Les représentations sociales assignent au corps une position déterminée au sein du symbolisme général de la société, elles sont tributaires d’un état social, d’une vision du monde, et à l’intérieur de cette dernière d’une définition de la personne. Le corps est une construction symbolique. Il semble aller de soi, mais rien ne semble plus insaisissable. [David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité]
Problématiques, les personnages mêlent les ambivalences et les paradoxes ; ils apparaissent bien comme expérimentant une « phase liminale » (Turner, 1990). La constante confusion des espaces-temps ainsi que des états symboliques (le monde à l’envers), déjà étudiée, ne fait par conséquent qu’accroître les mécanismes liminaires. Marginalisés par rapport au(x) groupe(s), mais aussi « coupés » de toute perspective de régénérescence, les personnages semblent incapables de quitter la transitoire phase de marge (le limen) nécessaire à tout rite de passage. Les failles identitaires provoquées par les mécanismes de singularisation en font des personnages déséquilibrés, dans un constant état d’écartement. Véritablement « bloqués » dans un entre-deux constitutif, ils évoluent en dehors des cadres sociaux (Scarpa, 2009b).
L’individu liminaire est un personnage non initié, mal initié ou sur- initié, définitivement bloqué dans cette phase intermédiaire qu’est la mise en marge, là où se joue toute sa construction identitaire. Ambivalent et « inachevé » (ibid.), il demeure par ce fait « définissable ni par son statut antérieur ni par le statut qui l’attend tout comme (prenant) déjà, à la fois, un peu des traits de chacun de ces états » (ibid.). La liminarité se caractérisant par un état d’entre-deux (relatif à la phase de marge), le personnage liminaire serait donc un personnage « à l’écart », constamment dans l’exploration et la redéfinition des marges et des frontières, ce qui le maintient dans un entre-deux à la fois identitaire et social. Caractérisé par ses oppositions et ses contradictions, il est une figure d’entre-deux, pris dans le « triangle initiatique » décrit par Daniel Fabre : triangle des frontières entre le sauvage et le domestique, le mort et le vivant, entre le féminin et le masculin (Fabre, 2015). Les personnages du corpus se situent en effet à un tournant de leur existence : Suzanne, Joseph et la jeune fille, à la sortie de l’adolescence, se trouvent dans un entre-deux entre enfance et âge adulte (âgés respectivement de dix-sept, vingt et un et quinze ans, ils multiplient les épreuves et les expérimentations) ; la mère malade et âgée, constamment rattachée à la mort et cela malgré son obsession de donner la vie ou de la prolonger, refuse pour sa part de trépasser. La présence intense du corps et sa dimension hautement performative au sein du cycle indochinois nous amènent par ailleurs à analyser la liminarité des personnages sous un angle corporel.
Dès les premières lignes d’Un barrage contre le Pacifique, la mère est, nous l’avons déjà vu1, comparée au cheval mourant. Rappelons la similitude sémiologique entre les termes « cheval », « maman », « fantôme » et « tombe » en vietnamien, mise à jour par Olivier Ammour-Mayeur (2004, p. 22) et déjà évoquée précédemment : la mère et le cheval ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, les fantômes de ce qu’ils étaient. Signalons en outre que dans de nombreuses cultures, la figure du cheval est animal psychopompe (Chevalier et Gheerbrant, 1969, p. 206) : à la frontière des vivants et des morts, gardien des âmes et passeur, il est explicitement lié aux ténèbres du monde chtonien. Cette caractéristique de la figure équine crée une nouvelle corrélation entre le cheval et la mère. En effet, cette dernière figée sur les seuils, proche de la mort et des morts sans toutefois être déjà morte, trace, elle aussi, le lien entre les morts et les vivants.
Ainsi, dans de nombreux extraits des quatre récits cette « mâ » – la « mère-cheval-fantôme » – est décrite comme un personnage passeur, actant de l’entre-deux, une médiatrice entre le vivant et la mort. Dans Un barrage contre le Pacifique, elle veille les mourants jusqu’à ce qu’ils rendent leur dernier souffle : « La semaine précédente un enfant était mort dans le hameau qui se trouvait derrière le bungalow. La mère l’avait veillé toute la nuit et lorsqu’il était mort, au matin, elle avait geint de la même façon » (BCP, p. 30). La mère « fait les morts », le texte nous l’indique un peu plus loin :
La mère avait gardé l’enfant. C’était une petite fille d’un an à laquelle on aurait donné trois mois. La mère, qui s’y connaissait, avait vu dès le premier jour qu’elle ne pourrait pas vivre longtemps. [...] La petite fille vécut trois mois [...]. Elle la veilla pendant les deux jours et la nuit qui précédèrent sa mort. [BCP, p. 96]
Proche de la mort car âgée et malade, elle l’est donc aussi par sa proximité avec les êtres malades et mourants. Tout comme elle assiste le cheval dans ses derniers instants de vie, la mère veille sur les enfants malades de la plaine qui, comme elle, sont davantage morts que vivants. Psychopompe, c’est une passeuse qui accompagne les êtres dans le passage de la vie à la mort en restant elle-même sur le seuil entre ces deux états. Gardienne du seuil, garante de la traversée, elle possède par conséquent des caractéristiques identitaires et corporelles propres aux différents états.
Cette fonction de passeuse que crée la proximité entre la mère et la mort également est également présente dans L’Amant, mais sous une autre forme. Là encore, l’économie textuelle établit une connexion forte entre ce personnage marginal et le monde des morts. Cependant, en plus de recueillir les enfants malades, la mère voit également les morts ou du moins, perçoit leur message :
Il [le père] mourra dans moins d’un an. Ma mère aura refusé de le suivre en France, elle sera restée là où elle était, arrêtée là. [...] La nuit elle nous fait peur. Nous dormons tous les quatre dans un même lit. Elle dit qu’elle a peur de la nuit. C’est dans cette résidence que ma mère apprendra la mort de mon père. Elle l’apprendra avant l’arrivée du télégramme, dès la veille, à un signe qu’elle était seule à avoir vu et à savoir entendre, à cet oiseau qui en pleine nuit avait appelé, affolé, perdu dans le bureau de la face nord du palais, celui de mon père. C’est aussi là, à quelques jours de la mort de son mari, en pleine nuit aussi, que ma mère s’est retrouvée face à l’image de son père, de son père à elle. Elle allume. Il est là. Il se tient près de la table, debout [...]. Il la regarde. Je me souviens d’un hurlement, d’un appel. [A, p. 40-41]
L’extrait commence par une entorse à la coutume, un faux pas caractéristique du personnage maternel. La mère ne suit pas le père mourant lors de son retour en France ; elle « refuse ». Le terme appuie d’emblée l’idée de rejet d’une demande. À la place, la mère « reste là », « arrêtée là », attitude pour le moins inhabituelle pour ce personnage caractérisé par ses constants allers-retours. Pourtant, bien que la mère refuse d’accompagner les morts, ces derniers viennent tout de même à elle. L’étroite relation privilégiée avec certaines figures de l’au-delà et de la revenance est signifiée à deux reprises dans l’extrait : l’apparition en pleine nuit de son père et, quelques jours avant l’arrivée du télégramme annonçant la mort de son mari, la visite d’un oiseau (autre animal psychopompe) qui « en pleine nuit avait appelé, affolé, perdu dans le bureau de la face nord du palais ». Le texte nous précise d’ailleurs que « [l]es deux étaient morts aux dates et aux heures des oiseaux, des images » : elle est donc celle qui voit la mort dans son immédiateté. Or, pour communiquer avec les morts, il faut devenir, au moins temporairement, l’un d’entre eux. Cette faculté fait d’elle un être à part. Proche de la mort et des morts, la mère a la capacité de voir et d’entendre les manifestations de l’autre monde. Elle possède un sa-voir qui lui est propre : elle voit ce que les autres ne peuvent voir, ce qui fait d’elle un personnage « mal initié » certes – et c’est pour cela qu’elle reste bloquée sur les seuils –, mais également un personnage « sur-initié », qui a une connaissance supérieure de l’au-delà : « De là sans doute l’admiration que nous avions pour le savoir de notre mère, en toutes choses, y compris celles de la mort » (A, p. 41 ; nous soulignons).
Cette compréhension privilégiée du monde des Morts vient également du statut de la mère, double veuve. L’Amant nous indique qu’avant d’épouser le père de la narratrice (mariage qui finira rapidement en veuvage), la mère s’était déjà engagée en premières noces avec un autre homme, « Mr Obscur » (A, p. 109). L’homme – dont le nom porte déjà mauvais présage – mourra rapidement après leur mariage. La mésalliance est là. Les travaux d’André Rosambert (1923) et de Jean Jolly (2016) ont rapporté combien, historiquement, le remariage des veuves, s’il n’est pas interdit, suscite une grande défaveur des autorités religieuses et civiles2, dans la mesure où il provoque une importante désorganisation de la société du fait de l’annulation symbolique du premier lien. Si la perception du veuvage a bien entendu évolué au 20e siècle, la possibilité d’un remariage reste perçue négativement : « [l]a veuve qui a eu plusieurs époux est assimilée ipso facto par la société à une femme infidèle » (Vernois, 2018, p. 94). Dans le cycle indochinois, le rite manqué ne fait ici que s’ajouter à la longue liste des défaillances rituelles3 de la mère. Proche de la mort, mais aussi porteuse de mort, elle est dépeinte comme une veuve remariée qui redevient veuve.
La description physique de la mère dans L’Amant s’inscrit justement dans cette continuité liminaire :
Ma mère mon amour son incroyable dégaine avec ses bas de coton reprisés par Dô, sous les Tropiques elle croit encore qu’il faut mettre des bas pour être la dame directrice de l’école, ses robes lamentables, difformes, reprisées par Dô, elle vient encore tout droit de sa ferme picarde peuplée de cousines, elle use tout jusqu’au bout, croit qu’il faut, qu’il faut mériter, ses souliers, ses souliers sont éculés, elle marche de travers, avec un mal de chien, ses cheveux sont tirés et serrés dans un chignon de Chinoise, elle nous fait honte, elle me fait honte dans la rue devant le lycée, quand elle arrive dans sa B. 12 devant le lycée tout le monde regarde, elle, elle s’aperçoit de rien, jamais, elle est à enfermer, à battre, à tuer. [A, p. 31]
Le texte joue sur les ambivalences du personnage vu comme excentrique et défini par ses démesures et ses lacunes. Caractérisée par son « incroyable dégaine » (le terme est d’emblée péjoratif), elle porte des bas de coton dans une région chaude et humide, ce qui la différencie de la population locale et marque sa situation de colon, de même que la présence de la bonne, Dô. Pourtant ces bas sont reprisés (marque de pauvreté), tout comme la robe « lamentable », elle aussi « reprisée » et « difforme » (soit sans forme, sans sens). Ces signes distinctifs la séparent finalement des colons les plus riches et la marginalisent. De même, elle « croit qu’il faut mettre des bas pour être la dame directrice de l’école » : la mère a de fausses croyances, car elle enseigne aux enfants indigènes pauvres et non aux enfants de colons, ce qui la place dans une classe hiérarchique bien plus modeste. Elle ne tient donc pas sa place et tente de s’élever bien au-delà de sa condition sociale.
Le personnage a tout de même réussi une part de l’ascension sociale : fille de paysans, elle échappe au déterminisme pour devenir institutrice. Cependant, rien dans son comportement ne laisse transparaître son changement de situation. La pauvreté lui colle littéralement à la peau. Elle en garde « un bon sens paysan », fruit d’une éducation traditionnelle rurale dont elle ne parvient pas à se détacher. Une fois encore, la mère est celle qui regarde davantage vers le passé. Son comportement, jamais adéquat, trace les contours d’une vie vécue à contresens. Elle a par exemple des difficultés à définir sa place à l’intérieur même du système social : c’est une colon pauvre, ruinée, loin de tout rêve de réussite coloniale, à la marge à la fois des colons plus riches et de la population colonisée. Personnage ambivalent, elle trouble les frontières et s’érige comme une figure de désordre, jusqu’à faire honte à ses enfants devant le lycée (symbole de l’institution coloniale). La description de la mère rejoint ici la poétique carnavalesque à l’œuvre dans les récits ; figure grotesque, oscillant entre l’excès et l’ascèse, la mère regroupe les caractéristiques du monde à l’envers.
