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Couverture du livre Tracer sa voix (Savannah Kocevar, 2023) Show/hide cover

La conquête littéraire : du personnage (anti)littératien à la figure de l’écrivaine

On n’écrit rien en dehors de soi. [Marguerite Duras, « Le bon plaisir de Marguerite Duras »]

Se mettre au monde : l’écriture comme rite

Une importante littérature critique a été consacrée aux relations complexes tissées par Marguerite Duras entre les œuvres fictionnelles et le genre autobiographique. Si nous rejoignons en partie les réflexions de Monique Pinthon lorsqu’elle déclare trouver « paradoxal de mener une réflexion générique à partir de l’œuvre de Marguerite Duras, alors qu’elle n’a cessé de contester la notion même de genre littéraire » (2009, p. 30), nous pensons que la question de la définition du genre littéraire prend tout son sens lorsqu’elle permet de situer l’éthos de la narratrice, l’éthos de l’écrivaine, et plus généralement, le déplacement des valeurs qui s’opère progressivement dans les discours de la (re)présentation de soi. Comment et à quelles conditions s’exerce le travail créatif du devenir écrivaine à l’intérieur de l’économie textuelle ?

Les marges du générique

L’écriture durassienne est certes fortement autoréférence, mais aucun des textes du cycle indochinois ne relève à strictement parler du genre autobiographique. On ne peut nier cependant que le cadre spatio-temporel de l’Indochine coloniale invite lecteurs et lectrices à une lecture référentielle. L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord jouent davantage encore sur les ambiguïtés. Dans ces deux textes, Marguerite Duras reprend les codes de l’écrit personnel en tissant un lien entre auteur, narrateur et personnage principal : entre ces trois instances, la ligne séparatrice est floue. L’Amant, « livre sans genre » (Cléder, 2019, p. 45) basé sur « une constellation de ressemblances significatives entre l’œuvre et la vie » (Colonna, 1989, p. 72) a dans un premier temps été présenté comme « un livre autobiographique où un auteur à la fois connu et mystérieux se livre enfin à la confidence sur un passé familial et amoureux peu ordinaire » (Armel, 1991, p. 13). Comme le remarque Jean Cléder, la réussite éditoriale de L’Amant n’est pas étrangère à ce catalogage :

[l]e succès du livre se gonfle de sa teneur, ou de sa réputation, autobiographique : si le texte avait été écrit tout à fait à la troisième personne, Bernard Pivot n’aurait certainement pas invité son auteure le 28 septembre à Apostrophes, émission littéraire la plus importante à la télévision à l’époque. [Cléder, 2019, p. 45]

Par la suite, plusieurs études ont montré que ce classement était contestable et appelait « bien des réserves » (Pinthon, 2009, p. 36). L’Amant de la Chine du Nord débute quant à lui par un avant-propos signé « M.D » où la projection fictionnelle de l’autrice « historique »1 explique son désir d’écrire par la mort de cet amant d’autrefois : « Je n’avais pas imaginé du tout que la mort du Chinois puisse se produire, la mort de son corps, de sa peau, de son sexe, de ses mains » (ACDN, p. 12). Duras fait ici coïncider rôle d’auteur et rôle fictif : l’« illusion biographique » (Colonna, 1989, p. 97) s’avère inévitable. Cependant, si le texte est d’emblée placé du côté du souvenir et de l’écriture intime, le protocole nominal contradictoire ainsi que les différents « moi » successifs disjoints traduisent l’absence de toute unité dans l’individualité et rendent par conséquent l’autobiographie « traditionnelle » improbable. Marguerite Duras ne trace par ailleurs aucun pacte explicite avec le lecteur et continue à entretenir le doute sur la véridicité de ses textes : avec L’Amant de la Chine du Nord, « moins inventé que dans L’Amant » (Alphant, 1997, p. 26), selon les propres mots de l’autrice, elle n’en reste pas moins « un écrivain de romans » (ACDN, p. 12).

Il n’y aurait bien entendu que peu d’intérêt ici à procéder au grand partage entre le fictif et le vécu, entre l’imaginaire et le référentiel afin de déterminer avec exactitude le genre dans lequel se classent les textes du cycle indochinois. Nous nous en tiendrons simplement à la constatation que les textes du cycle indochinois troublent les catégories ordinaires : leur valeur autobiographique est limitée et le processus de fictionnalisation de soi complexe. Nous sommes par conséquent dans une perspective générique qui tient davantage de l’ambiguïté constitutive de la démarche autofictive.

Pour Brigitte Leguen, toute définition de l’autofiction passe par une critique de l’autobiographie et se construit par rapport à elle ou contre elle (2019, p. 122). En effet, en tant que « jeu sur les voix et les perspectives narratives » (Hubier, 2003, p. 124), l’autofiction se définit comme « un genre indécis, hybride, conjointement fictionnel et autoréférentiel » (ibid., p. 124). Dès lors, cette classe de textes composites et problématiques tient principalement à la difficulté de distinguer le sujet de l’énoncé et celui l’énonciation. « Art du trouble » (Colonna, 1989, p. 118), les codes de l’autobiographie y sont « assumés, mais perturbés, relativisés par une certaine emphase ; des règles génériques s’entremêlent qui sont entre elles contradictoires jusqu’au vertige » (ibid., p. 122). Jacques Lecarme ajoute qu’il s’agit d’un « espace dont on ne sait toujours pas s’il est régi par la formule du “ni l’un ni l’autre” ou par celle du “et l’un et l’autre” en résonance » (1997, p. 204).

Genre de l’ambiguïté, du liminaire, l’autofiction s’inscrirait à la limite entre retour sur soi et création de soi. Avec l’œuvre indochinoise, nous sommes bien dans une entreprise de réalisation initiatique où l’écrivaine « façonn[e] son existence vécue en la coulant dans un moule qui la réinvente [...] » (Gervais Zaninger, 2006, p. 121) :

De livre en livre, la même histoire réécrite s’appauvrit, éclate, se confond avec d’autres. De livre en livre, la reprise de personnages à la fois autres et semblables engendre le doute, confirme et contredit à la fois ce que le lecteur a pu apprendre. De livre en film et de film en pièce de théâtre, les frontières deviennent floues, les espaces narratifs se rencontrent, remettant en question la classification traditionnelle des œuvres par genres, brouillant l’ordonnance chronologique des histoires rapportées. À force de répétition, les cloisons initialement élevées se fissurent, les œuvres deviennent perméables et les repères mouvants. Dans le même temps, cette répétition permet, alors même qu’elle déstructure l’ensemble et brouille les pistes, de reconstruire ce qui est mis à mal d’une façon nouvelle et plus satisfaisante. [Bourgeois, 2007, p. 276]

