L’interculturalité est un concept polysémique parfois difficile à cerner. Souvent confondu avec la somme des connaissances de l’individu sur l’Autre (Abdallah-Pretceille, 2003) négligeant dans le même temps son importance dans la connaissance de soi, il reflète une réalité complexe. La bonne gestion des contextes interculturels au sein desquels nous évoluons quotidiennement nécessite le travail de notre compétence interculturelle, indispensable pour agir avec plus d’aisance dans l’interaction avec l’Autre et son identité culturelle différente de la nôtre. Inclure l’Autre c’est percevoir que, tout comme nous, il a 1 000 facettes et qu’en tenant compte de cet état de fait durant nos interactions les individus en présence peuvent développer une culture tierce (Marandon, 2003) permettant les apprentissages entre pairs, la co-construction, les projets communs, etc. Pourtant, la plupart des formations interculturelles (ou prenant en compte la dimension interculturelle) se limitent à une approche culturaliste, visant à accumuler des savoirs sur l’autre pour le cerner et s’adapter à lui sans remettre en question sa propre culture. Les formations valorisant une approche où toutes les parties prenantes peuvent penser leur rôle dans l’inclusion et se positionner par rapport aux autres, afin que tous trouvent leur place, ne sont pas légion, même dans le domaine de l’interculturalité (Byram et al., 1991 ; Venel, 2012)… Mais elles existent ! Ce chapitre propose d’en observer une pour comprendre comment les méthodes d’accompagnement interculturel peuvent contribuer à la construction d’environnements inclusifs dans les salles de classe.
L’interculturalité est un concept récent. Il nait dans les années 1920 aux États-Unis grâce à diverses études sociologiques sur des populations ciblées (Indiens d’Amérique, noirs américains), mais surtout à la création de documents vidéo à destination de l’armée américaine qui, dans sa conquête du Japon, essuie plusieurs défaites liées au manque de connaissances de leur adversaire durant la Seconde Guerre mondiale (Demorgon, 2003). Les premières approches du concept font ainsi la part belle à l’altérité et sont principalement formées d’études centrées sur les différences de l’Autre avec le sujet. Cette approche, dite culturaliste, est majoritairement fondée sur un critère : la nationalité des individus. À travers ces premiers travaux, les auteurs cherchent à définir des caractéristiques inhérentes aux ressortissants d’une nation, afin de comprendre leur culture et de pouvoir s’y adapter avec efficacité. Cette vision va engendrer la création aux États-Unis du premier institut consacré aux recherches dans ce domaine, le Foreign Service Institute, juste après la Seconde Guerre mondiale, afin de former les diplomates américains aux langues et cultures étrangères (Demorgon, 2003).
De nombreux exemples de cette approche existent. Le plus symbolique est certainement le travail de Geert Hofstede qui va mener, à partir des années 1980, une étude au sein de l’entreprise multinationale IBM, auprès de plus de 100 000 personnes dans 50 pays. Ses travaux lui permettent de créer 6 « dimensions culturelles », définissant les cultures nationales. Son site internet1 permet toujours d’utiliser ces dimensions pour comparer sa culture à celle de ressortissants d’autres pays :
Bien qu’il souligne l’existence d’autres types de cultures, Hofstede en priorise deux : « Les “groupes” dont parle le professeur Hofstede dans sa définition de la culture peuvent désigner un certain nombre d’entités. Selon nous, les deux plus importantes sont les nations et les organisations. »2. À travers la création des six dimensions culturelles (cf. figure 1 : distance par rapport au pouvoir, individualisme, masculinité, tolérance de l’incertitude/ambiguïté, perspective sur le long terme, indulgence), Hofstede met l’accent sur l’importance de la culture nationale qu’il définit comme « […] la programmation collective de l’esprit que l’on acquiert en grandissant dans un pays donné » (Hofstede et al., 2010, p. 600). Cette définition mène le lecteur et les participants aux formations basées sur ces résultats à percevoir l’interculturalité comme la différence de nationalité, et la compétence interculturelle comme la connaissance de la culture nationale de l’Autre et la manière de s’y adapter.