L’entre-deux constitutif dans le portrait de la mère se retrouve plus particulièrement dans la démarche claudicante de celle-ci : ses souliers étant éculés, elle marche littéralement « de travers ». Son corps est déséquilibré et sa mobilité s’en trouve donc entravée. Elle circule mal. La mère marche d’ailleurs « avec un mal de chien », l’expression amenant une nouvelle fois une animalisation du personnage et son ensauvagement. La comparaison figure également un lien avec le monde chtonien, le chien étant un animal psychopompe4. Or, ce n’est pas le seul lien avec la mort établi dans cet extrait. Comme le rappelle Sophie Ménard, dans certains systèmes axiologiques le boiteuxpeut être un être du passage. Il est alors « [p]asseur, préposé au passage, médiateur, il fait passer les frontières (agréger, muer, métamorphoser). Passant, il franchit constamment les limites taboues qui séparent le monde et qui fondent l’altérité » (Ménard, 2014). La boiterie entretient dans cette perspective des accointances culturelles avec le tré-pas. Pour Carlo Ginzburg, « des malformations ou des déséquilibres de la marche caractérisent [...] un équilibre instable entre le monde des morts et celui des vivants » (Ginzburg, 2011,p. 231) ; ainsi la claudication instaure une « connexion, permanente ou temporaire, avec le monde des morts » (ibid.). La démarche peut donc s’inscrire, selon certains systèmes de signes, comme la dynamique anthropologique du passage entre deux mondes, entre deux états : celui des vivants, et celui des morts. Le boiteux serait, selon certaines équivalences symboliques, un être du seuil, à la marge du vivant et du monde des morts ; rappelons-nous justement la surreprésentation des personnages possédant des difficultés ambulatoires au sein de la plaine de Kam, espace liminal par excellence. La mère, double veuve au corps boiteux, est une nouvelle fois caractérisée, physiquement ici, par l’entre-deux qui semble constitutif de son identité. N’ayant jamais quitté l’état de marge que représente la période de deuil – « Toujours ce deuil du père qu’elle traîne depuis treize ans » (A, p. 123) –, elle reste dans un état liminal.
Dans L’Eden Cinéma, la position liminale qu’entretient la mère avec « l’autre monde » est d’autant plus forte qu’elle apparaît comme déjà morte au début de la pièce. L’essentiel de la pièce repose sur le récit pris en charge par les enfants de l’histoire de la mère, et notamment ce qui a conduit à sa mort. Celui-ci est interrompu, de temps à autre, par une scène dite « jouée ». Le texte présente en effet deux types de corps : un corps malade et vieillissant puis mort − celui de la mère −, et un corps jeune et puissant, celui de ses enfants. Le premier corps, nié, privé de parole et de mouvement, est un corps dissolu qui s’efface à mesure de l’avancée de la fable. C’est un « corps-cadavre », mais maintenu vivant au sein de l’espace dramaturgique. Malade, celui-ci s’inscrit également dans un imaginaire presque christique. Il s’agit d’un corps saint, un corps martyr qui prend forme dans une pensée de la pénitence, un corps engrais qui, à mesure qu’il s’amenuise, fait s’épanouir celui de sa progéniture : les deux adolescents, Joseph et Suzanne. Leur corps − jeune, puissant, sexué et donc dans l’imaginaire durassien, créateur et créatif − va remplacer celui de la mère, de manière à proposer une poétique du renouveau qui s’inscrit jusque dans le corps même du texte théâtral (le corpus) du fait de sa structure novatrice et transgressive des codes dramaturgiques.
Rapidement, le corps de la mère nous apparaît comme un corps « cadavérisé », dans la mesure où ce corps immobile, présent sur scène, celui d’une femme née « [i]l y a maintenant presque cent ans » (EC, p. 12), est également celui d’un personnage déjà mort dont la fable ne fait que raconter les événements ayant mené à cette mort : « C’est là que nous avons été jeunes. Que la mère a vécu son espoir le plus grand. C’est là qu’elle est morte » (ibid., p. 29). Tout l’enchevêtrement de la pièce est une constante mise à l’épreuve de la dramaticité où se pose notamment la question de comment figurer l’analepse, une figure stylistique davantage romanesque que théâtrale. Christine Fau analyse d’ailleurs L’Eden Cinéma non pas comme une pièce où l’« action [est] en train de se décider » (Fau, 1995, p. 23), et où la fable suivrait une structure classique, mais bien comme « la répétition d’une histoire déjà achevée » (ibid.). Gilles Philippe évoque pour sa part un théâtre où « le corps sur la scène est absence sur le mode de la présence ; les voix glosent des choses qui ne sont pas ou ne sont plus, la vie est ailleurs, l’événement a déjà eu lieu » (Philippe, 2011, p. 25). En effet, par les nombreux jeux de retour en arrière à l’origine même de la pièce, se mêlent au sein de la fable de L’Eden Cinéma différentes temporalités :
Celle d’un temps présent dans lequel les personnages semblent revivre de manière cyclique l’action déjà achevée. La mère « déjà morte », prisonnière d’un corps prison, d’un corps tombeau, d’un corps incapable de s’exprimer ou de se mouvoir, ne va cesser finalement de revivre ce qui a conduit à sa mort : on y tourne en rond, l’initial est le final, un éternel retour. Cet espace-temps rappelle un purgatoire, espace-temps par excellence de la liminarité. On pensera par ailleurs au titre de la pièce L’Eden Cinéma qui peut dès lors paraître ironique.
Celle d’un temps passé (celui des scènes jouées) où le corps − certes malade et vieillissant − est tout de même encore en vie, apte à se déplacer au sein de l’espace théâtral malgré son progressif amenuisement. S’y croisent donc des personnages présents, vivants, et des personnages cadavérisés, comme absents de leur propre corps désincarné, créant ainsi une cohabitation sur scène entre le corps mort et le corps vivant, entre la parole et l’action :
La mère est encore là, assise dans le bungalow, alors qu’on parle de sa mort. Le caporal l’aide à se coucher sur le lit de camp qu’il vient d’apporter. La mère, donc, se prête, vivante, à la mise en scène de sa mort. Voici. C’est fait. La mère est allongée « morte », devant le public, les yeux ouverts. [EC, p. 151]
Le corps mort de la mère, présent au commencement de la pièce, va reprendre vie dans la mise en scène pour rejouer ce qui a conduit à sa mort.
La mécanique théâtrale spécifique à l’œuvre dans L’Eden Cinéma (marquée par une forte présence du discours narratif) crée un dispositif choral dont la dissociation des voix ne fait que refléter la dissolution du corps à la fois mort et mourant de la mère. À défaut de montrer ces deux types de corps par le biais de l’action théâtrale, ceux-ci prennent vie par le biais de l’énonciation. En dehors des rares scènes « jouées », le discours est partagé entre Suzanne, Joseph et la voix de Suzanne – voix désincarnée de la jeune fille qui vient émietter un peu plus la parole. La parole des enfants portant essentiellement sur la mère et l’amenuisement de son corps, éparpiller cette parole, la morceler, c’est mettre en exergue par le biais de l’énonciation la fragmentation de son corps et de ses différentes identités. La dissolution corporelle par le biais de l’acte énonciatif revient par conséquent à une décomposition du personnage. Le corps de la mère − indéfini, hybride au même titre que le corpus du texte est liminal − fait cohabiter le mort et le vivant, l’humain et l’animal, le masculin et le féminin. Il est le reflet d’identités ambivalentes et d’une subjectivité niée, éparpillée, en accord avec la complexité du personnage maternel dans l’ensemble de l’œuvre durassienne.
La chasse, c’est dans le sang. [Bertrand Hell, 2012]
La chasse est un motif très présent dans le cycle indochinois ; pourtant aucune étude n’a encore porté sur la signifiance culturelle de l’imaginaire cynégétique5. Les mécanismes textuels construisent en effet un large réseau de significations autour du motif de la chasse, indissociable de l’ensauvagement carnavalesque et des marges chtoniennes, et lié au monde des morts. L’imaginaire européen de la chasse s’est construit sur une appréhension ambiguë du sauvage, ce dernier incarnant tout à la fois « le danger du chaos face à l’ordre social » (Saumade, 1995, p. 116) et « le principe même de la reproduction, de l’énergie et du dynamisme des rapports humains » (ibid., p. 119). En ce sens, rappelons déjà que toute chasse peut être considérée comme un rite de passage, « [séparation d’avec la communauté, temps de marge qui est celui de la quête animale, temps d’agrégation avec le partage de l’animal et les repas qui s’en suivent » (Segalen, 2005, p. 54). Les rites impliquent par ailleurs un rapport direct entre l’homme et l’animal sauvage : en franchissant la limite établie entre humanité et animalité, on peut s’initier et se familiariser avec tout un monde culturellement associé aux caractéristiques viriles.
Soulignons également que si la période de la chasse est bien marquée par l’écart, elle n’en reste pas moins cadrée, ordonnée, et réglementée par le reste de la communauté. Comme l’affirme Véronique Cnockaert : « En marge du monde des hommes ne veut pas dire [...] en marge des lois » (2009, p. 45). Si la période de chasse au sein de l’espace forestier dissout les repères jusqu’à rendre les délimitations entre nature et culture (et donc sauvage et domestique, humain et animal, vie et mort) floues, si les retournements et les inversions sont alors légion, elle n’en reste pas moins cadrée et ordonnée par le reste de la communauté par le biais de règles et de conventions rituelles précises. Pourtant, à excessivement vivre dans les marges sauvages, à démesurément faire corps avec la bête, le chasseur peut se dé-régler et ne jamais revenir du territoire du saltus. Lorsqu’elle est hors-la-loi, la pratique cynégétique tient davantage du braconnage que de la chasse. Comme le rappelle Marie Scarpa : « le braconnage systématique [...] ne s’inscrit pas, lui, dans cette logique de la “passion” et du “défi rituel”. En accentuant la violence de l’opposition à la loi [...], c’est une activité proprement illégale. Sa “sauvagerie” n’est plus simplement transitoire, elle devient permanente » (Scarpa, 2009c, p. 39). Ensauvagé, le chasseur-braconnier devient une menace pour l’ordre social. Dans son essai Sang noir. Chasse, forêt et mythe de l’homme sauvage en Europe, Bertrand Hell revient justement sur les représentations du sauvage en s’intéressant notamment à la symbolique du sang noir. Ensauvagé, le chasseur est animé par un fluide particulier, « le sang noir de la bête sauvage » (ibid., p. 48), spécificité physiologique qu’il partagerait avec les animaux les plus sauvages et qui se traduirait par « un enfièvrement de plus en plus funeste » (ibid.). Les croyances populaires évoquent pour conséquence une pratique débridée de la chasse, une déchéance sociale, un goût alimentaire pour les viandes les plus noires (le gibier), une « connaissance intime de la nature sauvage » (ibid., p. 49), une force physique remarquable et une grande vigueur sexuelle – traits, nous le verrons, qui correspondent tout particulièrement au comportement du/es frère(s). Le bestiaire durassien revêt en ce sens un fort symbolisme : l’analyser, c’est comprendre les enjeux de domination entre les personnages. De même, le flux caractéristique qui relie le chasseur à sa proie se positionne plus largement dans le thème structurant de l’empreinte du sang sauvage (et des problématiques de transmission qui lui sont liées, déjà mises à jour) présente en filigrane au sein du cycle.