Dès lors, si une large partie du cycle indochinois est lue comme des écritures du moi2, c’est notamment parce que Duras a « si patiemment construit son propre personnage » (Adler, 1998, p. 13), jusqu’à ne plus établir « aucune limite entre le réel et le fictionnel, entre la vie et l’écrit » (Daussaint-Doneux, 2006, p. 250). Les œuvres du corpus soulignent une certaine « mise en crise de la fonction auctoriale » (Colonna, 1989, p. 268) qui ne fait que s’accroître. Nous ne sommes ni dans la perspective autobiographique d’une relation « [d’]identité [entre] l’auteur, [le] narrateur et [le] personnage » (ibid., p. 15), ni dans la distinction narratologique barthésienne affirmant que « qui parle [dans le récit] n’est pas qui écrit [dans la vie] et qui écrit n’est pas qui est » (Barthes, 1981, p. 40). Pour Bernard Alazet, Marguerite Duras a en effet « brisé les barrières entre sa vie et ses écrits au point qu’elle vivait comme elle écrivait et qu’elle écrivait comme elle vivait dans une confusion soigneusement entretenue entre le réel et la fiction » (Alazet, 2002, p. 11). Et ce phénomène ne fait que s’accroître au fil de la carrière littéraire de l’écrivaine : « plus les années avancent et plus la fiction semble tenir lieu de vérité » (Cousseau, 1999, p. 111). Or nous pensons que c’est justement grâce à la pratique de l’autotextualité et à l’attention accordée aux marges du texte – épitexte et métatexte – que la romancière a construit sa personnalité littéraire (ce fameux personnage nommé « M.D ») et façonné « sa propre conception de l’écriture » (Daussaint-Doneux, 2006, p. 254), avec notamment pour optique d’« interdire tout autre discours sur son œuvre que le sien, et pour se positionner au sommet du champ littéraire » (ibid.). Dans cette perspective, l’écrit devient rite ; il se conçoit comme une genèse permettant la construction d’une identité d’écrivain : l’écriture produit des représentations de soi qui interpénètrent vie factuelle et vie textuelle. En d’autres termes, écrire, en tant que travail d’auto-engendrement, permet de se réinventer3.

Un décloisonnement des voix

Construction et reconstruction (et ses corollaires, création et destruction) sont les maîtres mots de l’œuvre durassienne. Comme le remarque Anne Cousseau dans Poétique de l’enfance : « L’enfance n’est ni à retrouver, ni à reconstituer, elle est à construire. Ce que la mémoire propose, c’est une enfance “mythologique”, recréée par le fantasme, qui a pour seule réalité celle de l’objet littéraire » (Cousseau, 1999, p. 286). Dans cette perspective, en « se cré[ant] une vie de roman » (Nizon, 2002, p. 49), Marguerite Duras transforme les récits indochinois en un espace initiatique où l’éthos d’écrivain s’expérimente parallèlement à l’émancipation corporelle et scripturale de la protagoniste. La progressive « réinvention de soi » prend forme par une écriture de plus en plus référentielle et la prégnance assumée d’un corporel qui s’exprime par l’intime relation entre la voix et le voir. La littératie seconde fait ainsi progressivement revenir la culture graphique vers le corps et sa parole.

Dès Un barrage contre le Pacifique, Suzanne – qui s’inscrit comme le personnage central du roman – laisse déjà présager l’importance du parcours initiatique féminin. En analysant la focalisation du récit, Anne Cousseau remarque que :

[l]e point de vue de Suzanne est largement privilégié. Il oriente très explicitement le regard du lecteur sur la mère, à la fois insupportable et admirée dans sa folie, sur Joseph, le frère adoré, la plaine, lieu d’enlisement, coupée du monde. Dans la seconde partie du récit, alors que les trois membres de la famille vivent chacun de leur côté leur aventure à la ville, le lecteur n’a connaissance que de ce qui touche Suzanne, et ne sait de Joseph et la mère que ce que sait l’adolescente : la focalisation, globalement, se fait à la fois par et sur Suzanne. [Cousseau, 1999, p. 89]

La narration se confond majoritairement avec le point de vue de la jeune fille, mais l’agentivité de l’adolescente reste encore timide. Suzanne apparaît dans un premier temps comme un personnage relativement effacé et soumis aux moindres volontés familiales. Ne sachant quoi faire de son corps, elle se contente soit d’attendre devant des lieux symbolisant des passages, comme le pont ou l’ouverture des portes, soit de suivre son frère aîné dans tous ses déplacements. Sa voix, par conséquent, « affleure constamment » (ibid.), mais « sans que son discours parvienne à se maintenir de manière autonome » (ibid.) : « Un barrage contre le Pacifique demeure donc bien un récit hétérodiégétique duquel la voix narratrice assume pleinement la direction, en laissant sourde malgré tout la voix de l’adolescente » (ibid., p. 92). L’utilisation – certes peu fréquente – du discours indirect libre provoque toutefois un bref enchevêtrement des voix entre le personnage et la narratrice jusqu’à occasionnellement mimer une relation d’identité : « C’est elle, elle qui était méprisable des pieds à la tête. À cause de ses yeux, où les jeter ? À cause de ces bras de plomb, ces ordures, à cause de ce cœur, une bête indécente, de ces jambes incapables. Et qui trimbale un pareil sac à main, un vieux sac à elle, cette salope, ma mère, ah ! qu’elle meure ! » (BCP, p. 149 ; nous soulignons).

La suite du cycle poursuit cette expérience initiatique de recherche de soi par l’autocréation. Et en effet, le processus d’affirmation de soi progresse au fil des récits. Le travail de reconstruction générique de L’Eden Cinéma permet au texte de devenir pleinement parole4 ; la littératie seconde éloigne l’acte de création de la culture graphique pour privilégier la voix. Or, la plus fréquente détentrice de parole n’est autre que Suzanne ; Anna Ledwina remarque en effet qu’« en ce qui concerne la répartition des répliques, environ 30 % des lignes sont prononcées par “Suzanne” et environ 30 % par “Voix de Suzanne”. Elles prononcent donc environ 2/3 des répliques » (Ledwina, 2011, p. 47). Par un processus d’hétérophonie, la « voix de Suzanne » se fait médiatrice du discours de l’autrice :

VOIX DE SUZANNE
Cet air, c’était celui de sa mort. Né du vertige des villes fabuleuses.
Celui de notre impatience.
De notre ingratitude.
De l’amour de ce frère.
Ils dansent.
De mon amour pour lui, ce petit frère, ce petit frère mort. Que d’amour. [EC, p. 79]

L’irruption d’un biographème pourtant extérieur à la temporalité de la pièce, en l’occurrence la mort du « petit frère » ici remémorée par la musique et la danse, contribue à représenter un éthos d’écrivaine regroupant conjointement fictionnel et référentiel. Le brouillage des distinctions entre Suzanne, la voix de Suzanne et l’autrice, entre le « petit frère » et Joseph, traduit un glissement toujours plus marqué vers l’autoréférentiel.