Cette approche de l’interculturalité est la base du développement du concept et continue de marquer de nombreux « interculturalistes » (chercheurs et formateurs). Pourtant, la notion a d’ores et déjà beaucoup évolué et les critiques de cette première approche sont toujours plus nombreuses. En France, la notion prend son essor à la fin des années 1970 et est utilisée pour penser l’accueil des migrants, principalement au sein des écoles. D’abord axés sur l’apprentissage de la langue, des programmes scolaires vont évoluer et proposer des approches de l’interculturalité s’intéressant aux cultures des pays d’origine des migrants, avec toujours pour objectif de leur permettre de s’adapter à la culture française. Ce dernier point est alors très critiqué : « […] sous la revendication d’égalité républicaine, Claude Clanet (1990) voit […], le refus du pluralisme, le maintien de la priorité accordée au contexte français. Il diagnostique le risque d’un effacement de l’interculturel. » (Demorgon, 2003, p. 47). Si l’interculturalité désigne la rencontre entre deux cultures ou plus, n’est-il pas important de les placer sur un pied d’égalité pour étudier, non pas la représentation stéréotypée de l’une, mais plutôt l’impact de la dynamique de rencontre sur l’ensemble des parties-prenantes ?
Ce questionnement mène Abdallah-Pretceille à développer une nouvelle approche conceptuelle. Elle critique l’approche culturaliste qui se concentre sur la différence avec l’Autre, pour l’identifier, s’en distinguer, voire l’exclure. Elle est ainsi la première à définir dans un dictionnaire la pédagogie interculturelle, comme une pédagogie qui
[…] s’enracine d’abord dans une philosophie éducative qui se définit par la reconnaissance d’une série de tensions entre des pôles et des limites, plutôt que par la préférence envers des pratiques spécifiques et particulières. Il ne s’agit pas tant d’assigner à l’école de nouveaux objectifs que de lui demander d’accomplir ses missions en s’appuyant sur une perspective interculturelle, elle-même définie par rapport aux acquis récents des sciences humaines et aux impératifs liés aux nouvelles conditions d’actualisation du principe de diversité culturelle. [Abdallah-Pretceille, 2005, p. 533]
Pour comprendre le développement d’une pédagogie interculturelle vectrice d’inclusion, il semble important de commencer par poser un cadre à ce concept.
Étymologiquement, le terme interculturalité est composé du préfixe inter-, qui signifie la rencontre, l’action mutuelle, et celui de culture, qui est polysémique et par conséquent nécessaire de définir, afin que le lecteur puisse comprendre notre approche. Edgard Morin évoque le « […] caractère ternaire de la condition humaine qui est à la fois d’être individu, société et espèce » (Morin, 2015, p. 4). Cette perspective nous mène à définir trois niveaux de culture : la culture universelle qui est le processus de développement artificiel permettant à l’espèce humaine d’évoluer ; la culture collective qui réunit dans le même groupe tous les porteurs d’une identité culturelle donnée (civilisation, nationalité, discipline, génération, etc.) ; la culture individuelle, qui est la résultante de l’appropriation par une personne de traits culturels des différents groupes dont il fait partie.
Si les culturalistes s’intéressent uniquement au niveau collectif, en se focalisant principalement sur la nationalité, de nombreux auteurs proposent aujourd’hui des approches centrées sur le niveau individuel. C’est ce que Dervin définit comme l’approche liquide, révélatrice des « diverses diversités » des acteurs en présence (Dervin, 2012, p.12). Autrement dit, la culture d’un individu n’existe que dans l’interaction avec un ou plusieurs Autres :
C’est autrui, qui, dans sa totale diversité et singularité, sous toutes ses formes, s’impose à nous. […] Ainsi, la connaissance hors contexte, hors relation, hors communication avec autrui, ne facilite pas la rencontre. […] L’identité de chacun ne peut plus être définie sans lui, en dehors de lui, mais avec lui. [Abdallah-Pretceille, 2003, p. 553]
Si la démarche culturaliste fait sens dans le contexte des années 1980-1990, lors desquelles vivre à l’international est l’exception et rencontrer des personnes « culturellement éloignées » est très rare, elle semble aujourd’hui insuffisante à prendre en compte la complexité des quotidiens de chacun. La possibilité de voyager, travailler ou étudier à l’étranger, mais aussi de rencontrer à côté de chez soi les porteurs d’identités culturelles variées, l’accès à de nombreuses ressources, telles que les médias et autres réseaux sociaux, sont autant de facteurs de développement de nos cultures propres.
