Écris-toi : il faut que ton corps se fasse entendre. [Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies]
Les premiers chapitres de cet essai mettent en lumière les logiques initiatiques présentes dans le corpus. Une fois le cycle indochinois appréhendé comme un système à analyser dans son ensemble, le progressif passage d’un devoir-être à un vouloir-être s’inscrit comme un élément fondamental des récits durassiens : en s’écartant des règles du collectif, le personnage adolescent construit une destinée individuelle qui prend la forme d’une traversée créatrice. Le cheminement artistique serait dès lors indissociable de la quête du corps. En la matière, notre apport ethnocritique à la critique durassienne traite de la naissance du processus créateur et la construction de la posture d’autrice sous un angle davantage anthropologique. L’étude des logiques culturelles permet d’envisager le corpus durassien comme un espace initiatique où s’expérimentent des altérités littéraires et sexuées, nécessaires à la fabrique d’une identité féminine et scripturale. Mobile, voire labile, la créatrice en devenir est définie par son corps « intermédiaire », marqueur de passages. Construite par l’intertexte durassien comme l’inachevée de la narratrice et de l’autrice, l’adolescente expérimente par son statut liminal de « nouvelles façons de voir, de faire, d’imaginer, de sentir » (Ménard, 2019), qui prennent leur source dans une profonde déraison graphique proche du corporel et loin des enseignements dits « académiques ». Dès lors, si l’enfance s’avère bien « [l’]âge d’or de la sensation et de l’imagination » (1964, p. 15) comme l’a écrit Michel Foucault, les marges initiatiques qu’expérimente le personnage féminin contiennent déjà les amorces d’un processus créatif. Dans cette perspective, le corpus met bien en scène la fabrique de l’écriture.
Daniel Fabre s’est longuement intéressé à la relation qu’entretenait l’artiste (masculin, puisqu’il a principalement travaillé sur Honoré de Balzac, Gustave Flaubert ou encore Marcel Proust) à ses propres commencements, et notamment sur les conditions du surgissement créatif et les fictions élaborées pour les dire. En partant de ce que Paul Bénichou nomme « le sacre de l’écrivain » (c’est-à-dire la mutation du statut d’écrivain apparue vers 1750 notamment permise par l’autonomisation du « champ littéraire »), l’ethnologue pose pour hypothèse que ce sacre n’a pas seulement installé l’écrivain « dans le monde segmenté et polémique de la “littérature”, et donc au centre de la discussion des valeurs collectives, [mais qu’]il a [aussi] transformé jusqu’aux états de son corps et de son esprit conçus et définis comme instruments, lieux ou scènes du processus créateur » (Fabre, 2014, p. 64). La mutation anthropologique de la condition littéraire induirait une transformation radicale de l’expérience de lire et d’écrire. Les recherches de D. Fabre ont permis d’étudier du point de vue anthropologique le processus créateur en mettant l’accent sur les souffrances de l’écrivain et son corps « pathétique ». Métaphoriquement fécondé par l’inspiration, l’écrivain est en gestation de son œuvre1. Mais qu’en est-il de la femme qui écrit ? Comment envisager la traversée créatrice durassienne ? À notre sens, la création (et sa narration dans le corpus) devient le rituel scriptural d’une mise au monde.
En marge, les personnages du cycle indochinois sont définis en opposition à l’espace symbolique centralque représente l’institution coloniale. Ils divergent de la ligne idéologique stricte promue par le pouvoir impérialiste et manipulent la raison graphique à leur gré. Dès lors, si l’écriture, en tant que support des institutions, suppose une « acculturation performante à [un] ordre littératien [qui] impose une exposition continue, diffuse et profuse, à ses lois » (Privat, 2006, p. 130), comment appréhender le cheminement littéraire du personnage, de la narratrice, puis de l’autrice ? S’intéresser à la représentation des objets littératiens et à la construction du capital littéraire des personnages nous amène à interroger plus en détails les liens qui unissent (ou désunissent) les protagonistes du cycle avec le monde de l’écrit.
Il est évident que le coefficient de littératie des personnages se définit par rapport à leur situation géographique (périphérique, Kam ; ou centrale, la grande ville coloniale/Saigon) et à la profession exercée par la mère au moment du déroulement du récit (cultivatrice ou institutrice). Les pratiques littératiennes sont en effet extrêmement réduites dans la plaine de Kam. L’éloignement des modes de socialisation scolaire explique la grande proportion d’habitants analphabètes (population des indigènes) ou illettrés – « tous les Agosti étaient à peu près illettrés » (BCP, p. 269). Or, cette situation est entretenue par l’administration coloniale qui ne bâtit aucune école. Ce n’est pas seulement l’accès à l’enseignement supérieur qui est refusé aux indigènes et aux colons les plus pauvres, mais un apprentissage des bases fondamentales permettant un minimum de contrôle sur leur destin. L’instruction apporte non seulement l’acquisition des pratiques d’écriture et de lecture, mais aussi la possibilité de s’approprier un lexique précis et des formes syntaxiques qui permettent de penser, de comprendre et d’interagir dans une société où le pouvoir se place indiscutablement du côté de la littératie. L’usage fréquent de la lettre de mise en demeure par l’administration coloniale sur des habitant.e.s souvent illettré.e.s ou analphabètes en est la preuve : incapable d’écrire par eux-mêmes, les Agosti sont obligés de venir voir la mère « chaque fois qu’ils avaient une lettre à faire au cadastre ou à la banque » (ibid.). Dans la mesure où l’univers institutionnel est construit autour de l’écrit, l’illettrisme des habitants les maintient dans une situation de soumission au pouvoir bureaucratique. Il est difficile de prendre le pouvoir sans l’écriture ; le constat est d’autant plus vrai pour les populations autochtones. L’écriture symbolise un pouvoir nouveau administré par les « autorités de papier2 ». Plus encore, elle permet de spolier des populations entières sous couvert du droit et s’apparente en ce sens à une imposture. La violence littératienne invente un autre réel fondé sur un ordre graphique capitaliste qui marginalise les plus faibles en les renvoyant à une « vie de nomade, à la lisière du monde de l’écrit » (Privat et Scarpa, 2010, p.170). Le masque civilisateur de l’écrit ne suffit cependant pas à voiler l’ignominie des agents cadastraux. Si la comparaison des indigènes aux « oiseaux » ou aux « singes » (BCP, p. 271) permet de souligner leur « ensauvagement » libertaire (dans un registre qui frôle sans conteste le mythe du bon sauvage), les administrateurs, « chiens du cadastre de Kam » (ibid.) sont déshumanisés par leurs actes honteux.
La connaissance qu’a la mère des savoirs littératiens officiels est souvent mise en cause par les enfants ; sa maîtrise des savoirs écrits est soit perçue comme dangereuse (elle la rapproche du grand vampirisme colonial), soit moquée, car jugée parfaitement inutile dans leur situation. Lors d’un long débat sur l’utilité de l’orthographe dans Un barrage contre le Pacifique, Suzanne s’exclame, excédée : « À quoi ça t’a servi d’écrire tant de lettres au cadastre ? [...] ça t’a servi à rien du tout. Quand Joseph a tiré un coup de chevrotine en l’air, ça a fait plus d’effet au type que toutes tes lettres » (BCP, p. 280). Ce à quoi la mère répond, inébranlable : « Vous pouvez pas comprendre. Tout le monde peut tirer des coups de chevrotine en l’air, mais pour se défendre contre les salauds il faut autre chose. Quand vous l’aurez compris, ce sera trop tard » (ibid.). La littératie s’inscrit comme l’arme de la mère contre le cadastre ; ne pas en maîtriser les outils, c’est être infirme : « Il n’y a rien de plus important (que l’orthographe), si tu ne sais pas écrire une lettre tu ne peux rien faire, c’est comme s’il te manquait, je ne sais pas moi, un bras par exemple » (BCP, 281, nous soulignons). Pourtant, l’impact de l’habitus littératien maternel (construit sur l’usage fréquent des listes, lettres, documents officiels et livres de comptes) est à nuancer. Toute littératienne qu’elle est, la mère n’en reste pas moins irrémédiablement tournée vers le carnavalesque ; elle offre par conséquent un modèle littératien tout personnel (qu’elle manipule à son gré) fondé sur des manquements et des transgressions. En effet, la littératie maternelle est parfois altérée par un trop plein de corps – souvent assigné à la folie – qui prend le pas sur la raison (graphique). Dès « L’histoire de Léo », le cahier de comptes tenu par la mère (écriture comptable participant à la raison graphique) ne se compose d’aucun calcul rationnel. Il tient de l’ésotérique, voire du mystique :
[n]ous comptions bien que la première récolte nous dédommagerait à peu près complètement des dépenses d’installation. Ce calcul fait par ma mère, et révisé par elle durant des nuits et des nuits d’insomnie, devait s’avérer infaillible. Nous y croyions d’autant plus que ma mère « savait » que nous devions être millionnaires au bout de quatre ans. À cette époque-là, elle se tenait encore en communication avec mon père, mort depuis de longues années ; elle ne faisait rien sans lui demander conseil, et c’était lui qui lui « dictait » tous ses plans d’avenir. Ces « dictions », d’après elle, ne se faisaient que vers une heure du matin, ce qui justifiait les nuits de veille de ma mère et lui conférait à nos yeux un prestige fabuleux. [CG, p. 37]
La mère maîtrise les codes scripturaux. Cependant le tableau des comptabilités ne semble construit sur aucun calcul concret, sur aucun raisonnement mathématique logique : il est uniquement basé sur l’interprétation de voix (des « dictions ») venues du monde des Morts. Rappelons que, selon diverses croyances populaires, morts et nombres entretiennent d’étroites relations. Loin de la raison graphique scolaire, les chiffres peuvent être l’objet de pratiques ésotériques. L’enquête ethnographique de Dominique Blanc (Blanc, 1987) sur les coutumes qui accompagnent le moment décisif du pari appuie l’importance des techniques divinatoires et le recours à des intercesseurs qui permettent l’ouverture d’une communication entre l’ici-bas et l’au-delà : « La mort violente fait donc signe. Ses victimes peuvent être invoquées directement. Ainsi en Sicile demande-t-on la révélation des bons numéros aux anime dei corpi decollati (les âmes errantes des suppliciés) » (ibid., p. 172). Par les chiffres, sort des vivants et sort des morts se rejoignent. La mise en scène du hasard permet de maintenir un dialogue « fait d’un échange de signes énigmatiques et impromptus qui sont sans cesse à déchiffrer » (ibid., p. 178). Continuellement ramenée à son statut de veuve endeuillée (soit, de mauvaise passante), la mère privilégie les dictions des morts (dont elle « mésinterprète » par ailleurs les données) aux calculs mathématiques logiques.
