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Couverture de Éducation et formation aux pratiques inclusives (2024) Show/hide cover

Pratiques de médiation, entre scénarios clefs en main et analyse du réel en formation d’enseignants

Introduction

Depuis les années 80-90, les expériences d’apprentissage médiatisées telles que caractérisées par Feuerstein (1990) ou les fonctions de l’étayage définies par Bruner (1983) ont pu constituer des points d’appui en recherche-formation pour traiter de l’apprentissage et de l’aide aux élèves en difficulté. En 1994 par exemple, lors du colloque « Comprendre et Construire la médiation » organisé par l’université de Provence, un dispositif original a été pensé, où chercheurs et formateurs ont travaillé ensemble afin de se situer, en théorie et en pratique, dans une épistémologie de la médiation, la médiation apparaissant « comme l’une des clés possibles de la vie des hommes en société, comme l’un des outils susceptibles de favoriser l’intégration des laissés-pour-compte » (Chappaz, 1995, p. 9). Ainsi, les théories de la médiation sont interrogées depuis plusieurs décennies dans le cadre de la formation, en partant d’une caractérisation de la médiation telle qu’elle présume des interactions visant la transformation d’un sujet par et pour lui-même (Vinatier et Laurent, 2008).

En quoi ces théories ont-elles une place à conserver (voire à consolider) dans le cadre de la formation à une éducation inclusive telle que définie en 2005, et en quoi peuvent-elles par ailleurs permettre de repenser la dynamique d’un geste professionnel médiateur ? Ma contribution tentera de répondre à ces questions en ouvrant l’analyse aux médiations proposées dans le cadre de l’éducation artistique et culturelle, dans le sens où je considère que l’enjeu central d’une médiation est de rendre accessible à tous le pacte symbolique, c’est-à-dire l’ensemble des conventions, dont spécifiquement les langages, qui permettent les échanges sereins et constructifs entre les sujets. Il semble important de considérer en formation en quoi l’analyse des gestes professionnels d’un médiateur autour d’objets symboliques présents dans une galerie d’art constitue une grille de lecture des conditions de l’accessibilité aux savoirs pour tous.

Je reviendrai dans un premier temps sur le processus de médiation en pédagogie comme moyen d’entrer dans la culture (au sens de Bruner, 1990, 1996) tel qu’il a pu nourrir les formations spécialisées, pour centrer ensuite mon propos sur un format interactionnel mis en œuvre en médiation culturelle et semblant propice à l’appropriation des outils nécessaires à la construction par le sujet de son rapport au monde et à la culture. Il s’agira de considérer en quoi la médiation culturelle peut être utilement examinée dans le cadre de la formation aux pratiques inclusives, dans une dynamique porteuse de transfert et de développement professionnel.

De quelques fondements de la formation à la médiation en éducation

L’acte de former s’inscrit dans une tension entre reproduction et innovation, et c’est dans cette perspective qu’il convient de rappeler la place centrale qui a été donnée à la notion de médiation dans les travaux s’intéressant à l’accessibilité au savoir pour tous les élèves. Comme nous pouvons le relire dans des publications des années 90, par exemple les Cahiers de Beaumont1 ou les actes du colloque Comprendre et Construire la médiation (1994), l’enseignement spécialisé a, en quelque sorte, redéfini l’acte pédagogique en ouvrant le triangle pédagogique classique vers un schéma quadripolaire où la variable « environnement » en devient une composante identifiable (Sorel, 1995). En effet, si la pédagogie de la médiation se préoccupe des liens entre les formés, les formateurs et les objets à apprendre, elle s’intéresse aussi aux liens que le formé va pouvoir établir entre un objet de savoir et les compétences que l’on attend de lui dans un environnement donné, « le phénomène dont il s’agit [étant] l’intelligibilité des apprentissages qu’un individu doit réaliser pour fonctionner dans une culture donnée » (Sorel, 1995, p. 17). Former les enseignants à une pédagogie de la médiation signifie donc être en mesure de les mener à formaliser un acte d’enseignement-apprentissage permettant une construction intégrée de connaissances, dans le sens où elles inscrivent le sujet dans la compréhension des systèmes de signes (les langages et symboles particulièrement) présents dans la vie sociale et culturelle.

