Un jour Suzanne quitterait la plaine et la mère en même temps. Elle regarda M. Jo. Peut-être que ce serait quand même avec celui-là, parce qu’elle était si pauvre et que la plaine était si loin de toutes les villes où se trouvaient les hommes. [M. Duras, Un barrage contre le Pacifique]
Passer, traverser, transgresser, dépasser, trépasser. Autant de termes propices au franchissement : nous passons des lieux, des âges, des épreuves, des états, pour sans cesse nous « désagréger et nous reconstituer », selon la célèbre formule d’Arnold Van Gennep (1981, p. 272). Le rite de passage se composant de trois grands temps distincts (la séparation, la marge et l’agrégation), chaque passage nécessite une étape de marge, un temps de passage durant lequel « pour être accueilli en amont, il [faudra] préalablement être séparé en aval » (Guoguel d’Allondans, 2014, p. 168). Ce passage désigne « un processus de transformation en train de s’opérer, et non déjà effectué » (De la Soudière, 2000, p. 22). L’idée de mouvement et de métamorphose en action est manifeste.
En tant que récit initiatique entremêlant logiques critiques et logiques narratives, le corpus durassien met en scène la manière dont les personnages expérimentent les limites à la fois symboliques et matérielles. En ce sens, la mobilité identitaire que représente le changement d’état et donc de place que tient l’individu au sein de la communauté donne lieu à l’incessant désir d’une mobilité géographique, souvent entravée et couramment synonyme de désordre. En transgressant les cloisonnements matériels et symboliques structurant les espaces-temps coloniaux, les personnages franchissent des seuils délimitant des fonctions sociales, des milieux communautaires et des classes économiques. Liminaires, en phase de marge, ils refusent la ligne pleine de la communauté pour choisir leur propre voie/x, souvent de traverse.
De cette importance des passages se dégage le motif du chemin, récurrent dans l’ensemble du cycle indochinois. Liés à la circulation et à la transgression, tissant également quelques accointances initiatiques avec le conte, et relevant à chaque fois du passage,les chemins du corpus invitent à une mobilité tant physique que symbolique. Ils permettent également d’appuyer différentes dynamiques au sein de l’économie textuelle par le biais des dichotomies ouverture/fermeture, statisme/mouvement et ensauvagement/endomestication.
Claude Lévi-Strauss a remarqué une base commune à l’ensemble des sociétés humaines : la prohibition de l’inceste. Reprenant la théorie du don de Marcel Mauss (1973), il pose pour thèse que la prohibition de l’inceste est un fait social primordial, marquant le passage de la nature à la culture. L’interdit de l’inceste fonderait une organisation sociale régie par l’obligation d’échanger où il serait nécessaire de distendre les liens consanguins, voire de les rompre, pour passer à un lien d’alliance (Lévi-Strauss, 2002). L’anthropologue souligne une constante : dans le rite du mariage, qui marque le passage de la filiation à l’alliance (les jeunes filles nubiles sont destinées à quitter la maison paternelle pour fonder leur propre foyer sous la responsabilité du mari), la femme, toujours en position d’objet transmis, s’échange. En approfondissant les travaux sur la théorie de l’alliance et celle de la prohibition de l’inceste, Françoise Héritier s’est pour sa part intéressée aux origines d’un système social d’échange universellement marqué par la domination masculine (Héritier, 2011, p. 24). En d’autres termes, pourquoi les hommes se sentent-ils le droit d’utiliser les femmes comme monnaie d’échange ? F. Héritier analyse la construction hiérarchique plaçant le féminin sous le masculin comme le fruit d’une nécessité pour les hommes de prendre le contrôle de la capacité de reproduction des femmes. Dans cette perspective, l’anthropologue décrit toute l’importance des fluides, et principalement le sang des menstruations, dans la caractérisation sociale du féminin : « la femme qui n’est jamais menstruée est la femme stérile par excellence » (Héritier, 1996, p. 108), elle représente « l’anormalité maximale » (ibid., p. 79) et « sera en ce monde comme si elle n’avait pas vécu » (ibid., p. 84).
Si identité sociale et mobilité géographique s’avèrent étroitement liées, s’ajoute par conséquent à cela une autre donnée fondamentale à la circulation des femmes, celle de l’« état physiologique » (Verdier, 1979, p. 32). Comme l’ont également relevé les travaux de l’ethnologue Yvonne Verdier, jusqu’à la seconde moitié du 20e siècle le destin social des femmes est intrinsèquement relié à leur destin biologique2. Dans des sociétés où la pérennité sociale, économique et politique repose principalement sur la procréation, l’identité féminine est essentiellement pensée en termes de cycle du sang (Monjaret, 2005, p. 142). Enfance, puberté, nubilité, sexualité et procréation, ménopause, mort, c’est toujours le sang (ou l’absence de sang) qui donne un sens social à la femme lors de son chemin dans la vie. Dans la mesure où tout rituel remplit une double fonction : « d’une part représenter les termes et les conditions de l’existence sociale, d’autre part [...] les maintenir tels » (Fabre-Vassas et Fabre, 1995), le « devenir femme » ne peut s’inscrire en dehors du rite. La jeune fille doit faire l’apprentissage de son identité sexuée, intégrer les logiques structurelles de séparation des sexes et, intrinsèquement, mesurer les limites à franchir ou à ne pas franchir par le biais des pratiques sociales.
Revenons-en à nos chemins matériels : c’est donc bien le genre, puis le statut associé à ce dernier par la société, qui déterminent la possibilité ou non faite aux femmes de les emprunter seules. La mobilité féminine s’en trouve donc extrêmement réglementée : « Les filles sont “tenues”, le temps leur est mesuré, l’espace leur est compté également » (Verdier, 1979, p. 212). Comme le précise Y. Verdier, seul l’âge « donne aux femmes cette liberté de circulation qui leur est refusée quand elles sont jeunes », et attention à celles qui s’égarent, les « traînées » (ibid., p. 150). L’expression « coureuse » emploie la même logique. Une mobilité féminine non réglementée est associée à une absence de moralité, elle devient la preuve d’une « mauvaise vie ». La seule mobilité permise à la jeune fille est celle permettant d’accéder à la transaction matrimoniale (le système d’alliance). Dès lors, si en tant que « filles à prendre » (ibid., p. 36), l’adolescente se doit de basculer dans le monde sexué, il s’agit toutefois de respecter le cérémoniel d’un espace-temps réglementé. La situation ne saurait pour autant s’éterniser dans la mesure où seul le mariage amènera la jeune fille à « réalise[r] complètement son état de femme » (ibid., p. 38). En plein processus de construction identitaire, c’est par le rituel du mariage qu’elle peut espérer accéder à une existence sexuelle et sociale3. Quand l’identité masculine est régie par deux principales étapes (garçon puis homme), le destin des femmes paraît indissociable d’une identité sociale où les multiples possibilités laissent entendre combien les faux pas sont faciles. N. Heinich nous alerte sur un point : « le mariage ne consiste pas simplement à faire passer une fille de la maison de son père à celle de son époux. Par-delà l’alliance, il fait intervenir un troisième terme : la transmission de ce bien proprement féminin qui constitue la faculté même de procréer » (Heinich, 2018, p. 313). Destin social et état biologique ne faisant qu’un, le chemin vers les états de femmes est donc construit par le biais de filiations et d’alliances relatives à un état biologique : le corps doit circuler (situation d’exogamie), ses fonctions reproductives aussi. Dans cette perspective, c’est le sexe masculin qui structure l’espace des possibles féminins, l’identité de la femme ne se définissant qu’en fonction de la place offerte par son père, son frère ou son mari.
Le mariage est-il le seul chemin envisageable pour une jeune fille nubile qui veut circuler ? Il apparaît – au début du roman en tout cas – comme le seul cheminement possible s’offrant à Suzanne, celui qui lui permettrait le passage d’un lieu à un autre en même temps qu’il offrirait la possibilité d’un changement de statut. Les récits du corpus vont cependant se réapproprier les pratiques culturelles et symboliques de filiation et d’alliance en les textualisant. Un barrage contre le Pacifique problématise ainsi cette importance de la transaction rituelle, mais pour mieux appuyer la manière dont la jeune fille va peu à peu vouloir s’affranchir de sa condition d’objet à prendre et suivre sa propre voie (problématique commune à l’ensemble du cycle indochinois d’ailleurs). Le « chemin de par le monde » de Suzanne commence par l’acte symbolique de l’ouverture gratuite et délibérée de la porte de la douche pour qu’enfin un autre homme que le frère puisse apercevoir son corps nu. Par conséquent, si la mobilité physique est souvent empêchée pour Suzanne, une mobilité symbolique directement liée à la modification des états de femmes s’y substitue. Transgressif, l’acte se fait en cachette du frère et de la mère, qui, justement, veulent empêcher tout rapprochement des corps jusqu’à ce que, fou de désir, M. Jo n’y tienne plus et demande Suzanne en mariage. « Suzanne sous la douche » se détache donc, à première vue, de son homonyme biblique4 : l’acte de dévoilement n’est pas uniquement l’objet d’un voyeurisme malsain, il laisse entrevoir (dans un premier temps) la possibilité d’une ouverture à l’Autre. Fruit d’une volonté propre où l’action n’est plus pensée collectivement, mais individuellement, la transgression s’inscrit comme un désir d’ouverture qui dépasse toute dimension vénale de transaction monétaire.