Si ce savoir maternel « occulte » est vraisemblablement admiré et respecté par les enfants de « L’histoire de Léo », la maturité adolescente finit d’ouvrir les yeux de Suzanne et Joseph sur la folie maternelle : « La mère commença à desservir puis elle se mit à ses comptes. “Ses comptes de cinglée”, comme disait Joseph » (BCP, p. 30). La narration d’Un barrage contre le Pacifique ne mentionne aucune voix surnaturelle, pourtant, la comptabilité maternelle n’en reste pas moins problématique. Absente des réalités du monde dans lequel elle vit, la mère se berce constamment d’illusions et s’obstine à rembourser les arriérés dus à la banque en espérant un nouveau prêt pour construire d’autres barrages. Encore naïve face au fonctionnement du système colonial, maintenue par l’administration dans l’incompréhension du monde de la terre, elle répète les erreurs passées.
La mère de L’Amant ne sait davantage faire valoir ses droits. Consciente d’avoir été abusée, elle est incapable de dominer les pulsions corporelles pour se soumettre aux usages juridiques : « [...] tous les procès qu’elle a intentés elle les a perdus, ceux contre le cadastre, ceux contre les administrateurs, contre les gouverneurs, contre la loi, elle ne sait pas les faire, garder son calme, attendre, attendre encore, elle ne peut pas, elle crie et elle gâche ses chances » (A, p. 76 ; nous soulignons) Cette mauvaise maîtrise du corps est indissociable de la mauvaise maîtrise du système littératien en place. L’oralité maternelle – non officielle et désorganisatrice – s’oppose à la raison graphique du code civil et la mène à sa perte.
L’œuvre de jeunesse durassienne dépeint avec précision les enseignements littératiens auxquels la narratrice est confrontée. Pourtant, cette dernière s’y présente paradoxalement comme « moins apte aux études que la plupart des élèves » (CG, p. 74).
Non pas que j’eusse été particulièrement inintelligente, mais je ne savais pas travailler, je n’en voyais nullement l’intérêt ni l’utilité. Je crois que malgré mon apparente attention, j’étais d’une distraction à peu près totale. Par exemple, j’écoutais le professeur parler de quelque sujet. Ce qui m’intéressait, c’était sa façon de s’y prendre, sa manière d’expliquer, plus que la chose qu’il expliquait. Je fais exception néanmoins pour les mathématiques qui me passionnaient, bien que jusqu’en première, j’étais à peu près nulle en cette matière comme en tout. Quelquefois j’obtenais en français une note dite hors ligne, ça dépendait des professeurs. [CG, p. 72]
L’extrait montre combien l’école, au-delà d’une expérience intellectuelle, est le lieu d’une modélisation du savoir et des mœurs. La mention du classement des élèves appuie cet idéal du rang, de la ligne et de la hiérarchie – idéal auquel la narratrice n’arrive pas à se soumettre. À plusieurs occasions il apparaît que son manque d’aptitude aux études n’est pas tant le fait d’une incapacité intellectuelle que d’une difficulté à s’insérer dans un ordre scolaire : distraite (du latin distractio, « désunion, désaccord, discorde »), la jeune fille dysfonctionne ; les quelques bonnes notes obtenues sont d’ailleurs qualifiées d’« hors-ligne », elles désorganisent tout un système. Le passage laisse surtout entrevoir l’importance du corporel : plus que le savoir enseigné, compte la façon dont ce savoir l’est, c’est-à-dire la manière dont le professeur donne corps à la leçon. Il en va de même pour la seule matière appréciée par l’adolescente : l’apprentissage des mathématiques, qui nécessite pourtant rigueur et exactitude, est vécu passionnellement, soumisà des états affectifs intenses, au détriment de la réflexion. En conséquence, si l’apprentissage scolaire s’apparente à une domestication (le corps va progressivement être inséré dans la ligne droite de l’écriture, au même titre que cette ligne va prendre possession du corps3), le corps de l’adolescente ne cesse de rappeler sa présence. Si le processus de scolarisation tente de lui faire oublier ses passions, le corps ne s’efface pas, il devient à l’inverse l’espace d’une spontanéité du sensible. Tout l’apprentissage des Lettres est par conséquent vécu avec corps :
J’éprouvais de vraies répulsions pour certains sujets ou auteurs classiques. Mme de Sévigné m’inspirait un dégoût qui me décourageait, et contre lequel je luttais en vain. À un devoir qui portait sur les relations qu’elle eut avec sa fille, j’eus trois sur vingt et je fus blâmée. Je ne me souviens pas très nettement des considérations qui me valurent cette note. Par contre, Molière et Shakespeare m’enthousiasmaient, alors que Corneille et même Racine m’ennuyaient profondément. Il y avait des classes que je décidais de « sécher » parce que je les considérais (comme) inutiles, de mon propre chef. Pendant quelques semaines, j’abandonnai le cours d’anglais ; on y lisait A Christmas Carol à raison de dix lignes par heure de cours, et chaque fois j’effleurais la crise de nerfs. Je fis de même, plus tard, pour le cours de sciences naturelles qui allait trop lentement à mon gré, puis progressivement pour le cours d’histoire et géographie. C’était autant d’heures de gagnées que je consacrais à Léo. [CG, p. 27 ; nous soulignons]
L’apprentissage oscille entre rejet du corps et possession du corps. Métaphoriquement ingéré, le savoir scolaire inspire « répulsions », « dégoût », « lutte », « enthousiasm(e) », « ennu(i) », jusqu’à frôler une indigestion des savoirs menant à la « crise de nerfs ». La spontanéité du sujet et l’irruption du corps vivant surgissent au cœur de la raison scolaire ; les sensations affluent de toute part. La jeune fille refuse par ailleurs d’être soumise à une temporalité scolaire vécue comme un enfermement : frustrée par la lenteur de certains apprentissages lui faisant, à son sens, perdre son temps, elle rejette l’ordre imposé et s’affranchit du règlement.
L’institution craint avant tout la révolte d’un corps juvénile non maîtrisé, non conforme au groupe. En ce sens, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture vise tout autant à renforcer les postures corporelles (De Certeau, 1980, p. 235) qu’à intégrer les savoirs scripturaux. Les deux impliquent un travail d’incorporation, « d’intextuation » (ibid.) : se tenir droit, se mettre en rang, suivre la règle, écrire entre les lignes sont autant d’exemples illustrant combien technique du corps et technique d’écriture s’avèrent liées. Comme le rappelle Véronique Cnockaert à la suite de Michel de Certeau et Jack Goody, « [l]’écriture et ses techniques modèlent, ordonnent nos manières de penser et de se comporter, ce qui les apparente à une orthopédie, les Écritures ne cessant pas de faire le marquage du territoire corporel » (2018, p. 82). Cette propension de l’adolescente à sortir des lignes du texte (elle rejette, par exemple, l’ennuyeuse lecture « ligne par ligne ») fait par conséquent écho à l’impossibilité d’insérer le corps dans la ligne droite. Elle refuse de s’inscrire dans tout ordre scriptural strict :
Je ne voulais pas sortir avec les jeunes filles de la pension Barbet le dimanche, en rang, par les rues de la ville. J’avais honte de sortir en rang. C’était exactement impossible à penser – impossible. Je l’avais dit à ma mère. [...] De même que ma mère avait abandonné l’espoir de me faire lui demander pardon, de même elle abandonna celui de me voir me promener en rang avec la pension Barbet. [CG, p. 54]
Incapable d’intégrer les codes scolaires, de se soumettre aux règles et de s’aligner face à l’ordre littératien, l’adolescente de « L’histoire de Léo »ne veut ni suivre une lecture accompagnée, ni marcher en ligne. Elle transgresse les injonctions et interdictions de l’école et de la pension pour sortir littéralement durang. De surcroît, en remontant aux origines de l’expression, il apparaît que cette dernière provient du vocabulaire militaire : sortirdu rang désigne des officiers qui, partis simples soldats, ont gagné leurs grades dans la troupe (par opposition à ceux qui sortent des Écoles militaires) et grimpent les échelons dans la hiérarchie. Au fil du temps, l’expression a été employée plus généralement pour parler de quelqu’un qui s’élève au-dessus de son milieu. Or, au sein de la « mythologie durassienne », l’outrepassement des limites engendrant l’accès à l’écriture est également ce qui permet à Duras d’échapper à sa classe sociale.
La narratrice de l’« histoire de Léo », si mauvaise aux études soit-elle, n’en reste pas moins la créatrice de son propre récit. Elle revêt en ce sens une posture toute littératienne. Or, jusque dans la tonalité de la narration, les oralités surgissent : en mimant certains effets syntaxiques d’oralité, le texte « donn[e] à entendre l’acte narratif comme une parole et non comme un écrit » (Meizoz, 2001, p. 35). Dès lors, si elle justifie l’entreprise d’écriture par un indubitable « instinct de déterrement » (CG, p. 70), la narratrice use des « signaux de l’immédiateté de la communication orale » (ibid., p. 100) pour « parler de ce que fut [s]a jeunesse » (ibid.). « Récit oralisé4 », l’« histoire de Léo » se construit par conséquent comme une écriture vive, donnée dans un « dire immédiat » (ibid., p. 25) par une narratrice autodiégétique : « Je ne veux pas m’embarquer dans une peinture de l’Indochine en 1930 » (ibid., p. 43 ; nous soulignons) ; « On avait tout perdu, mais on se marrait formidablement (il n’y a pas d’autre mot) d’avoir tout perdu » ; « J’oublie de dire que lorsque je rencontrai Léo [...] ». L’usage d’un vocabulaire familier se superpose au lexique de l’hésitation et aux divers effets syntaxiques d’oralité, comme les nombreuses questions rhétoriques : « Comment Léo me remarqua-t-il ? » (ibid., p. 57) ; « Comment l’aurais-je trompé et avec qui ? » ; « Qu’y puis-je ? » (ibid., p. 71) pour construire, en même temps que le mirage d’un échange immédiat entre locuteur et interlocuteur, l’illusion d’une parole authentique : « Pourquoi tout à coup ce souvenir du cinéma ? Urgent de l’écrire. Il se place lorsqu’elle avait quatorze ans la fille que j’étais » (ibid., p. 47). Enfin, une oralité « triviale », qui tient notamment dans la transcription des insultes du frère aîné, finit de construire la langue spontanée d’un écrit qui s’écarte du français légitime :
Mon frère battait en insultant. Ses injures habituelles, outre morpion, étaient « espèce de fumier » « tu n’es même pas digne qu’on te crache dessus », « ordure », et « sale pute », qui resta également un mystère pour moi, mais que je recevais je ne sais pourquoi (peut-être à cause de la consonance obscène du mot pute) en plein cœur. « Salope » me semblait particulièrement inadmissible – beaucoup plus que « saloperie » dont je croyais que c’était le diminutif de « salope ». [...] « Merdeuse », « sale cul », « sale con » ou « chienne » n’impliquaient pas les coups à l’appui, ils étaient passés dans le langage courant. [CG, p. 47]
Le texte s’oppose aux modèles littéraires classiques et aux enseignements rigides auxquels avait été confrontée la narratrice au sein de l’espace scolaire. Le langage transgressif, présent dans l’espace privé de la domus ensauvagée, traduit l’institution de cette sauvagerie. Le corps devient une matrice poétique ; il transparaît au cœur de l’écrit autodidacte et devient le matériau privilégié de la création littéraire :
Jamais, en aucun lieu, en aucun milieu, je n’ai rencontré un sens aussi aigu de l’impudeur du langage. Jamais il ne servit à autre chose qu’à désigner des actions à faire, des situations qui appelaient d’être formulées ; les injures étaient ce qu’il y avait de plus gratuit, on aurait pu ne pas s’injurier, si on s’injuriait c’était en vertu d’un esprit de poésie. [CG, p. 87]
La narratrice insiste encore, quelques lignes plus bas :
Les injures, c’était notre poésie.