En tant que processus concret d’abattage, la chasse n’invite pas uniquement aux marges animales ; l’ensauvagement tient également en la proximité qu’implique l’activité cynégétique avec la mort. De même, les dimensions rituelles en font un parfait rite de passage ; or l’initiation est à comprendre à plusieurs égards comme une mort symbolique. En tuant la bête, le chasseur voyage métaphoriquement vers le monde des morts. Cet aspect est bien présent au sein de notre imaginaire culturel européen, ne serait-ce que par le folklore touchant à la mesnie Hellequin, soit la chasse sauvage précédemment évoquée. L’activité cynégétique serait en effet intimement liée au chtonien et à l’infernal ; plus encore, elle aurait à voir avec les pratiques carnavalesques. Les différentes voies parcourues successivement ici (ensauvagement, animalisation, chasse, monde des morts) convergent en un nouveau point : le charivari, intimement lié, comme nous l’avons déjà vu, aux pratiques familiales. Dans l’ouvrage Aux Origines de carnaval, Anne Lombard-Jourdan revient sur l’étymologie (incertaine) du terme « charivari » pour la faire dériver de hourvari, horvari « cri des chasseurs pour rappeler les chiens » (Lombard-Jourdan, 2005, p. 136) :
De la même manière, il faut relever que, d’après un savant, la signification originale de l’expression mesnie Hellequin serait « meute de chiens bruyants » [...] Si elles sont exactes, ces étymologies constitueraient une preuve supplémentaire des liens originaux entre charivari et mythe de la chasse sauvage. [ibid., p. 136]
La mesnie Hellequin constitue selon l’historienne « le fond mythique de la phase la plus ancienne du charivari » dans la mesure où « les acteurs du charivari voulaient personnifier, au cours de cette période, la foule des âmes des morts » (ibid., p. 135).
Le large réseau de significations mis en place par les textes autour du processus initiatique cynégétique renvoie dès lors aux débordements du corps et à ses excès. Loin de suivre la « codification des relations homme/animal » (Hell, 2012, p. 22) nécessaire à une pratique raisonnée de la chasse, les personnages du cycle indochinois endossent différents rôles, et expérimentent plusieurs phases, troublant ainsi les frontières jusqu’à finalement ne plus toujours être capables de tracer des limites entre le domestique et le non domestiqué. Les récits textualisent par conséquent divers réseaux de signifiances cynégétiques qui prennent notamment forme dans des couplages paradigmatiques fondamentaux : le sauvage et le domestique, la pulsion et la maîtrise, l’humain et l’animal, le prédateur et la proie, le cru et le cuit, et finalement, le mort et le vivant. Une fois encore, le corps – carnavalesque – prime. Il est marqué par le sauvage et la pensée non domestiquée ; il répond à ses pulsions et inscrit son opposition à la droiture morale et corporelle de la communauté coloniale.
Très vite dans l’œuvre durassienne les frères sont rattachés à l’imaginaire cynégétique. Dans Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma,ni Suzanne, ni Joseph ne sont scolarisés : ils vivent tous deux une école buissonnière, soit, littéralement, un apprentissage de la broussaille, une familiarisation à l’espace ensauvagé. Pourtant, l’excès de sauvage est davantage du côté du frère. N’ayant reçu « aucune éducation » (BCP, 78), Joseph est gouverné par une appréhension du monde davantage corporelle qu’intellectuelle. Pour souligner cet aspect, Duras va jusqu’à détourner dans la bouche de ce personnage anti-littératien une célèbre formule flaubertienne6 : « la B. 12, c’est moi » (BCP, 253). Mauvais lecteur, Joseph n’est pas sujet aux exaltations romantiques d’une Emma Bovary ; s’il a bien ses idéaux, il ne glorifie ni la vie ni l’amour (au contraire de sa sœur qui se projette dans la vie comme dans un conte, allant par conséquent de désillusion en désillusion). Plus terre à terre, le jeune homme s’identifie à la voiture (apanage du masculin, l’automobile est un symbole de virilité et de réussite sociale7) ou plus précisément au mécanisme du véhicule : si cette dernière – rafistolée jusqu’à la moindre pièce mécanique – peut encore rouler grâce à la débrouillardise de son propriétaire, alors il doit lui aussi pouvoir encore avancer et quitter la plaine. « [C]hasseur [...] et rien d’autre » (BCP, p. 116), il est donc du côté des pratiques techniques : « Il faisait encore plus de fautes d’orthographe qu’elle (Suzanne). La mère avait toujours dit qu’il n’était pas fait pour les études, qu’il n’avait l’intelligence que de la mécanique, des autos, de la chasse » (ibid., p. 116). Principalement caractérisée par des attributs culturellement qualifiés de « virils » (il chasse, fume, fait souvent l’amour et répare l’auto), sa trajectoire initiatique consiste principalement à se séparer de la mère et de la sœur pour entreprendre sa propre vie. Or ce premier apprentissage s’effectue au sein du microcosme textuel par une pratique de la chasse qui le rapproche immanquablement de la bête. Dès le début du roman, Joseph est conscient de la nécessité de partir et de s’initier. Maître de la forêt, le jeune homme quitte, une fois le crépuscule venu, l’espace domestique du bungalow pour aller braconner au sein des espaces non cultivés du saltus ; la recherche de l’ensauvagement correspond à une épreuve de virilité. La chasse a ainsi lieu la nuit, temps privilégié de l’initiation où les repères entre le domestique et le sauvage sont brouillés. Elle offre la possibilité au jeune homme de se détacher progressivement de la domus familiale et marque pleinement son entrée dans la phase de marge. L’activité semble émancipatoire. En s’écartant du foyer rattaché au féminin, en s’imposant « la rencontre de l’altérité, du contraire » (Vidal-Naquet, 1981, p. 15), Joseph se « réengendre8 » en tant qu’homme :
C’était un chasseur, Joseph, et rien d’autre. [...] À quatorze ans, il avait commencé à chasser de nuit, il se construisait des miradors et partait sans un seul pisteur, pieds nus, en cachette de la mère. Il n’y avait rien au monde qu’il aimait tant qu’attendre le tigre noir à l’embouchure du rac. Il pouvait attendre des nuits, tout seul, par n’importe quel temps, à plat ventre dans la vase. Une fois il avait attendu pendant trois jours et deux nuits et il était revenu avec une panthère noire de deux ans. Il l’avait mise en proue à la pointe de sa barque et tous les paysans s’étaient assemblés sur les berges du rac pour le voir arriver. [BCP, p. 116]
Pourtant, il tombe rapidement dans un excès de corps qui le marginalise. N’oublions pas que l’initiation consiste (pour reprendre l’expression de Pierre Vidal-Naquet) en l’épreuve d’un « ensauvagement programmé » (1981, p. 15). Si le détour par la sauvagerie et les marges non cultivées sont nécessaires, ce temps d’épreuve se doit d’être limité à un contexte spatio-temporel précis. Mais Joseph ne sait quitter les marges du sauvage. D’abord collective et masculine, la pratique intensive de la chasse désociabilise finalement le jeune homme et le retranche à la périphérie géographique et sociale de la communauté villageoise masculine :
[Jean Agosti] connaissait mal joseph, comme ils étaient nombreux à mal le connaître [...]. Comme bien des gens il prétendait que Joseph était un peu fou et capable de faire des choses inexplicables. Ils avaient chassé ensemble et il n’avait jamais vu personne chasser avec cette intrépidité. Et un jour, disait-il, il avait été un peu jaloux de Joseph. C’était pendant une chasse de nuit, il y avait deux ans de cela. Il avait eu très peur, mais Joseph, non, Joseph n’avait même pas remarqué qu’il avait eu peur. Il avait été poursuivi par une jeune panthère dont ils avaient tué le mâle. La poursuite avait duré une heure. Tout en fuyant, Joseph tirait sur la panthère. Il se cachait et de son abri il tirait. Ses coups de fusils les signalaient chaque fois à la bête qui devenait de plus en plus furieuse. Au bout d’une heure Joseph avait réussi à l’avoir. Il ne lui restait plus que deux balles dans sa cartouchière et ils s’étaient éloignés tellement qu’ils étaient à deux kilomètres de la piste. Depuis ce jour, Agosti n’avait plus chassé que très rarement avec lui. [BCP, p. 274 ; nous soulignons]
L’inclinaison de Joseph pour le monde sauvage (rapproché d’un état de folie) l’écarte définitivement du groupe ; c’est bien son comportement « inexplicable », mettant en danger le reste des chasseurs, qui entraîne sa marginalisation. Joseph ne respecte pas les règles et les conventions rituelles implicites ordonnées par la communauté. La phase d’agrégation symbolisant le retour à la communauté et la consommation des chairs n’est jamais établie dans le cas de Joseph. Davantage braconnier que chasseur, car en marge des hommes et de leurs lois, Joseph ne consomme pas toujours les animaux, les laissant sanguinolents, dans le cru, état du sauvage, jusqu’au pourrissement :
Joseph avait tué le cerf et l’une des biches l’avant-veille et les deux autres il y avait trois jours, et celles-là ne saignaient plus. Les autres perdaient encore leur sang goutte à goutte par leurs mâchoires ouvertes. Joseph chassait souvent, parfois une nuit sur deux [...]. Mais Joseph ne pouvait pas se résigner à revenir bredouille de la forêt. Et on faisait toujours comme si on mangeait les biches, on les accrochait toujours sous le bungalow et on attendait qu’elles pourrissent avant de les jeter dans le rac. [ibid., p. 14]
Le jeune homme est porteur du sang noir décrit par Bertrand Hell, cette fièvre extrême qui ne lui permet plus « de se satisfaire des limites de la chasse mesurée » (Hell, 2012, p. 48). Le goût de la chasse devient une rage débridée. Joseph ne chasse pas uniquement pour manger ou se vêtir des peaux, il chasse hors des limites du raisonnable, c’est-à-dire bien plus que ce qui peut être consommé par la famille. De même, ce dernier ne sort jamais de l’étape marginale que représente la période de chasse dans la mesure où la « déraison manifestée par le chasseur dans la poursuite de l’animal sauvage » (Hell, 1988) trouve un prolongement au sein de sa vie sociale. L’écart engendré par l’activité cynégétique n’est plus ordonné au sein d’un espace-temps précis ; une fois la frontière du retour à la communauté franchie, le jeune homme ne réussit pas pour autant à se détacher du sang sauvage. Et pour cause, dès les premières pages du roman il apparaît comme le personnage le plus ensauvagé du trio familial. Sa chambre, espace de l’intime, est décrite comme la pièce la moins meublée de la maison, décorée uniquement de fusils et de « peaux qu’il tannait lui-même et qui pourrissaient lentement en dégageant une odeur fade et écœurante » (BCP, p. 115). Ses attitudes sont également dépeintes comme rustres et sauvages. Pris d’« accès de rage » (ibid., p. 152) – et selon l’imaginaire de l’ensauvagement étudié par Bertrand Hell, la rage incarne la manifestation la plus effrayante du désordre délétère du sang noir (Hell, 2012, p. 168) –, il jure, frappe et « gueule » (le terme laisse déjà entendre l’affiliation animalière). Mais cet ensauvagement est surtout visible dans les goûts alimentaires des personnages. Les travaux de Frédéric Saumade portant sur le triangle sémantique du sang animal, esquisse une théorie alimentaire culturellement genrée, basée sur les pratiques cynégétiques :
La noirceur et le goût fort de la viande sont donc associés aux chasseurs, hommes dont le sang est assez puissant pour être au diapason de l’univers sauvage, tandis que la blancheur et la douceur renvoient à la domesticité et aux femmes, normalement exclues de la traque des gros gibiers. [Saumade, 1995, p. 115]
Le texte textualise cette différence symbolique. Si Suzanne mange son riz avec « une grande rasade de lait condensé » (BCP, p. 27) (aliment symboliquement lié à l’enfance), Joseph dévore de l’échassier, « une belle chair sombre et saignante » (ibid.), ce qui correspond au « goût alimentaire pour les viandes les plus noires » (Hell, 2012, p. 49) que décrit Bertrand Hell. Le régime alimentaire du chasseur est en effet loin d’être anecdotique ; c’est bien de la chair sanglante de la proie ingérée que découle la jagdfiever (littéralement la fièvre de la chasse). Le sang est vecteur d’un flux d’ensauvagement ; l’homme en porte les marques dans sa propre chair. Liminaire, Joseph traverse les marges du sauvage jusqu’à ne plus savoir distinguer les limites entre nature et culture et finalement, humanité et animalité. En se nourrissant du sang de la bête, il devient chasseur au sang noir et prend les caractéristiques de l’animal traqué jusqu’à faire corps avec lui.
