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Couverture du livre Tracer sa voix (Savannah Kocevar, 2023) Show/hide cover

Conclusion

Elle dit : Duras c’est devenu un phénomène cosmique. Elle ne rit pas. Elle a quinze ans, elle est déjà la littérature. Elle est dedans, elle fait ça, sa vie entière, à tout prix, rien d’autre ne compte, moi je ne compte pas, je n’y suis pour rien dans cette histoire puisque c’est elle qui invente tout, de a à z, tout. Elle dit : vous savez que je n’invente rien, vous savez que je ne mens jamais, jamais une seule fois. [Yann Andréa, Cet amour-là]

En tant que méthode d’analyse des textes qui propose d’articuler une poétique de la littérature et une ethnologie du symbolique, l’ethnocritique permet d’interroger le travail de configuration et de reconfiguration des logiques culturelles à l’œuvre dans notre corpus. Au fil de notre questionnement, nous avons tenté de montrer les apports qu’une telle démarche pouvait offrir à la critique durassienne. En nous intéressant à la poétique culturelle des textes, nous avons non seulement pu poser un nouvel éclairage sur certains motifs de l’œuvre indochinoise déjà abondamment analysés par la critique, mais dégager aussi de nouvelles problématiques par la mise en relief d’autres « embrayeurs culturels » (Drouet, 2011, p. 7) : le conte, le carnavalesque, la cynégétique, etc. Porter une attention soutenue à l’organisation fictionnelle et narrative du corpus nous a amenée en particulier à mettre en évidence à nouveaux frais, nous l’espérons tout au moins, les logiques culturelles de type initiatique constitutives des récits.

Si les textes de notre corpus peuvent bien entendu se comprendre dans leur autonomie (en tant qu’œuvre close), étudier les relations intertextuelles entre les récits nous fait appréhender le cycle comme structure à examiner dans son ensemble et ainsi pénétrer d’autres systèmes de signifiance. Plus que des romans de formation, le corpus nous propose un véritable parcours initiatique. Dans cette perspective, le cheminement des personnages (et notamment du personnage principal féminin) serait indissociable de la traversée créatrice de la narratrice, voire de l’autrice, pour qui l’écriture-réalisée résulte d’un véritable « engendrement de soi ». Le corpus indochinois condense en effet des cycles. Parfois entravés, ces derniers se répètent et se superposent, mais l’entremêlement de logiques critiques et de logiques narratives leur donne une cohérence : cycle du sang, cycle calendaire, cycle cynégétique, cycle de vie (et donc de mort et de résurrection), cycle carnavalesque d’intronisation/détronisation (Bakhtine, 1998, p. 180) de la mère, cycle de création, cycle de réparation, cycle d’écriture.

Si les récits combinent différents systèmes discursifs, la matrice culturelle du passage les structure toujours. En effet, tout cycle implique une circulation : circuler aussi bien physiquement (mobilité géographique ou franchissement des frontières narratives par l’autotextualité) que métaphoriquement et symboliquement (par l’acquisition d’un nouveau statut) favorise le passage vers le devenir écrivaine et la possibilité de prendre en charge son propre récit. Analyser les continuums et les belligérances entre les traits caractéristiques de l’oralité (et donc de la corporalité) et ceux de la littératie nous a permis de porter un autre regard sur le processus de création. Dans la logique de notre corpus, la posture littératienne de la narratrice résulte des traversées initiatiques de la jeune fille : la fabrique d’identités à la fois féminines (les états dits « physiologiques » et le statut culturel donné au corps) et scripturales (les apprentissages littératiens) entre en corrélation avec le meurtre sacrificiel de cette mère stérile que l’écriture, réparatrice, tend désormais à immortaliser. La répétition du mouvement cyclique inhérente au corpus indochinois vise par conséquent à la restauration d’un équilibre ; elle propose de combattre l’autre imaginaire graphique qui se dégage des récits, celui de la ligne brisée.