Former à la pédagogie de la médiation consiste simultanément à proposer des scénarios de formation tels que les enseignants aient les moyens d’engager l’apprenant vers une mobilisation cognitive, en promouvant le développement de ses modes mentaux d’agir. La formation doit alors montrer comment mettre au travail la double fonction de la médiation pédagogique, soit la fonction de séparation et la fonction d’alliance : « toute médiation doit à la fois séparer, briser, introduire une distance (entre un sujet et sa position primitive) ; et unir, pousser vers, relier (à un contenu, un savoir, une autre personne, un autre soi-même) »(Hadji, 2008, p. 41). Il s’agit de s’inscrire dans une communauté de signification par l’échange langagier qui d’une part oblige à se décentrer, à écouter l’autre (séparation) et d’autre part permet de s’approprier les conventions nécessaires aux significations partageables (alliance). Former l’enseignant à une médiation pédagogique a consisté, dans cette perspective, à l’accompagner dans la mise en œuvre de dispositifs propres à faire vivre à ses apprenants des expériences d’apprentissage médiatisées. Référence à Feuerstein, « théoricien de la perfectibilité humaine » (Hadji, 2008, p. 46), qui reste un théoricien et un praticien essentiel à convoquer dans le cadre actuel de la formation des enseignants, du fait de son exigence à affirmer que « si vous pensez que l’homme est modifiable et, si vous ne savez pas qui l’est ou qui ne l’est pas, vous serez des chercheurs créatifs pour trouver un support à votre postulat de la modifiabilité »(Feuerstein, 1990, p. 165).

Le présupposé est donc celui de prêter à tout sujet, même en grande difficulté, la compétence d’apprendre en mettant au premier plan la dimension sociale du développement, en lui faisant vivre des expériences d’apprentissage médiatisées (Perret, 2016).

Ainsi, dans les années 90, la médiation pédagogique pensée pour la formation à l’enseignement spécialisé s’est donné explicitement comme objectif de proposer des situations propres à modifier le répertoire cognitif des apprenants, pour une entrée de plain-pied dans leur culture, car « c’est elle qui constitue le monde auquel nous devons nous adapter, en même temps qu’elle est la boite à outils dont nous avons besoin pour y parvenir » (Bruner, 1990, p. 27). Cette caractérisation de la médiation a permis de penser et expérimenter les dispositifs de formation des enseignants spécialisés, en appui sur des outils « dédiés » qui étaient présentés en formation avec des scénarios précis2, par exemple le PEI (Programme d’enrichissement instrumental) de Feuerstein, les Modules d’activation des compétences de base en mathématiques (MACeM), les Langagiciels, les spirales, les constellations (outils élaborés par les formateurs du CNEFASES). Les scénarios de formation dans ce cadre étaient alors fondés essentiellement sur l’isomorphie : faire vivre les expériences d’apprentissage médiatisées aux enseignants en formation en leur demandant en quelque sorte de s’inscrire dans le même espace psychique que les élèves3.

Si aujourd’hui, l’État reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser, et s’il affirme à travers les dispositions de son système législatif « veiller à l’inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction » (art.2 de la loi de 2013), les théorisations de Feuerstein sont intéressantes à réactualiser, entre singularité du sujet et dimension collective de la sociabilité (Gardiès et Piot, 2018). Elles pourraient, selon nous, servir d’adossement pour penser et agir en vue d’une mise en œuvre effective au sein d’une école qui est désormais ouverte en droit à un public hétérogène. En particulier, les concepts de modifiabilité, de potentiel, de propension donnent tout son sens à l’acte même de médiation dans le contexte éducatif actuel, et notamment pourraient consister en un réel marchepied en regard des défis posés par ce qui est nommé « l’école inclusive » et des pratiques enseignantes.

Le défi est grand, mais le cadre de l’inclusion semble en même temps un moment favorable à un réexamen de l’intervention médiatisante,dans un contexte où la recherche en éducation s’interroge sur l’acte de former comme moyen de faire lire le réel aux formés : non plus des dispositifs spécifiques pour des apprenants particuliers, présentés en formation sous forme de scénarios préétablis, mais une analyse située des gestes du médiateur face à un public hétérogène.

