« Bon ou médiocre, le sol est à la fin conquis ;
l’homme a mis en exploitation à peu près
tout l’espace dont il pouvait espérer tirer parti. »
[André Gide, 1911]
« Know soil, know life »
[D.L. Lindbo, D.A. Kozlowsk, C. Robinson, 2012]
Initialement emprunté au monde de l’économie, le terme « service écosystémique » a été proposé pour la première fois en 1997 par un livre pionnier (Daily, 1997) et par un article fondateur (Costanza et al., 1997). Sa première définition — largement discutée et débattue depuis — était : « les biens (tels que la nourriture) et les services (tels que l’assimilation des déchets) de l’écosystème représentent les bénéfices que les populations humaines tirent, directement ou indirectement, des fonctions de l’écosystème » (Costanza et al., 1997). Des organisations institutionnelles, comme le Commissariat général au Développement durable en France, se sont approprié ce concept et en ont proposé des déclinaisons plus orientées. Les biens et services écosystémiques sont alors définis comme des avantages socio-économiques retirés par l’Homme de son utilisation durable des fonctions écologiques des écosystèmes que l’Homme peut éventuellement modifier ou exploiter en apportant du capital ou du travail (CGDD, 2016) (
Le concept de services écosystémiques fait l’objet d’études de plus en plus nombreuses, car la gestion raisonnée et optimisée des écosystèmes apparait indispensable à la viabilité de nos sociétés (Gómez-Baggethun et Barton, 2013). Cependant, pour ce qui concerne les écosystèmes terrestres, elles se focalisent aujourd’hui dans une large mesure sur les systèmes forestiers et les agrosystèmes. Ceci s’explique en premier lieu par le fait que ces milieux font l’objet, depuis plusieurs millénaires, d’une gestion de plus en plus intense par l’Homme. D’autre part, leur exploitation s’est justement longtemps attachée à tirer profit d’un nombre restreint de services (c’est-à-dire approvisionnement en biomasse à vocation alimentaire et non alimentaire), même si la gamme des services et fonctions qu’ils peuvent potentiellement offrir est beaucoup plus vaste (par exemple régulation des pluies acides, prévention de l’érosion, habitat pour la biodiversité, tourisme, stockage de carbone). Au contraire, malgré leur importance croissante au sein de nos territoires, les sols restent peu pris en compte pour leur contribution à la fourniture de services écosystémiques (Blanchart et al., 2017).
L’artificialisation des sols était historiquement définie comme « la transformation d’un sol à caractère agricole, naturel ou forestier par des actions d’aménagement, pouvant entraîner son imperméabilisation totale ou partielle » (INSEE, 2021). Selon cette définition, « les surfaces artificialisées regroupent l’habitat et les espaces verts associés, les zones industrielles et commerciales, les équipements sportifs ou de loisirs, les réseaux de transport, les parkings ou encore les mines, décharges et chantiers ». La récente loi Climat et résilience la définit plus largement de la manière suivante : « L’artificialisation est définie comme l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage » (Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021).
Le législateur souhaite alors insister sur une appréhension fonctionnelle des sols, en tant qu’écosystèmes et à ce titre fait référence de manière non explicite aux services écosystémiques qu’ils fournissent. De cette manière, l’artificialisation n’est plus uniquement décrite comme le fruit d’opérations d’aménagement, mais comme des actions ayant des conséquences négatives sur le fonctionnement des sols. Néanmoins, cette évolution intéressante des mentalités trouve difficilement son expression sur le terrain et soulève un grand nombre de questions.
En effet, en premier lieu, il n’existe actuellement pas de méthode reconnue permettant une évaluation ou une estimation des fonctions du sol. Il n’est donc pas possible en l’état d’attester d’une perte de fonctions et encore moins du caractère durable ou non de celle-ci. Plus globalement, cette nouvelle définition doit permettre d’introduire de la nuance dans le propos. Ainsi, certains aménagements paysagers en milieu urbain (par exemple jardins et parcs, accompagnements végétalisés de voies de circulation) permettent au contraire de restaurer ou de recréer des niveaux élevés de fonctions des sols. Ces zones qui étaient anciennement considérées comme artificialisées ne le seront-elles plus ? À l’inverse, certaines pratiques agricoles intensives peuvent engendrer une perte partielle de certaines fonctions du sol (par exemple accueil de la biodiversité, filtration des eaux) sur des espaces qui n’ont jamais été considérés comme artificialisés.