L’identité culturelle d’un individu se développe principalement lorsqu’il aborde de nouveaux contextes au sein desquels il devra s’adapter pour pouvoir interagir efficacement. La présence de nouvelles personnes provoquera immanquablement une sortie de sa zone de confort, que l’individu devra gérer en mettant à profit sa créativité : ce qu’il prend, ce qu’il apporte et qu’il construit avec l’autre. C’est par ce processus qu’il construit de nouvelles facettes lui permettant d’être toujours plus à l’aise dans des contextes de diversité culturelle : « […] nous avons en réserve mille facettes différenciées de nous-mêmes, nous permettant de répondre de manière adaptée aux évènements » (Kaufmann, 2008, p. 27).
En nous basant sur cette approche de la culture, nous pouvons concevoir l’interculturel comme la rencontre de deux personnes vivant un processus similaire, mais l’utilisant et l’interprétant à leur manière. Afin de pouvoir coopérer, ils vont construire une culture tierce :
Il s’agit d’une culture provisoire, — d’une subculture situationnelle —, permettant des ajustements temporaires pour atteindre des buts communs. Cet espace de communication doit être sans limites préétablies, pouvoir intégrer des éléments nouveaux et s’adapter à d’autres contextes. [Marandon, 2003, p 272]
Ils peuvent y construire les facettes leur étant individuellement nécessaires pour aborder efficacement de futures interactions. N’oublions pas que ces dernières sont rarement parfaites : incertitudes, conflits de valeurs, imprévus sont autant de paramètres qui impacteront la rencontre et donc le développement de nos cultures propres :
Dans interculturel, il y a l’idée d’interaction, de négociation et donc de mélange et d’instabilité. « Interculturaliser » et analyser, c’est travailler sur les contradictions qui affectent l’individu, qu’il construit à travers une identité « mouvante » (et non unique ou stable) que l’Autre contribue à transformer. C’est aussi remettre en cause l’idée que la culture « régit » les interactions. [Dervin, 2012, p. 104]
Travailler l’interculturalité liquide avec un groupe d’apprenants est donc une tâche complexe, qui nécessite pour chacun de sortir de sa zone de confort pour oser interagir, avant de mener une réflexion sur cette interaction et d’en tirer ce qui est important pour lui ou elle, tout en faisant face à ses propres contradictions. Cette réflexion est centrale dans la création d’environnements inclusifs au sein desquels chacun peut à la fois trouver sa place et apporter quelque chose, dans un objectif d’entraide et de développement du groupe. Pourtant, peu de pédagogies interculturelles semblent adaptées à ce processus :
Si l’enseignement de la culture est d’actualité depuis les années 1970 et de nombreux chercheurs comme Byram, Zarate, Kramsch, Risager, Paige et bien d’autres, ont enrichi de leurs recherches la réflexion sur ce thème, les changements profonds que requiert la mise en place d’une véritable pédagogie interculturelle se font attendre. Comme le montrent de nombreuses recherches (Byram et al., 1991 ; Wieczorek, 1994 ; Toquero Álvarez, 2010), la grande majorité des manuels continue à considérer la culture comme un contenu et à privilégier l’apport d’informations à la construction d’une compétence interculturelle. [Venel, 2012, pp 81-82]
Le positionnement géographique de l’Université de Haute-Alsace (UHA) à Mulhouse et Colmar mène l’université à mettre en place une stratégie pour créer les meilleurs outils permettant de tirer parti de ce contexte transfrontalier. C’est ainsi qu’est créé NovaTris3, le centre de compétences transfrontalières de l’UHA, entre décembre 2012 et juillet 2022. Sa mission : permettre à l’apprenant d’agir avec aisance en contexte interculturel.
