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Couverture de Éducation et formation aux pratiques inclusives (2024) Show/hide cover

Micro-violences et négligences de l’institution scolaire à l’égard des élèves : un impensé de la formation des enseignants

Dans le contexte de l’éducation, de plus en plus de textes issus des politiques publiques, de rapports nationaux et internationaux (Unesco, 1994, 2014, 2015), souvent soutenus par une littérature scientifique désormais abondante (Ebersold et al., 2016), encouragent le développement d’une société inclusive. Mais si cette approche peut être perçue comme une voie prometteuse de légitimation démocratique des sociétés contemporaines, puisqu’elle vise à « élargir la compréhension de l’éducation inclusive à l’inclusion de tous les apprenants, indépendamment de leur identité, de leur origine ou de leurs capacités » (Unesco, 2009, p. 21)1, voilà quelques années également que d’autres rapports, issus des mêmes sources, viennent alerter sur un problème de violences aux difficultés qui peuvent venir faire obstacle à l’émergence d’un tel type de société (Scherrer et Van Ballegooi, 2017 ; Toubon, 2019).

Dans ce chapitre, nous nous intéressons à la question du rapport éducatif « Enseignant — Élève reconnu institutionnellement comme handicapé (ERIH) ». Ce rapport s’organise d’abord autour d’une logique de pouvoir de type « biopolitique » (Foucault, 1975), qui vise avant tout à réguler et à contrôler une population par l’intériorisation des normes. Nous proposons, à partir de l’analyse et de la synthèse des textes issus de la littérature fonctionnelle, nationale et internationale, et d’un recueil de données au plus près des pratiques de classe, de montrer que la qualité de ce rapport éducatif (quelles attitudes l’enseignant doit/peut-il adopter vis-à-vis des ERIH ?) est totalement ignorée, laissée dans l’implicite, par la gouvernance éducative (des politiques éducatives à l’organisation scolaire), occupée qu’elle est à organiser la gestion des flux d’élèves.

Or ce rapport dans la réalité des pratiques est souvent marqué par des micro-violences (Foucault, 1975 ; Perez, 2011, 2013 ; Lemoine, 2017) nichées dans les relations interpersonnelles, peu propices non seulement au développement de l’ERIH, mais également de toute personne ayant une place d’élève. La discussion portera ainsi sur la nécessité de s’intéresser à la formation de ces violences, qui apparaissent si « banales et si ordinaires » qu’elles peuvent même être méconnues comme telles, voire même promues par l’institution sociale et scolaire (Arendt, 1997 ; Milgram, 2017, Perez et Muller, 2022).

Des techniques gouvernementales qui visent à une surveillance de la population handicapée dans le milieu scolaire ordinaire

Depuis la fin du vingtième siècle, la notion d’éducation inclusive (EI) s’est largement formée et répandue. Les organisations internationales, sous l’impulsion et la coordination fondatrice de l’Unesco, ont joué un grand rôle dans ce processus d’émergence dans de nombreux pays, que ce soit à travers les chartes ratifiées par les états membres, les différents rapports, ou les grands programmes qui se développent en lien avec des objectifs de développement durable, par exemple l’ODD4 : « Assurer l’accès de tous à une éducation de qualité » (Unesco, 2015). Cette notion d’EI s’exprime, pour les pays signataires, à travers deux principes que nous avons mis au jour dans des publications précédentes (Perez, 2015, 2020) : un « lieu de scolarisation unique » requis pour tous les enfants, et un « travailler ensemble » pour soutenir une scolarité dans le milieu ordinaire. Ces deux principes ont été dégagés à partir de l’analyse des textes produits entre 1974 et 2020, creusant ainsi progressivement le sillon d’une définition commune de l’éducation inclusive. Mais cette définition s’apparente également à une forme d’incantation (Perez, 2015), car un problème demeure. En se centrant sur une idéologie de l’intégration des publics fragilisés dans l’école ordinaire, certes utile pour la « création d’un monde commun » (Husson et Perez, 2016), mais peu efficace sur le plan des pratiques effectives, les producteurs des normes internationales ont laissé dans l’implicite la question de la qualité du rapport éducatif lui-même, qui se niche dans les relations entre des personnes n’ayant pas les mêmes places dans une institution.