D’abord leur gratuité qui n’était pas hasardeuse, mais qui tombait juste et nous illuminait de colère, et nous inondait de révélations de toutes sortes. « Ta maison est une chierie, disait mon frère à ma mère, une vraie chierie et on s’y emmerde. » Ces mots trouvaient en nous cette forme « toujours creuse » dont parle saint Jean de la Croix, et nous emplissaient d’une évidence, d’une révélation. Dans ces cas-là, je sentais bien que c’était une chierie que la maison, que je nageais en pleine chierie, je soupçonnais que tout était chierie et qu’on n’en sortait jamais. Il y avait les mots, il y avait le regard qui les accompagnait, et le ton, bref, sans effet, le plus adéquat, le plus sincère, qui faisait qu’il chassait le doute de l’or de ces mots. Je n’ai éprouvé de révélations aussi puissantes durant mon existence, aussi puissantes et aussi souverainement convaincantes que certaines injures de mon frère aîné, qu’à la lecture de Rimbaud, de Dostoïevski. C’est peut-être lui qui le premier m’a inculqué cette tendance que j’ai encore à préférer l’œuvre d’inspiration à n’importe quelle autre, et à tenir en disgrâce l’intelligence humaine. [CG, p. 87]
L’extrait construit un réseau de ponts symboliques reliant le haut et le bas, le sacré et le profane, la culture littératienne « légitime » et l’oralité quotidienne outrageante. Les paroles injurieuses du frère deviennent un principe générateur comparable aux écrits de Rimbaud, de Dostoïevski, ou encore aux révélations mystiques de saint Jean de la Croix. Si, comme l’énonce Évelyne Larguèche, « l’injure choque parce que ce qu’elle dit ou fait est réprouvé par la société » (2004), y voir un matériau poétique, c’est prendre non seulement le contre-pas des injonctions et interdictions formulées par une société qui vise à restreindre et punir ces dérives comportementales (ibid.), mais également prendre plaisir à transgresser une conception classique de la littérature légitime telle qu’elle est enseignée au sein de l’héritage intellectuel et culturel transmis par l’école. Pourtant, la créativité du frère en termes d’insultes (ses « trouvailles » idiomatiques fondées sur la malpropreté) illustre bien la force culturelle de l’acte d’injurier : construites sur un réseau lexical qui tient des excréments (« chierie », « emmerde »), les insultes s’opposent à certains codes sociaux et exaltent au sein de l’espace intime de la domus un vocabulaire de la souillure (antagoniste à l’ordre moral social), un ensauvagement vocal. Promu en tant que contre-modèle littéraire, le frère aîné devient l’initiateur d’une révolte poïétique principalement fondée sur une culture de la transgression et une performativité du sensoriel : « Il y avait les mots, il y avait le regard qui les accompagnait, et le ton » (CG, p. 88).
Les analogies entre injure et poésie que la narratrice formule, entre la grossièreté fraternelle et la révélation littéraire semblent à première vue particulièrement provocantes. Pourtant, elles démontrent surtout une conception divergente (et relativement novatrice déjà) de la création littéraire. S’ils appartiennent indiscutablement à une culture littéraire dite « légitime », les exemples d’écrivains cités par la narratrice sont loin d’être anecdotiques : grands novateurs dans le domaine de la forme littéraire, Dostoïevski et Rimbaud s’écartent en effet du discours dominant. Fiodor Dostoïevski a inventé la forme artistique nouvelle du roman dit « polyphonique » (Bakhtine, 1998) dans lequel « nombre d’éléments primordiaux de la vieille forme littéraire ont subi une transformation radicale » (ibid., p. 7). Les voix des différents personnages se confrontent dans une contradiction permanente, comme autant d’instances discursives hétérogènes. Adolescent poète, Arthur Rimbaud a quant à lui fait preuve d’une grande audace formelle jusqu’à créer une conception personnelle de la création poétique, celle du poète voyant attaché à retrouver le « vrai » sens de la poésie dans une conception profondément syncrétique. Leurs œuvres mêlent culture académique et folklorique, oralité et ordre graphique, jusqu’à proposer une révolte poïétique.
Or ce langage du corps (qui n’en reste pas moins, rappelons-le, culturel) s’oppose au langage amoureux tenu par Léo, langage fortement imagé, construit sur des lieux communs : « Il me disait qu’il m’aimerait “jusqu’à la mort” que j’avais “un cœur de pierre”, que je lui “crevais son cœur”, que “je l’aimais pour son argent et non pour lui-même”, qu’il “ était né pour le malheur” et que “ l’argent ne fait pas le bonheur”, qu’il était trop sentimental et que le monde est méchant » (CG, p. 67). Léo parle comme un roman, et qui plus est, comme un mauvais roman. Ce langage, qui « contrast[e] singulièrement » (ibid.) avec celui tenu dans la famille de la jeune protagoniste, se démarque des exemples précédents par son manque d’innovation. Les sentiments amoureux, exprimés par des phrases « toutes-faites », sont le fruit d’un homme dénué d’imagination (trait de caractère que Léo partage avec M. Jo). Pour la narratrice, la véritable puissance créatrice, celle qui tient tout à la fois de l’« inspiration » et de la « révélation », prend sa source au sein des oralités. La fascination de la narratrice pour la voix, pour l’élan d’inspiration (en opposition à l’érudition et aux œuvres dites d’« intelligence ») appuient déjà l’importance accordée au corporel, à la défense de l’expressif et à une écriture vive qui se plaît à déjouer les codes. En tant que « poésie » du quotidien (poiein, « faire », « créer »), les injures du frère sont l’expression culturelle d’une authenticité corporelle hors de tout cadre qui initie déjà la jeune fille à une sensibilité créatrice. « L’histoire de Léo » illustre l’apprentissage initiatique d’une écrivaine en devenir qui trace sa voie au sein des marges. L’adolescente autodidacte expérimente au sein du microcosme familial une façon de voir, de dire, de faire, qui s’oppose aux savoirs légitimes.
Aucun autre texte du cycle indochinois n’accorde une telle importance à la place que tiennent les savoirs littératiens dans la vie quotidienne des personnages que « L’histoire de Léo », matrice des écrits durassiens. Les enfants d’Un barrage contre le Pacifique et de L’Eden Cinéma sont en effet rarement du côté de la littératie. Suzanne et Joseph n’étant pas ou plus scolarisés, les traces d’un savoir-écrire sont limitées au sein du bungalow, et plus généralement au cœur de la plaine de Kam. Concernant les jeunes filles de L’Amant et L’Amant de la Chine de Nord, scolarisées, il n’est fait que très peu mention des savoirs enseignés au lycée. Si les narratrices ne s’attardent cette fois pas sur leurs difficultés scolaires – les adolescentes sont au contraire « première[s] en français » (A, p. 30 ; ACDN, p. 36) –, elles ne s’intègrent pas davantage dans l’ordre scolaire littératien et s’obstinent à en contourner les impératifs linéaires en s’écartant de la pédagogie scolaire. L’enfant de L’Amant de la Chine du Nord, « folle de lire, de voir, insolente, libre » (ACDN, p. 36) réunit les contradictions. La lecture ne s’intègre pas à un processus de scolarisation qui tente de dominer le corps ; les états affectifs intenses ressentis par la jeune fille assignent sa pratique personnelle de la lecture à une folie, soit un état d’agitation5, un vagabondage de l’esprit, qui la marginalise.
Dans le contexte culturel et moral des années 1930, la libération du corps, au même titre que l’accès pour la femme à une écriture qui n’est ni « domestique » ni « ordinaire6 » (journal intime, correspondance épistolaire, faire-part de mariage) sont majoritairement perçus comme transgressifs. Ils ne peuventpar conséquent s’acquérir qu’« en dehors », au sein des marges. L’itinéraire des personnages se construit en effet au-delà des codes ; nous l’avons dit, les textes ne cessent de dresser des portraits d’adolescentes en désordre qui s’écartent des normes attendues. Les différents motifs déjà détaillés dans cet essai s’inscrivent dans ce que Sophie Ménard nomme la « création buissonnière » (2019) : « un monde à l’envers du temps de l’acculturation obligatoire aux écrits et techniques scolaires » (ibid.). Dans ce contexte, « un certain nombre de leitmotiv émergent : la “vie” (contre les livres) est posée comme valeur et référent suprême » (Meizoz, 2001, p. 470). Le temps du corps entre ainsi en compétition avec le temps de l’école : les jeunes filles de L’Amant et de L’Amant de la Chine du Nord ne se rendent pas au lycée, mais font l’amour dans la garçonnière. Nous rejoignons ici une thématique déjà chère à « L’histoire de Léo » – l’« école de la vie » et les apprentissages qui découlent de ces expériences semblent privilégiés à « l’intelligence humaine » (CG, p. 88) que l’adolescente tient en « disgrâce » (ibid.).
Dans la continuité des travaux d’Alice Delmotte Halter (2018), nous recourons à la notion de littératie seconde pour qualifier le très fort continuum entre littératie et corporalité au sein des récits. Au-delà du « dualisme académique qui oppose paresseusement oralité et culture écrite » (Privat, 2018, p. 8), la littératie seconde qualifie une forme de littératie « qui revient à l’immédiateté et à la spontanéité du sensible, du corps et du vivant contre la raison graphique et après en avoir passé par elle » (Delmotte Halter, 2018, p. 210). Le cycle indochinois appuie en effet combien le savoir-faire du corps (lié au processus de création littéraire) prime sur les savoirs-écrits traditionnels enseignés par l’institution littératienne. Pourtant, ce sont bien les connaissances littératiennes que les jeunes filles possèdent (parfois malgré elles) qui leur permettent de se détacher de cet ordre, de le remettre en question et de s’y opposer. Le corps en désordre des adolescentes n’entre par conséquent pas en confrontation avec le corpus : si la fonction de mise en ordre du corps que remplit culturellement l’institution scolaire est refusée, personnages, narratrices et autrice puisent dans les savoirs académiques pour mieux se réapproprier les codes de la culture dominante. Dépositaires de (contre)savoirs acquis en marge de l’institution et en dehors des règles du collectif, elles proposent un (contre)modèle littératien qui prend forme par une compréhension autre du corps.