Les gestes médiateurs comme observables pour la formation à l’éducation inclusive

Les travaux sur la clinique de l’activité et sur l’agir professionnel (Bucheton et Dezutter, 2008 ; Clot, 2000 ; Jorro, 2002 ; 2007) invitent à repenser la question de la formation à la médiation non plus seulement comme la transmission de modèles d’action proposés par des experts, mais comme une description d’un agir situé. La médiation étant une activité discursive, c’est l’examen de l’échange langagier lui-même qui pourra devenir le cœur du contenu de formation. Je me réfère à la définition du geste professionnel médiateur défini par Anne Jorro (2018), soit le geste professionnel comme art de faire.

L’expression « Arts de faire » permet de mettre en lumière l’ingéniosité qui réside dans l’usage de savoirs tacites, presque invisibles aux acteurs eux-mêmes et tellement pertinents pour la conduite de l’action […] la reconnaissance d’un rapport à autrui et à l’environnement que les professionnels ont incorporé dans leur pratique quotidienne. [Jorro, 2018, p. 9]

À partir de cette définition, j’ai souhaité, en formation, partager l’observation des savoirs pratiques mis en œuvre par une médiatrice faisant découvrir à une classe des œuvres dans une galerie d’art contemporain. L’enjeu était d’examiner la négociation culturelle en jeu (Rondelli, 2019).

Pourquoi la visite scolaire d’un lieu d’art et de culture intéresse-t-elle la formation aux pratiques scolaires prenant en compte l’hétérogénéité des publics ? Parce que l’activité telle qu’elle se fait jour dans la galerie d’art montre que la posture énonciative de la médiatrice implique des comportements cognitivo-langagiers des élèves qui les engagent tous à entrer dans le pacte symbolique.

Il s’agit de rendre explicite l’art de faire de la médiatrice pour deux raisons complémentaires : d’une part parce que la culture pour tous les élèves comme moyen d’émancipation n’est envisageable que si l’on ne la limite pas à un bain dont les élèves retireront bien quelque chose, comme si elle revêtait un pouvoir intrinsèque suffisant (Netter, 2018) ; d’autre part, et de manière aussi forte, parce que si l’expérience de la fréquentation d’une œuvre est singulière : « les œuvres sont des mondes et pour connaitre un monde il faut entrer en lui, l’habiter, bref en faire l’expérience » (Schaeffer, 2021, p. 12). Le jeu de l’artiste avec la représentation du réel permet la discussion, lors de la médiation, sur les significations partageables, et ouvre donc un chemin pour tous les élèves vers les modes mentaux d’agir en communauté, chemin vers l’acceptation, pour certains élèves, des significations conventionnelles nécessaires à l’apprentissage scolaire.

Pour cerner le processus en jeu dans cette fréquentation d’œuvres par les élèves-visiteurs, je m’appuie sur la définition d’Everaert-Desmedt (2013) quant à la réception d’une œuvre :

La réception artistique n’est pas une perception spontanée d’une qualité de l’œuvre, ni une contemplation, mais une cognition, un processus cognitif. C’est dans l’activité cognitive elle-même que réside le plaisir artistique : plaisir de sentir qu’il y a quelque chose à comprendre, qu’on est sur le point de comprendre, que quelque chose d’absolument nouveau est sur le point de devenir intelligible, que l’on va découvrir du possible. [Everaert-Desmedt, 2013, p. 172]

Lors de la médiation, la réception s’inscrit dans un processus socio-cognitif. La médiation peut mener le groupe à « convenir » ensemble, à ce que chaque élève entende et propose des significations partageables. En somme, les œuvres singulières, appréhendées de manière singulière, permettent cependant l’apprentissage du découpage du monde en cours dans une culture donnée. L’enjeu est central : la culture avec l’école peut ainsi devenir utile à la culture de l’école ; la formation aux pratiques inclusives peut s’appuyer dans ce cadre sur une observation outillée des comportements langagiers du médiateur, car c’est à partir du langage du professionnel que l’on peut saisir la manière dont il conçoit et se représente son activité (Bucheton et Dezutter, 2008).

Ainsi, l’objectif de la formation au geste médiateur proposée en formation continue d’un groupe d’enseignants a été de rendre visible et analysable la manière dont, en l’occurrence ici la médiatrice, du fait de sa posture langagière, a permis l’appropriation d’une exposition et des œuvres tant du point de vue affectif que cognitif.