Par ailleurs, les analyses que nous avons réalisées dans le système scolaire ordinaire français (Perez, 2015, 2018, 2020) invitent également à revenir sur l’inutilité de poursuivre le débat en éducation qui vise à opposer traditionnellement la notion d’intégration à celle d’inclusion. En effet, l’analyse de tous les textes fonctionnels entre 1975 et 2022 fait apparaitre une logique normalisatrice et gestionnaire de la population handicapée, avec une réorganisation du système éducatif qui s’est d’abord traduite par une architecture institutionnelle permettant de classifier « l’enfant » en « élève handicapé », puis par une organisation politique qui s’est progressivement dotée de nouvelles techniques2 afin de mieux contrôler cette population dans le système scolaire ordinaire. La distinction intégration/inclusion témoigne bien d’une évolution, mais pas, comme cela est souvent présenté, d’un changement de paradigme quant à l’appréhension du rapport éducatif au sein des institutions scolaires (Caraglio, 2019 ; Kheroufi-Andriot, 2019 ; Stiker, 2009 ; Thomazet et Mérini, 2019). La logique intégrative, puis la logique inclusive témoignent simplement d’une évolution des techniques dans la gestion de la population handicapée.

Ainsi, l’approche du handicap à l’école, appréhendée par la surveillance et la gestion d’une population cible, renvoie plutôt à un cycle de réponses fonctionnelles, s’inscrivant, avant 1975, dans une dialectique « exclusion par séparation des populations », puis relevant, de 1975 à nos jours, d’une dialectique « inclusion par assistance de populations ». Elle témoigne, non pas d’une évolution des techniques d’éducation, mais d’une évolution des techniques gouvernementales. Et cette erreur conduit, nous semble-t-il, à laisser subsister un point aveugle, celui de la nature même du rapport éducatif « enseignant-élève ».

La question enfouie d’une autorité abusive des institutions et de ses agents : un étrange impensé

Derrière la question du rapport de l’école aux personnes handicapées, et des multiples techniques mises en œuvre, se découvre celle du rapport de l’institution à ses minorités. Et même si une certaine littérature fait état d’une réflexion stimulante pour donner une place qui ait du sens pour tous les individus, nous souhaitons interroger des faits précédemment établis à propos du rapport éducatif enseignant-élève, que nous pouvons qualifier de particulièrement dégradé et que nos sociétés entretiennent, non pas tant d’ailleurs seulement au regard des publics handicapés, ni même des seuls élèves, mais des enfants en général ou, plus largement encore, de celles et ceux qui sont dans des contextes de vulnérabilité. De ce point de vue, tous les acteurs — les citoyens ordinaires au sein des institutions familiales, sociales, professionnelles — gagneraient à s’intéresser à la qualité de la relation éducative et à leur responsabilité par rapport à une position d’autorité institutionnelle. Car ce rapport est loin d’être anodin. Les recherches de Scherrer et Van Ballegooi (2017) paradoxalement peu connues ou qui semblent faire peu de débats, font état d’un enfant sur cinq concerné par un rapport de maltraitance en Europe. D’autres enquêtes ou études réalisées dans de nombreux pays européens, avec les statistiques avancées par le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), l’Organisation internationale du travail (OIT) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont depuis confirmé ou précisé certains aspects de ces informations. Par exemple, en Angleterre, les études de Radford et al. (2013) témoignent d’un nombre conséquent d’enfants subissant de mauvais traitements et des abus graves à la maison et à l’école de la part d’adultes. Or ces types de violences et de négligences sont associés à une moins bonne santé mentale, et de fortes associations ont été repérées entre les mauvais traitements, la violence physique et un mal-être émotionnel, y compris l’automutilation et les pensées suicidaires (Radford et al., 2013). Mais ces phénomènes ne semblent que peu impacter le territoire national français, tant le débat sur ces questions est inexistant, sauf à le considérer dans la sphère familiale, dans le champ très spécifique de l’enfance maltraitée. Il n’y a qu’à se référer aux récents échanges sur la « légitimité de la gifle » avec la loi n° 2019-721 du 10 juillet 2019 pour lire une disposition législative3 sur les violences éducatives dites ordinaires. Désormais, en droit, la « gifle qui part toute seule » n’est plus légale. Mais cette pratique n’est pourtant pas passible de la moindre sanction. Le risque est donc grand d’un nouvel enfouissement de la question du rapport adulte/enfant, et ce d’autant que cette récente disposition n’a aucune force coercitive. Pourtant si un enfant sur cinq en Europe est susceptible d’être victime de maltraitance et d’abus grave (quand bien même ce rapport serait à nuancer au regard des méthodologies employées), cela interroge fondamentalement quant à la qualité des relations interpersonnelles dans nos sociétés, et ce à chaque fois qu’un rapport institutionnel dissymétrique, de droit, est posé.