En posant un regard historique sur les manières (anthropologiques, rituelles et techniques) de faire et de dire la création artistique, il apparaît que la conception d’une écriture culturellement indissociable du corps (et non essentiellement) s’exprime sur différents modes en fonction du genre. L’encre et la plume ayant longtemps été refusées aux femmes, la création féminine s’est néanmoins composée sur de tout autres modalités : l’écriture privilégiée pour la femme a longtemps été celle du fil, du sang et de l’aiguille. La division sexuée des tâches, telle que construite et imposée par notre culture occidentale, a durablement promu les travaux d’aiguille (soit la couture, la broderie, la dentelle, la tapisserie ou encore le tricot) comme l’une des activités féminines les plus importantes et les plus manifestes (Scarpa, 2009a, p. 25). Au contact des épingles et des aiguilles, les jeunes filles de tous les milieux sociaux ont expérimenté leur place au sein de la communauté (séparation des tâches en fonction de l’âge, du sexe, et place tenue parmi le corps social) ; elles ont acquis, par ailleurs, en même temps qu’un savoir-faire, une pratique créative, une scripturalité, une spiritualité et une première « incorporation d’attitudes corporelles » (Monjaret, 2005, p. 126). En tant qu’apprentissage de la « vie », les travaux d’aiguille incorporaient « des pratiques quotidiennes et rituelles » (ibid., p. 123) qui préfiguraient pour les femmes « les futurs rôles à tenir » (ibid.). Ils s’inscrivent en ce sens dans une démarche que nous pourrions qualifier d’initiatique.
L’ethnologue Yvonne Verdier a par ailleurs mis en exergue l’intime relation historique entre les travaux d’aiguille, les activités scripturaires féminines et les états dits « physiologiques » ; en même temps qu’elle marque par son sang le linge lors de ses premières menstrues, la jeune fille marque de son fil le tissu par l’activité de broderie :
Ce qui apparaît comme le chef-d’œuvre de l’écolière, immédiatement lourd de significations, c’est la “marquette”. La marquette est un petit carré de canevas, où les petites filles brodent au point de croix – le point de marque – l’alphabet de A à Z et les chiffres de 1 à 9 avec le 0 au bout [...] L’ouvrage est par ailleurs richement orné d’une frise le long des quatre lisières. [Verdier, 1979, p. 179]
Or, le terme « marquer » désigne aussi bien le fait de broder au point de croix un carré de canevas nommé la « marquette » que le fait d’avoir ses règles (les deux débutent d’ailleurs, à la même période, un peu avant la première communion) : c’est bien « en cousant que l’on devient jeune fille » (ibid., p. 215). En synthétisant les travaux de Daniel Fabre et d’Yvonne Verdier, Lucie Desideri revient sur l’étroit lien entre apprentissage initiatique, écriture du corps (par le sang) et écriture du fil (par l’aiguille, qui elle-même fait couler le sang). Son article portant sur les « alphabets initiatiques » décrit comment « l’alphabet-marquette » des filles et « l’alphabet-oiseau » des garçons s’inscrivent par le biais de l’écriture comme une seconde naissance sexuée. Dans des sociétés occidentales fondées sur une rigoureuse répartition des rôles entre hommes et femmes, l’initiation prend en miroir « signes de l’écriture » et « signes corporels » :
[E]n requalifiant de A à Z chacun des deux sexes, quand s’affirment les capacités génésiques, elle donne tout à la fois un sexe à l’alphabet et aux adolescents. Associée au sang tout neuf des filles et à la virilité nouvelle du garçon, l’écriture leur devient consubstantielle. [...] La seconde peau procurée par la seconde naissance est à l’image de celle qui enserre le corps social auquel l’adolescent doit être intégré. [Desideri, 2003, p. 679]
La pratique de l’abécédaire brodé, si elle prépare les filles à « marquer » au point de croix leur trousseau (Monjaret, 2005, p. 125) ne consiste pas uniquement à faire des fillettes de bonnes ménagères. Elle les aide « à suivre les différentes étapes qui [les] mèneront au statut de femme, d’épouse et de mère » (ibid., p. 121). Aux garçons la plume de l’oiseau et l’encre, aux filles la marquette et le sang.
Si tisser, broder ou encore « marquer » permet bien d’écrireson identité lorsque la parole manque ou que l’accès à la plume reste refusé, le passage de l’aiguille à la plume s’avère cependant complexe. Les pratiques de création littéraire féminine ont longtemps été, sinon interdites, du moins fortement déconsidérées. L’apprentissage de la lecture est certes plus volontiers octroyé aux femmes que l’écriture, mais sa pratique n’en reste cependant pas moins sujette à critique et vigoureusement contrôlée durant plusieurs siècles :
[D]e 1750 à 1950, à peu près, l’accès des jeunes filles à la libre lecture suppose le détournement, la captation secrète, la conquête par effraction. En cela les expériences féminines de la lecture présentent beaucoup des caractéristiques de l’autodidaxie « sauvage » qui, à la même période, caractérise de jeunes hommes, issus des mondes paysan et ouvrier, qui se lancent à la poursuite d’un savoir « au-delà de leur condition ». De même, la lectrice court-elle toujours le risque de se porter « au-delà de son sexe ». [ibid.]
Le contrôle des lectures féminines s’inscrit dans le partage hiérarchique des savoirs. Les travaux de l’historienne des genres et de la littérature Eve Rachel Sanders ont justement mis à jour les différentes répercussions sociales amenées par l’inégalité des apprentissages littératiens entre hommes et femmes jusqu’au début du 20e siècle. La chercheuse a souligné combien l’accès à l’écriture est un véritable enjeu de pouvoir (Sanders, 1998, p. 169). E. R. Sanders y caractérise l’opposition entre la domination masculine – qui possède à la fois un pouvoir sur l’écriture et un pouvoir de l’écriture – et l’infériorité féminine (traduite et renforcée par une alphabétisation limitée au seul apprentissage de la lecture)7 :
Une femme dont l’alphabétisation était limitée à la lecture était en général vouée à la seule assimilation de textes de piété imprimés en gothique. Une femme sachant écrire, même si sa connaissance des différentes écritures était très inférieure à celle de son frère, disposait d’une compétence qui lui permettait de se libérer des contraintes régissant sa relation au monde. [Sanders, 1998, p. 169]
Pour François Furet et Jacques Ozouf, l’écriture transforme le rapport social : « Écrire, c’est pouvoir communiquer en secret, d’individu à individu. Lire seulement n’est qu’une activité passive : recevoir le message ne donne pas vraiment d’accès au circuit de la nouvelle culture. » (1977, p. 356) Dans cette perspective, la conquête de l’écriture par les femmes ne favorise pas seulement « un rapport avec le monde soustrait aux contrôles exercés par les hommes de la maison (père, frères ou mari) » (Chartier, 2001, p. 785), mais elle leur offre également, selon Roger Chartier, « la possibilité d’écrire, donc de lire, sa propre vie et, ainsi, de se définir en tant que personne » (ibid., p. 786).
Ce bref état des lieux des apprentissages féminins littératiens nous permet de constater que la répartition des genres, telle qu’elle a cours dans la société jusqu’au milieu de 20e siècle, tend majoritairement à exclure la femme de la littérature. Pourtant, les vocations ne manquent pas. Monique de Saint Martin observe que les femmes de l’aristocratie et de la grande et moyenne bourgeoisie sont de plus en plus nombreuses à écrire au cours du 19e siècle : « d’une vingtaine en 1860, les femmes de lettres sont passées à plus de 700 en 1908, chiffre maintenu en 1928 sur un total de 3 000 écrivains français » (Saint Martin, 1990, p. 538). Ces chiffres sont pourtant à relativiser : « [l]a probabilité d’écrire et plus encore de publier un ouvrage est faible pour les femmes au 19e siècle, si elles ne disposent pas non seulement d’un capital social important, mais aussi de l’appui d’un écrivain célèbre » (ibid., p. 53). Plus encore, pour être tolérée, l’activité littéraire ne peut remplir qu’une fonction décorative ou ornementale. En effet, tout juste a-t-on concédé aux femmes les « sous-genres [...] considérés comme féminins » et « volontiers classés à la marge (l’épistolaire, le journal intime) ou dévalués (la littérature pour enfants, le roman sentimental) » (Lacoue-Labarthe, 2011, p. 116).
À la fin du 19e siècle, les aspirations intellectuelles des femmes sont encore l’objet de satires et celles qui souhaitent faire de la littérature une activité à part entière sont souvent déconsidérées. La vocation littéraire constitue toujours « un apanage masculin ; écrire est un métier d’hommes » (ibid.) : « Une femme aspirant à faire carrière peut remettre en cause l’organisation sociale sexuée, l’idée largement répandue d’une incompatibilité entre femmes et création littéraire ne va pas de soi » (ibid.).Comme le résume Christine Planté, « les hommes accouchent de livres, et les femmes d’enfants » (Planté, 2015, p. 126) : aux hommes la création, aux femmes la procréation. Celles qui remettent en cause l’organisation établie de la famille (et donc de l’ensemble système social) restent souvent prisonnières des conventions sociales, des préjugés, et d’une culture profondément sexiste.
L’omniprésence du corps féminin au sein des discours intellectuels féministes de l’époque ne découle donc pas tant d’une perception essentialiste de l’écriture féminine, mais davantage d’une superposition de deux éléments :
La configuration historique et culturelle d’une écriture féminine intimement liée à leur identité de femme (par l’aiguille puis par la plume) ;
La compréhension d’un système de domination masculine dans lequel les dimensions corporelles et intellectuelles sont indissociables.
Dans son célèbre essai, LeRire de la méduse, Hélène Cixous s’exclame : « [t]exte, mon corps » (2010, p. 48). Elle revendique tout à la fois un libre accès à l’écriture et un libre contrôle sur son corps : « Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire –, de son propre mouvement » (ibid., p. 49). La métaphore de l’enfantement associe rite et création. En « accouchant » du texte, on s’engendre également soi9. L’organique devient par conséquent le terreau d’un véritable parcours initiatique où la création passe avant tout par une réappropriation des corps et des savoirs qui ne peut s’inscrire que dans la transgression :
[E]n s’écrivant, la femme fera retour à ce corps qu’on lui a plus que confisqué, dont on a fait l’inquiétant étranger dans la place, le malade ou le mort, et qui si souvent est le mauvais compagnon, cause et lieu des inhibitions. À censurer le corps on censure du même coup le souffle, la parole. Écris-toi : il faut que ton corps se fasse entendre. Écrire, acte qui non seulement « réalisera » le rapport dé-censuré de la femme à sa sexualité, à son être-femme, lui rendant accès à ses propres forces ; qui lui rendra ses biens, ses plaisirs, ses organes, ses immenses territoires corporels tenus sous scellés [...] (ibid., p. 49).
