Les résistances et les freins à la mise en œuvre des pratiques considérées comme inclusives au sein des fonctionnements institutionnels du système éducatif français sont au point de départ de cette analyse. On observe, par exemple, dans le cadre de dispositifs d’Unités localisées pour l’inclusion scolaire (Ulis) ou d’Unités d’enseignement, externalisées ou non (UEE, UE), dont la destination principale est d’accompagner la scolarisation en milieu ordinaire, que les pratiques inclusives se réduisent souvent à l’organisation de temps limités de présence des élèves concernés dans leurs classes dites de référence. Une telle pratique est clairement en retrait des objectifs de la « scolarisation inclusive », définie par les deux lois du 8 juillet 20131 et du 26 juillet 20192 comme un droit pour « tous les enfants sans aucune distinction ». Dans le même temps, le discours porté par les politiques publiques apparaît paradoxal. L’objectif affirmé est l’accessibilité pour tous à l’école et aux apprentissages, alors même que sont nombreuses les mesures prises concrètement et réglementairement qui privilégient une approche compensatrice et individualisée, selon laquelle l’élève considéré comme handicapé serait empêché de fréquenter sa classe de référence en cas de défaut ou d’absence des compensations estimées nécessaires. Celles-ci sont principalement incarnées par les mesures d’accompagnement par des Acompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH), individuelles ou mutualisées, que les Pôles inclusifs d’accompagnement localisés (Pial), créés le 5 juin 20193 et entérinés par la loi du 26 juillet suivant, déjà citée, ont pour mission de mettre en œuvre au niveau des établissements scolaires. Ces mesures, destinées à former la pierre angulaire du « service public de l’École inclusive4 », représentent aussi pour de nombreux enseignants (et leurs organisations professionnelles) la condition sine qua non à l’accueil de l’élève réputé handicapé dans le milieu ordinaire. Se dessine ainsi un contexte paradoxal, dans lequel la compensation est reine du côté des attentes des enseignants sur le terrain, tandis que le discours de l’accessibilité domine et structure les objectifs affichés des politiques publiques.
Dans le même temps, les pouvoirs publics orientent les formations professionnelles des enseignants et des personnels d’éducation dans la perspective de l’accessibilité aux apprentissages pour tous. Cette orientation répond à l’injonction5 d’instances internationales adressée aux systèmes éducatifs français et européens, d’assurer une participation scolaire équitable et la réussite de tout élève, quelles que soient ses caractéristiques singulières, individuelles ou sociales (Ebersold 2017 ; D’Alessio, 2009, p. 36). Autrement dit, il s’agit d’offrir à chaque apprenant les conditions d’un développement optimal de ses potentialités, grâce à un environnement rendu accessible pour tous et des conditions d’apprentissage capacitantes répondant à ses attentes et ses besoins (Benoit et Feuilladieu, 2017 ; Lavoie et al., 2013). Cet « impératif d’accessibilité » (Ebersold, 2017) traduit les nouvelles responsabilités dorénavant dévolues aux organisations éducatives, dans la recherche de la mise en accessibilité des cursus de droit commun (Benoit, 2012). Le préambule de la circulaire6 de 2017 relative au Certificat d’aptitude professionnelle aux pratiques de l’éducation inclusive (Cappéi) précise par exemple que « quels que soient les besoins particuliers de l’élève, c’est à l’école de s’assurer que l’environnement est adapté à sa scolarité » et le descriptif du module 5 (en annexe III de cette circulaire) confirme que la compétence à construire par les enseignants est de « répondre aux besoins éducatifs particuliers des élèves en privilégiant l’accessibilité plutôt que la compensation ».
Une telle situation, dont on pourrait supposer en première analyse qu’elle produise instabilité institutionnelle et dilemmes professionnels, semble néanmoins se calcifier sous la forme de la cohabitation implicite et paisible de deux types opposés de normativité, de sorte que tout se passe comme si elle passait inaperçue. Force est néanmoins de constater la coexistence dans un même cadre d’action publique, celui de l’« éducation inclusive » ou « inclusion scolaire »7, d’une double normativité qui semble se structurer de part et d’autre de la frontière de l’appréhension de la différence. Si la première face de cette normativité à double visage renvoie clairement aux principes de l’inclusivité et au régime de l’accessibilité universelle visée par la CIDPH8 (ONU, 2006) adoptée par la France en 2010, la seconde peut en revanche être qualifiée d’adaptative-différenciatrice. Elle renvoie en effet aux pratiques sélectives et ségrégatives du système éducatif, auxquelles correspondent des mécanismes socio-scolaires, comme le processus récemment observé en France du recul sensible de l’effectif des filles en spécialité « mathématiques » au lycée (MEN, 2022). À ce titre, il est possible d’écarter un élève via des procédures administratives orchestrées par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), et de le diriger vers un établissement médico-social (IME9, ITEP10, etc.) lorsqu’il ne paraît pas capable de s’adapter aux attentes, intellectuelles ou comportementales, du cursus scolaire où il est engagé. Dans ce cas, on entend invoquer de manière quasi rituelle l’argument abrupt, mais finalement assez banal, qu’il « n’a pas sa place ici ». L’exemple de l’orientation en Segpa d’élèves réputés « présent [er] des difficultés scolaires graves et persistantes »11 est également significatif à cet égard. Certains auteurs comme Perez (dans cet ouvrage12), ou Ebersold et Dupont y voient une forme de violence exercée par l’institution, par laquelle un « acte solennel de catégorisation, qui tend à produire ce qu’il désigne » (Ebersold et Dupont, 2019, p. 67), fonctionne comme un processus participant des mécanismes sociaux de discrimination. Ce processus consiste à instituer des différences sociales entre des populations d’élèves et à leur attribuer en conséquence des identités relatives à leur scolarisabilité ou au contraire à leur assignation à des lieux éducatifs et curriculaires séparés, où ils recevront un enseignement qualifié d’adapté.