En effet, nous avons démontré que « L’histoire de Léo » (Cahiers de la guerre et autres textes), Un barrage contre le Pacifique, L’Eden Cinéma, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord prenaient ancrage durant une période de changement cristallisée par un même scénario : une mère vieille et affaiblie se meurt, une fille veut quitter les chemins de l’enfance et accéder à l’indépendance. Problématique universelle, cette « crise de la relève » nourrit une multitude de cultures. Les folkloristes puis les ethnologues du symbolique ont rapporté nombre de pratiques quotidiennes et rituelles permettant d’étudier le statut transitoire de jeune fille, entre l’état de la fillette et celui d’épouse. En effet, rappelons que le rite suppose « la reconstitution des enjeux symboliques inhérents à certaines réalités physiques et sociales […] au moyen d’un système de communication fondé sur la performativité […] et le cérémonial » (Dumoulin, 2015, p. 440) de manière à rendre matérielles ou concrètes certaines réalités impalpables. « [P]etit rite parlé » (Fabre, Fabre-Vassas, 1987, p. 15), les contes de tradition orale sont en effet nombreux à nous raconter « le cycle des femmes passant par les différents âges de la vie » (Monjaret, 2005, p. 119). Le langage symbolique des contes initiatiques dits « féminins » insiste sur le remplacement de la mère par la fille et contribue ainsi à véhiculer « les normes et les valeurs sociales » (ibid., p. 121). Les versions orales du Petit Chaperon rouge, de Blanche-Neige, de Cendrillon, de La Belle au bois dormant1, et bien d’autres encore, soulignent la dimension critique des rapports mère-fille dans la transmission des rôles et la construction des identités. Les questions de socialisation et d’apprentissage posées par ces récits trouvent par conséquent un écho dans les principes de transmission et de renouvellement qui veut « qu’à la naissance d’un enfant, l’un des grands-parents disparaisse » (Monjaret, 2005, p. 145). De là l’idée d’un progrès, d’une avancée : lorsqu’il y a mort, il y a également naissance, alternance, rénovation. Dans cette perspective, une pensée symbolique associe le cycle du sang à un certain nombre de métaphores construites sur un vocabulaire agraire et sur l’organisation cyclique des saisons. Véritable printemps, les menstrues des jeunes femmes (les « fleurs ») promettent fertilité, fécondité, croissance et régénération du monde. Pourtant, nous l’avons vu tout au long de notre analyse, les textes du cycle indochinois ne relèvent pas du conte. Si les emprunts sont nombreux (particulièrement dans Un barrage contre le Pacifique), le corpus les actualise et s’en écarte pour privilégier la mise en scène de desseins (et de destins) individuels. Dès lors, à l’opposé des récits de tradition orale qui utilisent les rites dans le but d’illustrer « tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce [qu’ils] édictent » (Verdier, 2005, p. 30), les romans nous montrent « ce qui se passe quand on s’écarte […] » (ibid.). Dans cette perspective, si les intrigues débutent bien au cœur de la crise des relations mère-fille, les textes mettent en lumière une structure familiale dysfonctionnelle à la tête de laquelle le « monstre » (BCP, p. 146) maternel ne sait comment céder sa place. Symboliquement malmorte, déjà « assassinée » par le cadastre colonial, la mère reste au seuil de la vie et de la mort, incapable de tré-passer. Le sème de la boiterie et les symboliques qui l’accompagnent nous informent d’emblée de l’équilibre rompu. La jeune fille, loin de connaître la bonne marche à suivre, se perd pour sa part sur les seuils de l’adolescence en s’essayant à diverses figures ambivalentes allant de la vierge à la prostituée, de la chasseresse à la proie, de la métisse à l’incestueuse.

Selon notre hypothèse, l’essentiel du procès narratif se structure par la textualisation d’une période de marge où l’impossibilité du passage met à mal la continuité du cycle. La grille d’analyse chronotopique nous a permis de souligner les principales dynamiques critiques des parcours initiatiques et l’accointance des personnages avec la phase de marge. En effet, nulle régénérescence, nulle floraison dans la plaine close et statique de Kam. Dans Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma, l’absence de sociabilisation a provoqué de véritables lacunes initiatiques, obligeant les habitants ensauvagés à vivre dans un statisme à la fois physique et symbolique, éloignés de toute forme de passage. Signes d’une perturbation du transit, les pieds sont malades et n’avancent plus, jamais les graines ne germent, les enfants perpétuent le cycle mortifère. Dans l’impossibilité de devenir adultes, ils retournent à la terre une fois le printemps venu. La narratrice de L’Amant se souvient pour sa part d’un sentiment d’attente et de l’étrange impression de ne pas être àsa place. La mort, le chaos, les vers grouillants sur le chaume du toit et les cadavres des enfants font de la plaine un espace-temps du dérèglement. La mère dans Un barrage contre le Pacifique jette la faute sur la « déveine » ; comment lui donner tort ? Le sang de la mère ménopausée ne coule plus, mais désociabilisés, les adolescents restent privés de toute possibilité d’alternance et risquent « de se laisser dévorer » (BCP, p. 146) par la mère ogresse.

