« Les tailles, les enjeux, les durées, les acteurs ne sont pas comparables et pourtant les voilà engagés dans la même histoire. » Bruno Latour [Latour, 1997, p. 8]
La nécessité de changer de modèle de société pour faire face aux enjeux écologiques, sociaux et économiques n’est plus remise en question : la réalité tangible des évolutions climatiques et leurs conséquences immédiates — tempêtes, inondations, canicules, crises sanitaires, géopolitiques… — s’accompagnent d’un calendrier1 du changement dont les ambitions sont transcrites dans les législations européennes et nationales2. Les politiques publiques impulsent des projets de territoires dont les dynamiques et les performances s’imposent comme un nouvel objet d’attention.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la démarche Luxembourg in Transition3 sur la région fonctionnelle luxembourgeoise — Luxembourg et espaces transfrontaliers limitrophes — qui a pour ambition de devenir un « territoire écologique décarboné et résilient » avec comme objectif d’atteindre zéro émission de gaz à effet de serre à l’horizon 2050. La mutation à accomplir est de taille, puisque le Grand-Duché du Luxembourg est l’un des états les moins vertueux au monde en matière environnementale4.
À la difficulté, sinon réelle, au moins pronostiquée, des changements à accomplir, s’ajoute une couche de complexité liée à la singularité de l’espace transfrontalier : c’est bien à plusieurs états, et au-delà des frontières, que peut se construire une transformation écologique du territoire.
Si le terme de frontière porte en lui un imaginaire de la limite — géographique, culturelle, politique, la région fonctionnelle luxembourgeoise est d’abord un territoire partagé entre plusieurs pays dont les limites physiques sont peu prégnantes et les singularités administratives assouplies par les relations qui se tissent au quotidien dans un nouvel objet politique et géographique : l’espace transfrontalier.
Dans ce territoire à la fois urbain, périurbain et rural, qui partage une géographie et une histoire commune, mais revendique des singularités sociales et culturelles nationales, se développent aussi des objets (infrastructures, postes de Douane, station essence, etc.), des lieux et des pratiques qui appartiennent spécifiquement, mais sans réel ancrage territorial, à l’espace de la frontière.
Ainsi la singularité de l’espace transfrontalier en tant que territoire de projet pose de facto la question de la diversité comme donnée d’entrée de toute démarche commune.
Diversité d’abord en raison de gouvernances politiques distinctes, qu’il faut articuler, voire réinventer dans une démarche territoriale. C’est bien au-delà des pratiques nationales et autour de réalités interdépendantes et d’objectifs communs que peut se définir un projet transfrontalier à même de changer de modèle de société
Diversité ensuite dans la pratique des territoires liée aux usages, à l’enracinement, à la perception qui fait ici coexister sur le territoire restreint de la métropole transfrontalière des paysages très différents — de vrais espaces de campagne entre prés et champs, des friches industrielles, des extensions urbaines, des infrastructures calibrées pour le transport international, etc.…
Diversité encore entre les habitants et les acteurs à impliquer, dont les pratiques et les motivations varient que ce soit les agriculteurs français et luxembourgeois, les habitants des villes, les navetteurs, voire les simples usagers des infrastructures transnationales.
La diversité ne fait pas ici que séparer, mais elle génère aussi des dynamiques d’échange du fait même de la complémentarité des situations.
La question du changement de modèle impose forcément des réponses multiples et circonstanciées capables d’articuler ces diversités, d’en tirer parti, plutôt que de les ignorer ou de les mettre en concurrence. Territoire métis, l’espace transfrontalier se positionne de fait comme un laboratoire où la recherche de nouveaux équilibres est une exigence légitime.
Ainsi puisque le temps de faire est arrivé, la manière et la temporalité de l’action constituent des questions centrales pour la transformation des territoires.
La tardive prise de conscience de la nécessité du changement explique l’urgence à agir et, de fait, la recherche de solutions ou remédiations concrètes, rapides à mettre en œuvre, reproductibles.
La prise de conscience du coût global du système sociétal et territorial actuel (en termes d’énergie, d’intrants, de flux, et souvent de coûts sociaux et culturels) favorise la recherche de nouveaux modèles de projets davantage ancrés dans le local, dans le vivant et impliquant les acteurs et les populations : les écoparcs, agro-parcs, écoquartiers, écolieux deviennent, à juste titre, les éléments d’une grammaire du changement de plus en plus régulièrement convoquée. Toutefois, dans l’espace transfrontalier, cette approche par le modèle pour faire la ville et le territoire interroge pour plusieurs raisons.
La première, d’ordre théorique, pose la question du modèle-type et de sa reproduction comme base efficace pour réfléchir aux urgences du temps présent. Le dernier siècle nous a montré qu’en matière de fabrique de la ville et des territoires une approche rigoriste par le modèle-type pouvait avoir des effets particulièrement pernicieux soit en raison de la répétition d’un modèle-type défaillant soit dans une inadaptation culturelle ou environnementale au territoire dans lequel il était appliqué.