Ces élèves considérés comme différant des autres se trouvent dès lors séparés de leurs pairs considérés comme ordinaires : soit par une distance objective, lorsqu’ils sont accueillis dans des lieux éducatifs éloignés de ceux qu’ils auraient fréquentés s’ils n’avaient pas fait l’objet d’une orientation ; soit, lorsqu’ils sont présents sous le toit commun de l’école,par des cloisonnements symboliques, plus ou moins visibles, aux plans de l’espace13, du langage et des représentations, constitutifs de discriminations de l’intérieur (Benoit, 2020a, p. 70). C’est souvent le cas quand les élèves accueillis en classe ordinaire au titre d’un « temps d’inclusion » sont identifiés par les enseignants et les personnels de la vie scolaire comme des « élèves d’Ulis » ou des « élèves d’Itep », comme s’ils étaient ressortissants de contrées éducatives étrangères, munis d’un visa temporaire et destinés à être raccompagnés en cas de problèmes dans leur pays d’origine (Benoit, 2014b, p. 188-189). Ces cloisonnements invisibles reposent en grande partie sur les représentations de ceux qui les encadrent, qu’ils soient enseignants ordinaires ou spécialisés. À cet égard, Barry (2021, p. 61) souligne que si les recherches portant sur l’organisation et le fonctionnement de l’école inclusive sont fréquentes, celles « qui pointent le lien parfois insidieux entre pensées/impensés (au sujet d’autrui, au sujet de soi face à autrui), façons d’être et actions, même si elles existent, notamment dans le cadre d’approches pluridisciplinaires (Benoit, 2013 ; Ployé, 2016 ; Corbion, 2020), le sont moins », et que « la dimension inclusive de la pédagogie des professeurs » est peu étudiée de ce point de vue (Barry, ibid., p. 49). Considérant que les représentations que les élèves se construisent d’eux-mêmes sont fortement influencées par le regard, le discours et les pratiques des adultes qui sont pour eux des référents, cette autrice s’est intéressée « aux représentations des professeurs au sujet de leur prise en compte de la diversité des élèves dans leur contexte d’exercice » (ibid., p. 48) et a analysé les effets de ces représentations sur leurs pratiques pédagogiques.
Au-delà de cette approche des représentations sociales, nous nous intéressons dans ce chapitre à la dimension imaginaire des pratiques inclusives et aux prémices de sa construction, c’est-à-dire à la constitution du terreau formatif qui préside à ces représentations et aux effets qu’elles produisent sur les pratiques. En référence à l’étude anthropologique des rapports sociaux, on note
la présence et l’importance (…) de noyaux de “réalités imaginaires” en tant que composantes essentielles de ces rapports, leur donnant sens et s’incarnant dans des institutions et des pratiques symboliques. Ce sont eux qui leur confèrent une existence sociale manifeste, ainsi que le statut de “vérités”, “d’évidences”. [Godelier, 2007, p. 42]
Il s’agira ici, à partir d’un corpus de références bibliographiques données par des formateurs aux stagiaires et étudiants en INSPé et à l’INSHEA et destinées à leur acculturation à l’éducation inclusive, d’interroger le potentiel de changement de la perspective adoptée par ces formateurs entre « le modèle d’intégration réadaptatif » et le « modèle d’accessibilisation » du milieu scolaire (Sanchez, 2000, p. 310). La question de recherche est dès lors d’examiner en quoi la désyncrétisation des « images premières » (Thouin, 2020, p. 61) peut être un levier pour surmonter les résistances du système éducatif et penser l’éducation inclusive, là où elle reste impensée (Barry, 2021, p. 60) parce que considérée comme un allant-de-soi ; ou là où elle est « une connaissance mal faite » (Bachelard, ibid., p. 14) dont il faut entreprendre la déconstruction pour la faire apparaître comme telle. On fait ici l’hypothèse que ces images et figures premières, sources de résistances épistémologiques, peuvent être comprises comme « des connaissances primordiales » qui, à défaut d’être transformées en « savoirs contemporains » (Thouin, ibid.) par la didactique professionnelle, sont de nature à alimenter l’imaginaire des pratiques inclusives.
Le ressort de l’imaginaire, au sens anthropologique, est ici développé comme analyseur susceptible d’élucider certains paradoxes liés aux pratiques et aux politiques inclusives, notamment dans le contexte français et européen. La démarche initiale de réflexion consiste à énoncer le postulat que les écarts pour le moins surprenants entre les discours fondateurs des politiques publiques et certaines mesures concrètes mises en œuvre sont à comprendre, non pas comme des contradictions inhérentes aux errements des fonctionnements administratifs (qu’ils soient centralisés ou déconcentrés), mais comme la traduction ou le miroir de la structure sous-jacente de ce que nous nommons l’imaginaire des pratiques et des politiques inclusives.