Mais M. Jo suppliait encore tandis que ce non lentement s’inversait et que Suzanne, inerte, emmurée, se laissait faire. Il avait très envie de la voir. Quand même c’était là l’envie d’un homme. Elle, était là aussi, bonne à être vue, il n’y avait que la porte à ouvrir. Et aucun homme au monde n’avait encore vu celle qui se tenait là derrière cette porte. Ce n’était pas fait pour être caché, mais au contraire pour être vu et faire son chemin de par le monde, le monde auquel appartenait quand même celui-là, ce M. Jo. [BCP, p. 59]
Le passage est repris presque tel quel dans L’Eden Cinéma : « Ce que j’étais n’était pas fait pour être caché. Mais pour être vu. Pour faire son chemin dans le monde. Et Mr Jo appartenait quand même à ce monde » (EC, p. 60). Pour la jeune fille, la curiosité de se montrer nue est alors sincère : elle permet d’appréhender un nouveau corps pour mieux l’accepter et s’accepter. « Inerte » (statisme), « emmurée » (fermeture), Suzanne se sent dans cette douche comme dans la plaine : elle voudrait enfin se faire voir pour que son corps puisse « faire son chemin par le monde » (ouverture/mouvement). La mobilité identitaire se conjugue à la mobilité géographique. À la croisée des chemins, à la croisée des destins, se situe le corps nu et désiré de Suzanne. L’acte de dévoilement, qui se veut libérateur, se trouve par conséquent assimilé à une circulation symbolique. Il est un passage métaphorique vers un monde sexué.
Pourtant, la dynamique émancipatrice est presque aussitôt brisée par M. Jo. Alors que la jeune fille est sur le point d’ouvrir la porte et de se montrer pour la première fois aux yeux d’un homme, M. Jo prononce la phrase fatale : « Demain vous aurez votre phonographe [...] Ma petite Suzanne chérie, ouvrez une seconde et vous aurez votre phono [...] » (BCP, p. 59). La narratrice n’est pas tendre : « C’est ainsi qu’au moment où elle allait ouvrir et se donner à voir au monde, le monde la prostitua » (ibid.). Le corps de l’adolescente en ressort sali, associé à une monnaie d’échange. L’acte devient l’objet d’une transaction (don de la vue du corps nu, contre-don du phonographe), et paraît assimilé par la narration à la prostitution, c’est-à-dire à la marchandisation du corps et à la transgression par excellence de l’ordre social et de la domestication conjugale. La dynamique d’agentivité s’en trouve finalement rompue. Ce passage empêché a de véritables conséquences dans le reste du texte tant il remet en question toute l’identité que tente de se forger Suzanne. La jeune fille ne pensera désormais son corps qu’en termes de transaction, que cela soit avec M. Jo, la mère (elle accepte résignée la marchandisation de son corps), le frère (les nombreux présents que Suzanne souhaite lui offrir apparaissent comme une tentative d’acheter son affection) ou M. Barner5. Les identités sont troubles et la figure de la prostituée n’est pas loin. La relation entretenue avec M. Jo est, par la suite, uniquement perçue par le biais des bénéfices matériels qu’elle et sa famille pourraient percevoir.
La relation sexuelle avec Jean Agosti vient cependant briser cette mécanique. Elle s’oppose à l’épisode de la douche dans la mesure où elle n’est l’objet d’aucune transaction (aucun mariage et aucun diamant ne sont en jeu : la narration et les personnages nous le précisent à plusieurs reprises). Le changement d’état se fait par ailleurs en dehors de toute transaction voulue par la communauté, il est biologique, mais non institutionnalisé : coutume et destin s’affrontent ici. Une nouvelle fois la métaphore de l’ouverture symbolique au monde est présente, l’acte sexuel s’inscrit comme une rencontre de l’Autre dans un cheminement certes transgressif, mais nécessaire : « Elle fut dès lors, entre ses mains, à flot avec le monde » (BCP, p. 272). Il ne s’agit plus ici d’un don corporel contre un don matériel, mais bien d’un échange de savoir ; « sereine », Suzanne est le soir même « d’une intelligence nouvelle » (ibid., p. 284). Dans les bras d’Agosti, « l’attente imbécile des autos des chasseurs, les rêves vides » sont enfin « désappri[s] » (ibid., 286). La maîtrise du corps engendre une dynamique d’ouverture sur les chemins de la vie où de nouveaux savoirs viennent se substituer aux anciennes idées reçues, empoisonnantes.
Le même motif de la circulation est repris aussi bien dans L’Amant que dans L’Amant de la Chine du Nord. Les textes sont, comme nous l’avons vu, construits autour de la dynamique de la traversée : traversée du fleuve, traversée de la ville, traversée du corps, traversée, enfin, de l’œuvre par le biais de l’autotextualité inhérente aux derniers récits. Si les circulations physiques et métaphoriques s’avèrent tout aussi transgressives, elles ne sont pourtant plus empêchées. La jeune fille sort enfin des espaces cantonnés mortifères et élargit ses champs d’horizons : l’espace clos de la pension s’ouvre pour ne devenir qu’un « hôtel » (ACDN, p. 125), le lycée n’est plus fréquenté avec la même assiduité, elle quitte également le désordre familial de la maison de fonction de la mère et, par la même occasion, le frère tyrannique. Les narratrices dépassent pour leur part les cadres du récit ; par les jeux d’autoréférence et de réécriture d’une part, mais aussi, dans L’Amant principalement, par les sauts spatiaux et temporels qui brouillent le récit et donnent l’image d’une voix narrative liminaire, oscillant constamment entre ses différentes identités jusqu’à remettre en cause le contenu même du récit : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. » (A, p. 14) Pourtant, si la fragmentation du récit est indéniable, cette constatation préliminaire, l’entièreté de la narration viendra la remettre en cause. Madeleine Borgomano en fait le constat dans son étude sémiologique de L’Amant :
Le déroulement du récit annule ensuite cette phrase ; le livre donne lieu à l’histoire d’une vie, une vraie histoire, avec un commencement, une fin et un sens. Le livre institue un centre, et trace des chemins qui, désormais, vont quelque part. Et c’est ainsi, me semble-t-il, que L’Amant, s’orientant autour de la traversée d’un fleuve, crée les conditions de sa lisibilité et instaure son succès, mais au prix d’une inversion des perspectives si radicales qu’elle peut s’apparenter [à] une sorte de reniement. [Borgomano, 2010, p. 183]
L’absence de chemin dont parle Duras est illusoire ; se substituent simplement d’autres chemins. Personnage et narratrice expérimentent ainsi les limites spatiales, temporelles et finalement narratives, pour mieux les transgresser. Le fantasme de la libre circulation dépasse les frontières de la garçonnière pour devenir la métaphore d’une rencontre avec l’Autre : un autre Autre (l’altérité) et un autre Soi (s’expérimenter autre : femme marginale, prostituée, écrivaine) : « Soudain je me vois comme une autre, comme une autre serait vue, au-dehors, mise à la disposition de tous, mise à la disposition de tous les regards, mise dans la circulation des villes, des routes, du désir » (A, p. 20). L’acte sexuel transgressif avec le Chinois, consommé en dehors de toute approbation de la communauté (coloniale comme chinoise) apparaît une nouvelle fois comme un acte libérateur, source d’agentivité. L’extrait rappelle incontestablement l’émoi de Suzanne qui, pour un temps, quitte métaphoriquement la plaine close pour se retrouver « à flot avec le monde » (BCP, p. 272) : la dynamique est ici identique. Le corps sexué circule et chemine, d’un lieu à l’autre, d’un état à l’autre. Le plaisir (« gratuité » qui s’oppose ici à l’obligation matrimoniale et aux alliances conclues par les familles et les groupes) devient la seule monnaie d’échange dans une transaction avant tout émancipatoire. Se profilent, dans le cycle indochinois, d’autres chemins qui, si sinueux soient-ils, mènent bien quelque part.