Écrit par une autrice âgée de désormais 70 ans, L’Amant se caractérise comme un « livre de la vieillesse » (Phillipe, 2011, p. 19) renvoyant « au roman des origines » (Borgomano, 2001, p. 237), Un barrage contre le Pacifique : « ils se rejoignent par‐delà trente années d’écriture » (ibid.) En travaillant jusqu’à l’exacerbation le jeu de la référence personnelle, le récit marque un renversement. Le personnage adolescent acquiert non seulement une autonomie de pensée et de mouvement par rapport à sa famille, mais il s’inscrit cette fois explicitement comme le devenir d’une narratrice elle-même conçue comme une « projection fictive de l’auteur réel dans le texte » (Ricœur, 1984, p. 181). D’objet « donné à voir » (Jacquot, 2009, p. 13), la jeune fille est devenue « sujet regardant » (ibid.), sujet bientôt écrivant. Les transformations du texte amènent par conséquent des implications libératrices en ce qui concerne l’image du moi. La jeune fille, voyeuse, prend un pouvoir tout littératien et s’inscrit à la fois comme le commencement et comme l’achèvement d’une narratrice qui, par la parole, se donne à voir dans la multiplicité de ses identités pour pleinement exister : « Sur le bac, regardez-moi, je les ai encore. Quinze ans et demi. Déjà je suis fardée » (A, p. 24 ; nous soulignons). Ce retour sur soi (retour également à soi) prend source au sein de la corrélation voix et voyance, qui donne ici corps à l’écriture ; ilsse complètent et deviennent la condition nécessaire à toute démarche créative. L’« écriture courante » (Duras et Pivot, 1984) durassienne, style « qui cherche à rejoindre la fluidité de la vie, à mimer le jaillissement spontané de l’oralité » (Bogaert, 2010, p. 173), se dessine par la présence (ou plutôt l’absence) obsédante d’une image photographique (voire cinématographique) qui corporalise le récit : « Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. [...] elle n’existe pas. Elle a été omise. Elle a été oubliée. [...] C’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu » (A, p. 17). La genèse de L’Amant est connue. Débuté à l’initiative du fils de Marguerite Duras, Jean Mascolo, l’ouvrage prend à l’origine la forme d’un album rassemblant des photographies de l’écrivaine et de sa famille ; Duras devait y légender les images. L’histoire entière se construit sur l’absence d’une photographie, celle de la rencontre du Chinois sur le bac, manque à voir (réel ou fictif) qui stimule l’imaginaire durassien et que l’écriture parfait : « Ainsi l’enjeu du récit est-il régulièrement de compenser ou compléter une image lacunaire par l’assemblage de composants parfois très hétérogènes » (Cléder, 2019, p. 109).

Le regard et la voix de l’instance narratrice dominent désormais le récit. Par la littératie seconde, la narratrice elle-même va produire l’illusion d’entendre le rythme d’une parole en prenant voix5. Ambition phonographique et ambition photographique corporalisent désormais un corps, un corps de vieille femme – « J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée » (A, p. 10) – dont la ressemblance à la fois à la jeune fille (« Maintenant je vois que très jeune [...] j’ai eu ce visage prémonitoire de celui que j’ai attrapé ensuite avec l’alcool dans l’âge moyen de ma vie » (ibid.)) et à Marguerite Duras6 est implicitement tracée. L’histoire ne se concentre par ailleurs plus uniquement sur la jeune fille. Comme le remarque Anne Cousseau, « la conscience adulte l’emporte sur la conscience adolescente » (Cousseau, 1999, p. 94). À l’inverse d’Un barrage contre le Pacifique, « ce n’est pas l’ordre dans lequel les événements ont pu être vécus par l’adolescente qui est reproduit, mais celui dans lequel ils parviennent à la mémoire de l’adulte » (ibid.). Dès lors, si l’utilisation de la première personne crée un horizon d’attente, le brouillage des distinctions entre les différentes fonctions énonciatives et l’entremêlement des voix et des consciences viennent complexifier la lecture d’un « je » loin d’être univoque :

[i]l renvoie tantôt à celui qu’était l’énonciateur autrefois, dont il suit l’histoire, dont il évalue les transformations, et dont il juge l’évolution ; tantôt à ce qu’il est devenu, maintenant qu’il est un narrateur et non plus seulement un personnage. On devine que si la première personne a pour vocation d’articuler les discours, les récits et le monde, la manière dont s’effectue cet embrayage est souvent obscure. [ibid., p. 15]

Malgré toutes les incertitudes énonciatives qui tendent à complexifier la lecture de L’Amant, une évidence se dégage : la voix narrative se caractérise comme une femme âgée et une écrivaine – « Dans les histoires de mes livres qui se rapportent à mon enfance, je ne sais plus du tout ce que j’ai évité de dire, ce que j’ai dit [...] » (A, p. 33). C’est d’ailleurs grâce aux réflexions métatextuelles menées sur la pratique de l’écriture que se construit explicitement un rapport d’identité entre le personnage adolescent, la narratrice et l’autrice. L’écriture devient la matière d’une vie et le fil d’une existence : elle lie les différentes instances narratives, toutes poussées par ce besoin irrépressible de voir, de dire, et finalement, d’écrire : « Je lui ai répondu que ce que je voulais avant toute autre chose c’était écrire, rien d’autre que ça, rien » (A, p. 30 ; nous soulignons) ; « Je vais écrire des livres. C’est que ce je vois au-delà de l’instant, dans le grand désert sous les traits duquel m’apparaît l’étendue de ma vie » (ibid., p. 122 ; nous soulignons). L’expression la plus forte de cette permanence prend forme par la pratique de l’autotextualité qui encre véritablement la mythologie durassienne en créant une continuité entre les textes : « L’histoire d’une toute petite partie de ma jeunesse je l’ai plus ou moins écrite déjà, enfin je veux dire, de quoi l’apercevoir, je parle de celle‐ci justement, de celle de la traversée du fleuve. Ce que je fais ici est différent et pareil » (ibid., p. 14). La mise en abyme du livre par lui-même permet une inclusion par le texte de son dehors et par conséquent un rapport entre le livre et la vie. D’abord par le décloisonnement des voix, puis par le décloisonnement des œuvres, l’écriture offre un travail fantasmatique de réinvention de soi. En soulignant la parenté entre L’Amant et Un barrage contre le Pacifique, Duras modèle « sa propre pratique, sa propre présence et sa propre représentation » (Loignon, 2003, p. 25), elle modifie, enrichit le texte jusqu’à créer la figure d’une narratrice-autrice omniprésente : « Ce n’est pas à la cantine de Réam, vous voyez, comme je l’avais écrit, que je rencontre l’homme riche à la limousine noire, c’est après l’abandon de la concession, deux ou trois ans après, sur le bac, ce jour que je raconte, dans cette lumière de brume et de chaleur » (ibid., p. 36). Véritable travail d’auto-engendrement, l’autofiction relève d’« une prise de pouvoir sur l’œuvre et sur la vie » (Pinthon, 2009, p. 34).