Ainsi George Duby dans Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme (1978) tente-t-il, selon Fossier (1979) et Tabacco (1980), de caractériser la manière dont la société féodale s’est elle-même pensée aux onzième et au douzièmee siècles à travers le schéma trifonctionnel, initialement construit par les évêques Gérard de Cambrai et Adalbéron de Laon, de ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent. Ce schéma classificatoire simple de trois ordres hiérarchisés est présenté par l’historien comme le miroir de la société féodale, c’est-à-dire comme l’armature maîtresse d’une formation idéologique à laquelle les hommes se réfèrent pour se situer eux-mêmes et pour situer les autres dans la complexité des relations sociales. Désireux de pénétrer « jusqu’aux extrêmes limites du territoire de l’historien », Duby « cherche à atteindre le subconscient des hommes, leurs fantasmes, leurs rêves, leur imaginaire » (Fossier, 1979, p. 303). Il montre comment une construction conservatrice au temps où elle est imaginée par Aldabéron devient le miroir de la société dominante, dans laquelle celle-ci s’est reconnue, tentant dans le même mouvement de le faire admettre par les plus humbles (ibid. p. 304).
Si Georges Duby cherche à savoir si les schémas mis au point par les intellectuels (les clercs) sont ou non le reflet de la réalité sociale, s’ils ont quelque action sur son évolution ou sur ses brusques inflexions, le projet de notre étude est plutôt de décrypter quelques membrures d’un imaginaire sous-jacent, mais non formalisé intellectuellement, aux pratiques et aux politiques inclusives. Il s’agit pour nous d’aller chercher, à la source des représentations sociales, des formes de l’imaginaire qui permettraient de mieux rendre compte des difficultés de mise en œuvre de pratiques véritablement inclusives, capables de résister à l’aimantation exercée par les pratiques antérieures que nous nommons le risque du tropisme rétrospectif.
Dans son ouvrage publié en 2007 intitulé Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Maurice Godelier remet sur le devant de la scène la dimension de l’imaginaire, collectif et individuel, dans laquelle il voit la source des représentations susceptibles de fonder les sociétés humaines, éclairant « la question des rapports entre violence et consentement dans la genèse et la perpétuation des rapports de domination et d’exploitation caractéristiques des sociétés inégalitaires » (p. 45). Dans un registre plus limité, circonscrit aux pratiques et politiques inclusives, nous postulons que la démarche consistant à aller chercher la source imaginaire des représentations qui architecturent la structure idéologique de l’inclusion scolaire pourrait permettre, si elle était poursuivie et approfondie à partir de cette recherche exploratoire, d’élucider des choix professionnels et des orientations d’action publique et de mieux saisir la configuration évolutive du « référentiel » correspondant à la manière de penser ce phénomène (Jobert et Muller, 1987).
Des observations de fonctionnements institutionnels de terrain conduisent à constater que des pratiques (notamment en dispositifs Ulis et UE), se présentant discursivement comme novatrices et destinées à rompre avec des pratiques exclusives et ségrégatives antérieures, restent enkystées dans des configurations langagières et épistémologiques minées par leur ambiguïté.
Pour illustrer ces configurations langagières, nous nous référons à la notion de « pièges du langage », développée par Gérard Lavoie (2016, p. 225) à partir de la philosophie de Ludwig Wittgestein. Il s’agit pour Lavoie de situer la source des erreurs de compréhension de la « situation des élèves en difficulté » dans des images incrustées à notre insu dans le langage, qui sont les cibles privilégiées de la démarche thérapeutique appliquée à la philosophie, telle que Wittgenstein la conçoit :
L’idée est en quelque sorte posée sur notre nez comme des lunettes à travers lesquelles nous verrions ce que nous regardons. Il ne nous vient même pas à l’esprit de les enlever. [2004, remarque 103]
D’un autre côté, des éléments langagiers constitutifs de l’épistémologie pratique des enseignants et des personnels d’encadrement (Sensevy, 2007) ont été identifiés par Benoit (2013, p. 54), en tant qu’induits par les ruptures de cohérence ou discordances discursives intra et intertextuelles dans les textes réglementaires relatifs aux Clis14 (2009) et aux Ulis (2010). Nous reprenons ici trois exemples parmi ceux qui sont analysés dans l’article cité.
Piège 1 : Les termes inclusion et intégration renvoient aux mêmes pratiques consistant à organiser dans un groupe classe d’élèves handicapés des temps limités de scolarisation dans une classe ordinaire.
L’équivalence des termes inclusion et intégration est souvent implicitement établie par les enseignants comme par les autres acteurs du système éducatif. L’évolution du lexique professionnel est alors fréquemment indexée à un effet de mode, voire à une harmonisation politiquement correcte, liée à la mondialisation des fonctionnements éducatifs.
Piège 2 : Les temps passés par un élève handicapé en dehors de son Ulis sont appelés des temps d’inclusion (et non plus des temps d’intégration) et l’élève concerné sera désigné dans les échanges entre enseignants comme un élève en inclusion (et non plus élève en intégration).
Or les notions d’intégration et d’inclusion ne se situent pas au même niveau. L’intégration renvoie à un ensemble de pratiques techniques de découpage du temps éducatif, tandis que l’inclusion est un principe d’action qui l’unifie.