Ce rapport désinhibé et « dé-censuré » au corps et à la parole est souvent poétisé comme un ensauvagement dont résulterait la création féminine. Dans un entretien au Nouvel Observateur datant de 1987, Marguerite Duras assimile justement l’écriture à la pratique cynégétique (fortement initiatique, nous l’avons vu) : « Je vois la littérature comme ça, comme une chose que l’on peut comparer à la chasse préhistorique. /Quand aucun mot n’était écrit. [...] Écrire, c’est aussi ça. /Cet appétit de la viande fraîche, de tuerie, de marche, de consommation de la force » (Duras, 1993, p. 212). La création littéraire relève d’un besoin corporel primitif qui prend sa source dans le cru de la chair et du sang. Duras poursuit la réflexion dans Écrire : « Ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et on la reconnait toujours, c’est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. [...] On est acharné. On ne peut pas écrire sans la force du corps. » (Duras, 1995, p. 45) Les associations, connotations et images utilisées par l’écrivaine pour qualifier son expérience créative s’opposent à toute pratique ordonnatrice : nous sommes loin des traits habituellement rattachés au monde de la littératie. Soit, ceux d’une écriture qui restructure, élague, redresse et où le corps, domestiqué par le biais de l’Institution, s’intègre à la raison graphique. En insistant sur les conditions du surgissement créatif, Marguerite Duras promeut une perception contestataire de la pratique littératienne qu’est l’écriture et fait pénétrer une forme de pensée sauvage dans la logique de ses récits et dans leur poétique.
Relevons dans un premier temps combien la maîtrise du corps est porteuse d’une dynamique à la fois libératrice et créatrice. Lors de la traversée du bac dans L’Amantde la Chine du Nord, la voix narrative nous prévient d’emblée du caractère initiatique du récit : « C’est le commencement de l’histoire. / L’enfant est encore sans le savoir » (ACDN, p. 61 ; nous soulignons). Or ce savoir qui fait défaut ne tient pas tant des connaissances littératiennes – que la jeune fille semble par ailleurs maîtriser : elle est « première en français » (A, p. 30). Sur-initiée aux savoirs scolaires, elle est, au même titre que la jeune fille de L’Amant, sous-initiée aux savoirs du corps : « tout est là et rien n’est joué encore » (ibid., p. 28). L’instruction qui se joue est bien celle du corps par l’apprentissage et la maîtrise de la sexualité – « l’experiment » (ibid., p. 20). Pourtant, chez Duras, la sexualité (toujours intrinsèquement liée au motif de la prostitution) renvoie également au sauvage ; plus encore, elle prend place dans le réseau métaphorique de la cynégétique. Si ce sont culturellement les hommes qui maîtrisent les espaces du dehors et fréquentent le sauvage (les femmes gardant l’espace domestique et familial), la figure de la prostituée évolue pour sa part dans les marges du cru. Dans Des journées entières dans les arbres, l’écrivaine trace clairement un réseau de signifiance entre les marges de la sexualité non normée de la prostitution, la prédation et l’activité cynégétique :
De même que les assassins, les prostituées (que j’imaginais à travers la jungle des grandes capitales, chassant leurs proies qu’elles consommaient avec l’impétuosité et l’impudeur des tempéraments de fatalité) m’inspiraient une égale admiration et je souffrais pour elles aussi à cause de la méconnaissance dans laquelle on les tenait. [Duras, 2009, p. 112]
Le campus de la ville devient saltus ; bête sauvage carnassière, mangeuse d’hommes, la prostituée fait coexister l’humain et l’animal : elle est un féminin redoutable et redouté, menaçant la domination masculine par le désir irrépressible qu’elle provoque.
Au sein du cycle indochinois, ce redoutable pouvoir de la cynégétique féminine prend forme par le regard (Desideri, 1991). Rappelons qu’une longue tradition culturelle font des yeux des femmes, « en raison de leur physiologie », « le lieu de la manifestation du sang (et des pouvoirs qui lui sont associés) » (ibid., p. 116). Dès « L’histoire de Léo »,la narratrice revient sur son regard qualifié « de “venimeux” » par sa mère et les femmes de la communauté coloniale blanche :
Déjà, toute petite, ce regard avait provoqué des remarques de la part de la femme de l’administrateur du poste de Vinh Long où ma mère enseignait alors. Je m’étais retournée sur elle à la messe et mon regard l’avait paraît-il « effrayée ». Ma mère ne s’en occupa jamais, elle savait que je n’avais rien aux yeux, elle, elle prétendait que si j’avais un regard venimeux il était aussi intelligent. [CG, p. 53 ; nous soulignons]
Venimeux, le regard « opère avec un charme10 ». L’adjectif renvoie également au serpent, animal tentateur de la Genèse qui séduit la femme pour qu’elle mange le fruit interdit, celui de la connaissance. Et de fait, c’est durant la cérémonie chrétienne de la messe que le regard de la narratrice effraie la femme de l’administrateur. Quelques pages plus loin, le frère aîné dira à l’adolescente qu’elle est un « serpent qui cache son jeu » (CG, p. 47), du « venin du serpent » (ibid.). L’Amant de la Chine du Nord reprend la même image : « Elle a dit au curé que j’avais un drôle de regard. Je l’ai entendue » (ACDN, p. 113). Tout au long des récits, la jeune fille est véritablement définie par l’obsession de voir : « Folle de lire, de voir » (ibid., p. 36), son regard se fait d’ailleurs « farouche » (ibid., p. 30) lors de la première rencontre avec le Chinois, soit, étymologiquement, « mal apprivoisé », « sauvage ».
Le regard ouvre en effet un réseau de signifiances qui s’inscrit dans le motif de la dévoration, de la consommation du corps nu : le cru. Nous avons déjà détaillé les résonances sexuelles de la chasse, néanmoins il nous faut insister sur le parallèle établi entre la jeune fille et une figure chasseresse tant les scènes de consommation sexuelle enveloppent les traits fondamentaux du système cynégétique. Lors de l’initiation sexuelle de l’enfant, le Chinois, plus âgé, plus riche, et donc plus puissant, perd peu à peu son pouvoir par la consécration de l’image de la prostituée : « Je lui dis que j’aime l’idée qu’il ait beaucoup de femmes, celle d’être parmi ces femmes, confondue. On se regarde. Il comprend ce que je viens de dire. Le regard altéré tout à coup, faux, pris dans le mal, la mort » (A, p. 52 ; nous soulignons). La transmission des savoirs s’en trouve par ailleurs inversée ; la jeune fille, encore vierge, cumule les connaissances, lorsque l’Amant, pourtant en position d’initiateur, multiplie les lacunes : « Tout à coup elle sait, là, à l’instant, elle sait qu’il ne connaît pas, qu’il ne la connaîtra jamais, qu’il n’a pas les moyens de connaître tant de perversité » (ibid. ; nous soulignons). La jeune fille domine, et chez elle cette domination sexuelle s’inscrit dans la puissance de son regard, dans la libido dont celui-ci est porteur, dans la connaissance qui en découle : « Elle le regarde. Ce n’est pas lui qui la regarde. C’est elle qui le fait » (ACDN, p. 72 ; nous soulignons). Même lorsque la jeune fille est l’objet vu, l’objet du désir de l’Autre, elle est agent et sujet de la phrase : « Il enlève les mains de son corps, le regarde. La regarde. Elle, non. Elle a les yeux baissés, elle le laisse regarder » (ibid., p. 78 ; nous soulignons). L’amant chinois, plus faible, ne saura soutenir ce regard ; son impuissance est par conséquent marquée par son manque à (sa)voir : « Les seins d’enfant, le ventre. Il ferme les yeux comme un aveugle. Il s’arrête. Il retire ses mains. [...] Une fois qu’elle est là, posée, donnée, il la regarde encore et la peur le reprend. Il ferme les yeux, il se tait, il ne veut plus d’elle » (ibid. ; nous soulignons)
Après « Suzanne à la douche » supportant le regard voyeur de M. Jo, la figure de l’illustre chasseresse antique Diane-Artémis transparaît. L’Amant-Actéon, loin d’un chasseur intrépide, est d’office proie, prêt à être mis à mort : « Dès le premier instant, elle sait quelque chose comme ça, à savoir qu’il est à sa merci » (A, p. 44). Chasseresse fascinante, maîtresse des frontières entre le civilisé et le sauvage11, Artémis fantasmée et bricolée en somme, la jeune fille s’érige en vierge ensauvagée. La dévoreuse de chair crue s’empare de l’Autre comme objet de plaisir qu’elle soumet à son regard contrôlant. Un désir latent de chasser l’autre, de le manger, de l’absorber se dégage des textes. Une continuité peut par ailleurs être tracée avec la scène de baiser-dévoration visionnée par Suzanne à L’Eden cinéma tant le regard carnassier de « la petite prostituée blanche du poste de Sadec » (ibid.) la rapproche du Casanova-chasseur : « L’enfant. Elle est seule dans l’image, elle regarde, le nu de son corps à lui [...] » (ACDN, p. 78 ; nous soulignons). Seule à voir, elle est également, seule à être vue par la narratrice (et donc par le lecteur ou la lectrice), seule à exister en soi : « Elle le regarde encore et encore, et lui il laisse faire, il se laisse être regardé » (ibid., p. 79). Grammaticalement, l’enfant prend toute la place ; par un jeu de chiasme, les pronoms personnels masculins sont encerclés : « elle »/« le »/« lui »/elle (« être regardé »). Le texte illustre non seulement la supériorité de l’enfant par sa prédominance syntaxique, mais également la passivité du Chinois, objet du désir et de la jouissance, que le verbe pronominal de sens passif renforcé par l’infinitif qui en marque l’insistance. Dans cette dialectique prédateur/proie, l’Amant est la proie qui se prépare à être vue, à être dévorée.