La deuxième d’ordre pratique se pose dès que le modèle-type interfère avec le vivant. La prise en compte du vivant témoigne d’une préoccupation globale pour la valeur des services écosystémiques qu’il rend à l’humanité, mais celle-ci est plus absolue que située. La prise de conscience de la complexité du vivant, de l’intrication des systèmes, des relations entre les êtres vivants si petits et si éloignés de notre vue soient-ils5, bref, de la richesse encore à découvrir des écosystèmes, doit nous garder de trop espérer du recours à des solutions types pour répondre à des difficultés que nous avons contribué à créer. En outre les temporalités du vivant ne sont que rarement compatibles avec les temporalités de la fabrique de la ville et des arbitrages politiques.
La troisième tient à ce que la pratique tend souvent, en matière d’aménagement au moins, à une forme de simplification en projets-types qui peut aboutir à des applications slogans, trop réductrices pour être en lien avec les besoins et la réalité des territoires.
La dernière tient à ce que la majorité des modèles convoqués pour changer de système continue à considérer l’action et la croissance comme des présupposés.
Pour provoquer ou accompagner des mutations soutenables, se pose donc à la fois la question de la « plasticité » des types et des modèles choisis et élaborés, mais aussi celle de l’application située de ces « nouveaux modèles », basés sur une utilisation frugale et localisée des ressources, le respect du sol, la préséance du vivant, la qualité du cadre de vie.
Cette double entrée, plastique et située, implique donc l’utilisation de démarches capables de connecter les concepts au territoire et aux populations, de construire un projet qui fasse sens avec les caractéristiques d’un milieu et les sociétés qui l’habitent.
Ainsi énoncés, ces enjeux conduisent à présenter la démarche de paysage comme méthode et apport complémentaire à celle de l’urbanisme pour agir en faveur de la transition sur un territoire où sont anticipés des bouleversements profonds et rapides.
En effet, si les démarches prospectives de transition s’alimentent de nouveaux modèles pour construire des territoires écologiques et résilients, c’est bien à travers le paysage que ceux-ci prennent vie et corps.
La démarche de paysage par sa transversalité et son attachement au vivant peut ainsi permettre d’enrichir les pratiques de projet en s’appuyant sur plusieurs spécificités qui lui sont propres :
- la question du modèle et son rapport au lieu. Un nouveau modèle territorial ne peut faire sens et être efficace que s’il s’inscrit dans une approche située, c’est-à-dire attentive à l’existant que celui-ci soit géographique, écologique ou culturel. Cette attention au moment et au site devrait permettre d’éviter toute reproduction à l’identique de systèmes génériques.
- l’imbrication des échelles et des systèmes comme matrice du territoire de projet. La combinaison et la complémentarité des actions se déploient alors dans un paysage qui fait sens pour ses habitants et ses visiteurs. On ne peut par exemple pas penser les cycles de l’eau sans prendre en compte l’ensemble du bassin versant et des dispositifs de stock et de flux avec leurs temporalités propres.
- la temporalité du vivant comme échelle d’action du projet. Les nombreuses friches qui maillent la région fonctionnelle Luxembourgeoise donnent à voir à travers les ruines et la végétation, la fin d’un cycle économique — celui d’une production industrielle lourde — et les paysages en mutation qui en résultent. Sur ces secteurs, et dès l’abandon industriel, le vivant a transformé les espaces anthropisés : pour qui veut les voir, les dynamiques du vivant s’expriment clairement et leurs temporalités deviennent appréhendables. Les espaces ainsi lentement reconquis ne sont plus ce qu’ils étaient avant l’usage industriel. Ils deviennent autres et cette transformation visible permet de comprendre les dynamiques du vivant : ce qui a été et ce qui est aujourd’hui sur un espace mesuré.
- l’inaction comme ferment des possibles. Là encore les friches constituent des paysages témoins riches d’enseignements. Elles donnent à voir que l’absence d’action (humaine) a des effets tangibles et positifs dans le paysage. Ce « Tiers Paysage » (Clément, 2004) contient en lui à la fois des possibles en termes de transformation, mais aussi de conservation ou de protection. L’inaction peut être pensée comme un processus de projet en tant que tel, comme y invite Gilles Cément qui propose de « maintenir ou augmenter la diversité par une pratique consentie du non-aménagement » (Clément, 2004, p. 63). Le non-faire peut alors s’inscrire comme un outil d’urbanisme pertinent pour la transition écologique et devrait être intégré dans la réflexion sur les leviers de transformation. Il faudrait alors « instruire l’esprit du non-faire comme on instruit celui du faire » (Clément, 2004, p. 61).