La cartographie des occupations de sols au sein du territoire français met en évidence une extension des espaces artificialisés, essentiellement en périphérie immédiate des espaces urbains et industriels existants (
Les données françaises acquises par la méthode Agreste conduisent à une estimation des surfaces de sols artificialisés équivalentes à 9,3 % du territoire métropolitain (5,1 millions d’hectares) (Agreste, 2015). Après que le taux d’artificialisation ait connu un maximum entre 2006 et 2012 (plus de 30 000 hectares par an), celui-ci s’est ensuite stabilisé autour de 20 000 hectares par an depuis 2015 (Portail de l’Artificialisation des sols, 2021). Le dernier fait d’importance est que l’artificialisation des sols s’effectue très majoritairement au détriment des surfaces agricoles. Il est intéressant de noter que l’habitat individuel est la première cause d’artificialisation des terres. Ceci est cohérent avec les évolutions sociétales précédemment évoquées qui se traduisent par une envie de la population française de vivre dans des zones d’habitation de moyenne densité.
Le ralentissement récent de l’étalement urbain est à chercher d’une part dans la crise économique française de 2008 et d’autre part dans des choix politiques qui se sont traduits dans les réglementations et les documents d’urbanisme. Ainsi, les politiques locales d’urbanisme ont pu s’attacher davantage à préserver les espaces agricoles, naturels et forestiers, en application des lois du 3 août 2009 (Grenelle I) et du 12 juillet 2010 (Grenelle II) sur l’environnement, et de la Loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche du 27 juillet 2010. Plus récemment est formalisée « la lutte contre l’artificialisation des sols, avec un objectif d’absence d’artificialisation nette à terme » en réponse aux conséquences négatives de ce phénomène d’anthropisation.
L’artificialisation des sols se traduit fréquemment par leur imperméabilisation induite par la construction de bâtiments, routes ou parkings, mais aussi par d’autres modes de dégradation tels que le décapage des couches superficielles (les plus fertiles et les plus riches en biodiversité), leur compaction, voire leur contamination du fait d’activités anthropiques. Si l’aménagement d’espaces végétalisés (par exemple square, parcs, agriculture urbaine) permet au contraire de maintenir les fonctionnalités des sols, celui-ci se fait fréquemment en ayant recours à l’importation de terre végétale (terme utilisé pour décrire les horizons fertiles issus du décapage de zones à dominante agricole). Ceci engendre donc globalement une dégradation des services écosystémiques rendus. En se faisant au détriment de terres agricoles, elle conduit en premier lieu à réduire le service d’approvisionnement alimentaire et elle augmente aussi les besoins en autres services écosystémiques. Les effets de l’artificialisation sur la destruction d’habitats naturels et, indirectement, sur la fragmentation et le cloisonnement des milieux naturels ont également été documentés (CGDD, 2015). L’une des conséquences problématiques de l’artificialisation les plus mises en lumière récemment est la réduction de l’infiltration de l’eau — et donc de l’augmentation du ruissellement — du fait de l’imperméabilisation des sols. Les services de régulation des inondations et des glissements de terrain font alors défaut, entraînant de graves dégâts matériels.
Face à leur raréfaction, mais aussi aux réponses qu’ils peuvent apporter aux enjeux notamment environnementaux aux échelles mondiale (par exemple changement climatique, érosion de la biodiversité) et locale (par exemple îlots de chaleur urbains, pollution atmosphérique, perturbations des continuités écologiques), la préservation des sols devient un sujet essentiel dans la manière de poursuivre l’aménagement du territoire. Au-delà d’objectifs de patrimonialisation, voire de sanctuarisation des sols, il s’agit en effet de repenser la manière d’urbaniser en prenant en compte les potentialités des sols et en visant à une optimisation des services écosystémiques qu’ils peuvent rendre même lorsqu’ils ont fait l’objet d’opérations d’aménagement !
Il y a donc un enjeu central à intensifier la considération des sols comme des volumes vivants et potentiellement fertiles dans le processus d’aménagement et à promouvoir la collaboration entre acteurs de l’aménagement et de sciences du sol.