L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord sont plus proches du matériau autobiographique et présentent, tout comme dans « L’histoire de Léo », deux frères : Paulo, chasseur de tigre et Pierre, chasseur d’hommes. Si la famille a quitté les plaines du saltus pour s’installer au sein du quartier colonial de Vinh-Long (la maison de fonction de la mère est de plus au cœur même de l’école, le campus) l’ensauvagement n’en est pas pour autant amoindri. L’excès de sauvagerie familiale est souvent présenté comme survenant de la violence du frère aîné. La brutalité de Pierre, accrue par l’impuissance de la mère, contribue par conséquent à désociabiliser la famille, déjà appauvrie par la mort du père et les mauvais choix financiers qui suivirent. Cette dernière refuse d’aller « au Cercle [des femmes colons] parce qu’elle a honte à cause [du] frère aîné » (ACDN, p. 112). Le schéma se répète constamment ; en présence de l’Amant chinois, aucun des fils ne sait se conformer aux convenances sociales : « Mes frères dévorent et ne lui adressent jamais la parole. Ils ne le regardent pas non plus. Ils ne peuvent pas le regarder. [...] S’ils pouvaient faire ça, l’effort de voir, ils seraient capables par ailleurs de faire des études, de se plier aux règles élémentaires de la vie en société » (A, p. 62 ; nous soulignons). Refoulée aux marges du sauvage, la famille n’est plus sujette à la loi des Hommes, mais bien à une « loi animale » (ibid., p. 13). La fratrie est qualifiée dans L’Amant de « communauté invivable » (ibid., p. 68) les frères « dévorent », « continuent à dévorer », « dévorent comme [la narratrice n’a] jamais vu dévorer nulle part » (ibid., p. 62) ; les repas deviennent également l’objet de violentes bagarres où les plus jeunes tentent de protéger leur nourriture de la voracité de l’aîné : « Pierre a repris le morceau de viande dans l’assiette de Paulo et l’a mis dans la sienne. Et il l’a mangé – un chien on aurait dit. Et il a hurlé : un chien, oui c’était ça » (ACDN, p. 28). L’humanité devient bestialité.
Si le petit frère chasseur reste idéalisé par la narratrice (tout comme l’était déjà à certains égards Joseph), le grand frère prend les caractéristiques d’un chasseur qui se situe à l’extrémité même de la pratique cynégétique : celui qui, par excès de corps, par excès de sang noir surtout, ne chasse plus chez les animaux, mais dans le cercle des hommes. Déjà dans « L’histoire de Léo », la jeune narratrice construisait un parallèle intéressant entre le frère aîné et le chasseur : « Mon frère aîné arrivait à son tour ; lorsqu’on parlait d’argent, lorsque dans une conversation il entendait qu’il en était question, il arrivait frémissant, tel le chasseur qui entend le cri du tigre » (CG, p. 49). La comparaison se poursuit dans la caractérisation du frère dans L’Amant : « Son premier mouvement c’est de tuer, de rayer la vie, de disposer de la vie, de mépriser, de chasser, de faire souffrir » (A, p. 93 ; nous soulignons). Le frère ne sait plus différencier les bêtes des hommes. À l’écart des lois, il ne respecte pas les limites préétablies dans la communauté ; tabou ultime, il chasse au cœur même de son cercle social et devient un prédateur pour ses prochains. L’activité cynégétique, associée ici au meurtre, à l’anthropophagie et à l’inceste, traduit sa mauvaise initiation. Le comportement de Pierre reflète les entorses à la coutume, il est le résultat de manquements et d’incomplétudes.
Car Pierre ne trouve jamais sa place. Toute existence en dehors du cercle familial lui est refusée : « Ma mère n’a jamais parlé de cet enfant. Elle ne s’est jamais plainte. Elle n’a jamais parlé du fouilleur d’armoires à personne. Il a en été de cette maternité comme un délit. Elle le tenait caché » (ibid., p. 94). Si le frère aîné s’écarte un temps du foyer, c’est pour mieux y revenir. Dans l’excès du « trop proche », « la rencontre de l’altérité, du contraire » (Vidal-Naquet, 1981, p. 15) qu’implique la chasse en forêt n’a jamais lieu dans la mesure où l’activité cynégétique est pratiquée au sein de la communauté familiale (sans phase de séparation donc). Pierre vivra avec la mère, sans jamais se « réengendrer ». Après le décès de cette dernière, « il mène une existence étrange » (A, p. 93), « vi[t] dans une grande solitude » (ibid.), « dort pendant un an dans un fauteuil » (ibid.). Mère et fils se retrouveront dans la mort : « Elle a demandé que celui-là soit enterré avec elle. [...] Ils sont tous les deux dans la même tombe. Eux deux seulement. C’est juste. L’image est d’une intolérable splendeur » (ibid., p. 99). Cet aspect marque certainement la plus grande différence entre Joseph et Pierre : l’aîné des frères n’a pas su se détacher de la folie de la mère, de son amour mortifère, et c’est ce qui a rendu son existence misérable, à l’écart de toute communauté.
Pierre est un chasseur d’hommes. Le film La Nuit du chasseur du réalisateur américain Charles Laughton (1955) raconte l’histoire d’une mère ayant littéralement fait entrer « le diable » dans sa maison en l’épousant et la traque des deux jeunes enfants (un frère et une sœur) qui s’en suit. Le film devient par un processus d’intertextualité une référence culturelle au sein même du récit. La narratrice construit à plusieurs reprises un parallèle entre l’intrigue cinématographique et son enfance : « Autour du souvenir la clarté livide de la nuit du chasseur. Ça fait un son strident d’alerte, de cri d’enfant » (A, p. 65). L’appel à l’aide face à l’homme devenu bête sera à plusieurs reprises formulé, mais jamais entendu. Et le petit frère, devenu la proie de ce prédateur de chair humaine, en mourra finalement : « je suis hantée par la mise à mort de mon frère. Pour la mort une seule complice, ma mère » (A, p. 26 ; nous soulignons) ; « Le frère aîné restera assassin. Le petit frère mourra de ce frère. Moi je suis partie, je me suis arrachée. Jusqu’à sa mort le frère aîné l’a eue [la mère] pour lui seul » (ibid., p. 70 ; nous soulignons). Pierre prend la figure d’un chasseur fratricide.
L’importance accordée à l’étude des pratiques cynégétiques au sein des récits nous permet d’interroger la représentation du sauvage dans un corpus durassien évoquant notamment en toile de fond l’entrée en écriture. Notre angle de lecture se situe plus largement dans la problématique de l’impossible délimitation entre nature et culture, qui se concrétise elle-même par la surreprésentation des phénomènes d’entre-deux. En ce sens, les questions d’initiation, de passage et de circulation sont centrales dans le corpus. Nous avons déjà mentionné précédemment la porosité des frontières au sein des textes ; le but était alors de mettre en exergue la « liminarité » de ces espaces de marge constamment ouverts à des dynamiques contraires. Mais n’oublions pas que les marges géographiques impliquent indéniablement des écarts sociaux, comportementaux et corporels. Or la trajectoire initiatique « virile » des personnages masculins, principalement associée à l’imaginaire cynégétique, s’inscrit dans cette ambivalence identitaire où les débordements du corps sauvage deviennent l’objet des principaux conflits cosmologiques. Liminaires, frères et amants troublent les frontières, inversent les rôles en devenant tour à tour chasseur et chassé, homme et bête, prédateur et proie. La mise en lumière des comparaisons animalières les plus fréquentes grâce à l’analyse du bestiaire durassien est fondamentale ; elle nous permet de mettre à jour le subtil jeu de renversement carnavalesque qui rythme la narration et notamment, les dynamiques initiatiques qui s’en dégagent.
Si le progressif apprentissage viril de Joseph prend forme l’exploration des limites qu’il expérimente depuis le début de son adolescence par l’activité cynégétique (rencontre des marges ensauvagées, pratique débridée de la chasse, écart du groupe), la première initiation du jeune homme n’a cependant pas lieu en forêt, mais sur les terres du bungalow. Selon Suzanne, Joseph devient pour la première fois « tout à fait un autre homme » (BCP, p. 246) le jour où il se confronte à l’agent du cadastre et remet en cause le système hiérarchique sur lequel est fondée la société coloniale : « C’était la première fois qu’il se mêlait d’une affaire concernant la concession. [La mère] n’avait pas senti se faire ce qui était déjà les premiers signes du printemps de Joseph, sa nouvelle importance » (BCP, p. 248 ; nous soulignons). Le terme de « printemps » pour évoquer le progressif affranchissement de Joseph nous permet d’entrer dans un réseau métaphorique particulièrement intéressant dans la mesure où la période de carnaval, bâtie sur des cycles saisonniers et agricoles, signe dans certaines interprétations le commencement de la saison printanière et la célébration du renouveau qui l’accompagne (Belmont, 1973, p. 73).
Le vieux monde anéanti est donné avec le nouveau, représenté avec lui, comme la partie agonisante du monde bicorporel unique. Cet épisode narrant une rébellion du fils contre l’ordre établi participe par l’homologie rite/récit à la mise en discours d’une pratique charivarique. La chasse de l’agent cadastral qui découle de ce renouveau adolescent s’inscrit à notre sens dans une logique de carnavalisation littéraire intrinsèquement reliée aux pratiques cynégétiques.
L’épisode – raconté rétrospectivement par Suzanne – fait suite à l’écroulement des barrages et se situe deux années avant la trame principale du récit. Pourtant, il revêt une importance fondamentale dans la construction identitaire des personnages dans la mesure où il raconte l’amorce d’un renversement des pôles de pouvoirs : au niveau du microcosme familial, le fils supplante pour la première fois la mère déjà souffrante et assoit son autorité ; au sein de la structure hiérarchique coloniale le texte décrit une inversion généralisée des classes sociales par le renversement carnavalesque du haut et du bas, du dominant et du dominé, du gras et du maigre. La mise en scène d’une carnavalisation littéraire va crescendo jusqu’à l’apogée sacrificiel et la mise à mort métaphorique de l’agent cadastral animalisé. Les premières lignes décrivent l’administrateur colonial comme un homme tout à fait « ordinaire », « de taille moyenne, brun », seul son « visage abrité sous un casque colonial » (BCP, p. 246) laisse paraître sa fonction politique. Tout, pourtant, l’oppose déjà à Joseph. Symbole de l’institution coloniale, censé posséder une « puissance discrétionnaire, quasi divine » (ibid., p. 247), l’agent « habillé » (ibid., p. 250) touche « une solde importante » et parle tout d’abord « presque gentiment » (ibid., p. 247) quand Joseph « torse nu » et « peu poli » (ibid.) se montre d’une « grossièreté [...] évidente » (ibid.).
On ne savait jamais lorsqu’on ne le connaissait pas, sur quel ton lui parler, par quel biais le prendre et comment dissiper cette brutalité [...] Penché sur la balustrade, le menton dans la main, il regardait l’agent cadastral et celui-ci n’avait sans doute jamais été regardé avec une violence aussi sereine. (ibid.)