Comme l’explique Yvonne Verdier dans Coutume et Destin, les trois grandes formes narratives que sont le mythe, le rite et le roman « préservent une relation forte aux rites qui ordonnancent le temps collectif et lui rapportent le cours de chaque vie, mais cette relation change de nature d’un genre à l’autre » (Verdier, 1995, p. 30). Par le biais d’une double démarche interprétative à la fois ethnographique et littéraire, l’ethnologue analyse leurs différences fondamentales dans leur appropriation du rite. Si la situation finale du conte initiatique s’achève par le changement d’état du héros (passage à l’âge adulte, changement de statut social, mariage et construction de son propre foyer), la situation se trouve bouleversée avec le roman. Le genre romanesque met en exergue les mécanismes de singularisation d’un héros qui se détache de la communauté et de ses rites pour ne vivre qu’à travers son individualité. Alors que le conte présente « tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce que les rites édictent » (ibid.) et donc à être intégré à la communauté, le roman se concentre sur la manière dont les destins individuels prennent le pas sur les règles collectives et les coutumes :
Ce qu’apporte de neuf, et éventuellement de dangereux pour la société, le héros romanesque, c’est un rapport en soi différent du rapport traditionnel ; c’est un rapport conscient, une conscience de soi, et, du même coup, la conscience d’une division entre soi et la personne sociale. [ibid., p. 31]
Le cycle indochinois est particulièrement intéressant à analyser sous ce cadrage théorique dans la mesure où, en tant qu’œuvre faisant appel à des univers discursifs hétérogènes, les emprunts au conte populaire y sont nombreux. En s’intéressant à des destins de femmes, les récits du corpus se construisent principalement autour de logiques initiatiques dites « féminines ». Nous constatons déjà que le schéma actantiel d’Un barrage contre le Pacifique est apparenté à celui du conte initiatique dans la mesure où le récit peut se lire comme la mise en œuvre d’une quête : celle de la recherche d’un mari pour la jeune Suzanne, pour qu’elle puisse enfin quitter sa situation de grande pauvreté et par la même occasion la marâtre (soit la mère dans sa version obscure) qui la maltraite, de manière à vivre son destin de femme et fonder son propre foyer. Pour l’anthropologue Nicole Belmont, là se situe d’ailleurs toute la quintessence du conte initiatique ; il montre la voie qui consiste à partir loin du foyer familial pour acquérir le statut d’épouse ou de future épouse (Belmont, 1999). Or, que cela soit dans la plaine lorsqu’elle attend près du pont que des voitures passent, ou dans la grande ville coloniale quand elle part à la découverte des hauts quartiers, Suzanne recherche un mari, condition sine qua none à son départ de la plaine : « il se trouvait sûrement un homme pour elle, Suzanne, dans la ville. Peut-être un chasseur, peut-être un planteur, mais il y en avait sûrement bien un pour elle » (BCP, p. 125). Tout comme Cendrillon, la jeune fille voudrait trouver chaussure à son pied.
L’activité principale de Suzanne consistant à patienter quasi quotidiennement sur le bord du chemin qu’une voiture passe, le roman reprend le motif de la jeune fille en marge, dans l’attente de ces états futurs ; nous pensons par exemple aux contes-types de Cendrillon (ATU 510A, selon la classification Aarne-Thompson-Uther), Raiponce (ATU 310) ou encore Blanche-Neige (ATU 709). Dans la situation de Suzanne, ce n’est pas tant un mari qui est recherché, mais une situation meilleure qui lui permettrait de sortir de la plaine. Or, cette situation ne peut se faire dans l’esprit de la jeune fille et de sa famille sans l’appui d’un homme qui l’arracherait à sa condition :
Quand même, on ne pouvait pas tout prévoir et Suzanne espérait. Un jour un homme s’arrêterait, peut-être, pourquoi pas ? parce qu’il l’aurait aperçue près du pont. Il se pourrait qu’elle lui plaise et qu’il lui propose de l’emmener à la ville. Mais à part le car, il passait peu d’autos sur la piste, pas plus de deux ou trois dans la journée. [BCP, p. 16 ; nous soulignons]
Suzanne : – Un jour. Un jour viendrait.
Tous les jours je m’asseyais aux abords de la piste.
Je les regardais passer. Un jour viendrait.
Il serait jeune. L’âge de Joseph. Chasseur. [EC, p. 39 ; nous soulignons]
Nous ne sommes pas bien loin du fameux « Un jour mon Prince viendra ». Et en effet, alors que Suzanne attend près du pont, sur le bord de la route (à la croisée des chemins donc), qu’un prince-chasseur arrive et l’emmène à la grande ville, un homme finit bien par arriver, proposant cadeaux et promettant richesses… Cependant, laid, idiot et peureux, M. Jo, « l’amoureux qui échut [finalement] à Suzanne » (BCP, p. 53 ; nous soulignons pour insister sur l’utilisation du verbe « échoir », qui dénote une dimension de fatalité) est très éloigné de l’idéal masculin de Suzanne. C’est également un homme conscient de l’indépassable mésalliance qui les sépare, et qui, par conséquent, sait ne pas pouvoir épouser la jeune fille.
Pourtant, tout commence bien. Suzanne rencontre M. Jo lors du passage d’un long courrier à la cantine de Ram, événement rare qui entraîne une situation de bal : différentes hiérarchies sociales se mêlent et il est alors coutume de danser. Malgré son évidente pauvreté, Suzanne prévoit une nouvelle tenue pour l’occasion : elle se chausse « de la seule paire de souliers qu’elle eût, des souliers de bal en satin noir qu’elles avaient trouvés en solde à la ville » et « quitt[e] son pantalon [pour passer] une robe » (ibid., p. 32). À l’inverse de celles de la famille, les richesses de M. Jo semblent sans limite ; en quelques pages, la voix narrative nous en fait déjà un bel aperçu. Il y a « la magnifique limousine à sept places, de couleur noire » (ibid.) dans laquelle un chauffeur « en livrée » attend « patiemment », le « costume de tussor grège » (ibid., p. 33), et bien sûr le « magnifique diamant » (ibid.) qui « valait à lui seul à peu près autant que toutes les concessions de la plaine réunies » (ibid., p. 34). La rencontre entre les deux parties a lieu et M. Jo semble ne pas être insensible aux charmes de Suzanne. La jeune fille mesure pourtant rapidement l’altérité que représente ce nouvel arrivant dans la plaine ensauvagée : « Il dansait lentement, avec une certaine application académique, soucieux peut-être de manifester ainsi à Suzanne son tact, sa classe et sa considération » (ibid., p. 35) ; « Sa voix ne ressemblait pas à celle des planteurs ou des chasseurs. Elle venait d’ailleurs, elle était douce et distinguée » (ibid., p. 34). Les premières pages laissent par conséquent présager une possible (més)alliance entre la jeune fille humble et son riche prince, un élément important du conte merveilleux (Holbek, 1990, p. 23). Cependant le roman n’est pas un conte, et toute analogie avec le genre est sarcastique…
Le processus de réécriture générique se trouve en effet dominé par l’ironie. Le stéréotype n’est ici pas uniquement tourné en ridicule : il est « saboté », jusqu’à faire « boiter » le genre en ajoutant aux clichés habituels des détournements provoquant ruptures et « dissonances »6. Et c’est tout l’intérêt de l’entreprise durassienne qui ne cesse de torpiller le conte pour proposer un autre message. Car si M. Jo est bel et bien riche, il est avant tout « mal foutu » (BCP, p. 84) et ressemble selon Joseph plus à « un singe » (ibid., p. 33) qu’à un prince. Les comparaisons animalières ne s’arrêtent pas là ; nombreuses, elles construisent au sein du récit un rapprochement entre le roman et le conte-type ATU 425A traitant de la thématique du « fiancé animal ». Pourtant la construction romanesque repose sur des inversions symboliques qui corrompent la réécriture générique : au lieu de passer d’animal à prince, M. Jo passe de prince potentiel à animal. Qualifié d’« homme à la fois si bête et si riche » (BCP, p. 145 ; nous soulignons) par Carmen, M. Jo est inscrit dans une animalité qui se fait également la preuve de sa bêtise. La polysémie du terme « bête » renvoie par conséquent aussi bien à l’animalité du jeune homme, qu’à sa grande naïveté et tisse un lien avec la catégorie générique du « fiancé idiot » (ATU 1685). Qualifié de « serin » (BCP, p. 52) alors le père rêve de couver un « petit aigle » (ibid., p. 52), « veau » (p. 72), et finalement « crapaud » (p. 141), M. Jo est marginalisé.