La question de savoir qui parle et qui voit traverse également les pages de L’Amant de la Chine du Nord. Le récit ne cesse de brouiller les limites énonciatives entre le personnage de l’enfant, la narratrice – parfois dans une position hétérodiégétique, parfois autodiégétique, usant tout aussi bien de la focalisation externe que du regard omniscient – et bien sûr l’autrice, qui nous informe de sa présence et de son propre regard sur sa création par le biais de l’image qu’elle projette d’elle-même dans le récit (« M.D »). L’Amant de la Chine du Nord propose une exacerbation des procédés, motifs et thématiques qui composent la rhétorique du « devenir écrivaine » en présentant une véritable écriture du regard mêlant corps et écriture. Les différentes entités auctoriales sont d’emblée portées par un besoin obsessionnel de voir. Dès les premières lignes du texte, une corrélation entre voir et voix est développée : le savoir du corps qui voit, devient le savoir du corps qui parle, qui écrit et enfin, qui montre.

C’est un livre.
C’est un film.
C’est la nuit.
La voix qui parle ici est celle, écrite du livre.
Voix aveugle. Sans visage.
Très jeune.
Silencieuse. [ACDN, p. 17 ; nous soulignons]

Pourtant, ce savoir semble tout d’abord nié : au début du texte, le regard est « aveugle » et la voix dite « silencieuse », loin d’être omniscient, l’éthos de la narratrice – ce « on » impersonnel qui traverse le texte – se définit tout d’abord par ses lacunes : « Elle est devant nous. On voit mal son visage [...] » (ibid., p. 20 ; nous soulignons) ; « Un air de valse morte. Celle d’un livre. On ne sait plus lequel. » (ibid. ;nous soulignons). Si la cécité de la narratrice s’amoindrit à mesure que le processus de création se met en place, que celui-ci « voit », que la voix « parle », que la main « écrit », un doute persiste toujours : « C’est une très jeune fille, ou une enfant peut-être. Ça a l’air de ça. […] Mince, peut-être maigre. Les jambes… Oui… C’est ça… » (ACDN, p. 18) ; « Le lit des amants. /Ils dorment peut-être. On ne sait pas » (ibid.). Verbes, adverbes, conjonctions et ponctuations modalisent une incertitude. La narratrice, pour l’heure simple observatrice extérieure, semble découvrir les personnages (visuellement) en même temps que le lecteur se les représente au travers de sa voix (et de l’écriture). Ainsi, au début du texte, ce qui n’est pas vu par la narratrice-destinatrice n’est pas su d’elle, et n’est pas transmis au lecteur-destinataire : « Ils s’éloignent. La cour redevient vide. On les perd. Ils réapparaissent » (ibid., p. 32 ; nous soulignons). La narratrice apparaît dans un premier temps défaillante, privée du pouvoir de voyance et du savoir intrinsèque qui lui est lié : dès lors, qui ne voit ne sait, qui ne voit ne peut être sujet.

Ce manque à voir initial trouve cependant une compensation dans la parole. La voix n’a rapidement plus rien de silencieux, au contraire, elle est insatiable de sa propre parole. Pour combattre cette lacune initiale dans la communication, le texte use de la construction présentative « c’est », souvent anaphorique. Par la parole, la narratrice indique sa position d’observatrice, mais surtout, de médiateur transmettant ce qu’elle perçoit de son regard. Le texte articulant savoir et regard, la voix narrative va devenir voyeuse :

C’est un livre. / C’est un film. / C’est la nuit. [...] C’est une rue droite. Éclairée par des becs de gaz. [...] C’est un poste de brousse au sud de l’Indochine française. / C’est en 1930. / C’est le quartier français. / C’est une rue du quartier français. [...] C’est une très jeune fille, ou une enfant peut-être. [...] C’est un village de jonques. / C’est le commencement du Delta. De la fin du fleuve. [ACDN, p. 17-18 ; nous soulignons]

Dans cette perspective, comme le note Fabienne Barre, « le travail obsessionnel de l’oubli et de l’aveuglement est sans cesse recouvert par le travail de l’image » (2006, p. 132). En effet, le récit propose avant tout une démarche introspective ; il permet un regard sur soi et plus encore, un regard sur son œuvre (le moi étant principalement appréhendé comme un soi écrivant). Si les premières pages du récit tendent à distinguer les trois entités auctoriales : « Devant nous quelqu’un marche. Ce n’est pas celle qui parle » (ACDN, p. 18), très vite cette frontière s’efface. La narratrice apparaît comme l’achevée de la jeune fille, et la présence de l’autrice – explicite dans les très nombreuses notes et commentaires – affleure derrière chaque mot, chaque autoréférence à l’œuvre durassienne : « Il [l’amant] est un peu différent de celui du livre » (ACDN, p. 36). Personnage, narratrice et autrice se mêlent et s’entremêlent dans le corpus ; les frontières entre l’un et l’autre, labiles, deviennent nécessaires à la création des différents réseaux de signifiances.