Face à la loi littératienne du cadastre, l’oralité du corps juvénile domine. Le vocabulaire injurieux constitue en effet selon le terme de John Austin une « performativité du langage9 » ; la parole, aussi violente que des actes, prend corps et ancre l’action : « [Joseph] piétinait l’autre, habillé et tout rouge, il faisait voler en éclat son pouvoir si bien assuré pourtant et jusque-là, pour tous, si terrifiant » (ibid., p. 250). L’image montre la puissance des mots, qui tout à coup causent les pires maux. Le renversement du haut (l’institution coloniale) par un bas corporel va principalement s’exprimer par le rire. L’arnaque du cadastre et la destruction des barrages qui, jusqu’alors, prêtaient davantage à pleurer, provoquent soudain une irrésistible envie de rire : « C’était [de la mère] d’ailleurs qu[e Joseph] tenait le don de rire comme ça, de pouvoir tout à coup inventer de rire des raisons même qui, la veille, la faisaient pleurer » (ibid.). D’abord propre à Joseph – « [il] rit aussi soudainement que si on l’avait chatouillé » (ibid., p. 247) –, le rire évolue, une fois partagé, pour devenir l’arme du collectif : « tournée vers eux comme au spectacle, [la mère] rit, elle aussi » (ibid., p. 250). La puissance des rires devient finalement insupportable aux oreilles de l’agent qui y voit, à juste titre, une forte remise en cause de son autorité.
L’agent souleva son casque et s’épongea le front. Il était en plein soleil, sur le terre-plein et personne ne l’invitait à monter. Il savait depuis toujours, il savait avant même qu’ils fussent commencés, que les barrages ne tiendraient pas, n’avaient pas tenu. Ce n’était pas ça qui le préoccupait, mais seulement d’arrêter coûte que coûte cette dégringolade inattendue de toute son autorité dans leurs rires. [ibid. ; nous soulignons]
Le texte met par conséquent en scène un véritable charivari où le rire, au même titre que les instruments générateurs de bruits charivariques, revêt un caractère extrêmement transgressif associé « à la mort, au désordre social et à la rupture cosmique » (Bakhtine, 1998, p. 180). Ambivalent – il reflète « un pouvoir destructeur et en même temps régénérateur » (ibid., p. 181) –, le rire carnavalesque signe le commencement du « monde à l’envers » et la remise en question de l’ordre officiel, que l’agent cadastral désigne ici par métonymie. Il met en scène la toute-puissance du non-officiel qui moque l’autorité et malmène l’ascendance des institutions. En ce sens, s’il est d’abord grinçant et dégradant, il devient vite menaçant.
Le rire des personnages s’accompagne d’un langage familier, caractérisé par l’emploi de grossièretés, de blasphèmes (profanation du sacré) et bien sûr d’expressions injurieuses animalières : « Merde » (BCP, p. 250), « un rat » (ibid.), « [s]’il y a un bon Dieu, c’est qui qui les a fait tenir [les barrages] pour nous donner l’occasion de voir votre gueule » (ibid., p. 251), « Salaud, chiens ! voleurs ! » (ibid.), « Voleur ! Assassin ! » (ibid., p. 252). Nous sommes en plein dans les oralités carnavalesques où le langage, objet symbolique, prend de plus une forte valeur performative. Rabaissé et mortifié, l’agent de « taille moyenne » au début du chapitre devient d’abord un « petit homme » (ibid., p. 248) avant d’être finalement animalisé. Or, la transformation lexicale signe la déchéance du colon : du côté de la culture (il vient ironiquement constater l’impossible mise en culture de la concession), l’agent devient par la puissance du renversement carnavalesque, une bête. L’homologie le rend ainsi plus animalisé encore que la famille ensauvagée. Au-delà des expressions injurieuses, plusieurs valences sémiques tissent un lien grotesque entre le colon et le cochon : « tout rouge » (ibid., p.250), à la « figure écarlate » et « s’engraiss[a]nt » (ibid., p.252) (de l’argent des colons les plus pauvres et des populations locales), la description de l’administrateur colonial s’appuie à plusieurs occasions sur des qualificatifs porcins. La comparaison n’est pas anodine ; symbole de Carnaval dans nos sociétés, le cochon nous permet justement d’interroger nos dérèglements et débordements : « plus qu’aucun autre animal, il semble renvoyer l’homme à sa propre nature ; il interroge l’homme sur son propre comportement ou sur ses excès » (Million, 1998 ; cité par Scarpa, 2000, p. 58). La « cochonnisation » (Scarpa, 2000, p. 129) de l’agent cadastral fait par conséquent écho à la gloutonnerie financière des administrateurs coloniaux, qui s’enrichissent et s’engraissent sur le dos des maigres, soit les plus pauvres. Mais loin de s’arrêter au porcin, la déchéance de l’agent continue encore : du cochon – cultivé – il passe finalement au « rat » (BCP, p. 250), animal connu pour détruire les récoltes et propager des maladies (on pensera bien entendu à la stérilité de la plaine et à la forte mortalité infantile pour lesquelles les agents sont les principaux responsables). Dès lors, par la carnavalisation textuelle, l’agent – gras si abject que même les maigres n’en veulent plus – devient une vermine inconsommable, condamnée à rester dans le cru. Déchu du prestige de ses fonctions, déshumanisé, l’agent cadastral finit chassé par Joseph l’ensauvagé :
Joseph chercha ce qu’il pourrait bien faire. Il trouva. [...] Il courut à sa chambre et reparut armé de son Mauser. Il rirait de nouveau. La mère et Suzanne le regardaient sans rien oser lui dire. Il allait tuer l’agent cadastral. Tout allait changer. Tout allait finir. Joseph épaula son Mauser, visa l’argent cadastral, le visa bien et à la dernière seconde, il leva le canon du fusil vers le ciel et tira en l’air. Un lourd silence se fit. L’agent se mit à courir de toutes ses forces vers son auto. Joseph éclata d’un rire énorme. Puis ce furent la mère et Suzanne. [BCP, p. 252]
Le « printemps de Joseph », fondamental dans la construction du personnage signe, par un bouleversement des cosmologies, la première victoire du maigre sur le gras et par la même occasion, le début du Carnaval familial.
Nous avons déjà montré l’altérité que représentait le personnage de M. Jo au sein de la plaine : véritable élément perturbateur (aussi bien sur le plan narratif que sur le plan symbolique), il apparaît comme totalement hétérogène au saltus ambiant de la plaine, en raison de son extrême richesse bien sûr, mais également par ses manières raffinées et sa ridicule naïveté. Si les nombreux cadeaux qu’il offre à la famille laissent penser à une volonté de domestication du trio, c’est finalement toute la dynamique inverse qui se met en place. À mesure qu’il reste dans la plaine, M. Jo s’ensauvage et se libère de la lourde et ambitieuse éducation donnée par son père. L’homme passe ainsi du côté du sauvage, transgressant en même temps que les frontières géographiques, tous les codes et les normes sociales imposées par son éducation. Afin de comprendre ce qui nous apparaît comme un ensauvagement du personnage, il est primordial d’analyser ses tentatives et échecs d’initiation. En nous penchant sur la trajectoire du jeune homme, nous remarquons que ce dernier expérimente à sa manière une école buissonnière, c’est-à-dire un apprentissage de la broussaille, un voyage initiatique construit sur un détour par les marges ensauvagées de la plaine de Kam. En quittant la ville (période de séparation), M. Jo embrasse la phase de marge, période privilégiée des expérimentations initiatiques. Au même titre que le Chasseur noir antique décrit par Pierre Vidal-Naquet qui, durant « [c]e temps d’épreuve » rencontre « l’altérité, [le] contraire, [le] tout autre » (Vidal Naquet, 1981, p. 15), il y a dans l’expérience transgressive de M. Jo, une volonté d’acculturation pour se (re)découvrir et passer à l’âge d’homme. Le planteur du Nord veut sortir du rang, désobéir à la loi paternelle mortifère et retarder au plus loin son retour au civilisé : « Il avait pris une chambre à la cantine de Ram et une autre chambre à Kam, couchant tantôt dans l’une tantôt dans l’autre afin sans doute de déjouer la surveillance de son père » (BCP, p. 71 ; nous soulignons). Jusqu’alors « élevé à contresens » (ibid., p. 52), il expérimente grâce aux quelques semaines passées à Ram un ensauvagement libérateur marquant la fin d’une maîtrise des désirs et des pulsions : « Je n’ai jamais été heureux moi non plus, dit-il, on m’a toujours forcé à faire des choses que je ne voulais pas faire. Depuis quinze jours je faisais un peu ce que j’aime faire [...] » (ibid., p. 77). M. Jo s’imagine revenu à un « état de nature » où il pourrait vivre sans règles et sans contraintes externes. Il ne comprend par conséquent pas les interdits posés par la famille sur le corps de Suzanne :
Dans son milieu à lui, M. Jo, il était entendu que les filles se gardaient vierges jusqu’au mariage. Mais il savait bien qu’ailleurs, dans d’autres milieux, ce n’était pas le cas. Il trouvait que ceux-là, étant donné le leur de milieu, manquaient pour le moins de naturel. [ibid., p. 97]
Car le prolongement du séjour de M. Jo au sein de la plaine tient surtout dans sa volonté de séduire Suzanne ; à l’origine pour assouvir son puissant désir sexuel pour la jeune fille, par la suite car il pense en être sincèrement amoureux (première boiterie). Sa trajectoire prend la forme d’une initiation à la virilité construite principalement sur l’entreprise de séduction ; pour M. Jo, l’apprentissage de la broussaille consistera principalement en la quête d’une identité sexuelle par la maîtrise du corps et l’acquisition d’un langage amoureux. Or, bâtie sur un grand nombre de défaillances rituelles et relevant à plus d’un titre de la mésalliance, l’initiation de M. Jo est un cuisant échec.
Mentionnons déjà que la conquête amoureuse s’apparente par bien des aspects à l’activité cynégétique. Les métaphores et associations d’idées reliant étroitement la chasse à la sexualité sont communes à notre imaginaire. La réversibilité du motif de la chasse au gibier et du motif de la séduction s’avère en effet extrêmement présente au sein des représentations culturelles occidentales. Chasse et conquête sexuelle apparaissent par conséquent toutes deux comme une épreuve de virilité. Pour Sergio Dalla Bernadina, cet aspect tient dans le fait que :
[l]’excitation ressentie dans l’acte de poursuivre l’animal, de le pénétrer avec ses projectiles, d’inspecter et de manipuler son corps après la mise à mort rappelle l’excitation sexuelle. Mais le référent de ces rêveries, au bout du compte, est moins l’animal qu’un partenaire humain. On pourrait définir la chasse, en tant qu’expérience fantasmatique, comme une prise de possession de l’Autre (que ce soit un antagoniste ou un objet de désir) par animal interposé. [Dalla Bernadina, 2018]
Le lien est également visible dans l’étymologie des termes ; « conquérir » vient du latin classique conquiere, « prendre les armes ». Un détour par la racine du terme « séduire » nous amène dans le même champ d’interprétation cynégétique : seducere signifie à l’origine « amener à part, à l’écart » ; l’idée d’une prédation paraît être une nouvelle fois présente. Et en effet, lors de leur première rencontre à la cantine de Ram, M. Jo expérimente plusieurs manœuvres pour séduire Suzanne, l’isoler de sa famille et la conduire sur un « autre chemin » : « – Une belle fille comme vous doit s’ennuyer dans la plaine… dit doucement M. Jo non loin de l’oreille de Suzanne » (BCP, p. 35). Il parle à plusieurs occasions d’une « voix susurrée » (ibid., p. 36), « sourit de toutes ses dents » (ibid., p. 37) et ne ménage pas ses efforts pour flatter le reste de la famille de manière à obtenir leur confiance. Le but est alors d’être assez légitime aux yeux du trio familial pour raccompagner Suzanne et être, de cette façon, seul avec elle dans l’espace clos de la limousine :
– Vous ne voulez pas essayer mon auto ? Je pourrais vous raccompagner chez vous et revenir à Ram. Ça me ferait plaisir.