Piège 3 : Les inclusions devront être préparées en fonction des capacités d’adaptation des élèves concernés, donc de leur intégrabilité. Il faut donc établir des critères (comportementaux ou scolaires : pouvoir parler, savoir écrire…) et tenir compte du niveau de tolérance de l’enseignant ordinaire.
La centration sur les capacités vs incapacités conduit à une focalisation sur les dysfonctionnements personnels de l’élève plutôt que sur l’accessibilisation de la situation d’apprentissage.
L’hypothèse de ce tropisme langagier en forme de « lunettes » rétrospectives nous semble pouvoir être intégrée à l’investigation des substrats structurels et impensés par lesquels se construit l’imaginaire des pratiques et des politiques inclusives.
On entend par conception universelle la conception de produits, d’équipements, de programmes et de services qui puissent être utilisés par tous, dans toute la mesure du possible, sans nécessiter ni adaptation ni conception spéciale. [CIDPH15, op. cit, article 2]
Une telle définition extrait le modèle universel de l’accessibilité des approches sectorielles de populations spécifiques : il ne s’agit pas tant de réintégrer des personnes exclues que de prévenir des risques de discrimination. Dans cette perspective, l’effort collectif d’accessibilisation d’une part, qui vise l’environnement, et d’autre part l’attribution de compensations, qui répond aux incapacités particulières de la personne, ne s’articulent pas l’un à l’autre selon une relation d’équilibre : ils sont liés par une relation de proportionnalité inverse. Un déficit d’accessibilité entraîne en effet un accroissement des besoins de compensation et fait courir le risque de la stigmatisation des personnes concernées, tandis qu’un déficit de compensation augmente la pression sur le droit commun et méconnaît la singularité individuelle des besoins.
On peut en conclure que le problème principal qui se pose aux décideurs en matière de politique publique est moins de trouver un juste équilibre entre ces deux démarches que de les hiérarchiser l’une par rapport à l’autre. Or les normes de sélection et d’orientation dans les systèmes scolaires et universitaires, de même que les habitudes de catégorisation des publics handicapés, se conjuguent en France et dans de nombreux autres pays pour produire un surinvestissement et une surreprésentation des démarches compensatrices(via notamment des aides techniques et humaines).
Dans une étude récente (Segon et al., 2017), des étudiants témoignent ainsi de l’impression de disposer d’aménagements moins adaptés à leurs incapacités situées dans un environnement qu’assignés en fonction de leur trouble. Si la scolarisation inclusive doit être soumise à la double condition de l’efficacité des aides compensatrices et de la capacité d’adaptation des élèves et étudiants considérés comme handicapés amenés à apporter la preuve qu’ils peuvent s’assimiler au milieu d’études ordinaire, on revient à une forme d’intégration scolaire qui repose sur les suppléances humaines et techniques et sur les épaules de l’individu handicapé, mais qui ne questionne pas la capacité du système à prendre en compte la diversité des besoins individuels en se rendant accessible.
En outre, de telles conceptions fondées sur le validisme et le capacitisme16 induisent la représentation informulée d’une dégradation des individus concernés, auxquels se trouve implicitement associée l’image d’un puzzle humain. Les mesures compensatrices se présentent en effet comme la pièce manquante d’une organisation physiologique déficitaire, celles d’un puzzle humain qui, ainsi complété, deviendrait assimilable à un élève ou un étudiant normalisé, conforme au modèle attendu, exonérant ainsi l’éducateur ou l’enseignant de l’identification des obstacles présents dans la situation d’apprentissage. Cette représentation peut d’ailleurs être considérée comme un véritable piège pour la pensée, selon Wittgenstein.
Or, dans l’éducation, l’évaluation des besoins de l’élève dit handicapé donne lieu à un plan personnalisé de compensation (PPC) qui prend la forme d’un projet personnalisé de scolarisation (PPS). Le principe d’action en vigueur consiste au mieux à dégager les besoins de la personne dans son environnement plutôt que de dégager les besoins d’accessibilisation de cet environnement. On est encore loin du renversement du processus de normalisation consistant à passer du « modèle d’intégration réadaptatif » au modèle d’accessibilisation des milieux de vie (Sanchez, 2000).
Les systèmes éducatifs en Europe sont travaillés par une opposition interne binaire entre deux termes, mainstream et special needs education systems, qui a le plus souvent donné lieu à une organisation institutionnelle de dualisme éducatif17 — une voie ordinaire pour les élèves considérés comme valides et une voie spécialisée pour ceux qui sont rejetés par la première — au sens où l’on parle de dualisme socio-économique (Benoit, 2008, p. 100 ; 2020 b, p. 6) ou de dualisme juridique18. Meijer et al. (2003) identifient une troisième modalité, correspondant à un système mixte à voies multiples, mais celle-ci n’existe pas en tant que telle, car elle représente un type de fonctionnement du two-track approach, dans laquelle sont multipliées les filières séparées et spécialisées selon un fonctionnement « en cascades » (Gottlieb, 1981), consistant à offrir aux jeunes handicapés une large palette de mesures et de services gradués comme modalités de différenciation structurale plus que pédagogique (Pelgrims, 2019, p. 45).
