enseignants consistent à s’ajuster à l’aide de pratiques qui s’écartent d’intentions d’enseignement ou encore à l’aide de pratiques de collaboration qui perdent leur pertinence à guider le travail d’enseignement. La formation à la fonction de soutien appelle notamment des compétences pédagogiques (Nes, 2014), didactiques (Assude et Perez, 2014) et de co-enseignement (Villa et al., 2013) particulières, qui sont travaillées au fil d’un stage spécifiquement orienté sur cette fonction et en articulation étroite à des séminaires centrés sur les obstacles et les particularités pédagogiques, didactiques et collaboratives de la fonction et du contexte. Il en est de même pour la formation à la fonction de titulaire d’une classe spécialisée (Pelgrims, 2009 ; Muñoz Chlostova, 2022) et à celle d’enseignant spécialisé exerçant au sein d’une équipe pluriprofessionnelle en institution (Emery, 2016). Notre dispositif de formation (Pelgrims, 2018 ; Pelgrims et Delorme, 2022) réserve ainsi une part importante à la formation en alternance dans ces trois contextes d’enseignement spécialisé. L’ensemble d’apports et de modalités proposés suscitent l’analyse a priori et a posteriori, la régulation proactive, in situ et rétroactive de l’activité professionnelle, ainsi que l’anticipation et le repérage a posteriori des obstacles et éventuels ajustements s’écartant d’intentions d’enseignement plus propices à l’apprentissage des élèves.

Enfin, concevoir une formation à partir des connaissances produites sur le travail d’enseignement en contextes d’enseignement spécialisé nous conduit à clarifier ce que signifie enseignant spécialisé. Certains éléments de définition issus de prescriptions institutionnelles concernent « la prise en charge scolaire », « le soutien », « l’individualisation », d’autres expriment la fonction de « conseil » ou la notion de « spécialiste scolaire du handicap » ou d’une déficience en particulier, l’idée de « pédagogie adaptée aux besoins éducatifs particuliers ». Ces facettes soulignent pourtant peu la spécificité de la profession d’enseignant. Ce manquement nous paraît pourtant essentiel à combler si l’on veut assurer le droit pour tous les élèves d’accéder, non pas à de l’éducation, mais bien à de l’enseignement de savoirs et aux conditions pédagogiques et didactiques leur permettant d’être élève et d’apprendre au sein d’un collectif classe (même à effectif réduit). Nous posons donc, au regard et en cohérence avec l’approche située qui est la nôtre, que l’enseignant spécialisé assume la profession d’enseignant (et non celle de précepteur ni d’éducateur ni de thérapeute) impliquant l’accomplissement de tâches professionnelles d’enseignant. Il est spécialisé, car ses compétences d’enseignement sont approfondies : il sait actualiser les tâches professionnelles d’enseignant en considérant les objectifs d’enseignement et d’apprentissage, les besoins pédagogiques et didactiques particuliers d’élèves de 4 à 20 ans, ainsi que les particularités (contingences, obstacles) des différents contextes professionnels d’enseignement spécialisé qui risquent d’infléchir ses choix pédagogiques et didactiques et de l’écarter d’une posture d’enseignement. Ils et elles sont spécialisés car sans balises instituées (contrairement à l’enseignant ordinaire), les enseignants et enseignantes sont de véritables équilibristes avançant entre contraintes et libertés sans perdre de vue leur intention d’enseignement et d’intégration de chaque enfant, adolescent en tant qu’élève au sein d’un collectif et d’une micro-culture de classe. Apprendre à tenir cet équilibre impose une formation dont les dispositifs d’alternance sont capables de guider et soutenir les pas du débutant confronté à des obstacles, des dilemmes, des injonctions explicites et présupposés implicites risquant de provoquer tensions et dérives.