Les multiples expressions de désordre observables dans le cycle indochinois nous ont également conduite à l’analyse des nombreux effets de sens carnavalesques présents au sein du corpus. Période d’inversion (de sexe, de classe, de génération), le carnaval se manifeste comme « instant d’une tension » (Faure, 1978, p. 10) dans le calendrier, une « soudure entre deux années » (ibid.), entre deux saisons : « Le vieux monde anéanti est donné avec le nouveau, représenté avec lui, comme la partie agonisante du monde bicorporel unique » (Bakhtine, 1998, p. 178). Raison pour laquelle, toujours selon M. Bakhtine, « les images du carnaval offrent tant de choses à l’envers » (ibid., p. 178). Marqués par un espace-temps de crise et de retournement, les récits du cycle indochinois thématisent et problématisent dans leur narration et leur langue une logique culturelle de type carnavalesque. La confusion des univers symboliques est généralisée : les rites sont dévoyés, le pouvoir des institutions remis en cause, les morts côtoient les vivants, la transmission fait défaut, et la mère, reine du monde à l’envers textualisée en veuve boiteuse et vieille de la Mi-Carême, oscille entre les figures de Christ cupide et de martyre grotesque. En actualisant et textualisant les pratiques culturelles et symboliques du cycle carnaval/carême, les récits viennent une nouvelle fois souligner la difficulté du passage.

En intégrant des rites manipulés dans le tissu narratif, le roman moderne nous propose de lire une conception particulière du rapport entre l’individu et l’ordre social. À la coutume se substitue désormais le destin, souvent problématique (Verdier, 1995). La catégorie du personnage liminaire en littérature théorisée par Marie Scarpa (2009b) nous a amenée à poser un nouveau regard sur la marginalité des personnages durassiens. Pris dans le « triangle initiatique » décrit par Daniel Fabre (2015), les personnages du cycle indochinois mêlent les ambivalences et les paradoxes. Les failles identitaires provoquées par les mécanismes de singularisation en font des personnages déséquilibrés, dans un constant état d’écartement. « Bloqués » dans un entre-deux constitutif, celui de la phase de marge, ils évoluent en dehors des cadres sociaux. La dynamique de violation rythme en effet le cycle indochinois : c’est bien la découverte de l’altérité et l’exploration transgressive des frontières et des limites qui provoquent chez les adolescents en quête d’identité l’enchaînement des épisodes initiatiques. Dans cette perspective, si l’emprise maternelle coupe la jeune fille de toute possibilité de régénérescence, cette dernière va peu à peu vouloir s’affranchir et suivre sa propre voie/x. 

Notre lecture ethnocritique nous a également permis d’observer dans quelle mesure, à l’intérieur de toutes ces variations textuelles, s’initier, c’est avant tout créer. Interroger les conditions du surgissement de la vocation d’écrivaine nous a amenée à détailler combien la maîtrise du corps est porteuse d’une dynamique à la fois libératrice et créatrice. Dans cette continuité, le thème structurant de l’empreinte du sang sauvage ouvre un large réseau métaphorique et symbolique qui nous a rendue particulièrement sensible à l’étude des négociations plus ou moins conflictuelles entre cultures orales multiformes et univers scripturaux. Le sang autrefois indissociable des travaux d’aiguille est ici poétiquement associé à l’encre ; de même l’encre prend le pas sur le sang, et la lettre s’incorpore à la chair. Au sein du cycle indochinois, la littératie (souvent) mal incorporée fait naître une littératie seconde : encre et sang (ensauvagé) se conjuguent. Cette prégnance du corporel affranchi participe au caractère singulier de la narration. Au fil des récits, la voix narrative se pose comme « sujet » à travers la capacité du langage à transcrire, si ce n’est transmettre, les expériences vécues grâce au mimétisme de l’oralité très présent dans le corpus. L’implication de la narratrice (véritable alter ego fictionnel de Duras) vient appuyer la dimension subjective par une corporalisation sensorielle du discours. Désormais, la voix narrative poursuit l’interminable circulation de la jeune fille dans les marges du texte. Narratrice liminaire, elle prend une posture d’errante et substitue à la ligne brisée de la mère le mouvement cyclique de la réécriture indochinoise.

De la narratrice à l’autrice, il n’y a qu’un pas. Pour Marguerite Duras, le cycle indochinois est surtout le cycle d’une vie passée à écrire. Entre les brouillons des Cahiers de la guerre et L’Amant de la Chine du Nord, près de 45 années se sont écoulées, soit la totalité d’une carrière littéraire et le passage d’une « écrivaine en herbe » au statut de mythe littéraire. Au fil des années, des genres, des récits, des styles, des entretiens, Marguerite Donnadieu a tracé sa voie/x jusqu’à devenir pleinement Marguerite Duras. Du roman à l’autofiction, elle a créé son propre personnage et fait de la littérature sa vie : avec Duras, l’œuvre est incorporée. Dans cette perspective, la démarche d’écriture à la fois initiatique et performative qui nous est donnée à lire, dans la large amplitude temporelle du corpus, illustre comment une écrivaine s’est mise au monde.

  1. 1Dans plusieurs versions du conte, la belle-mère ogresse entend manger ses petits-enfants et sa bru. Elle en est finalement empêchée et jetée dans la cuve aux serpents.