À l’échelle de la planification, la considération agronomique des sols peut être renforcée de plusieurs façons (Blanchart et al., 2017 ; Blanchart et al., 2019). Tout d’abord, il serait bon d’encourager la considération de la qualité des sols urbains dans les documents d’urbanisme. Actuellement, la problématique de qualité des sols apparait dans l’état des lieux du rapport de présentation des PLU et SCoT notamment. Or, ces éléments ne concernent que les sols « naturels » et sont majoritairement en lien avec le niveau de contamination et la capacité des sols à supporter une agriculture et à préserver la biodiversité. Ces connaissances pourraient être enrichies au sein de l’étude d’impact par une cartographie de la qualité agronomique et des services rendus par les sols, y compris ceux urbains. L’étude d’impact semble être le document administratif qui permettrait au mieux de figer ces connaissances. Bien qu’il ne soit pas opposable aux tiers, les prescriptions des usages de sols avancées au sein du règlement auront tout intérêt à considérer les recommandations apportées au sein du rapport de présentation. Cette cartographie peut être présentée à l’échelle supra-communale (SCoT) et intercommunale (PLUi). La réflexion sur les services rendus par les sols urbains à cette échelle-là permettra en effet de coordonner plus facilement les politiques d’urbanisme, d’habitat et de transport tel qu’attendu par le PLUi. La considération agronomique des sols urbains dans les documents d’urbanisme peut également être permise en intégrant ces enjeux à ceux de la Trame Verte et Bleue (TVB). La TVB a permis d’appréhender l’aménagement du territoire sous un jour nouveau, en inversant le regard et considérant d’abord la valorisation des espaces naturels et agricoles. L’intégration des sols dans cet outil d’aménagement, qui pourront être abordés sous la notion de « trame brune », pourrait alors permettre de considérer ces sols anthropisés1 comme un objet d’aménagement à part entière, fournissant de nombreux services et pouvant entraîner de nouveaux usages. Enfin, une étape indispensable sera celle de la sensibilisation des élus. En effet, la considération agronomique des sols dans les documents d’urbanisme et outils de planification ne pourra se faire qu’à la seule condition que les élus se saisissent pleinement de son intérêt. En ce qui concerne les aménagements urbains, des ateliers pédagogiques et participatifs pilotés par des experts pourraient avoir lieu en salle et sur le terrain, pour montrer aux élus qu’une grande partie des services qu’ils attendent pour un projet d’aménagement sont des services que les sols urbains peuvent rendre. Ces ateliers pourraient dans un premier temps se concentrer sur les services jugés prioritaires par ces acteurs, car attendus par les citoyens : espaces de récréation, paysagers, de production de biomasse à vocation alimentaire (par exemple jardins partagés, vergers), de protection de la biodiversité (par exemple cabane à insectes), puis traiter des autres services rendus par les sols.
À l’échelle d’une opération d’aménagement, cette considération agronomique des sols peut être permise en proposant tout d’abord des approches innovantes et complètes d’évaluation de la qualité des sols du site de projet. Des outils d’aide à la décision en cours de co-construction par des acteurs des sciences du sol et de l’aménagement peuvent permettre une évaluation rapide et rigoureuse de la qualité et des potentialités des sols à l’échelle de la parcelle (Blanchart et al., 2018 ; Lothodé et al., 2020) (
la réalisation d’un diagnostic des sols en place sur le site de projet, incluant des volets fertilité, hydrodynamique, biodiversité, contamination et propriétés géomécaniques ;
l’évaluation des usages compatibles (c’est-à-dire végétalisation paysagère, production alimentaire, voirie, bâtiment) avec la qualité des sols étudiés ;
l’estimation des services écosystémiques rendus par différents scénarios de couple « sol — usage » traduisant un projet d’aménagement.
Si la considération agronomique des sols dans les projets d’aménagement amène à des évolutions dans le monde de l’urbanisme, cette considération doit également faire évoluer celui des sciences de sols. Elle nécessite tout d’abord d’approfondir les connaissances sur les sols urbains. Depuis longtemps, les acteurs des sciences du sol s’attachent à étudier le fonctionnement des sols « naturels ». Il apparait pourtant nécessaire de mieux caractériser les propriétés des sols plus anthropisés dont le fonctionnement est significativement différent du fait de la présence d’artefacts, de facteurs extérieurs spécifiques liés à l’environnement urbain, mais aussi du fait de la nature extrême de certains de ces sols (par exemple sols scellés). Ces nouveaux savoirs devront permettre d’améliorer encore la démarche précédemment décrite d’évaluation de la qualité des sols. Le renforcement de la considération agronomique des sols urbains dans l’aménagement du territoire nécessite également une meilleure identification des acteurs travaillant sur ces problématiques. Il s’avère bien souvent difficile pour les collectivités de parvenir à identifier des bureaux d’étude ayant des compétences en agronomie et pédologie. Associé à cela, un transfert de connaissances du monde de la recherche vers ces acteurs de l’aménagement serait indispensable. Les chercheurs sur les sols urbains doivent ainsi communiquer sur leurs recherches, et ce dans un langage appréhendable de tous et via des outils connus de tous. L’utilisation d’un vocabulaire technique peut être source d’incompréhension : certains termes ne sont pas connus de tous et d’autres peuvent porter à confusion. Les acteurs des sciences du sol doivent donc apprendre à vulgariser leurs thématiques d’études.