Et pour cause, si dans L’Amant de la Chine du Nord les soubresauts d’une création littéraire sont déjà bien présents chez le personnage de l’enfant : « Je ne peux pas m’empêcher. Une fois j’écrirai ça [...] » (ACDN, p. 102), ces derniers ne prennent reliefs que grâce à l’intertexte et au paratexte, signe de l’écriture réalisée, mais surtout d’un double regard entre enfance et maturité. Le roman va mettre en scène une accumulation du savoir littéraire et donc une position métadiscursive sur ce savoir : l’écrit se nourrit de lui-même. Véritablement « enfantés », ces livres signalent une agrégation littéraire uniquement analysable par le biais du paratexte et du regard différent qu’il permet de porter sur ce récit d’adolescence. Ainsi la narratrice, par un jeu d’autoréférence constant au reste de l’œuvre durassienne apparaît comme l’achevée de la jeune fille, le futur littératien accompli du personnage de l’enfant découvrant sa vocation littéraire et débutant sa quête d’écriture. L’œuvre se referme sur elle-même.

Dans ce dernier texte, l’écriture devient cinématographique : regard, voix et écriture ne font qu’un. Par divers procédés textuels, le récit montre et demande à être vu. La critique7 a abondamment relevé combien le texte s’apparentait à un scénario cinématographique tant ce dernier utilise avec abondance un vocabulaire technique propre au cinéma. Il nous est dit que « [l]a caméra balaie lentement ce qu’on vient de voir » (ACDN, p. 21 ; nous soulignons) ou que l’enfant est « seule dans l’image » (ibid., p. 58 ; nous soulignons). Le texte est également agrémenté d’un paratexte riche en indications censées guider une possible adaptation cinématographique :« *En cas de cinéma on aura le choix [...] » (ibid., p. 28 ; nous soulignons) ou encore « *En cas de cinéma à titre d’exemple : on filme la chambre éclairée par la lumière de la rue » (ibid., p. 84 ; nous soulignons). Le cinéma n’étant autre que l’art de montrer, l’art de voir, et surtout l’art d’être vu, nous partons du postulat que Duras ne veut plus ni dire, ni écrire, elle veut montrer, encrer son texte dans le visuel et littéralement lui donner corps, pour lui donner vie. La narratrice fait planer au-dessus du texte non plus seulement son regard, mais une caméra : filmer pour montrer l’action en train de se faire – l’image qui se construit – devient le moyen d’une conquête du devenir sujet, un sujet qui est tout à la fois « corps » et « écriture », un sujet dont l’écriture, par l’acte de création, prend corps. Le lecteur, lui, voit le récit durassien se mettre littéralement en scène.

L’articulation entre image et langage est omniprésente ; montrer, mais surtout être vu, devient le moyen d’exister, de souligner son existence, de combattre la destruction qui guette. La « voix » narrative prend progressivement corps ; ce récit d’adolescence qui ne souhaite pas aller « au-delà du départ du paquebot de ligne, c’est-à-dire le départ de l’enfant », comme le dit « M.D » dans son avant-propos, ne cesse par conséquent d’évoquer, à travers les lignes, le temps présent de l’écriture, marqué quant à lui, par une écriture de la vieillesse, une crainte de l’oubli que viendrait combattre l’écriture par la mise en image.

Le texte étant caractérisé par une omniprésence de la mort qui rattrape tous les personnages, mettre en image permet d’assurer une immortalité du langage, mais également de l’objet des descriptions, d’inscrire le corps dans une éternité en cultivant la mémoire, de combattre l’oubli et la destruction par le biais de la création :

Elle dit : Pour que ce soit encore et encore raconté par des gens, n’importe qui, pour que le tout de l’histoire ne soit pas oublié, qu’il en reste quelque chose de très précis, même les noms des gens, des rues, les noms des collèges, des cinémas, il faudrait les dire, même les chants des boys la nuit à Lyautey et même les noms d’Hélène Lagonelle et celui de Thanh, l’orphelin de la forêt du Siam. [ACDN, p. 224]

Marguerite Duras a 76 ans quand elle publie ce texte et sait qu’elle n’en réalisera aucune adaptation. En découle une question obsédante qui traverse le roman de part en part, aussi bien par les problématiques qu’il traite que par les constantes autoréférences à des textes antérieurs : que restera-t-il de moi ? Que restera-t-il de mon œuvre ? Comment combattre l’oubli généré par la mort ? L’image « montrée » va devenir le moyen d’exister, d’inscrire son existence à travers le processus d’écriture.

Le regard de l’autrice ne s’efface jamais complètement. Le texte ne cesse de mettre en scène le regard rétrospectif de Duras, regard critique sur l’ensemble de l’œuvre par jeu d’autoréférence et d’autotextualité, mais également un regard sur le processus de création : « De la limousine noire est sorti un autre homme que celui des livres, un autre Chinois de la Mandchourie. Il est un peu différent de celui du livre : il est un peu plus robuste que lui, il a moins peur que lui, plus d’audace. [...] il est plus “pour le cinéma” que celui du livre » (ACDN, p. 36) ; « *La B12 n’est pas la “ruine” du Barrage contre le Pacifique. Ici, elle est esquintée, certes, mais ne pétarade pas, elle n’enfume pas les rues des postes de brousse, elle n’est pas un objet de curiosité » (ibid., p. 157). Par un regard rétrospectif critique, la narratrice ne cesse de retravailler, de modifier et d’enrichir l’écriture, portant ainsi sur le récit d’enfance, un nouvel éclairage, fruit de la vieillesse. Personnage, narratrice et autrice ne semblent alors n’être qu’une seule et même voix, un seul et même regard, mais à des stades différents de la création littéraire. Le texte ne porte pas un regard sur le soi enfant, il montre comment on se voit soi-même, dans toute sa maturité, par le biais du regard porté sur ce soi enfant.

L’errance de la narratrice liminaire

Une narratrice « problématique » ?

La mise au monde du texte rencontre cependant l’expérience de l’errance. En effet, les enchevêtrements et superpositions entre les différentes strates énonciatives soulignent une polyphonie narrative révélatrice d’une posture liminale. Personnage, narratrice et autrice ne tendent qu’à être un seul et même corps, un seul et même regard, mais à des stades différents de la création. Cependant, l’absence d’unité du « Je » et la multitude de voix disloquées traduisent, dans la perspective d’un parcours initiatique, une difficulté à être. Plusieurs critiques, dont Anne Cousseau (1999, p. 272) et Madeleine Borgomano (2001, p. 236) ont en effet appuyé la construction d’un sujet écriture éparpillé. Dans le cadre de notre lecture ethnocritique du cycle indochinois, nous appréhendons l’éclatement des instances narratives comme l’un des témoignages de la multiplicité des statuts qu’expérimentent le(s) sujet(s) durassien(s). L’autorité narrative cumule les signes d’une altérité liminaire. L’enfant et la femme cohabitent encore, elles sont simultanément enfant ensauvagée, mère endeuillée et femme mature.