Un « comme si » le système scolaire était préservé des questions relatives à l’autorité abusive des enseignants à l’égard des élèves

Lorsque nous évoquons ce sujet dans le domaine de l’éducation, que ce soit en recherche, dans la sphère de l’enseignement (école) ou dans le champ de la formation (INSPÉ), nous sommes surpris du peu d’intérêt pour cette question. Les « violences éducatives ordinaires » des agents de l’institution à l’égard des élèves seraient étrangères, ou sans rapport, semble-t-il, avec la question de la relation éducative, pédagogique. Un peu « comme si » le système scolaire était préservé de ces questions. Tout est finalement présenté « comme si » les adultes de l’école n’étaient pas ceux de la société civile, « comme si » les enseignants, les acteurs de la vie scolaire, de l’éducation à la santé, n’étaient pas avant tout des adultes et donc concernés par les maltraitances et les violences « ordinaires ». Sans doute ce rapport est-il difficile pour l’image que l’on se fait de notre humanité, ou encore de cet élève à qui l’école est censée garantir un bien-être et son devenir. Pourtant, la présence d’une violence des institutions, et donc de leurs agents, à l’égard des usagers est bien présente, sournoise, lisible autant que tenace. Dans son rapport, Enfance et violence : la part des institutions publiques (2019), Jacques Toubon, le défenseur des droits (de 2014 à 2020) témoigne d’une répercussion de ce phénomène dans l’enceinte scolaire : « Les violences sont une réalité dans le quotidien des enfants, y compris au sein des institutions dans lesquelles ils sont accueillis ou pris en charge (p. 1) ». Le défenseur ajoute que « le fonctionnement des institutions publiques est susceptible en lui-même d’induire ou d’amplifier les violences faites aux enfants dont elles ont la charge (p. 1) », ce qui ne peut qu’interroger, tant l’écart est important avec une École présentée dans ses dispositions législatives comme une « école de la confiance » avec la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019, ou encore comme une « école de la bienveillance » avec la loi précédente pour la refondation de l’école de la république (loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013). Il y a bien un décalage, et c’est peu dire, entre des valeurs incarnées dans des normes et celles des usages du quotidien. Dans ces conditions, il nous faut explorer la qualité des relations interpersonnelles, et ce d’autant plus par rapport à l’effet de loupe que peut permettre l’analyse de ce rapport auprès d’une population désignée par la norme comme « vulnérable », « nouvellement arrivée en France » ou/et « handicapée ».

Micro-violences et négligences dans la relation enseignant-élève : un rapport interpersonnel possiblement destructeur pour la personne

Il s’agit donc, en première approche, d’interroger les attitudes, dont chacun est culturellement porteur, vecteur et reproducteur. En effet, si l’enseignant est autorisé institutionnellement à exercer une responsabilité sur ses élèves, les questions de recherche gagneraient à interroger la nature même du rapport d’autorité, soit la qualité même de la relation interpersonnelle. En effet, si ce rapport, de droit, est dissymétrique, il peut aussi se révéler abusif en usage. Il est alors important de souligner que notre question n’est pas seulement liée au rapport « enseignant-élève », mais s’inscrit dans un questionnement plus large sur la relation interpersonnelle, dès lors qu’il y a une position de responsabilité, légitimée par une norme (institution, organisation etc..). Ainsi, ce qui nous intéresse relève bien du rapport d’autorité attribué institutionnellement et de la manière dont l’agent, qui en est dépositaire, l’exerce dans sa relation à celui qui en est le « bénéficiaire ».