Pour pouvoir répondre aux nombreuses questions, certaines très techniques et d’autres plus conceptuelles, il semble indispensable de faire émerger de nouvelles compétences ou des compétences transverses pour appréhender cette approche innovante de l’aménagement urbain. En effet, les expériences de diagnostic de la qualité des sols et l’évaluation de leurs potentialités ont montré que plusieurs savoir-faire sont nécessaires pour conduire cette démarche. Les compétences disciplinaires attendues sont bien sûr l’urbanisme sur la capacité à concevoir et planifier l’organisation et l’aménagement des espaces urbains, mais aussi la pédologie pour la capacité à décrire un sol et son fonctionnement et l’agronomie pour pouvoir évaluer sa fertilité, sans compter l’hydrologie pour appréhender les flux hydriques et le génie civil pour estimer ses potentialités géomécaniques. Cependant, ces compétences prises individuellement ne suffisent pas, car elles doivent s’adapter à la fois au jeu d’acteurs de la fabrique urbaine et à la nature des objets d’étude, les sols urbains, et en particulier leur hétérogénéité et l’originalité de leur composition, héritées des activités anthropiques passées. Ce panel de connaissances appliquées semble indispensable à la construction des villes du futur ; il se retrouve bien sous l’appellation d’agro-urbanisme.
Il est alors nécessaire de développer la formation autour de cette approche en favorisant les interactions entre cultures disciplinaires. C’est tout l’objet de la collaboration pluriannuelle entre élèves-ingénieurs agronomes en génie de l’environnement de l’Ensaia et étudiants en Master du Domaine d’étude Architecture Ville, Territoire de l’Ensa de Nancy dont les travaux sont présentés dans cet ouvrage. Nous avons pu observer combien cette acculturation était profitable au rapprochement des disciplines, permettant aux futurs professionnels de développer une ouverture d’esprit et une prise de recul sur leurs propres compétences et connaissances (Chalot, 2015). Au-delà, une telle démarche pourrait contribuer à l’émergence d’un nouveau métier tel que l’agro-urbanisme, se situant à la confluence de ces deux disciplines.
Agreste, 2015, Utilisation du territoire ; L’artificialisation des terres de 2006 à 2014 : pour deux tiers sur des espaces agricoles, p. 326.
CGDD, 2015, Le point sur l’occupation des sols ; progression plus modérée de l’artificialisation entre 2006 et 2012, p. 219.
L’artificialisation des sols est souvent décrite comme le fruit d’opérations d’aménagement ayant des conséquences négatives sur les sols, leur capacité à assurer des fonctions écologiques et à rendre des services écosystémiques. La manière d’aménager le territoire ne peut alors plus faire l’économie de la préservation des sols. Il s’agit d’intensifier la considération des sols comme des volumes vivants et potentiellement fertiles dans le processus de planification et d’aménagement et donc à promouvoir la collaboration entre acteurs de l’aménagement et des sciences du sol. Pour cela il est indispensable de faire émerger de nouvelles compétences en formant à l’agro-urbanisme et de proposer des outils d’aide à la décision pour accompagner cette approche innovante de l’aménagement urbain.
Artificialization very often have negative consequences on soils, especially by decreasing their capacity to ensure ecological functions and provide ecosystem services. As a consequence, urban planning should now consider soils in order to preserve them as valuable resources to face global issues. Such consideration of soils as living and potentially fertile volumes in the planning and development process should therefore be promoted collaboration between stakeholders and soil scientists. To do this, it is essential to develop new skills through training in agro-urbanism and to offer decision-making tools to support this innovative approach to urban planning.
Keywords: soils, ecological functions, ecosystem services, soil science, urbanism, urban planning