Dans ce mélange des rôles et cet effacement de frontières propres au « monde à l’envers », les rapports de pouvoir entre les deux protagonistes s’inversent encore lors de la défloration. L’animal jusqu’alors chassé devient, par l’acte de pénétration, le prédateur quand la vierge se mue en proie. Et pour cause, la défloration ressemble à une mise à mort : « La souffrance quitte le corps maigre, elle quitte la tête. Le corps reste ouvert sur le dehors. Il a été franchi, il saigne, il ne souffre plus. Ça ne s’appelle plus la douleur, ça s’appelle peut-être mourir » (ACDN, p. 80). La narratrice de L’Amant décrit l’acte en des termes très proches : « Je lui avais demandé de le faire encore et encore. De me faire ça. Il l’avait fait. Il l’avait fait dans l’onctuosité du sang. Et cela en effet avait été à en mourir. Et cela a été à en mourir » (A, p. 53). Une nouvelle fois, les thématiques cynégétiques et sexuelles se joignent. Les textes insistent à plusieurs reprises sur « le sang » (ibid., 49), « les salissures de sang » (ACDN, p. 81), sur le « sang sur les draps » (ibid., 82). Les images raisonnent avec « le sang qui avait coulé le long de[s] cuisses [de Suzanne] » (BCP, p. 275), « le sang sur (la) robe » (EC, p.148). Motif obsédant dans l’ensemble du cycle indochinois, le sang est investi d’un effet de sens sacrificiel où le fluide porte toute l’ambivalence de la mort et de la naissance : « Le corps reste ouvert sur le dehors. Il a été franchi, il saigne, il ne souffre plus. Ça ne s’appelle plus la douleur, ça s’appelle peut-être mourir » (ACDN, p. 80). Le texte reprend par conséquent la longue tradition d’un sang féminin noir12, sauvage : déjà dans l’Histoire des animaux, Aristote précise que le sang féminin coule « comme celui d’un animal qu’on vient d’égorger13 ». Dans cette perspective, l’initiation va prendre en miroir corps et écriture du corps. Par l’écoulement du sang, le corps écrit la perte de la virginité et construit au cœur des espaces ensauvagés ce lien entre rite et création. En effet, en s’offrant à son amant, l’adolescente suit tout à la fois sa destinée de femme et d’artefact littéraire : « On les revoit après, couchés par terre au même endroit. Devenus les amants du livre. » (ibid., p. 100 ; nous soulignons) Lorsque les amants se quitteront – définitivement –, la même image de mise à mort sera reprise, mais cette fois pour le Chinois : « C’était un hurlement à la mort, de qui, de quoi, de quel animal, on ne savait pas bien, d’un chien, oui peut-être, et en même temps d’un homme. » (ibid., p. 203) L’image résonne par ailleurs avec le « paso doble très classique, celui de la phase de la mise à mort dans les arènes d’Espagne » (ibid., p. 65) sur lequel l’enfant et Hélène Lagonelle s’embrassent, comme si toute jouissance s’inscrivait dans la souffrance que l’on inflige à l’Autre et que l’on subit par l’Autre.
Au sein des textes, le sacrifice des corps vierges cristallise également les relations entre mort et fécondité créative. Alors qu’elle regarde pour la première fois au-dehors de la cellule familiale, l’adolescente découvre une autrevoie que celle jusqu’alors tracée pour elle. En se montrant, en se prostituant (prostiture : « s’exposer aux yeux de »), la jeune fille se voit par la même occasion, elle se découvre sujet et non plus objet de : « Elle se regarde. Elle se voit. [...] elle se regarde elle – elle s’est approchée de son image. Elle s’approche encore. Elle se reconnait pas bien. Elle ne comprend pas ce qui est arrivé. Elle le comprendra des années plus tard : elle a déjà le visage détruit de toute sa vie. » (ACDN, p. 88) La forte présence des pronoms réfléchis illustre ce retour du regard sur soi. Plus encore, une corrélation entre voir et voix est développée par l’autrice : le savoir du corps qui voit, devient le savoir du corps qui parle, qui écrit et enfin, qui montre. Si la prostituée a souvent été représentée comme une « femme-gouffre » (Rousseau, 2011), ce « gouffre » n’est plus ici celui du sexe, mais bien de la bouche dont jaillit la parole de la voix narrative. La jeune protagoniste s’oppose, pour reprendre les termes de Françoise Couchard « [à] l’image traditionnelle de la fille “idéale”, [à qui] on associait la triade virginité, secret et silence » (1991, p. 85). Elle n’est plus aliénée par le désir de l’Autre et ce que l’on attend d’elle : « Ma mère avait une croyance absolue dans la virginité des jeunes filles : “Le plus grand bien d’une jeune fille, c’est sa pureté”14 ». L’adolescente rejette une partie de la demande maternelle et marque une volonté de ne plus être satisfaisante.
Au cœur de l’économie textuelle, son corps non-régulé se manifeste comme lieu de l’anomalie et marque la distance prise avec le reste de la communauté :
L’épouvante soudaine dans la vie de la mère. Sa fille court le plus grand danger, celui de ne jamais se marier, de ne jamais s’établir dans la société, d’être démunie devant celle-ci, perdue, solitaire. [...] [La mère] hurle [...] que sa fille est une prostituée, qu’elle va la jeter dehors, qu’elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d’elle, qu’elle est déshonorée, une chienne vaut davantage. Et elle pleure en demandant ce qu’elle peut faire avec ça, sinon la sortir de la maison pour qu’elle n’empuantisse plus les lieux. [A, p. 71]
Le motif du corps ensauvagé de la jeune fille, jugé souillé, malodorant ou bestial traverse le cycle indochinois. Il s’exprime par les insultes du frère – « L’injure “pourriture” me touchait dans la conscience et me troublait, surtout quand je connus Léo, parce c’était à l’occasion des relations que j’avais avec lui que mon frère me les renvoyait [...]. “Merdeuse”, “sale cul”, “sale con” ou “chienne” [...] étaient passés dans le langage courant » (CG, p. 47) –, les humiliations de la mère (« Une saleté de fille comme j’ai là… », BCP, p. 109 ; nous soulignons) ou la mise en « quarantaine » (ACDN, p. 118) qu’elle subit de la part des autres membres de la communauté coloniale blanche. Dans son essai De la souillure, Mary Douglas estime qu’en tant que récepteur de significations sociales et de symboles de société, le corps s’inscrit comme le lieu privilégié de toute conceptualisation de la souillure. Pour l’anthropologue, les interdits sociaux visent à « protéger la société contre des comportements qui pourraient la mettre en danger » (Douglas, 2016, p. 191) et de cette façon, préserver la santé morale du corps social. Ramenée au cru, au non-consommable, à la puanteur du pourri, la jeune fille est par conséquent celle qui, n’ayant pas intégré par corps les limites à ne pas franchir, trouble par sa sexualité jugée déviante l’ordre social. Souillée, elle s’oppose aux jeunes lycéennes, mais aussi à la mère, privée de jouissance, dont l’odeur corporelle est comparée à « celle du savon de Marseille, celle de la pureté, de l’honnêteté, celle du linge, celle de la blancheur, [...] de l’immensité, de la candeur [...] » (A, p. 74).
Maîtresse des confins sauvages, l’adolescente se construit une destinée individuelle en s’écartant des règles du collectif : « Tu es déshonorée maintenant » (ACDN, p. 96). Dans l’individualité davantage que dans la collectivité, elle assume son identité transgressive vectrice d’une liberté nouvelle. L’anéantissement communautaire entraîne dès lors un retour sur soi : s’il marginalise l’adolescente, il l’inscrit également dans une individualité émancipatoire. « [A]ppelé[e] à perpétrer la révolte » (Šrámek, 1977, p. 49), l’héroïne durassienne devient « celle qui regarde et choisit, qui a du pouvoir, ainsi elle présente une nouvelle perception de la protagoniste, ses relations passionnelles qui bousculent toute convention et tous interdits » (Ledwina, 2014). Le désir érotique se fait vecteur et révélateur d’une identité féminine (pro)créatrice. Il provoque l’exploration et la maîtrise du corps autant que la découverte de l’écriture.
Sans généraliser le désir d’écriture chez l’ensemble des adolescentes du corpus (Suzanne n’évoque aucune vocation littéraire), il nous faut tout de même relever la concordance tissée par les textes entre quête identitaire et conquête du corporel. L’apprentissage des savoirs sexuels permet aux jeunes filles de s’affranchir du devoir-être familial pour embrasser un vouloir-être tout personnel, un « savoir “autre” » (ibid.) faisant scandale justement parce qu’il se situe en marge de la communauté, « hors de portée du contrôle de l’ordre social » (ibid.). Cette connaissance favorise par conséquent une prise de contrôle du destin féminin jusqu’à devenir le médium privilégié pour s’émanciper de la « grande poigne parentale – conjugale – phallocentrique » (Cixous, 2010, p. 39). Le détour par la forêt avec Jean Agosti amène Suzanne à « désappr(endre) enfin [...] les rêves vides » (BCP, p. 286) construits sur l’interminable attente d’un mari. Entre les mains de Jean Agosti, Suzanne jusqu’alors contrainte à l’espace clos de la plaine se sent « à flot avec le monde » (ibid., p. 272). Les limites sont franchies : matériellement par la déchirure de l’hymen, métaphoriquement par ce corps jusqu’alors « hors de monde », qui dans les bras d’un homme, dépasse les limites closes de la plaine et circule enfin. Revenue chez elle le soir, la jeune fille se sait désormais « d’une intelligence nouvelle » (ibid., 285). Cette progressive acquisition d’une identité à la fois sexuée et créatrice est d’autant plus visible dans L’Eden Cinéma ; la présence du corps adolescent domine aussi bien l’espace textuel que théâtral. La parole vive, abondante, est presque exclusivement celle de Suzanne (ou de la « VOIX DE SUZANNE »). Elle se superpose à la mise en scène qui ne cesse de faire se mouvoir le corps de l’adolescente, notamment par la danse. La dynamique inertielle qui suit l’initiation sexuelle est également appuyée : « Je me souviens : la forêt et le Pacifique autour de la maison. Comme j’entendais le vent. /ça cognait contre la montagne. /J’étais sur le passage du vent » (EC, p. 149 ; nous soulignons) Le corps dans sa globalité trace la métaphore du rapport aux mots.
Le constat se poursuit ; « l’experiment » (A, p. 27) vécue par la jeune fille de L’Amant lui apporte pour sa part une« connaissance décisive » (ibid., p. 49) la séparant définitivement de la maladive Hélène Lagonelle et de cette mère n’ayant « pas connu la jouissance » (ibid., p. 49). Or le savoir qui prime dans le texte est bien celui du corps, car le processus d’écriture s’avère directement lié à la découverte de la sexualité et à la jouissance que celle-ci procure. En plein processus d’expérimentation sensuelle et sexuelle, le corps de l’adolescente de L’Amant de la Chine du Nord poursuit « son chemin de par le monde » (BCP, p. 59), se construit et prospère, sans limites :
[Le Chinois] discerne de moins en moins clairement les limites de ce corps, celui-ci n’est pas comme les autres, il n’est pas fini, dans la chambre il grandit encore, il est encore sans formes arrêtées, à tout instant en train de se faire, il n’est pas seulement là, où il le voit, il est ailleurs aussi, il s’étend au-delà de la vue, vers le jeu, la mort, il est souple, il part tout entier dans la jouissance comme s’il était grand, en âge, il est sans malice, d’une intelligence effrayante. [A, p. 117 ; nous soulignons]
Si elle est ramenée au sauvage par le reste de la communauté – « Elles disent – tenez-vous bien – “Pourquoi court-elle après le baccalauréat cette petite grue ?” » (ACDN, p. 115) –, la jeune fille prouve que les soubresauts de la création littéraire tiennent justement de cet ensauvagement. Ce dernier se manifeste comme un pouvoir positif de déplacement, un geste de déprise, une force centrifuge.