Ce type d’analyse semble essentiel en formation. Si Jorro (2018) analyse lacompétence non consciente, implicite, tacite du médiateur, Netter (2018) étudie un autre type d’implicite, l’invisible des attendus de la situation de transmission (scolaire ou culturelle) et son caractère discriminant et contraire à la réussite pour tous :

dans une situation donnée, le curriculum invisible est donc l’interprétation des termes sur laquelle les enseignants ne s’interrogent généralement pas et qui leur permet d’engager les enfants dans l’activité […] il est peu verbalisé voire peu pensé si bien que les élèves scolairement faibles peuvent ne pas le percevoir et ne pas comprendre l’origine de leurs difficultés. [Netter, 2018, p. 49]

L’objectif a été de former les enseignants au repérage des gestes langagiers permettant — ou non — de rendre les attendus explicites. Ceci en appui sur des indicateurs croisant l’analyse du discours et l’approche par l’analyse des gestes professionnels.

Le contexte de la formation

Dans le cadre d’une formation d’enseignants à l’analyse de situations de médiation tenant compte de la diversité des publics, il s’agit du visionnement d’extraits d’un échange portant sur une exposition des œuvres de Laurent Corvaisier4, au sein d’une galerie d’art.

L’enjeu de ce moment de formation consiste en l’examen des gestes verbaux de la médiatrice. L’outillage à construire avec les enseignants en formation est double :

  1. outillage métalinguistique, afin de pouvoir examiner les mouvements discursifs visibles dans l’enchainement des tours de parole : si « le mouvement discursif est la base d’une possibilité de penser avec le langage » (Froment et Carcassonne 2002, p. 145), comment ce mouvement se manifeste-t-il, en quoi le discours de la médiatrice (questions, reprises, reformulations, modalisations, thématisation) est-il repris, interprété, modifié ou initié par les élèves dans leur propre prise de parole ? En quoi la médiatrice est-elle en mesure de se saisir du penser-parler des élèves et quelle est sa capacité à rendre visible par son discours le cheminement vers une compréhension élargie de la culture dans laquelle ils évoluent (Bruner, 1996?

  2. appropriation progressive des modélisations à disposition (Jorro, 2018) pour caractériser l’agir de la médiatrice.

La classe filmée est composée d’élèves de fin d’école élémentaire française. Un élève est d’ores et déjà orienté en Section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa). Il sera nommé Léo.

La médiation se déploie en trois moments : un temps où les élèves sont invités à découvrir l’exposition en déambulant de manière libre ; un temps où ils sont invités à proposer individuellement un titre pour cette exposition (sur une petite fiche) ; un temps de différents regroupements, au cœur même de la galerie.

Nous avons examiné précisément en formation le premier regroupement, identifié par le choix de l’espace de la galerie permettant une vision d’ensemble de la majorité des œuvres (s’en suivra un déplacement du groupe vers une œuvre que l’artiste a réalisé in situ).

Quel « art de faire » se dessine-t-il lors du regroupement5 ?

La médiatrice rappelle d’abord les activités des étapes 1 et 2 de la médiation en légitimant la diversité des interprétations : « c’est chouette de venir et puis de se faire sa propre idée ». Elle recentre ensuite sur la question du titre de l’exposition. Examinons un échange significatif :