- la médiation comme outil capable de la transformation. Le paysage, vecteur d’émotions, a fait depuis longtemps les preuves de son extraordinaire capacité à faire parler ensemble des acteurs très divers des territoires. Résultant des actions de chacun tout en étant un bien commun, le paysage est à la fois un outil de la mise en récit du projet de territoire, un témoin de ses changements et l’image d’un possible.
En faisant de cette approche par le paysage un élément complémentaire aux expériences prospectives menées sur la région fonctionnelle luxembourgeoise, les outils de connaissance, de planification et les projets s’enrichissent mutuellement pour dessiner de nouveaux horizons, de manière circonstanciée.
Dans les phases préalables des études prospectives, la démarche de paysage permet d’appréhender les transformations du territoire, les dynamiques à l’œuvre, de comprendre comment les habitants et les acteurs les comprennent et les perçoivent. C’est alors un outil de connaissance et de partage des singularités du territoire.
L’approche par le paysage a aussi tout son sens pour accompagner les démarches prospectives, comme un outil de médiation et de pédagogie au service de la compréhension des temps du vivant.
Enfin, en tant que discipline productrice de lieux et d’images, le paysage a la capacité de faire émerger des projets conscients des lieux et des hommes, déployer l’imaginaire et l’engager vers le futur.
Au-delà de cette étape de la planification, centrale dans la démarche d’urbanisme prospectif, la démarche de paysage singulièrement attachée à la richesse et au temps du vivant, invite aussi à réfléchir à l’après, c’est-à-dire aux outils de gestion qui doivent permettre aux projets de s’inscrire dans la durée, de s’adapter et de se transformer.
La région fonctionnelle luxembourgeoise invite à éprouver de nouvelles manières de penser et de construire le territoire, conscientes de l’urgence des échéances à agir et des résultats à atteindre.
Loin des solutions « toutes faites » qui peuvent apparaitre désirables, le processus expérimental exposé dans cet ouvrage permet au contraire de proposer des démarches et des actions, spécifiquement conçues pour ce territoire complexe, qui combinent, entre autres, les objectifs quantitatifs avec ceux situés et nécessairement partagés de la démarche de paysage.
Par leur métissage, les solutions élaborées par les étudiants en Master d’architecture de l’Ens d’architecture de Nancy donnent l’opportunité de construire une possible démarche holistique articulant dans chaque territoire des stratégies générales et leurs modèles d’actions et des projets situés spécifiquement adaptés aux conditions spatiales, écologiques et sociales des lieux.
Ainsi les propositions élaborées à la croisée des disciplines et de la temporalité d’acquisition de savoirs, par des étudiants, des praticiens et des chercheurs, créent des interactions entre planification et gestion et entre projets opérationnels avec une grande liberté, inventivité, rigueur et plasticité.
Ces solutions peuvent trouver dans ces territoires luxembourgeois élargis les conditions potentielles pour une mise en application rapide grâce à une gouvernance transfrontalière qui devrait se développer non pas par la juxtaposition d’entités administratives, mais bien en valorisant une logique de territoire de projet dont les limites résultent de la géographie, des écosystèmes, de la culture et des usages, c’est-à-dire du paysage.
GIEC, 2022, Rapport 2022 : Une nouvelle alerte face au réchauffement climatique.
Gouvernement Français 2021, Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.
Luxembourg in Transition. Disponible sur : https://luxembourgintransition.lu/ [consulté le 10 mars 2022].
Parlement Européen, 2021, Règlement (UE) 2021/1119 du Parlement européen et du Conseil du 30 juin 2021 fixant le cadre climatique requis pour parvenir à la neutralité et modifiant les règlements (CE) no 401/2009 et (UE) 2018/1999.
La tardive prise de conscience des enjeux écologique et de la nécessité des changements sociétaux explique l’urgence à agir et, de fait, la recherche de solutions ou remédiations concrètes, rapides à mettre en œuvre, reproductibles, parfois même simplistes ou caricaturales. La présente contribution insiste sur la mise en place de démarches capables de connecter les concepts au territoire et aux populations, de construire un projet qui fasse sens avec les caractéristiques d’un milieu et les sociétés qui l’habitent. Le paysage apparaît comme une approche efficiente pour dépasser les modèles et les disciplines et développer une approche holistique au service de la transition écologique et sociétale.
The belated realization of the ecological stakes and the need for societal change explains the urgency to act and, consequently, the search for concrete solutions or remedies that are quick to implement, reproducible, and sometimes even simplistic or caricatured. This contribution stresses the need for approaches that connect concepts with the land and its people, and build a project that makes sense in terms of the characteristics of an environment and the societies that inhabit it. Landscape appears to be an efficient approach for transcending models and disciplines and disciplines and develop a holistic approach to ecological and social transition.