L’analogie entre le jeune homme et le crapaud est certainement la plus intéressante tant elle résonne avec notre imaginaire culturel : lorsque La Princesse et la Grenouille (conte-type ATU 425A traitant de la thématique du « fiancé animal ») nous conte la transformation surprise du crapaud en prince, dans Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma le prince potentiel reste définitivement un crapaud, et aucune transformation magique ne viendra changer cela. Si le crapaud désigne dans un premier temps le défaut présent sur le diamant offert par M. Jo à Suzanne, l’analogie entre l’homme et l’animal est rapidement établie :
Après qu’un quatrième diamantaire lui eut encore parlé de crapaud (la mère) ne manqua de trouver une relation étrange entre ce défaut au nom si évocateur et la personne de M. Jo [...] Et bientôt cette relation fut si profonde que lorsqu’elle parlait de M. Jo il lui arrivait de se tromper de nom et de les confondre [...]/— J’aurais dû m’en méfier dès le premier jour de ce crapaud, dès que je l’ai vu pour la première fois à la cantine de Ram. [...] Crapaud pour crapaud, disait-elle, ils se valent. Elle les confondait décidément dans la même abomination. [BCP, p. 141-142]
Dans La Grenouille dans tous ses états, François Wasserman (1990) nous rappelle que la tradition judéo-chrétienne assimile la grenouille et le crapaud au mal et au malin. Ceux-ci représentent notamment l’aspect le plus vil de la sexualité, une sexualité maléfique donc qui se situe à l’opposé de la sexualité louée par le conte : celle, conjugale, menant à l’enfantement (cette même sexualité qui permet la « régularisation » des filles « sauvages » et leur passage de l’état de jeune fille à femme, puis de femme à mère). Le bon chemin n’est donc pas celui menant au prince définitivement crapaud. Carlo Ginzburg relève par ailleurs dans son ouvrage Le Sabbat des sorcières les accointances lexicales entre l’amphibien et la boiterie :
On a soutenu que la convergence entre l’adjectif bot « estropié » (pied bot) et le substantif bot « crapaud », est illusoire, parce que les deux mots proviennent de deux racines différentes (*butt arrondi), la première, *bott « se gonfler », la seconde). Mais les noms qui identifient le crapaud avec “chaussure”, “savate”, etc. dans les dialectes de l’Italie septentrionale semblent indiquer la présence d’une affinité sémantique, qui n’est certainement pas réductible à la ressemblance extérieure. [Ginzburg, 2011, p. 284]
Cet aspect est intéressant dans la mesure où il trace un lien fécond entre le motif du crapaud et les anomalies déambulatoires. Avec M. Jo, Suzanne ne trouve pas « chaussure à son pied » ; si elle quittait la plaine avec lui, elle serait enfermée dans un mariage non désiré avec un crapaud – au sens propre comme au sens figuré : « Si on se mariait, je vous enfermerais, conclut M. Jo avec résignation » (BCP, p. 81) – et resterait une éternelle boiteuse. Le jeune homme n’est pas celui qui permettrait à Suzanne de s’intégrer dans la société, de trouver sa place et donc un certain équilibre7. Crapaud qui ne deviendra jamais prince, il la maintient dans un entre-deux identitaire, celui de la vierge-prostituée. Bien que riche, il ne répond pas pour autant aux attentes de Suzanne. Au lieu de « réveiller » la jeune fille, de l’éveiller à la féminité donc, c’est le contraire qui se produit. Belle au bois dormant ironisée, ce n’est pas une réelle « initiation à la féminité » qui a lieu, mais, au contraire, un progressif endormissement symbolique à mesure qu’elle le fréquente :
[M. Jo] se contentait de regarder Suzanne avec des yeux troublés, de la regarder encore, d’accroître son regard d’une vue supplémentaire, comme d’habitude on fait lorsque la passion vous étouffe. Et quand il arrivait à Suzanne de s’assoupir de fatigue et d’ennui à force d’être regardée ainsi, elle le retrouvait à son réveil, la regardant encore avec des yeux encore plus débordants. Et cela n’en finissait vraiment pas. [BCP, p. 56 ; nous soulignons]
En détournant certains motifs propres au conte, le roman illustre d’autres chemins qu’il est possible d’emprunter, et donc d’autres logiques initiatiques. Ainsi, la solution ne se situe-t-elle peut-être pas dans le mariage, comme la mère le pense. Carmen en fait plusieurs fois part à Suzanne : « Il fallait avant tout se libérer de la mère qui ne pouvait gagner sa liberté, sa dignité, avec des armes différentes de celles qu’elle avait crues bonnes » (BCP, p. 146). Mère de substitution durant le séjour à la grande ville, la tenancière revêt la figure symbolique d’« une marraine » : « Carmen m’a coiffée. Elle m’a habillée. Elle m’a donné de l’argent » (EC, p. 108). Pourtant, lorsque dans les contes merveilleux, « une jeune fille doit rester passive jusqu’à ce que l’homme “qu’il lui faut” reconnaisse ses vertus et accepte de l’épouser » (Zipes, 2007, p. 50), les textes du corpus manient l’art de la subversion. L’adjuvante Carmen, « vraie fille de putain » (BCP, p. 139) conseille ainsi à Suzanne de transgresser les limites de sa classe sociale pour partir à la découverte des hauts-quartiers (élément tout de même ironique quand la « marraine la bonne fée » se doit d’être, en tant que substitut d’un parent défaillant, un exemple de responsabilité morale). Habillée d’une robe « trop courte, trop étroite » (BCP, p. 148), Suzanne n’attirera sur elle que des regards interloqués et moqueurs.
Le détournement générique des enjeux narratifs et des motifs du conte, associé au constant brouillage des frontières anthropologiques, nous amène désormais à appréhender les récits sous l’angle d’un imaginaire carnavalesque, celui du « monde à l’envers » (1998, p. 180) tel que théorisé par M. Bakhtine. Celui-ci prend notamment forme dans notre corpus par le biais de l’imaginaire graphique de la ligne brisée et la mise en scène d’une poétique de la rupture antagoniste au principe même de filiation mis en avant par les contes : désordre, transgression, dysfonction et dévoiement structurent les textes.
Dans son ouvrage François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, M. Bakhtine désigne la fête populaire du Carnaval comme le fondement culturel du groupe social et plus généralement, de la vie sociale jusqu’au 17e siècle. Plus qu’une simple manifestation folklorique, la période de Carnaval était l’occasion pour le peuple de renverser toutes les hiérarchies instituées entre le pouvoir et les dominés, entre le noble et le trivial, entre le haut et le bas, entre le raffiné et le grossier, entre le sacré et le profane. Si la fête de Carnaval n’a plus la même importance aujourd’hui, cette manifestation subsiste encore dans nos imaginaires culturels européens par le biais de « la carnavalisation indirecte » qui relève d’une véritable vision de monde. Au sens large, celle-ci se distingue du carnaval ou de la carnavalisation directe du fait qu’elle se déroule dans un espace-temps souvent artistique où le carnaval n’est qu’un souvenir et non plus une pratique courante. Par conséquent, s’il ne s’agit pas pour les auteurs et autrices de transcrire littéralement la fête folklorique ; la carnavalisation indirecte prend forme au sein des textes par une inversion des codes établis et la transgression de la morale dictée par une société donnée. Si les analyses bakhtiniennes sont incontournables dans la mesure où non seulement elle réhabilite la « culture » – et plus encore « celle des couches profondes, populaires » (ibid., p. 343) – au sein de la littérature, mais qu’en plus, elle participe également à poétiser le concept de carnavalisation, il nous faut tout de même préciser que l’ethnocritique partage un certain nombre des critiques faites à la théorie de M. Bakhtine (Scarpa, 2017, p. 25) : labilité de certains concepts, conceptions organiques de peuples, etc. Les travaux d’ethnocritique relatifs aux logiques de charivarisation et de carnavalisation littéraires s’attachent à entrer davantage encore que ne le fait M. Bakhtine « dans la logique des configurations socio-historiques du rite puis d’en étudier, s’il y a lieu, son “buissonnement symbolique” à l’œuvre dans l’œuvre : tout est question en somme de rito-logique et d’ethno-poétique, toujours relatives à la culture singulière du corps travaillé » (ibid., p. 27). Pour notre part, nous remarquons au sein de notre corpus la présence d’indices textuels renvoyant tant à l’univers symbolique du carême que du carnaval. En actualisant les pratiques culturelles du cycle carnaval/carême, les récits viennent, à notre sens, appuyer la difficulté de passage.
Après sa difficile expérience dans les hauts quartiers de la ville, Suzanne est contrainte de sortir brusquement de l’univers fantasmé du conte : au sein du riche quartier colonial, la jeune fille ne s’est pas transformée en princesse comme elle l’aurait souhaité, mais en prostituée. C’est à l’Eden Cinéma qu’elle se réfugie ; elle visionne alors un film se déroulant durant la période de Carnaval. Marquée par l’écart (à la fois dans le changement de médium et par la mise à mal de la loi coloniale) l’entrée au sein de l’univers carnavalesque fait donc suite à la transgression des espaces coloniaux. Si le film n’est jamais nommé dans le roman, « L’histoire de Léo » nous apporte plus de précisions : « On joua Casanova. Je trouvai ce film d’une beauté déterminante. Je sortis consolée. J’avais vu Casanova embrasser une femme sur la bouche et lui avouer son amour » (CG, p. 75). Il s’agit très certainement dans les deux textes du Casanova d’Alexandre Volkoff (film sorti en 1927) dont l’intrigue se déroule durant le Carnaval de Venise. Si Suzanne est émerveillée par la beauté de l’histoire (le style indirect libre nous en informe), la voix narrative omnisciente est bien plus critique et l’ironie qui s’en dégage est percutante :
C’est une femme jeune et belle. Elle est en costume de cour. [...] Les hommes se perdent pour elle, ils tombent sur son sillage comme des quilles et elle avance au milieu des victimes, lesquelles lui matérialisent son sillage, au premier plan, tandis qu’elle est déjà loin, libre comme un navire, et de plus en plus indifférente, et toujours plus accablée par l’appareil immaculé de sa beauté. Et voilà qu’un jour de l’amertume lui vient de n’aimer personne. [...] Elle a naturellement beaucoup d’argent. [BCP, p. 150]
Le topos de l’histoire d’amour s’inscrit ici sur un registre satirique construit par le biais de comparaisons grotesques (les prétendants sont associés à des quilles, la jeune femme à un navire), d’hyperboles détournées (« accablée par l’appareil immaculé de sa beauté ») et d’univers discursifs hétérogènes. Car si l’amour crève l’écran, la narration l’associe à une isotopie mortifère et à l’omniprésence d’une ironie acerbe :
Leurs corps s’enlacent. Leurs bouches s’approchent avec une lenteur de cauchemar [...] on les mutile de leur corps. Alors, dans leurs têtes de décapité, on voit ce qu’on ne saurait voir [...] dans un relâchement brusque et fatal des têtes, leurs lèvres se joindre comme des poulpes, s’écraser, essayer dans un délire d’affamé de manger, de se faire disparaître, jusqu’à l’absorption réciproque et totale. Idéal impossible, absurde, auquel la conformation des organes ne se prête évidemment pas. Les spectateurs n’en auront vu pourtant que la tentative et l’échec leur en restera ignoré. Car l’écran s’éclaire et devient d’un linceul blanc. [ibid., p. 151]
Bel exemple d’un monde à l’envers que celui du médium cinématographique. Car Suzanne ne saisit pas le message du film. Alors que le Casanova d’A. Volkoff est un film comique mettant en scène l’atmosphère licencieuse et libertine du 18e siècle où le jeune aventurier vénitien passe de conquête en conquête, ridiculisant au passage créanciers et maris jaloux, la jeune fille y voit, tout comme la narratrice de « L’histoire de Léo »,une histoire d’amour. Le grotesque et l’extravagance de Casanova ne sont pas perçus par Suzanne comme un potentiel comique informant de la bouffonnerie du personnage, mais, à l’inverse, comme des signes de noblesse. Pourtant le film est un constant charivari dans la mesure où l’action principale consiste à montrer le jeune aventurier ruiné dérober des jeunes femmes à de vieux et riches nobles cocufiés. L’apogée du récit se situe durant ce qui semble être la célébration du Mardi gras final, fait de liesses populaires, de tapage, de courses-poursuites, de ritournelles, de feux de joie et de procédés pyrotechniques.