1- [Médiatrice] Donc en fait, cette exposition on vous a demandé de réfléchir à un titre. Vous avez trouvé quoi par exemple comme titre pour l’expo ? Jeune homme tu avais dit quoi ?
2- [Enfant] Le monde coloré.
3- [Médiatrice] Exactement le monde coloré. Et toi, Léo ?
4- [Léo] La joie.
5- [Médiatrice] La joie, c’est vrai que c’est joyeux comme exposition, avec toutes ces couleurs.
6- [Enfant] Les personnages colorés.
7- [Médiatrice] Ouais, ça revient un petit peu, c’est sûr.
8- [Enfant] Les visages.
9- [Médiatrice] Les visages. Il y en a plein dans l’exposition.
10- [Enfant] Les visages en tableau.
11- [Médiatrice] Les visages en tableau.
12- [Enfant] Les humains et les animaux.
13- [Médiatrice] Les humains et les animaux. Il était bien aussi le tien.
14- Enfant] Les animaux aux yeux fermés.
15- [Médiatrice] Voilà. Très poétique, moi j’ai trouvé ça joli.
16- [Enfant] La nature.
17- [Médiatrice] La nature. Oui c’est sûr. Hommes, végétaux, animaux ça forme la nature. Donc vous avez effectivement tous bien raison quand on regarde ces œuvres, on voit beaucoup de visages, on voit beaucoup d’animaux et souvent c’est d’ailleurs plutôt des animaux, leur visage aussi, leur tête plus que tout le corps. Et puis on voit aussi beaucoup de végétaux et de temps en temps, vous avez remarqué on, on voit quand même quelques maisons par exemple ici.
18- [Enfant] La Tour Eiffel ?
19- [Médiatrice] Eh bien oui. Notre-Dame aussi. Donc là ça se passe où à votre avis ?
20- [Enfant] A Paris.
21- [Médiatrice] Ben oui c’est ça. Il aime les animaux, les végétaux, les humains.
22- [Enfant] Les bâtiments.
23- [Médiatrice] Les bâtiments quand même, et il aime aussi les voyages, en fait, il aime beaucoup voyager. Donc en fait cette exposition elle a un nom, mais c’est pas le monde coloré, ça aurait pu, elle s’appelle ASSEMBLAGES.
24- [Léo] Bah c’est la joie parce qu’il y a beaucoup de couleurs
25- [Médiatrice] Ah ben oui t’as raison oui c’est très joyeux toutes ces couleurs, ça nous fait voyager aussi et c’est très gai. Alors il a quand même que quelques tableaux en noir et blanc, c’est des sérigraphies, je vous expliquerai ce que c’est. Et alors la particularité de Laurent Corvaisier, dans cette expo qui s’appelle assemblages… À votre avis, pourquoi ça s’appelle assemblages ? Qu’est-ce que ça veut dire déjà un assemblage, vous savez ?
26- [Enfant] Par exemple, on prend un animal et on le met avec un humain, et ben on les assemble.
27- [Médiatrice] Oui c’est ça. Autre chose ?
28- [Léo] Bah ça va bien, non ?
29- [Médiatrice] Oui C’est bien, Léo, c’est une bonne explication [rit].

La médiatrice organise son discours autour de quatre gestes langagiers tels que décrits par Jorro et al. (2018), gestes inscrits dans la temporalité de l’échange :

  1. un geste de validation/valorisation, par la répétition ([Enfant] le monde coloré, [médiatrice] exactement, le monde coloré/[enfant] La joie, [médiatrice] la joie), par l’emploi de nombreux assertifs (exactement, voilà, ouais, c’est vrai, eh bien oui, c’est ça, voilà, tu as raison, oui c’est sûr, vous avez tous bien raison), par le développement des thèmes proposés par les élèves en choisissant des mots à la valence émotionnelle positive (c’est joyeux, très poétique, j’ai trouvé ça joli, c’est très gai).

  2. un geste d’accompagnement du savoir  : en [17], elle reprend la proposition de l’élève (nature), l’expanse en répétant les attributs cités par les élèves (hommes, végétaux, animaux) et, prenant appui sur ce déjà-là construit collectivement, elle complète la description des œuvres, d’une part en affinant le regard des élèves [on voit beaucoup d’animaux et souvent c’est d’ailleurs plutôt des animaux, leur visage aussi, leur tête plus que tout le corps], d’autre part en ouvrant un nouveau champ référentiel en proposant « maisons » ; en [21] [22], s’actualise un continuum où, si la médiatrice reprend à nouveau la liste « animaux, végétaux, humains », c’est un élève qui conclut par un mot qui correspond hiérarchiquement à une classe d’appartenance de même niveau que l’énumération précédente : les bâtiments.

  3. Un geste d’ajustement en [25] : au moment où Léo insiste sur son titre (C’est la joie parce qu’il y a beaucoup de couleurs), la médiatrice lui montre qu’elle prend en compte sa proposition et s’ajuste en trouvant un argument objectif pour permettre à Léo (et à tout le groupe) de raisonner sur le titre choisi par l’artiste, de sélectionner et mettre en lien les attributs pertinents.

  4. Un geste éthique qui traverse la séquence par son attention aux élèves, par le temps laissé aux prises de parole, par son souci d’une transmission réussie.

L’échange se déploie dans un double mouvement cognitivo-langagier, tel un sablier : de 1 à 23, les tours de parole permettent de nommer, décrire, mettre en lien les éléments observés (les élèves sont installés au cœur de l’exposition), jusqu’à resserrer sur le nom exact de l’exposition [23]. De 24 à 29, la médiatrice ouvre à nouveau la chaine de caractérisation en demandant une définition : « Qu’est-ce que ça veut dire déjà un assemblage, vous savez ? ».