Il n’est par conséquent pas étonnant qu’au sein de l’épitexte composant la « mythologie durassienne » (Loignon, 2003, p. 25) les associations et connotations utilisées par l’écrivaine pour qualifier son expérience créative s’inscrivent dans un réseau d’images faisant une part belle au sauvage. Dès Les Lieux de Marguerite Duras, elle évoque l’espace hors-la-loi de la forêt comme étant lié à l’émancipation féminine :
C’est dans la forêt que nous avons parlé, nous les femmes, les premières, que nous avons adressé une parole libre, une parole inventée [...] C’est parce que c’était une parole libre qu’elle a été punie, c’est que, du fait de cette parole, la femme se désistait de ses devoirs vis-à-vis de l’homme, vis-à-vis de la maison, justement. [Duras et Porte, 1976, p. 56]
Les propos de Duras, inspirés de La Sorcière de Jules Michelet, trouvent résonance dans ce qu’Yvonne Verdier nomme la « mythologie de la forêt » : « la forêt a toujours été ce lieu d’où pouvait s’organiser et surgir un contrordre, ou un autre ordre, un ordre neuf et plus juste, cette terre d’asile qui s’offre à nourrir toutes les révoltes contre tous les ordres établis [...] » (Verdier, 1995, p. 232). Dans la poétique du texte, la forêt est inexorablement liée aux activités transgressives de libération du corps. Or, chez l’écrivaine, découverte de la sexualité et processus d’écriture sont associés. En effet, l’initiation sexuelle de Suzanne, mais aussi, l’« amour originaire » (Cousseau, 1999, p. 400) du frère et de la sœur débutent au sein de la forêt : « On allait chasser ensemble dans la forêt au bord de l’embouchure du rac. Toujours seuls. Et puis une fois c’est arrivé. Il est venu dans mon lit. [...] Quand on était à Prey-Nop on allait dans la forêt ou dans les barques, le soir » (ACDN, p. 56 ; nous soulignons). En tant qu’espace privilégié des pratiques non-ordonnées par la communauté, il n’est pas étonnant que l’espace forestier soit également associé au processus créatif : dans le paratexte de L’Amant de la Chine du Nord, Duras évoque le hors-lieu de « la forêt de l’écrit à venir » (ibid., p. 152). Souvenons-nous par ailleurs des termes de l’écrivaine pour qualifier l’expérience d’écriture : une « chasse préhistorique » (Duras, Outside II, p. 212), un « appétit de la viande fraîche » (ibid.) ; « Ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et on la reconnait toujours, c’est celle des forêts [...] On ne peut pas écrire sans la force du corps » (Duras, 1993, p. 45). L’ensauvagement représente tout aussi bien l’affranchissement d’une sexualité jugée non conforme aux mœurs de la communauté que l’émancipation d’une écriture « organique » qui déjoue les codes.
La conquête de liberté du personnage adolescent intervient pour l’adolescente dans un contexte de dysfonctionnement familial – déjà analysé –, où la transmission semble en crise, où les autres corps qu’elle fréquente, au contraire de s’ouvrir, se referment jusqu’à disparaître. Dans cette perspective, le corps de l’enfant va trouver sa place en remplaçant un autre, celui de la mère. Les récits du corpus s’insèrent, à notre sens, dans une logique rituelle de transmission intergénérationnelle. Par conséquent, le corpus traduirait « dans sa langue et dans son système propres » (Ménard, 2017) les mécanismes poétiques et symboliques grâce auxquels la quête identito-littéraire de l’adolescente prend forme par la conquête du corps.
Tout au long des récits, le portrait de la mère est construit comme une déchéance à la fois physique, morale, sociale et identitaire. Marquée par toutes ces contradictions, la direction de son corps est illisible. À l’opposé du corps inachevé de l’enfant qui se construit et qui grandit au fil de l’écriture, le corps de la mère rétrécit à mesure que son identité s’efface. Âgée et malade, elle est du côté de la stérilité, des actions vaines et improductives. L’ouvrage Puissance du mythe de Joseph Campbell, Bill Moyers et Jazenne Tanzac (2009) reprend justement l’une des thématiques mythologiques les plus universelles : celle du corps mort de l’ancêtre duquel jaillit une plante nourricière qui permettra à sa famille de survivre. L’idée dominante étant qu’un personnage doit mourir et être enseveli pour que les plantes puissent pousser sur son cadavre et contribuer au cycle incessant de mort et de renaissance. Dans cette perspective : « Sacrifier, c’est en quelque sorte planter » (Morin, 1970, p. 130). La structure cyclique de ce mythe nous invite à tisser un parallèle avec l’histoire de Perséphone. La belle Perséphone (la Κόρη, soit littéralement « la jeune fille », « celle qui voit », par opposition à Déméter, ἡ Μήτηρ, la mère) est tout comme la jeune Suzanne élevée par sa mère, à l’abri des regards. Son oncle Hadès se décide cependant à l’enlever (et notamment à sa mère) pour en faire la reine des Enfers. S’en suivent d’intenses négociations arbitrées par Zeus qui amèneront la jeune fille à passer chaque année huit mois sur terre auprès de sa mère en tant que jeune fille, et quatre mois aux Enfers comme épouse. Elle est associée au retour de la végétation lors du printemps dans la mesure où chaque année, son retour provoque le bonheur et l’épanouissement de sa mère, déesse de l’agriculture, et son départ, le désespoir maternel, et avec lui, la mort de la végétation :
[l]e mythe dit bien cette oscillation permanente entre disparition et apparition. Tantôt dans ce monde tantôt dans l’autre, (Koré-Perséphone) passe des ténèbres à la lumière comme la pupille sous la paupière, tantôt en surface parmi les vivants, les tiges vertes et les bourgeons comme la sève aspirée par les lunes printanières, tantôt parmi les morts et les semences enfouies. (Desideri, 1991, p. 421)
Dans ce récit rendant compte de l’éternelle complexité des relations mère-fille, l’allégorisme agraire a pour but d’expliquer le déroulement des saisons, mais également le rythme cyclique qui fait passer du diurne au nocturne, de la vie à la mort, de la mort à la renaissance.
Plus encore, par son étude ethnologique approfondie de plusieurs mythes, contes, rites et représentations religieuses, Lucie Desideri a interrogé l’idée « partagée par les traditions les plus diverses » (ibid., p. 420), qui voudrait que « l’œil des femmes, en raison de leur physiologie, [serait] investi de redoutables pouvoirs ou puissances » (ibid., p. 417). Elle remarque que la manière de nommer la jeune fille par la pupille – « “pupilla” en latin, “niña”, “menina” en espagnol et portugais ; “signorella” en italien ou en corse ; “Koré” en grec » (ibid.) – renvoie à cette filiation linguistique entre l’œil et la jeune fille :
Dans toutes les langues dérivées est conservée cette antique et saisissante trouvaille langagière qui n’a cessé d’irriguer le discours des mythes, tournant autour de ce qui, littéralement, enchante l’œil : la « jeune fille ». [...] Cette dernière, saisie au jeu des métaphores, renaît en ouvrant ses propres « yeux » : « œil » est le nom de la source qui resurgit, « œil », celui des bourgeons et des entailles des greffons gorgés de sève, œil partout ouvert jusque sur les ailes des papillons. Au printemps, elle est criblée de pupilles, criblée de « jeunes filles » donc. Voici le temps où, tout comme une jeune fille, la « nature » (terme désignant aussi le sexe de la femme) ouvre la paupière et « voit » (« voir » servant à désigner les règles féminines).(ibid.)
Par conséquent, si la naissance de la vocation littéraire chez le personnage de la jeune fille s’inscrit bien, comme nous l’avons vu, dans le regard et la force génésique du sang, elle ne peut s’appréhender en dehors de la problématique, plus large, de la transmission. La révolte du corps jeune et sexué paraît indissociable du corps malade de la mère, corps qu’il tend par ailleurs à remplacer15.
Symboliquement aveugle, la mère du cycle est celle qui ne voit plus, soit, pour reprendre la « façon de dire » (1979) qu’Yvonne Verdier a longuement analysée dans son ethnographie, elle est celle qui est ménopausée. Rappelons que la « sanglance » (ibid.) fonde l’identité des femmes dont découle justement leur destin social. Nous partons du postulat que l’ensauvagement progressif de la mère a pour principale cause la disparition de ses pouvoirs reproducteurs. Et en effet, dès « L’histoire de Léo », la jeune narratrice ne manque pas de clairement rappeler que la destruction des barrages coïncide avec le « retour d’âge » de la mère. Cette précision était également présente dans les premières « esquisses » d’Un barrage contre le Pacifique, présentes au sein des Cahiers de la Guerre : « – Encore une nuit sans dormir, moi qui suis si fatiguée. – C’est le retour d’âge, t’en fais pas va maman, je rentrerai tôt, dit gentiment Joseph » (CG, p. 140 ; nous soulignons). Ménopausée, la mère rejoint celles qui ne voient plus ; elle se trouve ainsi affiliée aux croyances du malvoir, soit du « mauvais œil16 ». Remémorons-nous dès lors comment les personnages d’Un barrage contre le Pacifique évoquent leur constante malchance… par le terme non anodin de « déveine ». Littéralement la veine manque (vena, dérivé du radical indo-européen commun veis – « couler » – se comprend au sens de « suc vital »). Nous sommes ici face à un phénomène de logogénèse, où la langue « imagée » construit tout à la fois des réseaux sémantiques latents et des univers symboliques culturellement réglés. En d’autres termes, « la culture est dans la langue » (Privat, 2009, p. 79). Par conséquent, les coups de sort que subit la famille sont symboliquement associés au malvoir de la mère, à ce sang qui ne coule plus, à cet ensauvagement synonyme d’une absence de renouveau dans lequel la figure maternelle enferme les adolescents. Progressivement privée de la seule identité qui lui a été laissée, celle de mère (notons que dans l’ensemble du cycle indochinois, elle n’est jamais qualifiée autrement que comme « la mère » soit une identité sociale, marquée par une fonction biologique), elle perd ses facultés cognitives à mesure que ses enfants s’éloignent d’elle pour vivre leur propre vie et notamment faire leurs propres choix.