Déguisé en Arlequin, Casanova arpente Venise, tel un prédateur à la recherche de sa proie. L’histoire de la figure d’Arlequin et l’étymologie du patronyme n’est pourtant pas anodine. Dans l’ouvrage Aux origines de Carnaval, Anne Lombard-Jourdan rappelle la concordance étymologique et mythique, déjà brièvement établie par Gaston Raynaud (1890), entre la pratique carnavalesque du Charivari, la figure diabolique d’Hellequin (allitération de Helleking « roi de l’Enfer ») et le personnage type d’Arlequin (présent dans la Commedia Del Arte). Conducteur de la chasse sauvage8 (la Mesnie Hellequin), Hellequin est une figure chtonienne liée à l’Autre monde (celui des morts) : « Je dois m’arrêter sur les Hellequinnes ou Mesnie Hellequin. On donnait ce nom à des espèces de feux follets ou génies, plutôt malfaisants que favorables, et plutôt moqueurs que malfaisants ; ils apparaissent dans les temps de l’orage, jetant des cris sourds et formant un concert infernal » (Paris, 1836, p. 324). Dans ses travaux sur le sujet, Karin Ueltshi décrit la Mesnie comme « se fai[sant] entendre avant même de se révéler à la vue, par un tumulte aérien accompagné d’orages, de vents et de tempêtes [...] Les chiens précèdent, annoncent, accompagnent souvent la Mesnie Hellequin » (2008, p. 229). Appartenant à la figure phare du Carnaval comme Hellequin avant lui, Arlequin est à l’origine un personnage ensauvagé, lié à la tradition du mort-vagabond. Le déguisement d’Arlequin que porte Casanova finit par conséquent d’affilier le film à une tradition non pas amoureuse, mais carnavalesque. Filmé au cœur de la nuit, le visage grimé de blanc, le Casanova de Volkoff a tout d’une figure infernale. Sa représentation parcourant la lagune sur sa gondole, entouré de flamme, trace par ailleurs un possible lien avec Charon traversant le Styx. Charivaresque (il rend les vieux nobles cocus en courtisant leurs femmes), Casanova n’est pas un amoureux transi, mais un chasseur, un prédateur, toujours soutenu par la foule, qui court après la chair, les débordements et les excès. Entre les nombreuses étymologies qui ont été présentées du mot « charivari », l’une des plus solides semble celle qui la fait dériver de hourvari, horvari, cri des chasseurs pour rappeler les chiens (voire Meuli, « Charivari »). De la même manière, la signification originale de l’expression mesnie Hellequin serait « meute de chiens bruyants » (Sainéan, « La mesnie Hellequin »), des étymologies qui tracent des liens entre charivari et mythe de la chasse sauvage (Ginzburg, 1982, p. 136).
L’isotopie de la mort présente lors de la narration de la scène finale rappelle par ailleurs l’aspect chtonien de cette figure carnavalesque. Mais les yeux adolescents ne savent regarder sous le masque du Carnaval… Dans l’espace polyphonique du texte, la voix narrative rétablit par conséquent la balance en mettant l’accent sur une poétisation de l’excès qui vient s’opposer à la naïve idéalisation de l’amour décrite plus haut. Le baiser, preuve absolue d’amour pour Suzanne, devient absorption, dévoration, avalement, en définitive, mortifère. Caractérisé par la démesure, il est débauche, symboliquement cannibale, et finalement grotesque aux yeux du lecteur. Dans cet extrait où les inversions font légion, le majestueux se fait ridicule, l’amour devient horreur, la vie côtoie la mort et l’Eden (Cinéma) donne à voir l’Enfer. L’extrait combine ton railleur, figures de style surprenantes et parodie d’un genre. Le sarcasme de la voix narrative et la mise en scène d’un rire carnavalesque transgressif brisent la ligne de l’ordre universel et inversent les différentes hiérarchies. Il est une invitation à revenir au carnavalesque du récit filmique que la naïveté et l’inexpérience de Suzanne tentent de voiler en calquant sur celui-ci les lambeaux d’un imaginaire propre au conte.
Si la brève séquence narrative à l’Eden Cinéma s’inscrit comme une mise en scène littérale du Carnaval, la poétisation du « monde à l’envers » se poursuit dans la totalité du cycle indochinois par le biais d’une carnavalisation cette fois indirecte. Bakhtine relève quatre éléments propres aux récits carnavalesques (1998, p. 180-184) :
Le contact familier : les situations de domination hiérarchique (classes sociales, ethnies, genre, génération) sont, pour un temps, effacées.
L’excentricité : celle-ci consiste en une véritable perception du monde particulière qui permet à tout ce qui est habituellement réprimé par l’homme de s’exprimer.
La mésalliance : selon la célèbre formule de M. Bakhtine « [l]e carnaval rapproche, réunit, marie, amalgame le sacré et le profane, le haut et le bas, le sublime et l’insignifiant, la sagesse et la sottise, etc. » (ibid.,p. 181).
La profanation : elle concerne les sacrilèges, les inconvenances du corps, mais aussi « les parodies de textes et de paroles sacrés » (ibid., p. 182).
Les traces d’une carnavalisation indirecte au sein du cycle indochinois se situent aussi bien dans la narration que dans la langue. En laissant émerger les voix (et les voies) de personnages opposés à la culture officielle coloniale et patriarcale, le cycle indochinois prend la forme d’un monde à l’envers construit par le biais de logiques d’inversion permutant sans cesse le haut et le bas, le sérieux et le comique, le sublime et le vulgaire. Le carnaval possède en effet un caractère extrêmement transgressif dans la mesure où il s’érige comme la mise à mal de toutes les institutions. Il est un geste politique qui rejoint une volonté de régénération du monde en un monde différent : c’est une période qui appartient en majeure partie à la jeunesse, aux femmes, aux fous, aux exclus ; le corps peut s’y exprimer librement et s’écarter des règles morales. Il en va de même pour les personnages de notre corpus, marqués par la marge et l’écart, constamment dans la transgression et l’opposition. Ainsi, le processus carnavalesque semble indissociable de la quête initiatique. En ce sens il rejoint la délinéarisation et l’inversion des pouvoirs relevés dans le premier chapitre de cet ouvrage. La carnavalisation littéraire s’inscrit donc principalement comme une exploration des limites, des états et des frontières. Par conséquent, en exhibant les marques distinctives de l’autre, les personnages établissent ce qui construit leur propre identité.
La carnavalisation indirecte à l’œuvre dans les textes est une rupture, principalement analysable par l’imaginaire graphique de l’oblique et de la ligne brisée : rupture des frontières, poreuses, ouvertes aux marges sociales, territoriales, comportementales ; rupture des hiérarchies (ethniques, sociales, sexuelles, générationnelles) ; et rupture, enfin, des valeurs sociales et familiales. Principalement intégrés au microcosme textuel à un niveau symbolique, ces différents motifs représentent les pistes de réflexion à l’origine de notre étude du carnavalesque au sein du corpus.