Les tours de parole sont en appui sur l’expérience des locuteurs et sur le discours l’un de l’autre, dans un mouvement discursif qui permet, ensemble, de passer de la perception, liée à l’expérience, à la conceptualisation, c’est-à-dire la capacité à différencier et catégoriser.

Léo se distingue-t-il dans cet échange ? Il intervient beaucoup, il écoute les autres comme le prouve sa remarque finale en [28] — [médiatrice] Autre chose ? [Léo] Bah, ça va bien non ?

Cette remarque finale est intéressante à discuter en formation : elle consiste en un signal peu conforme avec le contrat implicite enseignant-élève : on répond à la question posée du point de vue référentiel ; ici, la dimension évaluatrice sous forme d’interro-négative est acceptée par la médiatrice qui donne à Léo le pouvoir clôturer l’épisode.

Qu’a-t-on observé et quel intérêt en formation à la prise en compte de la diversité des publics ?

Examiner cette médiation en formation permet de questionner les échanges verbaux comme une pièce utile à la catégorisation du monde telle qu’attendue à l’école, soit une dynamique allant explicitement des concepts spontanés vers les concepts élaborés. Les gestes langagiers de la médiatrice étudiés ici participent de la construction des significations dans un échange laissant à chacun des interlocuteurs, quel que soit son « déjà-là », la possibilité de s’appuyer sur la parole de l’autre pour verbaliser sa propre pensée.

La médiatrice ne se contente donc pas d’un éventuel pouvoir intrinsèque de la culture. Elle propose une structuration du savoir comme étant nécessaire dans l’ici et maintenant des élèves, et non pas dans un futur hypothétique. Elle nomme, elle reformule, elle exemplifie pour transformer la visite en un moment où une partie du monde devient accessible aux élèves. La médiation culturelle entre ainsi en écho avec la médiation pédagogique quant à l’objectif de co-construction des concepts dans une démarche explicite, où chaque sujet, dans sa singularité, trouve sa place, le défi étant de « respecter le caractère unique des identités » et en même temps de « doter chacun des outils que propose sa culture » (Bruner, 1996, p. 91). Cette médiation s’inscrit comme un espace potentiel d’apprentissage, où entre percepts et concepts, c’est l’enfant dans toute sa globalité (sensibilité, affectivité, intelligence) qui a été sollicité ; elle est le lieu de transmission d’un savoir grâce à des gestes professionnels comme « art de faire » (Jorro, 2018).

Cette médiation étudiée en formation a permis d’interroger la matrice de l’agir professionnel en appui sur l’analyse des gestes langagiers. Le groupe d’enseignants en formation a pu s’approprier l’outillage théorique proposé, non pas comme un objet en soi, mais comme un moyen d’analyse des gestes professionnels comme autant de marqueurs des préoccupations et des valeurs du médiateur, comme des révélateurs de techniques et d’éthique (Bucheton, 2021). En quoi ce type d’approche en formation peut-elle être différemment utile au développement professionnel des enseignants ? Répondre à cette question invite plutôt à poser l’hypothèse de la complémentarité des deux conceptions de la formation présentées dans cet article, autour d’un mot pivot, gestes :

  • Former aux gestes d’enseignement (Sensevy, 2011), soit mener les enseignants à s’approprier (et à construire) des dispositifs permettant une accessibilité au savoir grâce à un environnement médiateur et médiatisé vers le savoir à acquérir ;

  • Former à l’analyse des gestes professionnels, soit à la prise de conscience de la réalité des échanges et de leurs effets au cœur même de la situation d’apprentissage.

  • 1 Publication du Centre national d’étude et de formation pour l’adaptation scolaire et l’éducation spécialisée (CNEFASES).
  • 2 Je fais référence spécifiquement à des modules de formation des enseignants spécialisés proposés de manière dominante par le CNEFASES jusqu’en1996.
  • 3 Cette approche de la formation professionnelle reste toujours un point d’appui aujourd’hui.
  • 4  Disponible sur : https://laurentcorvaisier.wordpress.com.
  • 5 Données présentées lors du Colloque Inter- Congrès AREF « Politiques et territoires en éducation et formation : Enjeux, débats et perspectives », Nancy, 2 et 3 juin 2021.