Or, la superposition des statuts s’avère toujours dangereuse. Si l’on reprend la théorisation du rite de passage d’Arnold Van Gennep, il en ressort que la vie individuelle et sociale progresse « par oscillations et par étapes, par régressions et par progressions, par agrégation et désagrégation » (Ménard, 2017) :

Pour les groupes comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître [...] Et toujours ce sont de nouveaux seuils à franchir, seuils de l’été ou de l’hiver, de la saison ou de l’année, du mois ou de la nuit ; seuil de la naissance, de l’adolescence ou de l’âge mûr ; seuil de la vieillesse ; seuil de la mort ; et seuil de l’autre vie – pour ceux qui y croient. [Van Gennep, 2011, p. 242]

Tout rite revêt une fonction organisatrice. En ce sens, il est fondamental pour acquérir une nouvelle identité de quitter la phase de marge et de franchir le seuil pour se dépouiller de son ancien statut. L’inverse produit une situation liminale par laquelle les personnes échappent aux classifications permettant de déterminer leur état et leur position au sein de l’espace culturel.

Rappelons que c’est en suivant cette ethno-logique et en la reconfigurant en termes de poétique littéraire que Marie Scarpa a théorisé la notion de « personnage liminaire » ; car « si le rite permet [...] de mesurer le type de “socialisation” (en termes d’intégration, d’autonomisation, etc.) du personnage et sa plus ou moins grande réussite, son organisation formelle aussi peut servir à penser la narrativité » (2009b, p. 27). Dans la perspective d’une homologie entre logiques critiques et logiques narratives se démarque en effet un type particulier et singulier de personnage, « incapable de quitter ces seuils singuliers » (ibid., p. 30), défini « par ses ratés et ratages dans l’initiation » (Ménard, 2017). Comme nous l’avons illustré à de multiples reprises par le biais des différents exemples présents dans le cycle indochinois, le personnage liminaire, révélateur des conflits cosmologiques mis en scène par le récit moderne – il est pris entre « la règle collective et sa trajectoire singulière » (Descombes, 1987, p. 179-187) –, porte sur lui le signe de son inachèvement. Explorons désormais la possibilité d’une narratrice liminaire : une narratrice qui serait elle aussi « en rupture », qui évoluerait dans les marges de l’autofiction et serait proche de la figure de l’écrivaine telle que cette dernière se donne à voir.

Le récit comme marge

Pour questionner la matérialité des passages de la narratrice liminaire, il nous faut appréhender le cadre textuel comme un espace-temps de transition, une marge entre spatialité, temporalité et altérité dans laquelle la narratrice fait l’expérience des limites. Nous visualisons en effet la narratrice du cycle indochinois comme évoluant « matériellement » au sein d’un hors-lieu et d’un espace-temps de la création que représenterait le cadre textuel, telle une « forêt de l’écrit à venir » (ACDN, p. 152). En créant au fil de ses déambulations de multiples réseaux de passages entre les différents espaces-temps que représentent les textes (par le biais notamment de l’autotextualité), elle exploite à outrance le paratexte – seuil du récit – et explore sans cesse les limites de la narration. Tout à la fois « ici » et « là-bas », la narratrice s’inscrit comme une maîtresse des seuils évoluant dans les zones de frontière. Combinant voix autobiographique et voix fictive, cumulant par l’autocréation les « moi » successifs disjoints, la narratrice du cycle apparaît figée dans un « entre-deux constitutif » (Scarpa, 2009b, p. 30). Nous appréhendons par conséquent la narratrice du cycle indochinois comme une figure mobile, voire labile, nouant et dénouant son existence par l’inlassable traversée des frontières entre les différentes strates narratives, mais aussi entre les récits. Dans la mesure où, comme le remarque Christiane Blot-Labarrère, « [i]ntertextualité et hypertextualité irriguent l’œuvre de Duras jusqu’au vertige » (2005, p. 20), la figure de la narratrice nous semble franchir les seuils symboliques délimitant les espaces du roman. Dans ce cadre perceptif, la narratrice poursuit au cœur des textes (par le mouvement perpétuel de la parole) le fantasme de libre circulation que les adolescentes expérimentent (ou désirent expérimenter dans le cas de Suzanne) à l’intérieur de la société coloniale. La déambulation narrative entre en résonance avec le motif de la traversée matérielle (à pied, en carriole, en voiture, en limousine, en bateau), sociale (de fille à femme), sexuelle et bien sûr, créative (le devenir écrivaine). Dès lors, si l’importance du passage dégage bien la métaphore du chemin, nous sommes ici dans la perspective d’une errance de la narratrice vagabonde au cœur des pages de son récit.

Pour Olivier Schefer, le concept de l’errance doit être abordé en corrélation avec les rites initiatiques (eux-mêmes liés au déplacement) et par rapport à l’espace mythique du labyrinthe, « indissociable du parcours qu’il suscite » (Schefer, 2013, p. 121). Or, le tourbillon de va-et-vient que représente l’autotextualité au sein du cycle indochinois, « la qualité passagère et mouvante du temps » (Wei, 2002, p. 106), de même que la recherche du soi par l’expérience créatrice nous renvoie à la métaphore labyrinthique. Remémorons-nous les termes utilisés par la narratrice de L’Amant lorsqu’elle débute son récit : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne » (A, p. 14). En ce sens, le « chemin de par le monde » censé mener le personnage au statut d’agrégée devient pour la narratrice une déambulation entre les différentes postures, entre les différents espaces-temps, entre les différents textes. Ce cheminement perpétuel entre limbes mémorielles et création littéraire s’avère dès lors entretenu par la dé-marche d’écriture.