NovaTris propose à ses débuts des formations à destination d’étudiants souhaitant suivre un ou plusieurs cours de l’autre côté de la frontière. Les formateurs se rendent rapidement compte que les problématiques évoquées par les apprenants ne sont que rarement liées à la nationalité des acteurs, mais davantage à d’autres facettes de leurs identités culturelles. Ils s’intéressent alors à l’approche liquide de Dervin, qui va être le premier invariant de la méthode pédagogique qu’ils construisent. Un invariant pédagogique est un repère, une ligne directrice, que le pédagogue et toute la communauté praticienne de cette pédagogie utilisent dans la construction et la mise en œuvre de ses cours et formations. Il n’est pas rigide, mais peut au contraire être interprété pour faire vivre une pédagogie, lui permettre d’évoluer tout en conservant les caractéristiques qui en font la spécificité (Chalmel, 2020).
La pédagogie NovaTris repose aujourd’hui sur six invariants. Tout d’abord l’approche liquide de l’interculturalité, qui mène le formateur à envisager chaque apprenant comme un individu unique n’ayant pas forcément besoin des mêmes compétences que ses pairs pour être à l’aise dans un contexte similaire. Chacun peut développer sa propre compétence interculturelle (Byram, 1997), en fonction des contextes, des acteurs en présence, des influences, mais également de ses objectifs et de ses valeurs. Pour parvenir à cette réflexion personnalisée, le formateur met systématiquement en place un apprentissage expérientiel(Kolb, 1984) : les participants vivent des expériences variées au cours desquels ils se rencontrent, interagissent et coopèrent, avant de débriefer ensemble pour comprendre les perspectives des autres sur la situation. Ils repèrent ainsi les chocs culturels et peuvent réfléchir à ce qu’ils signifient : « Pourquoi telle ou telle réaction m’a surpris ? Qu’est-ce que j’ai aimé ou pas au cours de l’interaction ? » etc. Mettre à profit les chocs culturels, c’est utiliser l’effet miroir :« La présence de l’Autre m’offre par un jeu de miroir une façon de redécouvrir ce qui m’est familier et de me familiariser avec ce qui me paraissait étranger. » (Venel, 2012).Par la suite, ils conceptualiseront individuellement les éléments essentiels selon eux pour agir avec aisance dans le contexte proposé avant d’expérimenter ces concepts au prisme de nouvelles expériences. À travers ce processus, l’apprenant redécouvre son ordinaire et (re)prend conscience de compétences qu’il maîtrise ainsi que de tout ce qu’il peut développer pour aller plus loin en développant sa compétence interculturelle en fonction de son contexte. Cette approche le mène à s’approprier ses apprentissages, à les adapter à ses besoins et à découvrir son potentiel de développement : c’est le processus de conscientisation (Freire et al., 2001). Pour activer ces différents invariants, le formateur ne peut adopter une posture pédagogique d’autorité qui mènerait à imposer une perspective sur les phénomènes culturels en jeu (cf. culturalisme). Au contraire, les formateurs NovaTris vont adopter une posture d’accompagnement, en laissant au participant l’autonomie nécessaire pour découvrir et développer ce dont il a besoin tout en nourrissant sa réflexion à travers la pédagogie active mise en place (activités de groupe, échanges, brainstormings, etc.) et des apports théoriques permettant d’enrichir la discussion.
Pour mettre en place les cinq invariants déjà cités, il est nécessaire de créer un environnement au sein duquel les apprenants disposent des outils, du temps et de l’espace pour découvrir leurs potentialités et en développer de nouvelles. Cet environnement est par essence inclusif, car il donne l’opportunité à chacun d’apporter ses compétences tout en lui garantissant la possibilité de développer, dans le rapport à l’autre, ce qui lui manque. Il s’agit de notre sixième invariant : les environnements « capabilitants ».
Pour comprendre comment les méthodes d’accompagnement interculturel peuvent contribuer à la construction d’environnements inclusifs dans les salles de classe, il nous faut au préalable examiner le concept d’organisations apprenantes (Coutarel et Petit, 2009), tel qu’il est défini dans le champ de l’andragogie.
L’approche par les capabilités réinterroge les organisations apprenantes, opérant un changement paradigmatique, par la mise en place de dispositifs formels comme les groupes d’analyse des pratiques, la formation en situation, l’autoformation accompagnée, les communautés de pratiques. De tels dispositifs font évoluer la manière de développer le potentiel formateur des situations de travail, pour en renforcer la fonction formatrice. Ce faisant, ils visent à rendre les pratiques de travail plus « intelligentes ». Une telle mise en œuvre d’approches nouvelles de l’ingénierie de formation, plus ancrées dans la réalité, les situations et les contextes de travail, facilite en outre le transfert des apprentissages.