Si, au sein du cycle indochinois, l’imaginaire de la ligne droite est associé à la culture officielle et institutionnelle (elle symbolise une ligne idéologique stricte, celle du primat de l’alignement, du parallélisme, de la symétrie), une autre représentation de la ligne se dégage également du corpus. En remontant aux racines historiques du terme, il apparaît que les premières traces du mot « ligne » dans la langue française se trouvent dans la Chanson de Roland (11e siècle) où il désigne la suite des membres d’une famille (ce qu’aujourd’hui nous nommons la lignée9. L’étymon met l’accent sur la généalogie et la transmission d’un patrimoine génétique, matériel, social et culturel : durant des centaines d’années, la seule ligne qui vaille a été celle de l’héritage et de la transmission, celle qui permet la perpétuation du nom et l’ancrage de la famille dans une histoire commune. En tant qu’unité à la base de toute société, la famille influe en effet sur la construction identitaire et développe un sentiment d’appartenance. Or, dans le cycle indochinois, la fracture de la ligne est d’abord celle de la lignée. La transmission est en crise ; les récits ne cessent de mettre en scène des personnages coupés de leurs racines, qu’elles soient géographiques et culturelles (la patria, la terre des aïeux, celle du père) ou familiales (le pater). Fondamentale, si ce n’est fondatrice, la rupture de la filiation est à l’origine des diverses transgressions matérielles et symboliques présentes au sein des textes. Sans re-pères, les personnages tendent à effacer les limites entre les sexes, les générations, les cultures. Ensauvagés et donc littéralement hors-la-loi, ils inversent les hiérarchies, pour finalement mettre en péril l’ordre et la mesure. Par conséquent, la poétique carnavalesque durassienne s’inscrit comme antithétique de la ligne droite littératienne promue par l’administration coloniale. Symbolisée au sein de l’espace textuel par le biais d’un imaginaire graphique de l’oblique et de la ligne brisée, elle représente une rupture transgressive avec l’ordre traditionnel sous la forme d’un « hors-lieu » et un « hors-temps » liminal reflétant une asymétrie menaçante.
Nombreux sont les personnages du corpus symboliquement apatrides, coupés de leur pays d’origine, en proie à un questionnement identitaire principalement dû à un sentiment de déracinement. La mère est la première victime du cycle ; son histoire, élevée au rang de mythe au fil des récits, apparaît toujours identique. « [F]ille de fermier pauvre » (EC, p. 12), « née dans le nord de la France, dans les Flandres françaises » (ibid.), elle choisit de rompre le déterminisme social en se détachant d’une lignée familiale agricole (soit de la culture de la terre, principalement marquée par les oralités et la corporalité) pour intégrer la culture littératienne en devenant enseignante. D’abord influencée par les « ténébreuses lectures de Pierre Loti » (BCP, p. 23) puis victime des « affiches de propagande coloniale », elle « quitt[e] sa famille pour aller vers le voyage » (EC, p. 12). S’en suit une vie faite de déceptions, de coups du sort, de « va-et-vient incessant[s] » (A, p. 39), car jamais la mère ne trouve sa place. Éternelle boiteuse, constamment dans les entre-deux, elle est désignée dans L’Amant de la Chine du Nord comme une « reine sans patrie » (ACDN, p. 122), puis comparée à une « immigrée à la recherche d’une terre d’asile » (ACDN, 232). Que cela soit en tant que cultivatrice au cœur des espaces sauvages de l’Indochine, directrice d’une école pour indigènes ou rentière dans un faux château Louis XIV acquis dans le Loir-et-Cher, elle reste « l’étrange étrangère » (Ghorbel, 2013, p. 152), toujours déracinée, incapable de poursuivre toute filiation.
La poétique du déracinement se lit également dans le parcours des autres personnages. Exilé ayant dû quitter « la Mandchourie quand Sun Yatsen a décrété la République chinoise » (ACDN, p. 90), le Chinois vit un second arrachement lorsqu’il est contraint de quitter Paris pour retourner auprès d’un père autoritaire : « Ce retour c’est sa tragédie » (A, p. 61). Originaire des forêts du Siam, Thanh le petit boy recueilli par la mère se sent quant à lui déraciné à Prey-Nop. L’exil est cependant sans retour, car son départ marque sa perte : « [il] avait voulu retrouver sa famille dans la forêt du Siam, [il avait dû] se perdre et mourir là, dans cette forêt » (ACDN, p. 242). Si elle était considérée comme étrangère en Indochine, une fois en France, la jeune fille est « inconsolable du pays natal et d’enfance », « détestant la France » (ibid., p. 36).
Le sentiment d’exil, latent chez les personnages, se trouve renforcé par l’absence des pères, nombreux à faire défaut. Le père de Suzanne et du personnage de la jeune fille, tout d’abord, est l’éternel absent du cycle10. Mort depuis de nombreuses années, sa mémoire n’est pas correctement entretenue et honorée. Les manques se poursuivent : Thanh, « orphelin ramené à son seul statut d’enfant abandonné » (ibid., p. 198), « ne se souvient pas de ses parents, de rien » (ibid., p. 198); Hélène Lagonelle pense que « [s]es parents ne veulent plus [d’elle] à Dalat » (ibid., p. 57) ; Carmen est la fille d’une prostituée (sans filiation paternelle officielle donc) « venue en droite ligne d’un bordel du port » (ibid., p. 137) ; Alice n’a « aucun parent, rien » (ibid., p. 57) ; plus généralement, toutes les « jeunes métisses [du pensionnat sont] abandonnées par leur père de race blanche » (ibid., p. 180). Sans reconnaissance officielle du père, les jeunes métisses n’ont pas la possibilité d’accéder à la nationalité française : illégitimes – soit littéralement en dehors de la loi –, elles sontmaintenues dans un entre-deux juridique, social, économique et finalement identitaire.
Lorsque la filiation au sein d’un héritage familial est maintenue, elle peut être tout aussi néfaste tant la domination du père avorte toute possibilité de construction individuelle en dehors du cercle parental. « Élevé à contresens » (BCP, p. 53) par un père qui l’étouffe sous le poids de son ambition et de sa fortune, M. Jo aurait sans doute, selon la narratrice, été plus heureux s’il avait pu « échapp(er) à cette hérédité trop lourde qu’était pour lui l’héritage. » (ibid., p. 53) Le même constat est établi avec le Chinois, mais dans un registre plus proche du pathétique que du grotesque. Loin d’être une figure de la traversée (et donc de la transgression) comme l’est la jeune fille, l’Amant accepte la domination paternelle et renonce à son bonheur personnel au profit de la prospérité familiale : « jamais il ne tuera le père, [...] jamais il ne la volera [...] » (ACDN, p. 174). À la place, le Chinois choisit la coutume. Il se soumet au mariage arrangé avec une jeune chinoise dont la famille est réputée « pour sa grande moralité » (ibid., p. 200), acceptant que « ça se passe comme ça s’est passé il y a dix mille ans en Chine » (ibid.). Le conflit père/fils est inhérent à la règle d’endogamie contrôlée : le bon mariage se situe à bonne distance, c’est-à-dire, ni trop loin de soi (géographiquement, sociologiquement), ni trop proche (situation d’inceste) (Zonabend, 1981). L’obligation du mariage chinois « institue » ainsi le jeune homme dans sa fonction d’unique héritier-mâle de la lignée familiale. Il ne peut échapper à cette loi sans risquer la perte de tout ce qui faisait jusqu’alors son identité : le nom, la fonction et l’argent. Pour P. Bourdieu, « le rite d’institution doit justement son efficacité symbolique au fait qu’il signifie à un homme ce qu’il est et ce qu’il a à être : “deviens ce que tu es” » (Bourdieu, 1982, p. 58). L’auteur poursuit :
La fonction de toutes les frontières magiques – qu’il s’agisse de la frontière entre le masculin et le féminin, ou entre les élus et les exclus du système scolaire – [est] d’empêcher ceux qui sont à l’intérieur, du bon côté de la ligne, d’en sortir, de déroger, de se déclasser. [...] C’est aussi une des fonctions de l’acte d’institution de décourager durablement la tentation du passage, de la transgression, de la désertion, de la démission. [ibid., p. 62]
Le risque de cet anéantissement qui menace est finalement le plus fort. En s’inscrivant dans la lignée sans oser dévier de sa communauté, le Chinois en devient pourtant la victime. C’est en ce sens que la loi du père s’avère perverse ; l’ordre juridique, moral et familial est synonyme de malheur : « Il est perdu dans la douleur. Celle de savoir qu’il n’a pas assez de force pour la voler à la loi [...]. Tout autant qu’il connaît la loi, il se connaît face à cette loi » (ACDN, p. 174). L’ordre de la loi provoque le désespoir du Chinois, et la ligne s’en trouve en quelque sorte inversée : âgé et malade, le vieil homme refuse de mourir et de passer la main. Inflexible, il répète à son fils « qu’il préférait le voir mort » (A, p. 99 ; nous soulignons) plutôt que de lui permettre de rester avec la jeune fille. Le refus sonne comme la menace d’une disgrâce économique, sociale, et filiale menant à un anéantissement identitaire. Si le Chinois respecte finalement la loi du père, il n’en est cependant pas moins symboliquement tué : « – Je ne comprends plus rien, je ne comprends pas comment c’est arrivé… comment j’ai accepté ça de mon père, le laisser assassiner son fils comme il le fait » (ACDN, p. 192 ; nous soulignons). Incapable de « tuer le père » pour prendre sa place et devenir un homme, le fils est pris dans un étau où il ne peut qu’être la victime du patriarche.