Dans cette perspective, le constant exercice de réécriture (en étroite relation avec le thème du recommencement) fixe l’existence d’une narratrice qui, par la répétition de la traversée initiatique adolescente, n’en finit pas de passer, comme une quête identitaire continuellement renouvelée : « L’histoire d’une toute petite partie de ma jeunesse je l’ai plus ou moins écrite déjà, enfin je veux dire de quoi l’apercevoir, je parle de celle-ci justement, de celle de la traversée du fleuve. Ce que je faisais ici est différent ; et pareil. » (A, p. 14) ; « J’ai écrit l’histoire de l’Amant de la Chine du Nord et de l’enfant : elle n’était pas encore là dans L’Amant, le temps manquait autour d’eux » (ACDN, p. 12). La fin de l’histoire semble ne jamais advenir. La mort de la mère, le départ des enfants, l’embarquement dans le paquebot des Messageries maritimes, le mariage chinois, aussi définitifs semblent-ils, laissent déjà présager la réécriture à venir. Nous concevons par conséquent « la répétition des “motifs”, souvent plus ou moins biographiques, et de leurs variations » (Alazet, 2002, p. 11), fréquemment mis en exergue par la critique, comme étant le fait d’une narratrice liminaire, devenir du personnage adolescent et projection fictionnelle de l’autrice.

La vivante et les morts : de la conteuse à la passeuse

En cumulant « les compétences liées au seuil » (Scarpa, 2009b, p. 28), la narratrice du cycle indochinois revêt un rôle privilégié de médiatrice. Ensauvagée (au sens où elle évolue au sein des marges du texte), elle s’avère rattachée aux passages. Et pour cause, si la narratrice est bien celle qui fait littéralement basculer le lecteur dans l’univers textuel, elle trace également un lien entre les vivants et les morts. L’écriture devenant « une expérience des limites » (Sollers, 1970), elle se situe dans la perspective créative durassienne aux frontières entre souvenir et oubli, entre mémoire et création, mais aussi entre le mort et le vif. À notre sens, l’écriture durassienne figure, par cet étroit lien regroupant rite et création, une transaction entre les morts et les vivants. Et en effet, la préséance des morts au sein du cycle indochinois nous interpelle ; les livres sont de véritables charniers dans lesquels l’interpénétration des espaces des morts et des vivants s’avère frappante. Rappelons quelques exemples déjà analysés : l’hécatombe de la plaine de Kam ; le purgatoire de L’Eden Cinéma ; L’Amant construit sur des expériences de réminiscence qui génère une confusion entre la vivante (la narratrice) et les morts ; L’Amant de la Chine du Nord n’échappe pas à cette omniprésence de la mort qui vient rattraper tous les personnages.En écrivant et surtout en réécrivant ces figures d’inachevés « spectres, fantômes » (ibid.), la narratrice psychopompe les fait par conséquent revenir et leur donne ce statut hybride de personnages morts que la plume s’attache à faire revivre.

La création littéraire durassienne peut dès lors s’analyser sous le prisme de la transaction symbolique. En forgeant les notions de « don » et « contre-don », Marcel Mauss détermine l’exigence des lois de la réciprocité qui sont le propre de la culture même. Si comme l’écrit Philippe Descola « la transmission est avant tout ce qui permet l’emprise des morts sur les vivants par l’entremise de la filiation. L’on peut devoir bien des choses à ceux qui nous ont précédés [...] » (2005, p. 450), nous appréhendons alors le motif de « l’objet-livre réalisé », tel qu’il apparaît dans l’intertexte et le paratexte, sous l’angle du don et de la dette. Au sein de la dynamique de l’échange, la parole mémorielle (re)devient rituelle. Du corps autrefois sacrilège de la jeune fille naît désormais la parole sacrée de la narratrice, gardienne du souvenir. En effet, les morts du cycle participent tous, dans le cadre du parcours initiatique, à l’avènement de l’identité créatrice. Ils sont modèles, contre-modèles, initiateurs, mais surtout matériau du récit. Dans cette perspective, le livre s’inscrit dans une logique de réciprocité et devient un don « différé et différent » (Mauss, 1973, p. 164). Véritable monnaie d’échange, il souligne combien la circulation des mots devient un hommage ritualisé aux morts : 

– Et puis un autre jour, plus tard, beaucoup plus tard, on écrira l’histoire.  
– [...] L’amour sera dans le cercueil avec les corps.
– Oui. Il y aura les livres au-dehors du cercueil.
– Peut-être. On ne peut pas savoir.
Le Chinois dit :
– Si, on sait. Qu’il y aura des livres, on sait. Ce n’est pas possible autrement. [ACDN, p. 195]

L’hommage maternel demeure certainement le plus important. Dès la sortie d’Un barrage contre le Pacifique, le critique N. Nadeau remarquait la préséance de la mère dans le drame familial : « Duras a écrit le roman de la mère, l’épopée lamentable de la mère “plus terrible que la vie”, ses espoirs avortés, devenue inutile, attendant la mort [...]. Ce livre aurait pu s’intituler : “Du côté de la mère” » (Nadeau, 1950, cité dans Philippe, 2011, p. 25). Anne Cousseau relève pour sa part que « [l]’enfance n’est qu’un objet second d’un discours qui se veut d’abord hommage à la mère, glorification de son courage et dénonciation de l’injustice qui lui a été faite, vibrant chant d’amour à la mémoire de celle qui a marqué si fort l’enfance » (Cousseau, 1999, p. 111). La jeune fille de L’Amant de la Chine du Nord en fait un combat de tous les instants : « Une fois j’écrirai ça : la vie de ma mère*. Comment elle a été assassinée » (ACDN, p. 101). Elle comprend désormais ce qui échappait à Suzanne lorsque la mère répétait que « tout le monde peut tirer des coups de chevrotine en l’air, mais pour se défendre contre les salauds il faut autre chose » (BCP, p. 280). Le livre-dette sera finalement réalisé, le pari « tenu » (ACDN, p. 101) et la mère, malmorte, vengée. Sa mention par la narratrice (projection fictionnelle de l’autrice), au cœur des marges de l’intertexte, finit de clore un cycle dans lequel la répétition des mots est affiliation à la mémoire des morts. Dès lors, si l’écriture créatrice (en tant que processus initiatique) naît bien du matricide métaphorique, elle permet pourtant d’encrer la mythologie maternelle : « C’est là que commence son histoire écrite. Son immortalité. La voici » (EC, p. 18).

Une telle remarque amène à la conclusion suivante : à la croisée des chemins et des destins se retrouvent une mère et une fille dont le parcours semble étrangement similaire. Toutes deux passeuses, toutes deux sur-initiées, toutes deux détentrices d’un sa-voir, elles transmettent la voix des morts. Par conséquent, si la jeune fille se construisait en opposition au personnage maternel, la narratrice, au contraire, le rejoint : la frénésie de la mère pour la croissance des plantes et des enfants (qui ne mène toutefois qu’à des échecs) rencontre l’obsession de la narratrice pour une création qui s’exprime par la constante volonté de destruction puis reconstruction des textes. En ce sens, dans la perspective de filiation, cette dernière s’inscrit comme une continuité littératienne de la mère ensauvagée.