Il la serrait étroitement contre lui. [...]
– Peut-être que Joseph pourrait la conduire ?
– C’est délicat, [...] Si vous le permettez une autre fois, dit M. Jo très poliment.
– On va demander à ma mère, dit Suzanne. Joseph partirait devant et on partirait après lui.
– Vous… vous voulez que madame votre mère nous accompagne ?
Suzanne s’écarta de M. Jo et le regarda. Il était déçu et ça ne l’avantageait pas. [ibid., p. 49]
Mauvais séducteur, M. Jo n’a finalement pas grand-chose à voir avec le chasseur tant désiré par la jeune fille. Laid, peureux, un peu idiot10 aussi, « l’amoureux qui échut [finalement] à Suzanne » (ibid., p. 53) est très éloigné de l’idéal viril dans lequel se complaît l’adolescente.
Or, si conquérir, c’est chasser, il s’avère, pour filer encore les métaphores cynégétiques, que l’accès à la virilité a tout à voir avec les représentations animalières. Dans son article « La Voie des oiseaux. Sur quelques récits d’apprentissage » (1986), Daniel Fabre revient en effet sur un thème commun à de nombreux « romans biographiques » depuis Restif de la Bretonne : la quête des nids, des œufs et des oiseaux. Il y décrit les jeux et enjeux des dénicheurs : ces jeunes garçons, qui font l’école buissonnière, éprouvent leur virilité dans cette quête des nids qu’ils cherchent courageusement en haut des arbres. Prélude à la chasse, « [l]a voie des oiseaux » définit un modèle : celui d’une quête qui consiste en « la maîtrise de plus en plus audacieuse du territoire des oiseaux » (ibid., p. 19) (permettant par ailleurs l’exaltation de la ruse, de l’audace, du courage) et qui débouche sur l’accès à l’identité sexuelle et la maîtrise de l’écriture. Pourtant la conquête de l’autre sexe est un échec pour M. Jo. S’il est dit que le père est « Aigle » (BCP, p. 54), le fils se contente d’être un « serin » (ibid., p. 63) (et non « aiglon »), « couvé » (ibid., p. 61) par le regard cupide de la mère. Or, si l’aigle est une image archétypale d’autorité paternelle, loin de s’élever vers les idéaux paternels, le parcours de M. Jo ressemble davantage à une déchéance. Le planteur du Nord n’a rien d’un oiseau de chasse, au contraire : oiseau de bas vol, mal initié, il ne conquiert ni les territoires, ni les terrains, ni les jeunes filles… il se contente de siffler pour séduire, promettant monts et merveilles à Suzanne, mais son chant se solde par un échec.
Plus encore, monde à l’envers oblige, c’est une véritable inversion qui a lieu. Celui qui vient conquérir, celui qui veut chasser sur le territoire de la famille ensauvagée, devient, par une inversion toute carnavalesque, l’animal chassé. Davantage « serin » que faucon ou aigle, M. Jo tient finalement plus du « singe » (ibid., p. 33) que de l’homme. L’analogie, formulée par Joseph, permet notamment d’appuyer son ridicule et sa laideur. Animalisé par la famille ensauvagée, le mauvais chasseur permet l’inversion jusqu’au ridicule des rapports de force entre le domestique et le sauvage, entre le riche et les pauvres, et enfin, entre l’homme séducteur et la femme à séduire. Celui qui voulait chasser la fille, « risque [finalement] sa peau » (ibid., p. 97). Ainsi animalisé, il est confronté au frère chasseur et à la mère carnavalesque qui « veill[ent] férocement » (ibid.) sur la virginité de Suzanne. Le désordre l’emporte.
Mais, quelle place donner à M. Jo ? À l’inverse de Joseph, l’excès de sauvage du planteur ne le rapproche jamais du sang noir du cerf ou du sanglier, et surtout, de leur formidable vigueur sexuelle. S’il devient bien une proie pour la famille ensauvagée, M. Jo n’a absolument rien d’un gibier. Au contraire, la comparaison de M. Jo avec un veau (animal de ferme donc semi-domestiqué) met principalement en doute la virilité du jeune homme, et notamment sa capacité à « être un homme ». La dimension « d’un goût douteux » (BCP, p. 73) que Joseph attribue à la comparaison évoque certainement la castration du jeune animal, non destiné à devenir taureau… Contraint de quitter la plaine après un parcours riche d’embûches construit sur des manquements, il n’a en effet su trouver sa place ni au sein de la grande ville, où il reste dans l’ombre de son père, ni au sein des espaces ensauvagés du saltus, où la non-maîtrise de son corps l’animalise. N’ayant pu s’élever à l’état d’homme, M. Jo reste un crapaud boiteux, un être-frontière bloqué sur les seuils, figé dans l’entre-deux constitutif des « inachevés » comme son nom le laissait déjà présager. L’école buissonnière est un échec, mais ce personnage liminaire, éternel passant, aura au moins joué le rôle de passeur auprès de Suzanne.
L’échec initiatique de M. Jo permet justement une mise en parallèle avec l’autre itinéraire masculin présent dans Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma, celui du chasseur Joseph, dont nous avons mentionné l’excès d’ensauvagement. Son départ de l’hôtel central s’inscrit en effet comme une suite logique aux longues parties de chasse nocturne dans les forêts de Kam. Il s’agit dans les deux cas d’une période de séparation d’avec la mère et la sœur durant laquelle Joseph suit son propre parcours pour se « réengendrer ». L’écart dans les marges du saltus provoqué par l’activité cynégétique se transforme par conséquent en un écart au sein de la ville coloniale. C’est à l’Eden Cinéma que le jeune homme au sang noir rencontre Lina, figure d’altérité au même titre que la bête, mais sur un autre extrême : riche, mariée et éduquée, elle est aux antipodes de Joseph et de son ensauvagement. Or, une fois encore, chasse et pratique deséduction vont de pair ; même au sein de la grande ville, Joseph garde toujours son statut de chasseur. Dans Unbarrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma, il est d’ailleurs présenté comme « un chasseur de Ram/Réam » (BCP, p. 210 ; EC, p. 37) par Lina. Et en effet, le fort désir physique ressenti par Joseph est amalgamé au plaisir sanguinaire de la chasse. Pour le chasseur au sang noir, caractérisé par la forte vigueur sexuelle des animaux en rut, Lina n’est qu’une proie à traquer.
Sa bouche était rouge, du même rouge que ses ongles. Ça m’a fait un choc de les voir réunis si près. Comme si elle avait été blessée aux doigts et à la bouche et que c’était son sang que je voyais, un peu l’intérieur de son corps. Alors j’ai eu très envie de coucher avec elle [...]. [BCP, p. 208]
L’image du corps recouvert de sang, ouvert, rappelle celui d’un animal chassé : c’est d’ailleurs ce rapprochement mortifère qui fait naître le désir de Joseph. Traque animale et conquête féminine se confondent. L’irrésistible envie du corps de l’Autre, qui ne peut être immédiatement consommé, est assimilée à une longue prédation où le chasseur est mis à rude épreuve : « Depuis deux heures, depuis l’Eden, je la cherchais dans un tunnel au bout duquel elle se tenait et elle m’appelait de ses yeux, de ses seins, de sa bouche, sans que je puisse arriver à l’atteindre » (BCP, p. 215). Le corps de Lina n’est plus perçu comme un ensemble ; il est décomposé par le regard de Joseph, fantasmatiquement dépecé.
Or, une fois encore, le chasseur sera finalement dans la posture du chassé, et la proie finira par dominer le prédateur. Lina n’a en effet rien d’une bête traquée, véritable figure de passeuse, la jeune femme mène la danse durant toute cette soirée. En faisant naître en Joseph un désir nouveau, et surtout, en ne se donnant pas immédiatement à lui, elle lui transmet un savoir, celui de la maîtrise du corps et des pulsions, loin de l’animalité métaphorique du corps désirant : « Depuis le commencement de ma vie je n’avais jamais eu aussi faim ni aussi soif ni autant envie d’une femme » (ibid., p. 217). Loin des excès sauvages de la forêt ensauvagée et de ses pulsions meurtrières incontrôlables, le corps du chasseur est apprivoisé par Lina, dont le prénom avertit déjà de la ligne (de conduite) à suivre (Lina/ligne à). La soirée revêt en ce sens les caractéristiques d’un rite de passage dans la mesure où elle permet à Joseph, par une série d’épreuves diverses, de dépasser le seuil de l’ensauvagement. En effet, selon les termes d’Arnold Van Gennep dans Le Folklore français, du berceau à la tombe :
Les cérémonies et les rites de passage jouent un rôle considérable dans toute la vie sociale, même dans la nôtre, parce que la vie elle-même progresse par oscillation et par étape. [...] Le but est de passer sans danger d’un état de fait, ou d’un état social, ou d’un état moral et affectif à un autre, généralement considéré comme supérieur et meilleur. [Van Gennep, 1981, p. 111]
Ce contrôle nouveau du corps apparaît notamment dans l’exercice de la danse : « On a joué Ramona. Alors, tout d’un coup, j’ai eu envie de bouger, de danser. [...] Jusque-là je croyais que je ne savais pas danser et tout d’un coup j’étais devenu un danseur. Peut-être que je serais arrivé à danser sur une corde raide » (BCP, p. 216). En pleine maîtrise de lui-même, apprivoisé, Joseph devient un danseur, capable de maîtriser son corps, ses désirs et ses pulsions. Les gestes sont désormais contrôlés, la technique est incorporée. Joseph s’est « réengendré11 », il renaît autre, différent, aussi bien psychologiquement que physiquement. En même temps qu’il quitte la phase de marge, il se soustrait à l’ensauvagement de la plaine. S’en suit par conséquent une mort symbolique : « On s’est embrassés. /J’ai cru que j’étais mort » (EC, p. 139), et bien sûr une renaissance, en tant qu’homme, adulte, initié.