L’exploration de nouvelles manières de former ou de prendre en charge les apprentissages au sein des organisations se donne pour objectif le développement du savoir agir en situation. Un autre type d’organisation se dessine, suivant cette logique d’un environnement aménagé comme ressource pour la formation, organisation qui, d’apprenante, deviendrait capacitante, ou pour mieux dire « capabilitante » (Coutarel et Petit, 2009 ; Zimmermann, 2011). La formation quitte dès lors le champ des compétences pour l’élargir à celui des capabilités. Du savoir agir, elle déplace les apprentissages vers le développement du pouvoir d’agir.
En privilégiant l’idée d’environnement « capabilitant » s’opère le passage d’un individu collectif à un individu singulier, et de ce fait, l’analyse ne s’intéresse plus aux organisations, mais aux environnements qu’elles configurent et aux personnes singulières qui y évoluent (changement paradigmatique). L’idée d’organisation « capabilitante », c’est-à-dire qui permet aux individus d’être en mesure de faire quelque chose, s’origine dans le cadre conceptuel de l’approche par les capabilités de l’économiste Amartya Sen (2000, 2012). Le cœur de la théorie de Sen repose sur l’idée de capabilités (capabilities), qui relie la question des libertés à la capacité d’agir : les capabilités donnent à l’individu le pouvoir d’être et de faire, en définissant ainsi un champ de possibles, simultanément pour l’individu qui en est porteur et pour l’organisation qui peut en profiter : « […] elle s’appuie sur un ensemble de ressources mobilisables (internes et externes à l’individu) qui vont subir des conversions afin de s’actualiser dans des réalisations ou conduites choisies » (Fernagu, 2011, p. 31). À ce propos, Sen parle d’accomplissements ou de fonctionnements.
L’ancrage des capabilités dans des ressources externes et internes de l’individu permet de souligner que la mise en œuvre d’une capacité dépend d’un ensemble de conditions organisationnelles, techniques, sociales, etc., à travers lesquelles elle s’actualise pour se transformer en capabilité dans une situation donnée. Ainsi la capabilité dépend de la capacité des individus à la convertir pour l’adapter aux contextes au sein desquels il évolue. Les facteurs de conversion correspondent à l’ensemble des caractéristiques qui facilitent ou entravent la capacité d’un individu à faire usage des ressources à sa disposition pour les convertir en réalisations concrètes.
Ainsi la capabilité permet aux compétences d’être activées, de prendre forme, d’être concrétisées. Entre moyens et résultats de l’action, elle se place dans l’entre-deux. Elle n’isole ni l’individu, ni les conditions de l’action, ni l’environnement dans lequel se situe l’action.
Ainsi, les méthodes d’accompagnement interculturel peuvent contribuer à la construction d’environnements inclusifs dans les salles de classe. La création d’environnements capabilitants à l’école, selon les principes définis par Sen, rencontre nos méthodes d’accompagnement interculturel et leurs invariants, en aboutissant de fait au développement d’environnements inclusifs. À l’appui de cette affirmation, nous souhaiterions revenir, en suivant Philippe Meirieu (2018), sur la tension fondatrice de toute forme éducative : domestiquer ou affranchir. Meirieu pose le principe d’éducabilité comme le fondement de la possibilité d’une réflexion pédagogique : je ne peux éduquer sans supposer l’autre éducable. Mais le principe d’éducabilité présente un certain nombre de dangers, en particulier le risque de vouloir briser la volonté de l’autre.
Dans la relation préceptorale, qui domine le rêve pédagogique de l’Émile, Rousseau (1762) fait par exemple du maître un personnage rusé, tel le renard de la fable. Sous les apparences de l’autonomie se dessinent les contours d’une tutelle qui ne dit pas son nom, mais constitue le cadre référentiel de l’éducation selon la voie naturelle :
Prenez une route opposée avec votre élève ; qu’il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n’est-il pas à votre merci ? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l’environne ? N’êtes-vous pas le maître de l’affecter comme il vous plaît ? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n’est-il pas dans vos mains sans qu’il le sache ? Sans doute il ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire. [Rousseau, 1762, p. 110-112]
Les mots ne soulèvent guère d’équivoque : assujettissement, apparence de liberté, capture de la volonté, tutelle qui ne dit pas son nom. Plus que de lien, c’est de cadre dont il s’agit ici. Étrange paradoxe que de vouloir développer l’autonomie dans la dépendance… Le caractère implicite du lien, sa continuelle élaboration, constitue au final le savoir-faire pédagogique : comment rendre la tutelle indivisible et constructive pour l’autre ? Il reste que l’autonomie d’Émile se construit dans la dépendance, et penser par soi-même se mue en penser comme le maître veut que je pense. L’éducation de l’autre se fonde sur un principe inégalitaire, et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’autonomie est ici « construite ».