C’est à partir de ce contexte général de dualisme éducatif, fondé sur la coexistence d’institutions et de classes d’éducation spéciale, d’un côté, et de structures scolaires de droit commun, de l’autre, que se sont développées des passerelles intégratives et des structures collaboratives entre les filières séparées et le cursus commun, afin de permettre à certains jeunes, auxquels on prêtait les capacités d’adaptation suffisantes, de rejoindre temporairement leurs camarades dans les cycles ordinaires d’éducation (Chauvière et Plaisance, 2008, p. 42) ou de leur permettre, par exemple au Brésil, de les rencontrer dans des espaces multifonctionnels (Chacon et Oliveira, 2013). D’une part, l’enseignement séparé — special needs education system — utilise alors à ses propres fins la voie ordinaire comme lieu de socialisation dans le cadre d’un parcours éducatif spécialisé. D’autre part, la possibilité d’une intégration est réservée à des élèves qui, au terme d’une action réparatrice ou rééducative, peuvent apporter la preuve de leur capacité d’adaptation au milieu scolaire ordinaire ; elle est donc focalisée sur l’élève en tant qu’individu différent, présentant des dysfonctionnements personnels, et ne questionne pas directement le fonctionnement du système de droit commun sur sa capacité à prendre en compte la diversité des besoins individuels de tous. Ce dualisme éducatif a notamment été modélisé par Benoit (2014a, p. 535).
Notre hypothèse est que la référence, consciente peut-être ou plus probablement inconsciente, au dualisme éducatif représente un obstacle mental majeur pour penser l’éducation inclusive et notamment l’unicité éducative, où les sujets sont considérés dans leurs « singularités individuelles en termes de continuum de diversité plutôt qu’en termes de différences et de ruptures » (Benoit, 2020b, p. 7 ; Benoit, 2012, p. 71). L’organisation du two-track approach se trouve intériorisée dans les représentations des acteurs comme expression d’une indépassable dichotomie entre l’ordre du normal et l’ordre du pathologique (Canguilhem, 1966). Ce schéma classificatoire simple de deux ordres hiérarchisés fonctionne pour les acteurs des systèmes éducatifs — que l’inclusion scolaire soit ou non affichée comme objectif — comme un repère leur permettant de se situer eux-mêmes, de situer les autres et de prendre des positions ou des décisions à leur sujet en matière de choix éducatifs et scolaires. Il s’agit là d’une composante de l’imaginaire des pratiques et des politiques inclusives, susceptible de constituer un obstacle épistémologique, au sens que Bachelard donne à ce concept dans La formation de l’esprit scientifique (1986), en ce qu’il constitue une résistance au progrès de la connaissance et qu’il s’oppose de fait au développement de nouvelles pratiques institutionnelles et professionnelles.
Cette norme intériorisée du dualisme éducatif (vs unicité éducative) est structurée autour de la représentation et du sentiment de la différence, tous deux liés à la « figure de l’enfant différent » (Benoit, 2021b, p. 3). Une telle figure ne repose pas sur des différences interindividuelles tolérées (l’enfant DuponT et l’enfant DuponD sont deux enfants différents qui ont des comportements et des performances différentes), mais sur le« redoublement de la différence » (Benoit, 2021a, p. 5)concernant des élèves considérés comme « différemment différents » (Solère-Queval, 2006, cité par Barry, 2021, p. 55), parce qu’ils ont été classés dans une catégorie de population distincte non conforme à la norme majoritaire. Une telle situation, faite à un élève, comporte le risque de générer à la fois de la précarité scolaire (Benoit, 2014b, p. 188) et de l’importunité scolaire (Ebersold et Dupont, 2019), qui se concrétisent dans les situations d’apprentissage par l’impossibilité de « donner une place à l’Élève reconnu institutionnellement handicapé (ERIH) » (Suau, 2019, p. 99). Elle induit l’enrayement consécutif du processus topogénétique19, aussi bien celui qui concerne le topos d’Élève, qui relève du pédagogique, que celui qui est relatif au topos d’apprenant, qui renvoie au didactique.
Ce redoublement de la différence, autrement dit sa naturalisation, éloigne d’une autre notion, celle de la diversité, qui se décline en profils singuliers, et qui ne renvoie pas chacun à la mesure d’un plus ou moins grand écart à la norme. Le miroir déformantque constitue le sentiment de différenceinterdit l’accès à une imagination heureuse de l’altérité — de l’être autrement — comme continuum ouvert et sans rupture des personnes humaines, sous l’égide de la diversité et de la singularité, et par conséquent sans catégorisation de populations. Ce miroir déformant conduit plutôt à une dérive de radicalisation prenant la forme imaginaire de « l’inquiétante étrangeté » (Ployé, 2021, p. 31), que l’on pourrait désigner par le terme d’aliénité20.
Le corpus des données a été recueilli par les deux auteurs aux mois d’avril et de mai 2022 dans trois établissements de formation (INSPé, Faculté d’éducation) situés dans trois académies (Aix-Marseille, Nice, Montpellier) et à l’INSHEA. Il regroupe les bibliographies d’ouvrages et d’articles données par les enseignants chargés des modules d’enseignement ou de formation ayant pour thème les pratiques de l’éducation inclusive, comprise au sens large, c’est-à-dire englobant tous les élèves considérés comme présentant des besoins éducatifs particuliers (comme, par exemple, les élèves issus de milieux sociaux défavorisés).