Pour illustrer nos propos, nous choisissons dans le cadre d’un projet de recherche dont l’objet premier était la mise au jour de conditions d’accessibilité et d’obstacles didactiques et pédagogiques, d’observer, des « violences éducatives ordinaires », considérées comme « l’ensemble des moyens violents qui ont été et sont utilisés, tolérés et souvent recommandés pour faire obéir et pour éduquer les enfants » (Maurel, 2009, p. 22), et plus spécifiquement les micro-violences exercées à l’égard des ERIH. Préalablement, nous définissons la notion de micro-violenceen éducation (Perez, 2015, 2021 ; Perez et Muller, 2022, 2023) à partir de la notion de « douces violences », phénomène observé dans les crèches (Schuhl, 2005) et à partir du processus d’intériorisation des normes et micro-pouvoirs déjà identifiés dans la littérature foucaldienne (Foucault, 1975). Les micro-violences sont ainsi désignées pour indiquer un « défaut » pourtant majeur dans le rapport éducatif d’autorité (R[ea]), entre au moins deux personnes (p1 et p2) dans une institution (I). Ce « défaut » est d’autant plus insidieux qu’il est légitimé, « camouflé » ou « enfoui » institutionnellement par une littérature fonctionnelle contemporaine peu préoccupée de ces questions (cf. section 2). Nos travaux avec Laurent Muller (2022) montrent pourtant que cette question trouve un écho important chez les auteurs les plus prolifiques du vingtième siècle, qui la considèrent comme d’autant plus difficile à traiter qu’elle se fond dans les normes de l’époque concernée et est souvent considérée comme relevant de bonnes pratiques. Pour pouvoir identifier les micro-violences, il nous faut en préalable nous en approprier la culture. De ce point de vue, les apports d’Arendt et de Milgram sont précieux ; la première auteure réfléchissant à la manière dont l’Allemagne du vingtième siècle a basculé dans l’horreur de l’holocauste ; le second auteur mettant au jour la docilité humaine à s’autoriser toute forme d’exaction, dès lors qu’elle paraît légitimée institutionnellement. Pour l’illustrer, nous reprenons quelques énoncés. « Le mal ou son incarnation », écrit par exemple Hannah Arendt (1997), peut se manifester, sans haine, sans inhumanité, sans intention de détruire : un « mal global » émergerait même d’intentions particulières dénuées de malice. C’est ainsi qu’il faudrait appréhender un mal qui n’en a pas l’apparence, anodin dans ses effets de proximité, un mal qui paraît incompréhensible, car il ne vient pas d’un monstre. Ce mal, qui nous intéresse relativement aux « violences éducatives ordinaires », est en cela comparable qu’il se manifeste aujourd’hui sous la forme d’une « monstrueuse banalité », pour reprendre l’oxymore d’Hannah Arendt qui évoque « la terrible, […] l’indicible, […] l’impensable banalité du mal » (1997, p. 440). Un mal né de rien, semble-t-il, mais terriblement normal, et qui prive l’individu de toute ressource intérieure pour savoir ou sentir le mal qu’il fait. C’est ce qu’écrit Arendt, pour qui le cas Eichmann n’est nullement isolé (et qui signe tout à la fois l’horreur et la fadeur du mal – comme si « normal » et « infâme » pouvaient devenir indiscernables). C’est cette « effroyable normalité » que nous rapprochons des micro-violences éducatives. Les expériences de Stanley Milgram vont également dans ce sens. Milgram écrit ainsi que « la conception de la banalité du mal formulée par Hannah Arendt est plus proche de la vérité que nous n’aurions jamais osé l’imaginer. » (2017, p. 39). Le cas Eichmann offre un effet loupe sur ce qui se trame chez tous les sujets d’une institution et qui est d’autant plus comparable lorsqu’il s’agit de se soumettre à une autorité considérée comme légitime, telle qu’un système éducatif, scolaire ou universitaire, particulièrement organisé. Les sujets ont alors une propension à se convertir à l’état agentique, concept qui constitue la clé de voûte de l’analyse de Milgram (2017, p. 203).