Dans toute communauté humaine, le rite revêt un aspect essentiel : celui de créer une cohésion sociale en permettant aux individus de se lier pour fortifier la communauté(Durkheim, 2013, p. 553). Grâce aux rites, la communauté peut prospérer en s’accroissant horizontalement – par le biais des mariages – et verticalement – grâce aux naissances et au principe de filiation(Lévi-Strauss, 2002). Toute communauté nécessite par conséquent des rites, et tout rite permet de s’incorporer à une communauté. Or, dans la configuration du cycle indochinois où l’origine fait défaut, la progression s’en trouve compromise et le désordre le plus complet règne. La question de l’appartenance à une communauté reste en effet problématique pour la plupart des protagonistes : à la fois acculturées de la communauté indigène et marginalisées par les colons, les jeunes filles du pensionnat sont condamnées à l’entre-deux ; exilé de Chine, instruit en Occident, le Chinois est finalement contraint de renoncer à la modernité pour suivre la voie/x des ancêtres ; enfin, en n’appartenant, comme nous l’avons vu, ni à la communauté des colons, ni à celle des indigènes, la famille de Suzanne et de la jeune fille reste partagée entre une identité française et une identité indochinoise, sans réussir à s’agréger à aucune d’entre elles.
Dans l’ensemble du cycle, la chute de la mère dans la hiérarchie sociale fait suite à la mort du père et à la mise à l’écart de la famille par l’institution coloniale représentée par le cadastre. Corrompue,la patria fait défaut, elle « assasin[e] » (BCP, p. 67) ses propres enfants. La corruption coloniale est comparée à un infanticide. Cela provoque chez la famille un reniement à la fois conscient et inconscient des institutions françaises, du système communautaire dans sa globalité, et plus généralement, des rites et coutumes rattachés aux normes sociales. Cet état de défiance se traduit notamment par la provocation des personnages envers un système qui les rejette et dont ils peuvent chaque jour percevoir les injustices (transgresser ses normes et ses valeurs, c’est revendiquer une différence).
Toute communauté, qu’elle soit familiale ou autre, nous est haïssable, dégradante. Nous sommes ensemble dans une honte de principe d’avoir à vivre la vie. C’est là que nous sommes au plus profond de notre histoire commune, celle d’être tous les trois des enfants de cette personne de bonne foi notre mère, que la société a assassinée. [A, p. 67]
Dans L’Amant, il s’agit littéralement de couper le mal à la racine pour finalement refuser tout processus de transmission : « Non seulement aucune fête n’est célébrée dans notre famille, pas d’arbre de Noël, aucun mouchoir brodé, aucune fleur jamais. Mais aucun mort non, aucune sépulture, aucune mémoire » (A, p. 70). Sans rite, sans mémoire, la ligne est rompue ; une oblique se crée alors, celle d’un contre-modèle qui précipite les personnages dans un ensauvagement dont ils peinent à s’échapper. L’économie textuelle nous offre un véritable « monde à l’envers » dans lequel les personnages vont constamment « à contre-sens » des pouvoirs dominants. Les situations de domination hiérarchique (classes sociales, ethnies, genres, générations) sont ignorées, inversées ou transgressées.
Le caractère excentrique des textes est particulièrement rattaché au personnage de la mère, véritable veuve carnavalesque oscillant sans cesse entre vie et mort, maigre et gras, excès et ascèse, humour et tragédie, privation et abus, pathos et grotesque. Les valeurs conflictuelles que véhicule la figure maternelle la rapprochent dans une certaine mesure de figure de la Mi-Carême. À l’intérieur des systèmes symboliques des textes, cette donne romanesque a notamment pour rôle de renforcer l’ambivalence de la mère et la difficulté du passage.
Au sein du calendrier liturgique au vingtième jour avant Pâques a lieu la Mi-Carême, une courte période durant laquelle le carême est rompu par Carnaval lui-même : les interdictions et abstinences quadragésimales laissent alors place à un retour fugace des réjouissances carnavalesques. Rien d’étonnant par conséquent à ce que « l’apothéose de tous [l]es renversements ait lieu [le] soir de Mi-Carême » (Scarpa, 2000, p. 38). Dans divers lieux d’Europe, le jour de la Mi-Carême les jeunes gens de la communauté sciaient en deux un mannequin (ou une souche de bois personnifiée sous la forme d’une « vieille bonne femme ») appelé « Vieille Mère Carême »11, « Madame Carême », ou encore « la veuve Carême ». Y. Verdier nous rapporte qu’au Quercy,
les pénitents feignaient de pleurer, chantaient « Adieu pauvre grand-mère ! Tu meurs sciée. Quel malheur ! » Les scieurs reprenaient : « Tant mieux, elle était sorcière. Elle le méritait bien ! » Puis ils ramassaient la sciure et la jetaient en l’air en disant : « Regardez, elle n’a pas de sang. Comme les autres chrétiens. » (Verdier, 1995, p. 232)
Dès lors, l’anthropologue s’interroge :
Qui est cette Vieille, cette grand-mère de bois dont le sang n’est pas le même que celui des autres chrétiens ? La personnification de Carnaval lui-même ? Celle de la vieille année qui doit laisser place au renouveau ? De bois, elle appartient au monde forestier, et on ne peut manquer de la rapprocher de ces innombrables vieilles qui gardent prisonnières les jeunes filles au fond des bois. (ibid.)
Par ailleurs, selon certaines interprétations, le rite pourrait également symboliser la fin de la vieille année tout en annonçant la période de régénération et de transformation à venir :
Pour Frazer la mise à mort de Carnaval ou le sciage de la vieille, c’est l’expulsion de la mort, qui se pratique effectivement sous ce nom dans les pays germaniques et slaves. Mais ce n’est pas la mort en tant que telle, c’est la végétation mourante ou morte, qu’on expulse au printemps, pour permettre son renouveau [...] Le carnaval célèbre l’anéantissement du vieux monde et la naissance du nouveau monde, de la nouvelle année, du nouveau printemps, du nouveau règne. Le vieux monde anéanti est donné avec le nouveau, représenté avec lui. [Belmont, 1973, p. 73]
Dans cette perspective, les pratiques symboliques qui se dégagent du rite de la vieille pourraient entrecroiser cycle calendaire et cycle générationnel : fertilité des sols et fécondité des femmes se rejoignent. L’hiver part, le printemps le remplace ; les vieilles meurent, les jeunes s’agrègent à la communauté.
Rappelons-le, les représentations carnavalesques du cycle indochinois sont surtout situées à un niveau symbolique des récits. Dans cette perspective, la textualisation de la Mi-Carême est intéressante à analyser par le biais de la figure maternelle. Cette dernière revêt en effet des caractéristiques physiques et des pratiques morales et éducatives quadragésimales véhiculées par une pensée chrétienne (la vieillesse, le veuvage, l’abstinence, la piété, la mortification, le silence, la pratique fréquente du jeûne et l’usage des châtiments corporels). Pourtant, si la mère véhicule certaines valeurs quadragésimales, elles ne proposent in fine que de faux carêmes, des carêmes dévoyés qui dévient du sens qu’accorde l’Église catholique à cette période prépascale : la piété de la mère s’exprime paradoxalement par le blasphème, elle châtie les autres, mais ne se repent jamais, ses longs silences sont rompus par des cris intenses, elle se prive de nourriture, mais pour mieux « manger » ses enfants. En d’autres termes, la mère mêle les paradoxes : « rangée comme une veuve, vêtue de grisaille comme une défroquée » (A, p. 32), « mère écorchée vive de la misère » (ibid., p. 57), elle s’érige pourtant en une figure carnavalesque. La symbolique de la vieille de la Mi-Carême problématise dès lors au sein du cycle indochinois le rapport entre les générations : la mère représente la fin d’un certain monde, et sa mort devrait annoncer, comme la fin de l’hiver, le commencement d’un autre. Reine des inversions, reine des contretemps, reine boiteuse en somme12, elle refuse cependant de laisser sa place « aux jeunes » et met à mal la continuité du cycle.