Ces bibliographies ont été d’une manière générale assez difficiles à obtenir. Elles restent parcellaires et constituent un ensemble assez hétérogène du point de vue des champs disciplinaires et des formations concernées. Leur point commun est néanmoins de s’inscrire dans un cursus universitaire de master MEEF (Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) accueillant de futurs personnels enseignants, ordinaires ou spécialisés, ou non enseignants.
L’unité retenue pour l’analyse des données est celle du titre des publications mentionnées dans les bibliographies. Le titre est comptabilisé à chaque fois qu’il apparaît. S’il apparaît plusieurs fois, dans plusieurs cours, d’un même formateur ou de formateurs différents, il sera donc comptabilisé autant de fois. Le corpus recueilli regroupe ainsi 379 occurrences de titres (N).
L’analyse a été menée de manière inductive par mots-clés issus du corpus, à l’aide d’un traitement automatisé réalisé avec le logiciel d’analyse statistique lexicométrique Iramuteq21. Ces mots-clés sont les formes lexicales spécifiques représentatives des catégories22, les unes au regard des autres eu égard à la totalité du corpus. Nous avons travaillé à partir des spécificités positives, qui notent une sur-représentativité de ces formes dans les catégories pour lesquelles elles sont spécifiques par rapport aux autres catégories, ainsi que des spécificités négatives, qui notent une sous-représentativité des formes.
Ajoutons que les références bibliographiques ont été catégorisées selon deux axes. D’une part, nous avons distingué les champs de production : celles qui relèvent de ce que nous avons catégorisé comme des « références scientifiques » (les auteurs sont des chercheurs même si la publication est dite « grand public »), et celles qui relèvent de ce que nous avons catégorisé comme des « références professionnelles » (émanant d’instances institutionnelles nationales ou internationales, d’associations, de professionnels, de familles…). Comme indiqué plus haut, le champ disciplinaire n’a pas été retenu, les paradigmes des noyaux imaginaires n’étant pas rattachés en particulier à certains champs disciplinaires. D’autre part, nous avons réparti les références selon les supports de publication : ouvrages (dont les rapports, les documents statistiques, les numéros spéciaux ou dossiers de revues, les titres des livres des chapitres de livres), articles (dont les chapitres de livres), sites web, vidéos, outils (tests, guides…).
Deux grandes variables ont été retenues pour classer les données à partir de ces choix méthodologiques : les types de formation (déterminés en fonction de leurs destinataires) et les types de références (déterminés en fonction des champs de production et des supports de publication). Les titres des références bibliographiques sont donc classés selon trois types de formation : enseignants spécialisés, enseignants ordinaires et professionnels de l’éducation, non enseignants. Et selon neuf types de références : ouvrages scientifiques, ouvrages professionnels, articles scientifiques, articles professionnels, sites scientifiques, sites professionnels, vidéos scientifiques, vidéos professionnelles, outils professionnels. Vingt-sept catégories ont donc été constituées, croisant les trois types de formations et les neuf types de références.
La répartition des données dans les 27 catégories déterminées est présentée dans le tableau à double entrée ci-dessous.
Occurrences des titres | Ouvrage scient. | Ouvrage pro | Article scient. | Article pro. | Site scient. | Site pro | Vidéo scient. | Vidéo pro. | Outil pro. | Total |
Enseignants spécialisés | 89 | 6 | 80 | 0 | 5 | 23 | 28 | 0 | 17 | 248 |
Enseignants ordinaires + professionnels éducation | 40 | 3 | 39 | 0 | 1 | 3 | 6 | 0 | 0 | 92 |
Non enseignants | 7 | 0 | 20 | 0 | 2 | 3 | 0 | 0 | 7 | 39 |
Total | 136 | 9 | 139 | 0 | 8 | 29 | 34 | 0 | 24 | 379 |
Le corpus recueilli est majoritairement scientifique et à destination des enseignants spécialisés. 84 % des titres des références bibliographiques relèvent de publications scientifiques contre 16 % de publications professionnelles. Ce sont principalement des ouvrages ou des articles (38 % et 37 %) ; viennent ensuite les supports multimédias (sites 10 %, vidéos 9 %) et les outils 6 %. Ils sont diffusés à 65,5 % dans les formations d’enseignants spécialisés, à 24,5 % dans les formations d’enseignants ordinaires et à 10 % dans les formations d’étudiants non enseignants.
Les données ont été regroupées en deux corpus distincts à partir de leur répartition dans ces variables. Le premier corpus distribue les données selon les trois types de formations. Le deuxième distribue les données selon six types de référence, éliminant les catégories vides (articles professionnels et vidéos professionnelles) et regroupant les catégories multimédias (sites et vidéos). Trois types de résultats saillants sont détaillés ci-après : ceux qui s’appuient sur les formes lexicales spécifiques positives et négatives du corpus « formation » ; ceux qui s’appuient sur les formes lexicales spécifiques positives du corpus « références ».
Dans le premier tableau de résultats du corpus « Formation » présenté ci-dessous (tableau 2), les formes lexicales représentatives sont classées par ordre décroissant de spécificité positive. Ces sont donc les formes les plus représentatives des bibliographies distribuées selon le type de formation, qui apparaissent en haut du tableau.