C’est là, tout seul, que je me suis dit que j’étais en train de changer pour toujours. J’ai regardé mes mains et je ne les ai pas reconnues : il m’était poussé d’autres mains, d’autres bras que ceux que j’avais jusque-là. Vraiment je ne me reconnaissais plus. Il me semblait que j’étais devenu intelligent en une nuit, que je comprenais enfin toutes les choses importantes que j’avais remarquées jusque-là, sans les comprendre vraiment. [BCP, p. 219 ; nous soulignons]
À l’inverse de M. Jo, qui ne quitte ni le statut du bête, ni celui de la bête, la rencontre de Lina oblige Joseph à quitter l’animalité pour désormais s’inscrire dans l’humanité et s’intégrer dans de nouveaux réseaux d’échanges matériels et symboliques. Edmund Leach décrit justement la symbolique de transition :
Quand un individu transite d’un statut social à un autre, la symbolique de l’action rituelle recopie obstinément la même image : la mort puis la renaissance. L’individu « meurt » dans son ancien rôle et il « renait » dans sa nouvelle position. L’imagerie de l’« agonie » de l’initié dans son ancien rôle prend parfois la forme d’une dépouille qu’on jette, un vieux costume ou une vieille peau, et le rite exige fréquemment qu’on lui retire pour de bon quelque chose de son corps [...] [Leach, 1980, p. 64]
Pour Joseph, devenir homme, c’est en effet quitter les marges du sauvage et par conséquent, le corps animal, le corps enfant, le corps de l’idiot aussi, qui s’inscrivent tous dans l’incomplétude. Devenir homme, c’est en effet quitter les marges du sauvage et par conséquent, le corps animal, le corps enfant, le corps de l’idiot aussi, qui se situent tous dans l’incomplétude. Du corps à l’esprit, Joseph est désormais autre, initié. Intelligent, du latin intellegere (inter-lego), il connaît désormais la loi (lego). La domestication du corps ensauvagé s’accompagne d’une acquisition de savoirs qui dépasse stricto sensu le domaine corporel pour s’inscrire dans l’intellectuel :
Suzanne ne reconnut pas tout à fait le langage de Joseph. Autrefois il ne parlait pas avec cette profondeur et il formulait rarement des jugements d’ordre général [...] Après qu’elle eut parlé, Suzanne leva les yeux vers Joseph. Elle le reconnut à peine. [BCP, p. 242 ; nous soulignons]
Il paraissait exténué de fatigue mais calme, sûr, arrivé. [BCP, p. 188, nous soulignons]
Refouler le sauvage permet de rétablir l’ordre. Le rite initiatique a permis une modification de la place marginalisée qu’il tenait jusqu’alors dans la société : Joseph est désormais conscient de son identité, de son rôle social et de sa fonction dans la société. Il connaît sa place et sait que cette dernière ne peut se trouver auprès de sa mère :
Depuis toujours, je me préparais à être un homme cruel, un homme qui quitterait sa mère un jour et qui s’en irait apprendre à vivre, loin d’elle, dans une ville. [...] J’ai pensé à toi, à elle, et je me suis dit que c’était fini, de toi, d’elle. Je ne pourrais plus jamais redevenir un enfant [...]. [BCP, p. 222 ; nous soulignons]
Une fois de retour à la plaine, l’ensauvagement ne reprend pas le dessus ; au contraire, son comportement est en décalage avec les attitudes propres à cet espace du saltus. Initié, domestiqué et adulte, Joseph ne trouve plus sa place au sein du saltus de la plaine : « Ses chemises étaient toujours très propres et il se rasait tous les matins. [...] À le voir d’ailleurs, n’importe qui l’aurait deviné et aussi que personne, rien, ne pouvait plus l’empêcher de partir. À chaque heure du jour il était prêt » (ibid., p. 228) Mis à part quelques échassiers, Joseph ne chasse plus. Il est définitivement guéri de la fièvre du sang noir : lorsqu’au bout d’un mois, Lina se rend à la plaine pour venir le chercher et le ramener cette fois définitivement à la grande ville, Joseph laisse derrière lui tout ce qui marquait son ancienne identité de chasseur, c’est-à-dire ses peaux et ses fusils. Le jeune homme ne vit désormais plus du côté des bêtes, mais bien du côté des Hommes.
Autre récit, autre frère, autre itinéraire ; poursuivons notre parcours au sein du bestiaire indochinois. Par son agressivité – qui implique un manque de contrôle corporel –, Pierre, le grand frère chasseur d’humain, est comparé à plusieurs reprises dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord à un chien : « Pierre a repris le morceau de viande dans l’assiette de Paulo et l’a mis dans la sienne. Et il l’a mangé – un chien on aurait dit. Et il a hurlé : un chien, oui c’était ça » (ACDN, p. 28 ; nous soulignons) La comparaison au chien n’est pas anodine. Ce dernier s’inscrit en effet comme l’animal privilégié du chasseur ; le terme même de cynégétique vient du grec κυνηγέω (« chasser, poursuivre »), lui-même composé de κύων et ἄγω qui a pour sens « mener les chiens [pour chasser] » (Lombard-Jourdan, 2005, p. 136). L’analogie fait par conséquent référence aux chiens de sang, entraînés pour pister les gros gibiers blessés. Pour Pierre, l’émergence d’un « corps sauvage » se figure en effet par sa pratique déraisonnée de la chasse qui le meut hors des conduites réglées de la cité. Poussé par la Jagdfieber, véritable résurgence de l’instinct de chasse, il glisse du domestique au sauvage et transgresse la frontière entre humanité et animalité, devenant chien de sang chassant dans sa propre famille. Dans cette perspective, la « chasse » pratiquée par Pierre peut être comparée à l’imaginaire de la chasse maudite : « “Un désordre de hurlement, de gémissements, d’agonie, de cris de rage, de torture, de malédictions et d’aboiements” : voici sous quelle forme se manifeste le passage de la chasse maudite [...] » (Hell, 2012, p. 217). En intégrant les pratiques cynégétiques au cœur de la domus, le frère aîné se place du côté de l’animal obnubilé par le sang de la proie, de l’irréfléchi, de l’instinct au détriment de toute mesure. La comparaison canine le rapproche également de l’ignominie des agents du cadastre, ainsi nommés à plusieurs reprises au sein du cycle indochinois : « Voilà qui ferait plaisir à ces chiens du cadastre de Kam » (BCP, 237).
La littérature anthropologique a abondamment analysé le chien comme une figure de la limite ; « à la fois dedans et dehors ce dernier participe tantôt au monde de la nature, tantôt à celui de la culture, et occupant, en tant que catégorie animale, un statut ambigu » (Couroucli, 2005, p. 232). Sur le seuil, psychopompe, le chien évoque également le passage sans fin entre la vie et la mort. Cet entre-deux occupé par le chien dans plus d’une cosmologie est évoqué dans l’analyse d’Edmund Leach sur les insultes animales (1980, p. 64).L’anthropologue note que l’anglais
[e]n tant qu’insulte, le terme désigne quelqu’un à qui on refuse le statut de personne humaine, l’état de chien étant associé à une déchéance, une existence dévalorisée, ingrate, indigne de respect (Stewart 1990 ; Herzfeld 1980 ; Saunier 1983 ; Karagiannis-Moser 1993). On verra que l’étymologie du mot skilos, employé par le grec moderne pour désigner le chien, renvoie aussi à la mort violente et aux cadavres, à la victime, tandis que kuon, le mot classique, renvoie à la chasse et au chasseur. [Couroucli, 2005, p. 238]
Incestueux – « les chiens sont connus pour s’accoupler entre parents et enfants » (ibid., p. 231) –, les chiens mangent également leurs excréments, ce qui les rend impropres et inconsommables. Pensé comme une créature déchue, l’animal canin représente « l’antithèse du code de comportement humain » (ibid., p. 228). Qualifier Pierre de « chien » c’est le renvoyer à ce qui est autre, mettre en exergue sa sociabilisation défectueuse et l’exclure définitivement par l’animalisation de la société des Hommes : « Les chiens au masculin sont des ennemis, des traîtres, des hommes sans honneur » (ibid., p. 234). Voleur, drogué, violent, il s’inscrit dans la non-maîtrise d’un corps qu’il laisse allégrement s’exprimer et qui le marginalise au sein de la communauté : « Le frère aîné souffre de ne pas faire librement le mal, de ne pas régenter le mal, pas seulement ici, mais partout ailleurs » (A, p. 72). Étant donné sa relation exclusive avec la mère carnavalesque, il n’a pas su construire de relation exogame, faire alliance au dehors de la domus et par conséquent trouver la bonne distance entre soi et l’autre. À l’inverse, la mère n’a pas compris l’importance de poser des limites à la violence du fils aîné au sein de la fratrie : « Faire que l’aîné soit tout à fait séparé des deux plus jeunes. Elle ne l’a pas fait. Elle a été imprudente, elle a été inconséquente, irresponsable » (ibid., p. 68). L’état ensauvagé du frère s’avère donc être la conséquence d’une initiation ratée, d’un rite de socialisation non accompli, non abouti. Mal initié, Pierre s’est construit en dehors des exigences et obligations de la coutume ; bloqué dans les marges territoriales, sociales et comportementales, son itinéraire est un échec. Si sa sœur devenue narratrice s’est « arrachée » (ibid., p. 70) à la famille mortifère, Pierre se positionne dans l’entre-deux constitutif des liminaires.
Dès lors, frère ensauvagé possédant l’« intelligence du diable » (ACDN, p. 167), Pierre est, au même titre que le chien, une figure des seuils. Cette perspective en fait un personnage intrinsèquement relié à la mort. Une contiguïté est tissée entre passion cynégétique et fureur diabolique. Homme devenu bête, Pierre est par sa conduite violente un prédateur de chair humaine. Il prend plaisir à la brutalité des coups de la mère contre sa fille, voulant « que ça dure encore et encore jusqu’au danger. Ma mère n’ignore pas ce dessein de mon frère aîné, obscur, terrifiant » (A, p. 72), et s’attaque lui-même au frère, sa violence étant vécue par la narratrice comme une « mise à mort de (Paulo) » (ibid., p. 70) : « Le frère aîné restera assassin. Le petit frère mourra de ce frère » (ibid. ; nous soulignons). Incapable de se détacher de la double veuve, il signe son exclusion de la société pour mener une existence liminale entre le monde des hommes et le monde des bêtes, le monde des vivants et celui des morts.
L’ethnologue Daniel Fabre analyse « la voie des oiseaux » comme une coutume majeure d’initiation masculine dans notre société.
Chaque étape, de l’enfance à l’adolescence, est marquée par une progression dans la maîtrise du monde naturel et social, qui emprunte la voie des oiseaux. Strictement réservée aux garçons, celle-ci représente, dans un jeu métaphorique luxuriant, l’accès à l’identité sexuelle et, dans un second temps, aux langages amoureux [...] Elle produit, de la sensation au savoir-faire, une maîtrise particulière du monde naturel et elle inaugure, d’un même mouvement, une transformation de la personne au moment où il convient de « faire les garçons », de produire en eux les manières d’être de leur sexe. [Fabre, 1986, p. 17]
Pourtant, « la voie des oiseaux » présentée dans le cycle indochinois dépeint des parcours mortifères faits de ratages initiatiques. Les oiseaux des récits (particulièrement présents dans L’Amant de la Chine du Nord, texte de la maturité marqué par une omniprésence de la mort) révèlent des connotations sinistres et inquiétantes ; loin de délier les langues, ils aboutissent au mutisme et sont annonciateurs des malheurs à venir.
Paulo, décrit dans L’Amant de la Chine du Nord comme un enfant « à part », entretient un rapport étroit avec les oiseaux. En effet, le jeune frère semble dans un premier temps comprendre le langage des volatiles : « Il écoute les oiseaux » (ACDN, p. 32), « Paulo s’arrête et regarde le ciel. Il répète les mots : le ciel… les oiseaux… » (ibid.),« la lune elle réveille les oiseaux » (ibid.). Mais si l’oiseau est « par excellence, un être parleur » (ibid., p. 20), Paulo ne sort que rarement du silence sinon pour prononcer des phrases qui restent cryptiques pour le reste de sa famille. Dès lors, si « la voie des oiseaux » définit le modèle privilégié d’une quête masculine débouchant sur l’accès à l’identité sexuelle et la maîtrise de l’écriture, le corps de Paulo pèche ; loin de maîtriser l’acquisition du sexe et du langage, le petit frère reste marqué par son étrangeté. Enfermé dans son mutisme et sa différence, il est incapable d’acquérir une technique sociale du corps et reste bloqué dans cette voie des oiseaux inachevée, sans jamais en acquérir les codes : « Il dit rien mon petit frère. Il sait rien » (ACDN, p. 55). Tout évoque l’incomplétude et la liminarité du personnage ; inadapté à la vie en société, il est « prisonnier dans sa différence d’avec les autres, seul dans ce palais de sa solitude, si loin, si seul qu’il en est comme d’une naissance de chaque jour, de vivre. » (ibid., p. 50) Incapable de passer les étapes qui l’introduiraient dans le corps social, il est immobilisé dans les marges de l’enfance. Pourtant, si le frère revêt à bien des égards la figure de l’idiot sauvage, sa non-initiation ne se définit pas uniquement par l’ignorance et la privation. Sa posture liminale, proche de la nuit, proche des animaux, proche des non-instruits trace déjà les contours d’une innocence chtonienne, intrinsèquement reliée au monde des morts.