N’oublions pas que le Carnaval est qualifié de « fête des fous »13. Il s’agit de l’espace-temps privilégié de la transgression des interdits, et notamment du sacré où, par inversion, la société est momentanément dominée par « le fou », représentant du bas, du profane, du vulgaire, d’un trop plein de corps qui prend le pas sur la raison. La famille est ainsi menée par une mère défaillante, plusieurs fois décrite comme folle. La folie qualifie le plus fréquemment un comportement jugé anormal, donc en dehors de la norme (norma, « l’équerre »), extérieur au droit, à la règle, à la loi, soit véritablement déviant (et nous rejoignons ici l’imaginaire graphique de l’oblique). En adoptant une posture marginale, la mère va à l’encontre de la raison, elle s’oppose littéralement au sens commun et met à mal l’ordre colonial. La rencontre avec M. Jo dans Un barrage contre le Pacifique et les premiers dialogues qui s’en suivent à la cantine de Ram sont un parfait exemple de la folie maternelle. Alors qu’elle décrit les plus grands désastres de sa vie, soit l’achat de la concession stérile et l’écroulement des barrages, la mère passe du pathos au grotesque. Des « cris aigus d’intense satisfaction » sont poussés, dans un « état d’hilarité vulgaire » la mère manque de s’étouffer tant « la force de son rire ne semblait pas venir d’elle et gênait, faisant douter de sa raison » (BCP, p. 41). Dès lors, si la famille mène une véritable vie de « maigre », faite de douleur, de privation et d’oppression, l’excès et la démesure maternelle viennent renverser l’ordre. Le rire carnavalesque14 a ici un pouvoir dénonciateur, destructeur, il est une critique ouverte du colonialisme. Ce passage soudain du tragique au comique et inversement, ce rire-triste si propre à la mère, est également présent dans L’Amant :
La mère parle, parle. Elle parle de la prostitution éclatante et elle rit, du scandale, de cette pitrerie [...] et elle rit de cette chose irrésistible ici dans les colonies françaises, je parle, dit-elle, de cette peau blanche, de cette jeune enfant qui était jusque-là cachée dans les postes de brousse et qui tout à coup arrive au grand jour et se commet dans la ville au su et à la vue de tous, avec la grande racaille milliardaire chinoise, diamant au doigt comme une jeune banquière, et elle pleure. [A, p. 109, nous soulignons]
Selon les mères d’élèves du lycée français, représentantes des coutumes et lois coloniales, « [l]a mère n’a aucun sens de rien, ni celui de la façon d’élever une petite fille » (A, p. 105 ; nous soulignons). Dans Un Barrage contre le Pacifique, elle est d’ailleurs la garante d’une famille où « tout est entrepris de travers » (BCP, p. 10 ; nous soulignons) : Joseph est perçu par les villageois comme « un peu fou et capable de faire des choses inexplicables » (ibid., p. 283) et pour Jean Agosti, Suzanne est « aussi cinglée que [son frère] » (ibid., p. 184).
L’absence de loi maternelle étant appréhendée comme un contresens, la folie de la mère peut être véritablement perçue par le biais de l’inversion. Dans un extrait de L’Amant de la Chine du Nord, la jeune fille la décrit comme telle : « – Elle se fiche de tout ma mère… Je la vois comme une sorte de reine, vous voyez… une reine… sans patrie… de comment dire ça… de la pauvreté… de la folie, voyez… » (ACDN, p. 122). Ce passage, au cœur du registre carnavalesque, est construit sur l’importance des contraires et met en scène par le biais de la logique de l’inversion, une permutation du haut et du bas. La confusion des univers symboliques est généralisée : décrite comme « une reine de la pauvreté et de la folie », à l’inverse du Roi qui se doit d’être riche et sage15, la mère est également qualifiée de reine « sans patrie ». Or, dans une logique absolutiste, le roi est l’essence même de la patrie. En jouant sur les antithèses, le texte dépeint la mère comme la Reine du monde à l’envers, celle, qui entreprend tout de travers.
En effet, loin d’être correctement établie, régie par une mère « à l’envers », la systémique familiale dysfonctionne. Si comme l’énonce Anne Cousseau « [l]a forme la plus élémentaire qui soit de l’amour maternel se trouve dans la fonction nourricière » (Cousseau, 1999, p. 201), Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma mettent à jour une altération du motif par l’analogie établie entre la mère et la figure de l’ogresse. La mère ne mange pas (elle est absente de la très grande majorité des scènes de repas du cycle indochinois), mais accorde une grande importance à nourrir ses enfants : « Quand il s’agissait de les gaver, elle était toujours douce avec eux » (BCP, p. 27). L’utilisation du terme « gaver », qui désigne notamment une alimentation excessive des animaux dans le but de les engraisser pour mieux les consommer ensuite, est intéressante. L’isotopie de l’ogre se poursuit à travers les termes utilisés par Carmen pour décrire le comportement de la mère envers ses enfants : « Elle avait eu tellement de malheurs que c’en était devenu un monstre au charme puissant et que ses enfants risquaient, pour la consoler de ses malheurs, de ne plus jamais la quitter, de se plier à ses volontés, de se laisser dévorer à leur tour par elle » (BCP, p. 146 ; nous soulignons). Toujours liée à la dévoration, la figure de l’ogre donne lieu à plusieurs interprétations symboliques, dont l’une, freudienne, qui voit dans le processus de dévoration un retour de l’enfant au ventre maternel (Chambrier-Slama, 2017). En effet, la dévoration d’un enfant renverrait à un renversement de l’ordre du monde : elle inverse symboliquement le déroulement de l’accouchement. Sur un plan anthropologique, le ventre renvoie au digestif et au sexuel (soit le bas, à l’inverse du haut, céleste et sacré). La figure de l’ogresse peut par conséquent être analysée comme un désir de voir ses enfants réintégrer le ventre maternel, bouleversant l’ordre sur lequel est fondé le monde, soit celui même de la transmission des pouvoirs féminins telle qu’Y. Verdier la met à jour. Comme l’a étudié l’ethnologue par le biais notamment du conte Le Petit Chaperon rouge, les récits initiatiques féminins ne nous racontent pas uniquement l’importance pour une jeune fille de trouver mari, mais plus encore, pour reprendre les termes de Verdier, la nécessité d’un transfert générationnel menant à un renouveau social. Le conte nous dit ainsi combien les parcours initiatiques féminins sont indissociables du cycle de sang et de la transmission biologique des capacités procréatives : « les mères seront remplacées par les filles, la boucle sera bouclée avec l’arrivée des enfants de mes enfants »16 (Verdier, 1995). Le fantasme de dévoration de la mère renvoie par conséquent à un renversement carnavalesque du monde et de ses valeurs et hiérarchies sociales. Il s’inscrit plus largement dans la difficulté de la mère à laisser sa place et illustre la mise à mal de la transmission présente dans le cycle indochinois :
[La mère] frappait encore, comme sous la poussée d’une nécessité qui ne la lâchait pas. Suzanne à ses pieds, à demi nue dans sa robe déchirée, pleurait. Lorsqu’elle tentait de se lever, la mère la renversait du pied. [...] À un moment donné, tout d’un coup, [Joseph] dit :
– Merde, tu le sais bien qu’elle n’a pas couché avec lui, je comprends pas pourquoi tu insistes.
– Et si je veux la tuer ? si ça me plaît de la tuer ? [BCP, p. 111]
La mère refuse ce fondamental passage à sa fille, le sang circule mal, et les personnages restent bloqués dans des entre-deux identitaires. Dans cette « vie à l’envers », les rôles et fonctions de chacun se dérèglent. Or, les places ne peuvent se confondre sans risque de confusion mentale. La jeune fille, pourtant « dernière enfant » de la mère (ACDN, p. 28), prend la place de l’enfant du milieu en nommant ses deux aînés « le petit frère » et le « grand frère » ; elle reconfigure ainsi toute la lignée familiale. La carnavalisation littéraire est latente. De même, pour la jeune fille, Paulo, le « petit frère » est également « [s]on fiancé » et « [s]on enfant » (ibid., p. 30). Joseph se positionne à la fois comme un père (pensons à la symbolique biblique du prénom) et un amant pour Suzanne : « elle sut qu’elle ne rencontrerait peut-être jamais un homme qui lui plairait autant que Joseph ». Le Chinois dira à la jeune fille qu’il l’« aime aussi comme [s]on enfant, pareil. » (ibid., p. 149) Ce désordre est déjà présent dans L’Amant : « J’étais devenue son enfant. C’était avec son enfant qu’il faisait l’amour chaque soir » (A, p. 118). À l’inverse, les deux derniers enfants sont presque reniés par la mère : « Je crois que du seul frère aîné ma mère disait : mon enfant » (A, p. 73). Toujours la mésalliance règne.
À l’inverse de toute initiation féminine réussie, le processus de transmission mère-fille à l’œuvre dans le corpus est par conséquent corrompu : alors que la mère refuse de laisser sa place, la jeune fille, loin de connaître la bonne marche à suivre, se perd sur les seuils de l’adolescence, expérimentant diverses figures ambivalentes, de la chasseresse à la prostituée, de la métisse à l’incestueuse, jusqu’à trouver sa voie/x et filer les mots.
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Par l’étude de l’itinéraire des personnages dans le cycle indochinois, nous avons pu mettre en évidence combien les récits parlent de passages : passage au monde sexué, passage à l’âge adulte, passage vers le monde des morts. La mise en scène d’une poétique de la rupture antagoniste au principe de filiation appuie toutefois la difficulté du cheminement et l’importance des voies de traverses. L’asymétrie familiale qui s’exprime principalement par la transgression des normes, des rites et des valeurs sociales repose ainsi sur une logique carnavalesque du « monde à l’envers » marquée par la délinéarisation. L’étude des lacunes initiatiques de cette famille en marge nous permet par conséquent de mettre en exergue l’imaginaire graphique de la ligne brisée en relevant, chez Duras, une poétique de la rupture antagoniste au principe même de filiation.