Formation « Spécialisée » | Formation « Ordinaire » | Formation « Non Enseignant » |
attachement | inégalité | handicap |
numérique | éducation | situation |
éducatif | élève | Au |
apprentissage | inclusion | Enseignement |
chez | enseigner | De |
recherche | handicapé | En |
inclusives | tous | Inclusif |
le | des | Guide |
enfant | trouble | A |
pratique | sur | Enseignant |
école | scolaire | Education |
et | D | |
implicite | Pédagogique |
Dans le second tableau de résultats du corpus « Formation » présenté ci-dessous (tableau 3), les formes lexicales les moins représentatives sont classées par ordre décroissant de spécificité négative. Ces sont donc les formes les moins représentatives des bibliographies distribuées selon le type de formation, qui apparaissent en haut du tableau.
Formation « Spécialisée » | Formation « Ordinaire » | Formation « Non Enseignant » |
pédagogique | enseignant | Inégalité |
de | au | Trouble |
en | classe | Intellectuel |
inclusif | handicap | Aux |
scolarisation | le | Enseigner |
handicap | chez | Handicapé |
enseignement | et | Ou |
tous | éducatif | Déficience |
inclusion | pratique | Le |
situation | à | attachement |
élève | inclusives | Chez |
éducation | recherche | développement |
inégalité | numérique | Intégration |
guide | Un | |
attachement | Educatif |
À la lecture du tableau 2, qui compare les formes lexicales représentatives des bibliographies distribuées selon le type de formation, une première opposition se dessine entre les références choisies dans le cadre des formations d’enseignants spécialisés et celles qui prévalent dans les formations ordinaires. Dans les premières, l’approche psychologique de la dimension affective (attachement) s’articule fortement aux enjeux éducatifs (éducatif) des jeunes considérés comme handicapés. Au contraire, dans les formations à l’éducation inclusive destinées aux enseignants ordinaires, il s’agit non plus d’un enfant handicapé à éduquer, mais d’un élève (élève) à scolariser, pour lequel le processus inclusif (inclusion) permettra de prévenir les inégalités (inégalités) et de rétablir l’égalité des droits et des chances, ce qui est l’objet même de la loi du 11 février 2005. Dans le premier cas, le registre des représentations évoqué est de type psycho-affectif, dans l’autre il renvoie au droit et à la loi.
Le tableau 3, qui compare les formes lexicales les moins représentatives des bibliographies distribuées selon le type de formation, donne en miroir la même image. Les formes lexicales sous-représentées dans les titres donnés en formation d’enseignants spécialisés sont pédagogique et scolarisation,tandis que dans les titres donnés en formation d’enseignants ordinaires, on trouve notamment handicap. Tout semble se passer comme si les références des formations d’enseignants spécialisés faisaient écho à un imaginaire psycho-social, tandis que celles qui sont dispensées sur l’éducation inclusive s’inscrivaient dans un paradigme égalitariste. L’image des lunettes rétrospectives semble s’appliquer aux types de références bibliographiques diffusées auprès des étudiantes et étudiants des formations d’enseignants spécialisés.
Dans le tableau 2, qui compare les formes lexicales représentatives des bibliographies distribuées selon le type de formation, la place de la forme lexicale numérique (très fréquente dans les titres donnés en formations d’enseignants spécialisés et beaucoup moins dans ceux donnés en formations d’enseignants ordinaires), est à cet égard particulièrement significative. Les analyses présentées plus haut au regard des places respectives de la compensation et de l’accessibilité accréditent en effet l’hypothèse que la focalisation sur les outils numériques dans le cadre de l’enseignement spécialisé renvoie au développement historique de ces ressources dans le champ du handicap (sous la forme d’aides techniques personnalisées en compensation de déficits et/ou des troubles moteurs, cognitifs ou sensoriels). La figure imaginaire du puzzle humain, susceptible d’être complété par des artefacts numériques, pourrait bien constituer le soubassement fantasmatique de ce centre d’intérêt.
Quant aux références données dans le cadre des formations dispensées à des personnels ne se destinant pas aux métiers de l’enseignement (Tableaux 2 et 3), elles apportent peu d’éléments significatifs : tout au plus peut-on constater qu’elles s’organisent autour du pivot du handicap (handicap), mais sans que l’on puisse déterminer à la lumière de ces premiers résultats si son appréhension est pédagogique, égalitariste ou psycho-affective.
Dans le tableau de résultats du corpus « Références » présenté ci-dessous (tableau 4), les formes lexicales représentatives sont classées par ordre décroissant de spécificité positive. Ce sont donc les formes les plus représentatives des titres selon le champ de production et le support de publication, qui apparaissent en haut du tableau.
Références ouvrages scientifiques | Références articles scientifiques | Références sites et vidéos scientifiques | Références ouvrages professionnels | Références sites professionnels | Références outils professionnels |
inégalité | enseignant | numérique | la | handicapé | guide |
école | implicite | la | handicapé | personne | A |
scolaire | dans | intellectuel | personne | intellectuel | comprendre |
développement | théorie | déficience | des | comprendre | école |
enfant | d | attachement | pour | et | scolarisation |
pratique | des | apprendre | sur | tous | ou |
inclusives | intelligence | lecture | le | handicap | des |
déficience | un | pédagogique | scolarisation | pour | inclusif |
et | élève | apprentissage | aux | à | éducatif |
enseigner | ordinaire | enseignement | enseigner | de | personne |
lecture | une | enseigner | guide | déficience | |
du | les | le | handicapé | sur | |
avec | situation | chez | et | une | |
social | intégration | éducation | apprendre | ||
le | inclusion | inclusives | |||
apprentissage | de | ||||
ou | attachement |
Ce tableau des spécificités positives du corpus « références », est surtout significatif au regard de l’opposition qu’il fait apparaître entre d’un côté les ouvrages, articles et vidéos scientifiques et de l’autre les ouvrages, sites et outils professionnels. Dans ce second registre, se fait jour une forme de confrontation entre le handicap (handicapé, handicap), et la scolarisation (école, scolarisation), comme si l’enseignement avait pour but principal de délivrer un mode d’emploi (guide) pour mener à bien la tâche difficile, voire partiellement impossible, de concilier les contraires. La référence impensée au dualisme éducatif et la représentation de l’irréductibilité du handicap face au milieu ordinaire est latente.