En effet, Suzanne fait remonter « les premiers signes du printemps de Joseph » (BCP, p. 243 ; nous soulignons) à la première fois qu’il s’occupe des agents cadastraux à la place de sa mère, soit à la première fois qu’il tend à la remplacer au sein du noyau familial pour faire valoir sa propre autorité. Le corps maternel martyr s’affilie à une imagerie presque christique ; il est contraint de s’effacer pour que grandisse et s’épanouisse celui de ses enfants : « Je vous ai donné tout ce que j’avais ce matin-là, tout, comme si je vous apportais mon propre corps en sacrifice, comme si de mon corps sacrifié allait fleurir tout un avenir de bonheur pour mes enfants » (EC, p. 132). À plusieurs reprises il apparaît au sein de l’imaginaire textuel d’Un barrage contre le Pacifique et de L’Eden Cinéma que ce n’est pas la maladie ou l’âge avancé de la mère qui sont à l’origine de sa mort, mais bien un assassinat symboliquement orchestré par Suzanne et Joseph : « Elle, ce serait Joseph qui la tuerait. Déjà il prépare son assassinat » (ibid., p. 113). Les enjeux féminins sont les mêmes : à mesure que la jeune fille s’initie, qu’elle découvre les pouvoirs de son corps et la sexualité, la mère s’affaiblit et s’efface. Seulement huit jours après qu’elle découvre la jouissance dans les bras de Jean Agosti, la mère a sa dernière crise, celle qui lui est fatale :
Ce fut pendant ces huit jours-là, entre la promenade au champ d’ananas et la mort de la mère que Suzanne désapprit enfin l’attente imbécile des autos des chasseurs, les rêves vides. La mère lui avait dit qu’elle pouvait se passer d’elle, qu’elle prendrait ses pilules toute seule, qu’il n’y avait qu’à les laisser sur une chaise près de son lit. Peut-être ne les prit-elle pas régulièrement. Peut-être que la négligence de Suzanne fut cause que sa mort survint un peu plus tôt qu’elle n’aurait dû. C’est possible. [BCP, p. 286]
Suzanne tue-t-elle la mère, tant symboliquement que physiquement ? Le texte nous le laisse entendre, de même que le départ de Joseph précipite son agonie : « Si Joseph revenait, la mère vivrait, s’il ne revenait pas, elle mourrait » (BCP, p. 159). Le jeune homme finit bien par revenir, mais pour mieux repartir, et cette fois son départ est définitif.
Ce constat est plus net encore dans L’Eden Cinéma où la mise en scène s’attache à montrer cette progressive transition entre corps mort et corps vivant. La stérilité de la mère et celle de la plaine sont combattues par le processus créatif qui s’échappe du corps de l’adolescente. À cette mise en mots du corps succède une émergence du corps au-delà des mots. La musique et la danse, très présentes dans la pièce, deviennent les symboles de la jeunesse, du corps jeune et sexué qui souhaite prendre sa liberté. Cette liberté prise par les deux adolescents sur le corps ancien de leur mère, et donc sur l’ancienne génération, nous permet de tisser encore le lien entre corps et corpus : le renouveau recherché par Suzanne et Joseph, dont le corps a symboliquement pu prendre sa puissance par le biais du corps engrais de la mère, peut apparaître comme une métaphore du renouveau théâtral qu’expérimente Marguerite Duras. Corps jeune et théâtre, tous deux hybrides, se meuvent, parlent, voient, et dansent. Créatifs, ils apportent le renouveau nécessaire à toute renaissance. Suzanne devenant femme, et Joseph ayant quitté le foyer maternel pour rejoindre Lina dans Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma, ce personnage sans nom, désigné uniquement par sa fonction maternelle, n’a plus d’existence biologique à mesure qu’elle ne peut plus exercer sa fonction sociale de mère.
Ce manque à voir de la mère, ce vieillissement, est poétiquement et symboliquement présent dans le reste du cycle par le biais d’une poétique du regard : dans Un Barrage contre le Pacifique, lorsque Lina vient chercher Joseph, la mère garde les yeux fermés. La mention est faite à trois reprises : « Les yeux à demi fermés » (BCP, p. 241), « elle avait de nouveau fermé les yeux » (ibid., p. 243), « la mère les yeux fermés était toujours dans la même position » (ibid., p. 244). Après le départ de son fils, elle « ne voi[t] rien » (ibid.) et paraît « très vieillie et exténuée » (BCP, p. 276). La dégradation du corps maternel n’en est que plus importante dans L’Eden Cinéma : « La mère ne bouge pas [...] La mère ne répond pas [...] La mère ne parle plus. Elle ferme les yeux » (EC, p. 144). Et cela, jusqu’à sa mort, jusqu’à devenir cette statue immobile qui ouvre la pièce. À mesure de l’avancée de la fable, le corps de la mère se dégrade, il ne crie plus sa colère, mais paraît au contraire résigné, à bout de force : « La mère vient de parler mécaniquement, sans force, sans conviction. » (ibid., p. 114) Via les didascalies, lors des scènes jouées, la mise en scène appuie la représentation d’un corps malade et vieillissant, d’un corps mourant. Celui-ci tend à réduire jusqu’à un effacement mis en scène par les quelques indications scéniques : « Le caporal baisse un store vers le corps endormi de la mère. Ce corps cesse d’être visible, il devient une ombre noire dans la lumière blanche. Silence » (ibid., p. 133).
Lorsque la mère de L’Amant est, selon la narratrice, « à enfermer, à battre, à tuer » (A, p. 31), L’Amant de la Chine du Nord trace pour sa part le portrait d’une mère marquée par son aveuglement. Aveuglement symbolique certes, mais qui ne cesse de s’inscrire dans le récit : « La mère ne le voit pas » (ACDN, p. 14), « [...] aveugle. Isolée. Perdue » (ibid., p. 26). « C’est la mère qui baisse les yeux. Tuée, on dirait » (ibid., p. 30). Dans ce récit où voix et voir s’entremêlent sans cesse dans une démarche de création, la mère perd également toute fonction orale et créatrice : « Sans voix, tout bas, la mère dit qu’elle le sait » (ibid., p. 26). Elle est privée de parole, son enfant lui « ferm[ant] sa bouche de sa main pour qu’elle ne parle plus de cet amour » (ibid.). L’ouverture de sa bouche est niée, fermée, de même que toute sexualité lui est refusée. Symboliquement stérile, elle n’est jamais femme, seulement mère et veuve. Son unique désir est tourné vers le grand frère et celui-ci est refusé par l’enfant. Jusqu’alors externe à ce stade du récit, la narratrice devient interne et marque son implication affective dans le récit et voit au travers de la mère. Ainsi, est-il dit lorsque cette dernière évoque un amour égal pour ces trois enfants, qu’elle « ment » (ibid., p. 26). Sa parole est non seulement remise en cause, mais l’oralité du corps devient violente dans cet échange mère/fille : « L’enfant avait été pour hurler, l’insulter, la tuer », « La mère se laisse insulter, maltraiter » (ibid.). La mère, aliénée, devient la victime consentante de ses enfants. La jeune fille « s’arrache » à sa famille, s’émancipe par le biais de sa conduite transgressive ; le meurtre, s’il est imagé, se trouve néanmoins textualisé dans l’ensemble du récit : « Elle, elle pleure sans bruit, tout bas, elle n’a plus de force. [La mère] est déjà morte » (ibid., p. 197).
Nous sommes dans la même logique de transmission intergénérationnelle des « pouvoirs féminins » déjà narrée par les contes.Reprenons l’analyse proposée par Yvonne Verdier du « Petit Chaperon rouge » :
La petite fille élimine déjà un peu sa mère le jour de sa puberté, encore un peu plus le jour où elle connaît l’acte sexuel, et définitivement plus si celui-ci est procréatif, en d’autres mots, au fur et à mesure que ses fonctions génésiques s’affirment. Mais c’est aussi une image vampirique qui nous est proposée quand le sang afflue chez la fille – condition première de son destin génésique – il doit quitter la mère qui va se trouver dépossédée de son pouvoir de faire des enfants comme dans un jeu de vases communicants. Et le conte dit plus, la fille conquiert ce pouvoir sur sa mère, elle le lui prend, elle l’absorbe au sens propre. [Verdier, 1977, p. 35]
Le récit textualise comment le personnage de la jeune fille, qui dévore par son regard aussi bien les corps que les livres, entre en pleine possession de son pouvoir créateur féminin : « Elle regarde tout [...]. L’enfance apparaît dans ces regards d’une curiosité déplacée, toujours surprenante, insatiable. Il [l’amant chinois] la regarde regarder toutes ces nouveautés [...] » (ACDN, p. 37). Marquée par le besoin obsédant de voir, de dire, d’écrire, elle tend à remplacer la mère, mourante, représentante de l’anti-sexualité, de l’anti-jouissance et donc de l’anti-création. L’identité créatrice qui s’échappe du corps adolescent vient ainsi combattre et destituer cette mère ogresse représentante d’un « monde à l’envers » où le principe de filiation est mis à mal. Au sein de la structure familiale mortifère marquée par la tare et la stérilité, le sacrifice du corps maternel stérile permet un déplacement vers la ville, vers la vie, puis vers l’écriture. L’importance accordée par Marguerite Duras au départ des enfants en est la preuve :
Je prends cette précaution parce que dans le film qu’a fait René Clément à partir de mon livre Un barrage contre le Pacifique, celui-ci a été trahi de façon irrémédiable. En effet, après la mort de la mère, au lieu de quitter la concession, d’abandonner pour toujours la colonie, les enfants restent dans cette colonie, s’y installent, tout comme l’auraient fait des pionniers américains du Middle-West, pour « continuer l’œuvre des parents ». [EC, p. 157]
Dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord, cette transmission du pouvoir créateur féminin va se situer aussi bien dans le biologique que dans la littératie, les deux s’entremêlant sans cesse. La jeune fille le sait, elle « fera des livres » (ACDN, p. 25) et l’utilisation du verbe « faire » marque bien cette prédominance du corporel. Elle joint l’oralité du corps à la littératie en enfantant des textes. L’écriture littéraire se construit en association avec un corps pro-créatif désormais affranchi. Naviguant entre « une pensée sauvage et orale » (Ménard, 2019) et « une raison graphique, scolaire, alphabétique » (ibid.), l’adolescente dans les marges du non-réglé choisit la plume. L’encre compose désormais avec le sang « causeu[r] de troubles17 » pour proposer une écriture pleinement ensauvagée.
*
Ce chapitre questionne la naissance du processus créateur et la construction de la posture d’autrice. En s’écartant des règles du collectif, le personnage adolescent (Suzanne puis la jeune fille) construit une destinée individuelle qui prend la forme d’une traversée créatrice. En interrogeant l’hypothèse d’une « littératie seconde », nous avons pu montrer qu’au sein du récit durassien la création littéraire apparaît toujours comme résultant d’un processus corporel. Par un regard historique posé sur les manières (anthropologiques, rituelles et techniques) de faire et de dire la création artistique, puis, en nous intéressant à la dimension initiatique des écrits personnels féminins, nous avons pu tracer une équivalence entre apprentissages féminins (liés à la « sanglance ») et apprentissages scripturaux (ceux de l’encre). Dans cette perspective, les récits du cycle, initiatiques au sens strictement anthropologique du terme, évoquent tout à la fois la quête d’un corps, d’un statut, d’une écriture et d’une indépendance.