Paulo a une connaissance de la mort qui échappe à l’ordre commun ; en ce sens, s’il est défaillant à bien des niveaux, c’est également un sur-initié, possédant une connaissance autre du monde. Au même titre que Joseph, présenté à plusieurs occasions dans L’Eden Cinéma comme « le petit frère chasseur de tigre » (EC, p. 29) – « mon frère, mon petit frère mort, que d’amour » (ibid., p. 62 ; nous soulignons) –, la narration de L’Amant de la Chine du Nord annonce déjà, par l’intersigne des oiseaux de nuit, la mort à venir du personnage du frère décrite dans l’ouvrage précédent, L’Amant. Intertextualités et intersignes tracent par conséquent le portrait d’un mort en devenir, dont le décès n’intervient cependant jamais au sein de l’ouvrage présent, fixant le personnage du petit frère dans un éternel inachevé.
« La voie des oiseaux » trace également un lien entre le petit frère et l’Amant, les deux amours de la jeune fille dans L’Amant de la Chine du Nord. Si M. Jo n’échappait pas à une comparaison grotesque au serin, le processus de réécriture change profondément les réseaux de significations symboliques. En ce sens, L’Amant de la Chine du Nord marque l’apogée du personnage de l’Amant au sein du cycle indochinois : « autre homme que celui du livre, un autre Chinois de la Mandchourie. Il est un peu différent de celui du livre : il est plus robuste que lui, il a moins peur que lui, plus d’audace. » (ACDN, p. 36) L’idéalisation tardive tient sans doute dans la mort du prétendu amant d’autrefois. Placé du côté du souvenir et de l’écriture intime, le texte tient lieu d’oraison funèbre. Les identités se superposent ; les connaissances de la narratrice et de l’autrice se cumulent à celle du personnage de l’enfant. Les descriptions donnent déjà à voir par l’intersigne des oiseaux le décès à venir de l’Amant chinois. Dès le premier trajet en limousine, la jeune fille compare la main du Chinois « à la grâce de l’aile d’un oiseau mort » (ibid., p. 42 ; nous soulignons). Au même titre que l’apparition du corbeau annonçant à la mère la mort de son mari, l’analogie tient lieu de mauvais présage : « [...] l’homme de la Mandchourie endormi ou mort. Celui de la main, celui du voyage. » (ibid., p. 61 ; nous soulignons) L’oiseau a tracé la voie, les intersignes mortifères se poursuivent tout au long du récit : « Sur le fauteuil il y a le peignoir noir de l’amant, funèbre, effrayant. Le lieu est pour toujours déjà quitté » (ibid., p. 179). Métaphore du sexe masculin(Fabre, 1986, p. 16) et plus généralement de l’appétit charnel, la symbolique de l’oiseau (mort) traduit également dans L’Amant de la Chine du Nord l’échec d’un itinéraire viril progressivement marqué par l’impuissance sexuelle : « – Je suis mort. Je suis désespéré. Peut-être que je ne ferai plus jamais l’amour. Que je ne pourrai plus jamais » (ibid., p. 138) ; « – J’aurais voulu te prendre. Mais je n’ai plus aucun désir pour toi. Je suis mort pour toi » (ibid., p. 201). Le parcours de l’Amant mène à l’échec et au malheur de n’avoir pu suivre sa propre voix/e, d’avoir dû préférer le parcours du père, des ancêtres au détriment de son propre bonheur. Car si l’Amant est oiseau mort, c’est aussi, car de la plume de l’oiseau naît normalement l’écriture. Or, le Chinois est celui qui n’a pas pu faire les études de lettres qu’il aurait tant souhaité suivre : « Il dit que, lui, il aurait voulu faire l’Université des lettres de Pékin. Que sa mère était d’accord. Que c’était son père qui n’avait pas voulu » (ibid., p. 46). C’est finalement la jeune fille qui prendra la plume, pour tracer la voix de l’oiseau mort.
Moi, on aurait pu aussi bien me prendre pour une petite putain ou pour une petite fille. J’étais l’équivoque incarnée. [M. Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, 2009]
Ce cheminement au cœur de l’itinéraire des personnages nous amène tout naturellement vers la figure centrale des récits indochinois : le personnage adolescent féminin. Rappelons que la jeune fille est à la fois un créneau d’âge, une identité biologique (un corps en puberté), une physiologie féminine longtemps associée à une preuve de moralité (la virginité) et une situation filiale (fille, mais pas encore épouse). Il ne s’agit en rien d’une identité immuable. Elizabeth Ravoux-Rallo parle d’une « pensée de l’inachèvement » (1989, p. 12) propre à l’adolescence, quand Nathalie Heinich rappelle pour sa part que « toute vierge est, par définition, en état d’attente : femme en puissance dans l’incertitude sur les états futurs » (2018, p. 37). La jeune fille est donc en transition entre deux âges (l’adolescence), entre deux corps (le corps non sexué de l’enfance et le corps sexué de la femme mariée), entre deux situations (fille de et épouse de). Incomplète, car principalement perçue comme une femme en devenir, elle est en situation de passage : en tant que « filles à prendre » (ibid., p. 36), l’adolescente se doit de basculer dans le monde sexué. Le temps des jeunes filles marque par conséquent une période de marge historiquement perçue comme dangereuse, car ambiguë et pleine d’incertitude.
Dans l’ensemble du cycle indochinois, le corps adolescent et le statut de la jeune fille sont perçus comme étant en transition12 ; ils s’écrivent dans l’incomplétude et l’ambivalence de la liminarité. Au commencement des récits, Suzanne et la jeune fille sont juridiquement non mariées et physiologiquement vierges. Les textes retracent par conséquent le long et périlleux parcours adolescent de la quête de soi par la conquête du corps et de l’écriture (le corpus). Dès l’ouverture d’Un barrage contre le Pacifique, Suzanne est définie par un manque : l’alliance à laquelle son statut de jeune fille la voue et qu’elle n’a pas encore conclue. De même, la narratrice de « L’histoire de Léo » évoquait déjà, quelques années plus tôt, la crainte de ne pas trouver mari : « La perspective de rester vieille fille me glaçait, la mort elle-même paraissait être à côté un moindre mal » (CG, p. 54). Et pour cause, dans les années 1930 c’est principalement par rapport au mariage à conclure que la fille nubile se définit. Le mariage, en tant que rite et en tant qu’institution, marque bien « la “fin” (au sens de finalité) de la jeune fille » (Bernos, Knibiehler, Ravoux-Rallo et Richard, 1983, p. 15) ; il est à comprendre comme un aboutissement conclu par l’agrégation au statut d’épouse, puis de mère.
Suzanne et la jeune fille ne cessent, dès lors, de s’écrire par l’inachèvement : le corps est mal achevé et l’identité incomplète. Les différentes étapes initiatiques d’une jeune fille, passages indispensables à toute adolescente voulant se marier et devenir femme, semblent avoir été ralentis par l’ensauvagement. Vivant à l’écart de toute communauté, Suzanne n’a été le sujet d’aucun rite initiatique. In-instruite, elle se sent enfermée dans un monde étriqué où l’ouverture sur l’extérieur est presque inexistante. Dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord, la poétique de l’inachèvement se perçoit notamment par l’insistance apportée à la dimension symbolique de la jeune fille passante. Cette dernière n’est plus bloquée sur les seuils spatiaux comme l’était Suzanne : elle « marche » (ACDN, p. 18), « traverse » (ibid., p. 19), « oblique » (ibid.). Le corps, dans l’ivresse du mouvement, cherche désormais une place, un statut autre : « [d]e jour et de nuit, l’idée fixe. Ce n’est pas qu’il faut arriver à quelque chose, c’est qu’il faut sortir de là où l’on est » (A, p. 31 ; nous soulignons). Les derniers récits du cycle insistent également davantage encore sur le corps inachevé. Dans L’Amant, la jeune fille possède un corps « maigre et vierge » (ibid., p. 79), « presque chétif » (ibid., p. 28), des « seins d’enfants » (ibid.), mais se farde « en rose pâle et en rouge » (ibid.). L’adolescente de L’Amant de la Chine du Nord est de surcroît continuellement qualifiée d’« enfant », appuyant davantage encore l’inachèvement des corps et des identités. L’initiation sexuelle (et la perte de la virginité), en dehors de tout cadre institutionnel, ne fait par conséquent pas la femme. Corps et identités sont en désordre, l’inachèvement persiste, comme un continuel passage en train de se faire : « cette chose-là, pas tellement définie encore, regardez, encore une enfant » (A, p. 109 ; nous soulignons). Liminaire, le personnage de l’adolescente flirte avec les limites. Entre deux des statuts, elle ne s’inscrit pas dans le cuit de la sociabilisation maritale, mais concrétise une dualité sociale : encore adolescente, mais plus vierge, non mariée, voire non « mariable »13, elle mêle les paradoxes et évolue entre deux états, entre deux mondes.
Si le corps liminal adolescent, en transition, s’écrit dans l’incomplétude de la virginité, par bien des égards, l’initiation sensuelle et sexuelle s’inscrit dans le corolaire inverse, la prostitution. Le corps vierge et le corps prostitué, s’ils sont à première vue antithétiques, représentent deux extrêmes figurant un refoulement vers les marges sociales et culturelles avec « d’un côté l’absence de circulation, (et) de l’autre l’excès » (Drouet, 2011, p. 154). Tous deux symbolisent un corps sauvage, non domestiqué et non réglé, incontrôlé et incontrôlable, médiateur entre l’animalité et la féminité. Vierge-prostituée14, Suzanne transgresse les limites de l’espace colonial et trouble ainsi l’ordre du monde. Entre les lacunes initiatiques et les anti-modèles qu’elle côtoie, l’intégration à la communauté coloniale blanche apparaît difficile. Par conséquent, la comparaison symbolique à la prostituée, vécue jusqu’alors comme honteuse, se mue progressivement en quelque chose de positif. Par le biais de la rencontre avec Carmen, Suzanne assimile prostitution et libération sexuelle. Cette liberté fantasmée de la prostituée devient pour Suzanne le vecteur d’une maîtrise du corps, de la sexualité, d’une libération sociale. Elle permet de se singulariser, de se détacher de la communauté et de ses rites pour ne vivre qu’à travers son individualité.
Pourtant, après le retour dans la plaine et le départ définitif de Joseph, la mauvaise habitude de l’attente des autos revient rapidement : elle récupère « le paquet des choses » que M. Jo lui avait donné, paquet rangé lors de son départ. Suzanne en sort une « robe bleu vif qui se voyait de loin », celle « dont Joseph disait que c’était une robe de putain » (BCP, p. 256). Le geste est transgressif : en revêtant cette robe, c’est l’identité de la prostituée que Suzanne endosse à nouveau. C’est là certainement le premier des actes qu’elle décide par elle-même, sans la supervision de Carmen, de Joseph ou de la mère. « Et en enfilant cette robe, Suzanne comprit qu’elle faisait un acte d’une grande importance, peut-être le plus important qu’elle eût jamais fait jusqu’ici. Ses mains tremblaient » (ibid., p. 257). C’est un nouvel échec, mais il lui permet une nouvelle prise de conscience ; Suzanne n’est pas Carmen : « Mais pas plus qu’avant les autos ne s’arrêtaient devant cette fille à robe bleu, à robe de putain. Suzanne essaya pendant trois jours puis, le soir du troisième jour, elle la jeta dans le rac. » (BCP, p. 257) Libre, elle n’appartient plus à personne.
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Le corps ambivalent des personnages liminaires montre combien les personnages du cycle indochinois mêlent les ambivalences et les paradoxes. Évoluant en marge de la communauté et multipliant les ratages initiatiques, ils passent mal les seuils et s’inscrivent comme des figures de dysfonctionnement et d’opposition. La construction narrative se fonde par conséquent sur des inversions symboliques, où le biologique ne se fait plus le garant du social, où le corps sauvage, non-domestiqué et non-régulé, loin d’être passé sous silence, devient le moteur d’une émancipation oscillant entre le mortifère et le créatif. Si l’emprise maternelle coupe la jeune fille de toute perspective de régénérescence, celle-ci va cependant peu à peu vouloir s’affranchir et suivre sa propre voie/x.