L’objet de ce chapitre est triple : tout d’abord, il s’agissait de définir, en appui sur des recherches anthropologiques, le cadre possible d’une démarche d’investigation portant sur l’imaginaire des pratiques et des politiques de l’éducation inclusive, au-delà de l’analyse des représentations des acteurs, déjà engagée par certains chercheurs ; ensuite, l’intention était d’explorer quelques pistes de figures, de formes et de postures imaginaires susceptibles de constituer le substrat des représentations et des gestes professionnels que celles-ci peuvent induire ; enfin, il convenait de mettre ces perspectives à l’épreuve d’une première recherche exploratoire.
Le constat initial est celui de la coexistence en apparence calcifiée de deux types opposés de normativités. D’un côté, le modèle de l’inclusivité, qui implique le développement de l’accessibilité scolaire et pédagogique pour tous ; de l’autre, celui de l’adaptation différenciatrice, qui participe de mécanismes sociaux de discrimination, tels que l’assignation de populations d’élèves à des espaces éducatifs et curriculaires séparés, via des procédures administratives orchestrées par la MDPH ou la CDOEA23. Le fait que cette cohabitation de normes contraires ne semble pas déséquilibrer les fonctionnements institutionnels autant qu’on pourrait s’y attendre nous a conduit à envisager qu’elle repose sur un ressort imaginaire, que nous considérons comme un analyseur capable d’élucider certains paradoxes inhérents aux pratiques et aux politiques inclusives, dans le contexte français et européen. Ainsi avons-nous postulé que la démarche consistant à aller chercher la source imaginaire des représentations qui architecturent la structure idéologique de l’inclusion scolaire pourrait permettre, si elle était poursuivie et approfondie au-delà de cette recherche exploratoire, de mieux saisir la configuration évolutive du « référentiel » correspondant à la manière de penser ce phénomène.
En nous appuyant sur des travaux antérieurs, nous avons commencé à cerner quelques éléments constitutifs des substrats structurels et impensés sur lesquels s’élabore l’imaginaire des pratiques et des politiques inclusives. La mise à jour d’un tropisme langagier rétrospectif et son analyse à la lumière de la philosophie de Wittgenstein permet de caractériser un regard professionnel difracté par un prisme rétrospectif : des lunettes rétrospectives posées sur notre nez qu’il ne nous vient pas à l’esprit d’enlever. Du côté du débat entre la démarche de compensation individuelle et celle de l’accessibilisation universelle, c’est la figure de l’homo puzzle qui finalement fonctionne comme la résolution évidente des problèmes pratiques politiques : l’accompagnement humain reconstitue fantasmatiquement l’intégrité altérée de l’élève handicapé. Enfin, l’intériorisation du dualisme éducatif (l’ordinaire et le spécialisé), couplée à la dichotomie entre l’ordre du normal et celui du pathologique, comme référence inconsciente des pratiques et des politiques, forme un schéma classificatoire simple de deux ordres hiérarchisés, comparable à celui des trois ordres de l’imaginaire féodal, au regard duquel les élèves sont situés de part et d’autre de la frontière tracée par la différence : d’un côté l’altérité, de l’autre l’inquiétante étrangeté de l’aliénité.
Les résultats de la recherche exploratoire des racines de cet imaginaire des pratiques et des politiques inclusives dans le terreau formatif semblent venir à l’appui des configurations imaginaires évoquées plus haut, ce qui est plutôt prometteur, même s’ils mériteraient d’être confirmés par d’autres recherches moins limitées en matière de corpus.
Résumé : L’objet de ce chapitre est triple : tout d’abord, il s’agit de définir, en appui sur des recherches socio-anthropologiques, le cadre possible d’une démarche d’investigation portant sur l’imaginaire des pratiques et des politiques de l’éducation inclusive, au-delà de l’analyse des représentations des acteurs, déjà engagée par certains chercheurs ; ensuite, l’intention est d’explorer quelques pistes de figures, de formes et de postures imaginaires susceptibles de constituer le substrat des représentations et des gestes professionnels que celles-ci peuvent induire ; enfin, les auteurs entreprennent de mettre ces perspectives à l’épreuve d’une première recherche exploratoire.
Abstract: The purpose of this chapter is threefold: firstly, to define, with the support of socio-anthropological research, the possible framework for an investigative approach to the imaginary of inclusive education practices and policies, beyond the analysis of the representations of the actors, already undertaken by some researchers; secondly, the intention is to explore some avenues of imaginary figures, forms and postures likely to constitute the substratum of the representations and professional gestures that these may induce; finally, the authors undertake to put these perspectives to the test of an initial exploratory research.