La puissance de l’organisation gestionnaire sur les agents inscrits dans l’institution invite à considérer avec attention la notion d’institution et de son influence sur ses agents. Des travaux dans la littérature académique insistent justement sur le rapport entre le sujet et l’institution, et contribuent ainsi au débat (Chevallard, 1998 ; Douglas, 1999). Chevallard (1998, p. 82) définit en effet une institution « I » comme « un dispositif social total, qui peut certes n’avoir qu’une extension très réduite dans l’espace social (il existe des “micro-institutions”), mais qui permet — et impose — à ses sujets, […] des manières de faire et de penser propres » (Chevallard, 1998, p. 82). Ainsi peut aussi se comprendre le problème du rapport éducatif de l’adulte-enseignant à l’enfant-élève du point de vue des institutions et des agents, qui peuvent se retrouver pris dans un cercle « vicieux » où les normes et le rapport aux normes se confondent et perpétuent des rites de violences. Le jeu des violences institutionnelles s’enfouit progressivement dans celui des micro-violences ordinaires, les rendant d’autant plus difficiles à appréhender qu’elles paraissent se justifier au regard de l’époque dans laquelle elles s’inscrivent. Ainsi, les micro-violences dans l’enceinte scolaire sont une réponse à celles véhiculées par les époques précédentes. À titre d’exemple, le « bonnet d’âne » interdit en 1960, mais remplacé par des élèves « se retrouvant à genoux sur une règle et les mains sur la tête », « les coups de règles » évoluant vers « les mérites d’une bonne paire de claques », puis se muant en « petites tapes sur la tête lorsque l’élève a commis une faute d’inattention », ou en « saisie plus ou moins véhémente de vêtements », ou encore d’une discussion « entre quatre yeux »… Toutes ces actions masquent l’implicite de la violence, et ne peuvent que faire obstacle et contrevenir à un rapport éducatif authentique adulte-enfant. Ainsi, et provisoirement, nous rejoignons les propos de Corbet (2004) et du défenseur des droits en 2019, pour dire que ce qui entre dans le champ des micro-violences est tout ce qui donne prédominance aux intérêts de l’institution — dont nous avons précisé la puissance — sur les intérêts de l’enfant.