Le pouvoir créatif de la marge : une écriture liminoïde

Ces réflexions nous conduisent par ailleurs à l’hypothèse d’une écriture qui tiendrait de la performance liminoïde, au sens où l’entend Victor Turner, c’est-à-dire une écriture de la marge à forte valeur expressive et corporelle remettant en cause l’ordre établi. Aux marges de la vie sociale, aux marges d’une expérience liminaire, surgissent les formes liminoïdes. V. Turner souligne en effet une continuité entre, d’un côté, le caractère liminaire du conflit social et du rite de passage et, de l’autre côté, le liminoïde, c’est-à-dire « les productions artistiques et culturelles des sociétés modernes » (Dawsey, 2016). Grâce à elles, « [à] partir d’éléments structurellement en retrait, capables de faire irruption dans le chaos, la vie se renouvelle » (ibid.).

En suivant les réflexions critiques de Véronique Cnockaert sur la possibilité d’une écriture liminoïde où, dans certains cas, « le concept de performance permet[trait] de montrer qu’une esthétique du dire comme geste et la notion de rite de passage percolent afin d’offrir de nouveaux paradigmes esthétiques et poétiques » (2021), nous posons l’hypothèse d’une écriture durassienne transposant un langage de la marge. En effet, associée à un contexte de passage, la corporéité textuelle (où la parole semble indissociable du geste) nous amène à convoquer la notion de performance. Nous proposons d’explorer comment l’usage de la performance permet d’atteindre, par l’expérience esthétique, une écriture autre, nouvelle et exploratoire, une écriture « faisant l’épreuve du seuil » (ibid.).

Le récit durassien met bien en scène des conflits, nous l’avons vu, entre enfance et âge adulte, masculin et féminin, vie et mort, humanité et animalité, mémoire et oubli, oralité et littératie, sang et encre, etc. Or, ces différentes tensions, interactions et hybridations s’incarnent au cœur même de la langue durassienne et octroient une valeur expressive et corporelle au langage, « sorte de force physiognomonique » (ibid.). Rappelons que, pour Duras, l’écriture « vraie » (en opposition toujours au « faux de l’écrit ») est le fruit d’une expérience corporelle ; c’est justement un manque de « désordre » et finalement d’altérité que l’autrice reprochait à l’écriture « larvée8 » de Roland Barthes : « [il] a dû être un adulte tout de suite après l’enfance. Les dangers de l’adolescence, il ne les a pas traversés » (ibid., p. 42). Selon nous, l’écriture liminoïde trouve sa principale expression dans la nature cynégétique du corpus durassien : entre sang et encre, entre création et destruction, les explorations linguistiques provoquent un écart. Dès lors, au cœur de la « forêt de l’écrit à venir » (ACDN, p. 152), l’écrivaine, accompagnée de son assemblée de revenants, nous propose une chasse sauvage où la lettre est traquée. Les phrases émiettées et peu structurées des derniers récits donnent à lire, figurativement, le corps liminaire de la jeune fille – corps tout à la fois chasseur et proie –, mais aussi le corps morcelé de cette narratrice des marges. Dans cette continuité, les textes s’assimilent à de véritables corps symboliques. Composés et recomposés par l’entreprise de réécriture, ils offrent une prose dépecée :

Le restaurant chinois.
Ce restaurant est celui où sont allés l’enfant et le Chinois le premier soir de leur histoire. C’est l’endroit sans musique. Le bruit de la salle centrale n’est pas assourdissant.
Le serveur arrive, il demande s’ils désirent un apéritif.
La commande est passée. Trois Martel Perrier et une bouteille d’alcool de riz.
Ils n’ont rien à dire. Personne ne parle. C’est le silence. [ACDN, p. 158]

L’écriture devient vectrice d’une marginalité. L’ensauvagement scripturaire offre une phrase véritablement « à l’os », dépouillée de sa chair, qui effleure enfin l’idéal durassien : « Un jour ça arrivera. Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt » (Duras, 1993, p. 71). Au cœur de la logique de renversement-rétablissement qui traverse le « récit-performance » du cycle, c’est bien une langue marquée par une rhétorique de la marge que nous donne à lire « crûment » l’autrice. Cette langue « ensauvagée » conduite par une « écriture courante » sans cesse performée, mime le corps ensanglanté de la jeune fille, corps lui-même « ouvert », offrant le heurté des vies peuplant le cycle indochinois. Dans cette langue du seuil, véritable performance liminoïde, se trouve le moyen de s’écrire pour renaître à soi.

*

Par l’étude générique des récits (à la marge de l’autobiographie et de l’autofiction), nous avons pu constater qu’au fil des récits, la narratrice prend peu à peu « corps » et se « figure » par divers procédés narratifs et stylistiques. La progressive fin du cloisonnement des voix entre personnage principal, narratrice et autrice marque ainsi la « conquête » du littéraire. Dans la même perspective, la superposition des statuts que revêt l’instance narrative invite à interroger les signes d’une altérité liminaire. L’hypothèse d’une « narratrice liminaire », devenir du personnage adolescent et projection fictionnelle de l’autrice, jaillit ainsi, de manière à tracer davantage encore toute l’ambivalence et toute la complexité de cette voix narrative, maîtresse des seuils du récit.

  • 1Dans « Marguerite Duras, la fabrique d’un visage », Marie-Annick Gervais Zaninger (2006, p. 120) déclare que Marguerite Duras un personnage qui s’appelle « MD » Nous rejoignons cette analyse : « MD » n’est selon nous pas l’autrice réelle, mais une projection fictionnelle de l’écrivaine.
  • 2Comme le rappelle Philippe Forest, l’écriture de soi est un vaste champ où fleurissent autobiographies, journaux intimes, autofictions, romans autobiographiques « et des milliers de manières de raconter » (2011, p. 9).
  • 3Nous renvoyons à la notion d’auto-engendrement théorisée par Paul-Claude Racamier (2000, p. 25).
  • 4Pour Geneviève Jolly (2006, p. 183), le théâtre de Marguerite Duras relève d’un « théâtre de la parole ».
  • 5Pour reprendre l’analyse de Joëlle Pagès-Pindon (2019), la voix « agissante » exhibe une posture auctoriale.
  • 6M. Duras a souvent évoqué son alcoolisme.
  • 7Notamment Keling Wei, 2002, p. 110.
  • 8M. Duras parle d’« un essayisme larvé à la Barthes » (1987, p. 90).