La liberté a ses prophètes, et l’autre participe d’une mise en scène de son autonomie, dont l’appropriation des finalités reste aléatoire. Si la tutelle change de nature et se veut bienveillante, elle demeure néanmoins. L’autonomie se construit dans la dépendance, la ruse comme le lien restent des agents doubles, à la fois support d’un développement autonome et vecteur d’une tutelle qui ne dit pas son nom.
Or, l’éducation n’est réussie selon Meirieu (2018) que lorsque le sujet décide lui-même de son destin… Le principe de liberté apparaît à cet égard comme un remède aux dangers du principe d’éducabilité. C’est toujours le sujet qui apprend et lui seul, et l’éducateur ne peut qu’accompagner les décisions du sujet. Il ne peut pas en être à l’origine.
Le cœur de la théorie de Sen, on l’a vu, relie la question des libertés à la capacité d’agir, en donnant à l’individu le pouvoir d’être et de faire dans un champ de possibles. Ce champ de possibles constitue le topo de la pédagogie NovaTris, ses invariants, la méthode. Les méthodes d’accompagnement interculturel peuvent contribuer à la construction d’environnements inclusifs dans les salles de classe, partant d’un environnement « capabilitant », selon la théorie de Sen, pour construire un environnement inclusif.
La pédagogie qui inspire les méthodes d’accompagnement interculturel suggère une inévitable articulation des deux principes d’éducabilité et de liberté. Elle s’emploie à créer des liens temporaires destinés à être rompus, à définir des objectifs transitoires qui deviendront caducs, à transmettre une culture qui sera vite dépassée. Faute de pouvoir agir directement sur lui, l’accompagnateur du développement de la compétence interculturelle doit prendre l’apprenant tel qu’il est, sans se résigner à le laisser là où il est, au risque de ne pas pouvoir l’aider à grandir et se dépasser. Les environnements d’apprentissages définis par Sen articulent les deux principes d’éducabilité et de liberté, les liant et les déliant pour permettre à l’apprenant de se relier. Les méthodes d’accompagnement interculturel favorisent aussi le développement de l’autre, tout en l’incluant dans une communauté sociale, par la création du lien social.
En conscientisant le développement de conduites autonomes concomitantes à l’émergence du désir, le sujet peut décider d’engager sa propre liberté dans un processus d’auto-construction de ses connaissances. L’objectif de la création d’un environnement inclusif apparaît, au final, de relier les apprenants au monde, pour qu’ils puissent se délier des influences qu’ils ont reçues pour devenir un sujet autonome libre de se relier aux autres.
Résumé : L’inclusion dans une salle de classe ou de formation, c’est la construction d’un environnement au sein duquel chacun peut à la fois se sentir inclus et inclure l’autre. Partant de cette proposition, les auteurs proposent d’observer une méthode pédagogique d’accompagnement interculturel développée à l’Université de Haute-Alsace entre 2012 et 2022, avec ses invariants pédagogiques. Il semble en effet que cette méthode puisse donner certaines clés de lecture pour comprendre comment construire un environnement « capabilitant », où la coopération permet à chacun d’exploiter ses ressources et son potentiel tout en permettant aux autres de faire de même.
Abstract: Inclusion in a classroom or training course means building an environment in which everyone can both feel included and include the other. Based on this proposition, the authors propose to observe a pedagogical method of intercultural support developed at the University of Haute-Alsace between 2012 and 2022, with its pedagogical invariants. It seems that this method can provide certain keys to understanding how to build an 'empowering' environment, where cooperation allows each person to exploit their resources and potential while enabling others to do the same.