Dès lors, si nous analysons un des premiers films de recherche issus du projet PIMS (2012-2018), projet qui a fait l’objet de nombreuses publications (Assude et al. 2011, 2018), nous observons très rapidement une série de micro-violences (MV), incorporées, culturelles, et transparentes dans une situation d’enseignement qui pourtant ne dure qu’une trentaine de minutes. La séance a pour objectif d’entraîner les élèves à la résolution de problèmes mathématiques par l’identification des structures additives. Le synopsis de la séance comprend sept phases, que nous pouvons résumer comme suit : rappel de la notion (phase 1/durée : 00:00 - 01:06), consignes pour la première phase de travail et distribution du matériel de travail (phase 2/01:07 - 03:35), première phase de recherche (phase 3/03:36 - 06:00), consignes pour la deuxième phase de recherche et distribution du matériel de travail (phase 4/06:01 - 08:30), deuxième phase de recherche (phase 5/08:31 - 10:15), mise en commun (phase 6/10 : 16-33 : 23), et institutionnalisation (phase 7/33:24 - 33:53). L’élève Paul est malvoyant. La classe est disposée en autobus. L’usage de ce professeur est de mettre Paul au fond de la classe avec l’AESH afin « de ne pas gêner la vision des autres élèves », ce qui ne peut qu’interroger par rapport à l’accès de Paul aux apprentissages (MV1), mais aussi par rapport à son isolement dans un coin au fond de la classe (MV2) et donc sa non-possibilité de converser avec ses camarades (MV3). Il apparait ensuite que dans cette situation, Paul a toutes les connaissances liées aux enjeux de savoir proposés. Or, il n’y a aucun échange entre l’enseignant et Paul durant les sept phases de la séance (MV4), puisque l’enseignant ne s’adresse qu’à l’AESH en fin de séance. Outre l’absence de contact avec lui, Paul ne s’est pas vu proposer (mais comme pour d’autres élèves dans la classe) une situation adaptée à ses connaissances, dans les deux phases de recherche (MV5). Enfin, il ne peut pas participer au jeu d’apprentissage au tableau, puisqu’il n’a pas son dessin affiché et qu’il ne peut pas réagir au travail de ses camarades dans la phase 6 (MV6). C’est enfin, dans la phase 7, d’institutionnalisation, des expressions comme « regardez ce qui est écrit » ou encore « regardez, je vous montre » (MV7). Cette mise à l’écart ne peut qu’interroger la violence ordinaire exercée à l’égard de la vulnérabilité de Paul, mais aussi l’équipement praxéologique de l’enseignant, aussi bien dans la gestion de la séance (i) et des types de tâches associés, par exemple « avoir un contact avec les élèves, avec une distance adéquate », « s’adresser à toute la classe », « gestion du tableau » (Cirade, 2006, 2012), mais aussi dans les fonctions didactiques (ii), comme « donner sa place à l’élève dans la gestion de la séance » (Suau, 2016, 2018), ou encore « contrôler le travail et les connaissances des élèves » (Cirade, 2012).

On pourrait penser que les pratiques et attitudes observées dans cette étude de cas sont isolées, mais il n’en est rien. Toutes nos captations numériques réalisées entre 2012 et 2020 (films et entretiens) témoignent de phénomènes comparables, alors même que tous les enseignants observés sont des enseignants volontaires, ayant accepté les captations, autant motivés qu’intéressés par les questions de l’éducation inclusive, et souvent formés au mieux de ce que produit l’institution scolaire. Par exemple il peut s’agir de Professeurs des écoles maîtres formateurs (PEMF) qui sont, en France, titulaires d’un poste d’enseignant dans une école, exerçant une double fonction, celle d’enseignant en tant que maître responsable d’une classe et celle de formateur des étudiants. Nous avons une profonde estime pour ce personnel et il ne s’agit donc pas ici de « préjuger » de ces situations, en bien ou en mal, mais de s’y intéresser. Notre postulat est que plus nous nous intéresserons aux phénomènes liés aux « violences éducatives ordinaires » qui s’exercent dans leurs formes les plus silencieuses sur la grande majorité des enfants et des enseignants, en identifiant notamment leurs racines subtiles et consenties4, plus nous tendrons vers une dynamique de capabilité et de reconnaissance propre à un devenir individuel et collectif. Ainsi, en prenant en compte les conditions actuelles de l’organisation du système éducatif, il y a bien un entre-deux à penser pour réfléchir à des modes de formation qui s’intéressent davantage de ce rapport éducatif dégradé.

Revisiter nos systèmes de formation et questionner la politique des savoirs pour penser des micro-actions constructrices du devenir humain

Les violences ordinaires, les micro-violences nous semblent devoir être questionnées au regard de l’activité enseignante, et plus précisément à partir des types de tâches enseignantes déjà identifiés par la littérature. En perspective, la dimension des valeurs articulées à des usages du quotidien mérite une réflexion. Le « devenir capable, être reconnu par soi-même », tout comme « être reconnu par les autres comme étant responsable de ce qui a été produit » (Ricoeur, 2005), témoigne d’un cheminement intéressant pour mettre au travail cette responsabilité attribuée institutionnellement dans la relation enseignant — élève. Pour Ricoeur, pour que chaque personne, quelle que soit la place qui lui est attribuée par l’institution, ait une possibilité d’évolution, il serait nécessaire, pour celui qui est en position institutionnelle « basse », d’avoir la garantie d’user de quatre pouvoirs. Celui de pouvoir dire (1), de pouvoir faire (2), de pouvoir se sentir responsable (3) et enfin un pouvoir indirect, mais d’autant plus important, que les autres le reconnaissent comme auteur de ce dire et de ce faire (imputabilité) (4). Ces quatre conditions, déjà éclairées conceptuellement (Husson, 2022), pourraient venir répondre à l’énonciation « se sentir exister en tant qu’être humain, dans une classe ? » (Gardou, 2012) et non plus se sentir dépendant d’un environnement où c’est à l’appréciation individuelle de celui qui est en position institutionnelle « haute » de décider du devenir de ces quatre pouvoirs. Dans la littérature, professionnelle comme scientifique, des lignes de force existent sur la manière d’appréhender la responsabilité individuelle au sein des institutions, comme celles par exemple pour le responsable d’un dispositif (une classe étant un dispositif) de « se donner les moyens de ne pas se mettre en position de surplomb », d’être vigilant à « surveiller pour lui-même son temps de parole », « de veiller à laisser l’autre s’exprimer et à tenir compte de son propos dans une reprise collective »… La responsabilité individuelle de l’enseignant peut aussi s’exprimer à travers sa réflexivité professionnelle : « La situation produite a-t-elle permis d’aborder les questions prévues dans le cours ? » Si oui, « est-ce que les résultats ont été ceux en rapport avec la séance prévue ? », « si c’était à refaire est-ce que je m’y prendrais de la même manière ? », « tous les élèves ont-ils pu participer ? », « quelle place ont-ils pu/su/voulu prendre ? ». Mais dans toutes ces acceptions, se découvre une qualité qui devrait interroger les concepteurs des concours de recrutement de la fonction publique en vue de l’obtention du professorat du premier degré comme du second degré. Cette qualité est celle où les normes institutionnelles qui encadrent le rapport de l’école à ses élèves, considèrent l’élève comme un sujet intentionnel, une personne.

Une autre source de réflexion sur le travail éducatif authentique pourrait être identifiée à partir du champ de la psychologie humaniste et de la pratique thérapeutique de Rogers (2005), pour penser, en effet, les conditions possibles d’une relation enseignant-élève plus appropriée à la prise en compte de « l’élève » en tant que « personne » de l’institution. De ce point de vue, la contribution de Rogers s’inscrit dans les rapports d’autorité et de communication singulière de l’enseignant à l’égard de l’élève. Il est donc nécessaire de revisiter cette relation dissymétrique, à partir d’une approche humaniste de la relation, notamment celle qui concerne la personne du « maître » et celle qui concerne la personne de « l’élève ». Pour ce faire, c’est paradoxalement la « congruence envers soi-même » (Rogers, 2005, p. 191) qui se révèle nécessaire. L’enseignant congruent, selon l’auteur, est celui qui éprouve d’abord la nécessité, avant toute relation, de reconnaître ses sentiments, de les accepter et d’en porter la responsabilité. Cette congruence à soi, est la condition paradoxale de la congruence dans la relation avec autrui : « l’enseignant qui peut accueillir avec chaleur, qui peut accorder une considération positive inconditionnelle, qui peut avoir de l’empathie pour les sentiments de crainte, d’attente et de découragement inclus dans la rencontre d’une nouvelle matière d’étude, aura fait beaucoup pour établir les conditions d’une véritable connaissance. » (ibid., p. 196).

Mais ce rapport individuel à soi-même ne saurait être réservé aux seuls enseignants. « L’enseignant », comme toute personne désignée par l’institution comme « responsable de » est consubstantiellement exposé également à la violence d’autres personnes sur lui-même, notamment lorsqu’il est dans un rapport dominé/dominant, sous la « responsabilité de » : d’autres enseignants, de celles et ceux qui incarnent sa hiérarchie, des normes de son ministère, etc., donc à de nombreux facteurs de risques psychosociaux. Si les facteurs de risque sont bien identifiés, comme l’isolement, le manque de préparation aux exigences émotionnelles comme les conflits, les désaccords, etc., des leviers sont aussi identifiés. À l’isolement répondent les réunions d’échanges entre pairs, assimilés à une communauté de pratiques. L’aide du collectif à travers une institution facilitante pourrait contribuer à donner du sens aux normes au service du « devenir des élèves » (Ebersold, 2015).

Conclusion

Le défi est de taille, car la pratique réelle des micro-violences ou des micro-actions à l’interne des relations interpersonnelles ne change rien dans l’instant à la bonne marche du monde, de l’économie, ou du fonctionnement de tout système éducatif ou de formation. Il y a donc nécessité de fonder en raison ce qui vise le devenir humain au sein d’une organisation apprenante.

Les résultats des enquêtes PISA (OCDE, 2007, 2021) ne sont pas une fatalité. Si, en 2003, il a été établi que « 57 % des élèves français estiment que les enseignants ne s’intéressent pas, ni à qui ils sont, ni à leur progression », ce constat n’est en rien définitif. Si d’autres nations ont construit un rapport différent de l’éducation, il est donc possible, en tenant compte des spécificités locales, de le faire évoluer.

Les questions qui demeurent alors renvoient à la place que les institutions vont attribuer aux pratiques professionnelles, au regard de ce qui se passe dans la relation à l’autre, dans les relations interpersonnelles à l’égard de l’élève. De ce point de vue, les notions de ce qu’est un « enseignant », de ce qu’est un « enfant », de ce qu’est un « élève », de ce que recouvrent les cycles d’un parcours de connaissances, de compétences et de culture sont à revisiter. La relation interpersonnelle serait alors à envisager au sein d’une institution qui se donne les moyens de permettre à toutes les personnes, dès le plus jeune âge, de s’engager. La relation par l’écoute de l’autre affecte la dynamique du changement, et/ou génère des effets capacitants et innovants, « au sein d’institutions qui les bornent pourtant paradoxalement de toutes parts » (Perez, 2018, 2022). Dans le cadre du devenir humain, il y a sans aucun doute une urgence à penser ces rapports interpersonnels surdéterminés par les places attribuées par les institutions.

  • 1 La cible des publics des textes de l’Unesco s’adresse « aux garçons, aux filles, aux élèves appartenant à des minorités ethniques et linguistiques, ceux issus de populations rurales, ceux affectés par le VIH et le sida, qui sont handicapés et qui ont des difficultés à apprendre » (Les Principes directeurs pour l’inclusion dans l’éducation, 2009, p. 21).
  • 2 En témoigne la loi pour une école dite « de la confiance » du 28 juillet 2019 qui dispose de la création d’un grand service public de l’École inclusive, des pôles inclusifs d’accompagnement localisés (PIAL), tout comme de la gestion des accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH) à travers l’invention d’un nouveau corps : les AESH-Référents. Il s’agit donc bien de la mise en place d’une ingénierie de fonctionnement, relative à un déséquilibre, soit l’arrivée massive d’élèves qui, jusque-là, ne faisaient pas partie du système ordinaire.
  • 3Art.1 : « L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant. Elle appartient aux parents jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne. L’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques. Les parents associent l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité. »
  • 4 Et parfois même défendues par ce qu’Alice Miller nomme les « théories boucliers » (1990, pp. 69-103) : « Les opinions les plus ardemment défendues sont généralement les opinions qui ne sont pas justes, mais qui concordent avec notre système d’éducation. En érigeant en dogmes ces affirmations fausses, l’individu se protège d’un réveil douloureux. » (1990, p. 69). Ainsi les dogmes théoriques (dont ceux de Freud sur la sexualité infantile, le complexe d’Œdipe et la pulsion de mort) seraient élaborés à des fins (inconscientes ?) d’autoprotection, en sorte d’éviter l’angoisse de culpabilité qui consisterait à reconnaître les abus parentaux. C’est ainsi que la psychanalyse, toujours selon Alice Miller, a procédé à une inversion accusatoire : les enfants deviennent bourreaux, et les parents victimes de leurs enfants.