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Couverture du livre Tracer sa voix (Savannah Kocevar, 2023) Show/hide cover

Délimitation et transgression : des espaces-temps géographiques et symboliques

De l’Indochine à la France, de la jeune fille à l’autrice : trajectoire spatiale et trajectoire temporelle

La critique durassienne s’est penchée sur l’étude de la spatialité chez l’écrivaine. Elle a relevé et analysé la série de lieux présents dans l’œuvre de Marguerite Duras : « [...] des lieux féminins, des lieux politiques, des lieux coloniaux, des lieux de mémoire, des lieux de douleur, des lieux de morts, des lieux d’oubli, des lieux de désir ou encore des lieux d’aliénation» (Barbé, 2003, p. 106). Un certain nombre d’analyses portent sur l’importance autobiographique des lieux dans la construction identitaire (et littéraire) de l’écrivaine. Dans un article intitulé « Déracinement et étrangeté : le moi comme l’autre de l’autre», Najet Liman-Tnani (2013, p. 177-184) évoque le double déracinement que l’autrice a connu durant sa jeunesse et les conflits identitaires qui l’ont accompagné. Une sous-partie de l’ouvrage Marguerite Duras : l’écriture illimitée de Joëlle Pagès-Pindon (2012) analyse combien la géographie durassienne est inséparable de la mémoire des lieux : selon la chercheuse, la biographie de l’écrivaine peut se dessiner à travers les divers espaces géographiques qui ont structuré son imaginaire. La critique n’a également pas manqué d’étudier combien l’enfance indochinoise (et les lieux qui y sont rattachés), véritable expérience existentielle, devient matrice de l’œuvre chez Duras. Dans son étude « Mémoire des lieux : Reterritorialisation de l’espace colonial chez Marguerite Duras », Philippe Barbé (2003) analyse pour sa part l’imaginaire durassien construit à la croisée de deux cultures et de deux territoires : l’Indochine et la France. Il s’intéresse notamment aux Impudents et à la pré-inscription d’un locus français dans l’imaginaire asiatique que Duras décrivait comme la Durasie. Évoquons enfin Les Lieux de Marguerite Duras réalisé à partir d’entretiens1 que Michelle Porte (2012) a eus avec l’autrice. Dans cet ouvrage mêlant textes et iconographies, Duras commente les différents lieux hantant son œuvre : la maison de Neauphle, le parc, la forêt, Trouville, la mer sont pour elle autant d’espaces et de lieux porteurs d’une histoire, porteurs d’une mémoire.

Et pour cause, il suffit de s’intéresser aux titres des ouvrages du cycle indochinois pour comprendre l’importance des dynamiques spatiales chez Duras (pseudonyme littéraire lui-même inspiré d’un lieu, le village de Duras en Lot-et-Garonne où se situait la maison paternelle) : du Barrage contre lePacifique à L’Amant dela Chine du Nord en passant par L’Eden Cinéma, les titres durassiens donnent le ton. Les nombreux espaces et lieux dénommés et dépeints sont en effet riches en significations. Par ailleurs, les variations apparaissant au fil des textes n’effacent pas la relative continuité cartographique du corpus. Si, comme l’affirme Martine L. Jacquot, « [t]out, chez Duras, est répétition, redondance, depuis le style jusqu’aux thèmes, en passant par les personnages » (2009, p. 66), la géographie des lieux dans le cycle indochinois ne fait pas exception ; les variations (qui ont surtout lieu entre la première partie et la seconde partie du cycle) ne suffisent pas à effacer le fil commun entre les œuvres :

  • Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma situent majoritairement le cadre spatial dans la plaine de Kam (avec toutefois des déplacements à la cantine de Ram/Réam et des ensauvagements initiatiques dans la forêt). Les deux premiers textes s’ouvrent sur la plaine et se ferment sur celle-ci (malgré le départ imminent des deux adolescents Suzanne et Joseph) avec un déplacement de l’action à Saigon durant une courte période (jamais nommée autrement que « la grande ville coloniale » dans le premier roman).

  • Le cadre narratif de L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord se situe quant à lui principalement à Saigon, avec cependant un déplacement spatial et temporel bien plus important dans L’Amant. Entrecroisant les passages entre les seuils spatiaux et les seuils temporels, le lauréat du prix Goncourt est le seul livre à jouer sur les contrastes entre les scènes jouées en France (période de l’âge adulte et de la maturité de la narratrice) et celles en Indochine (souvenirs de l’enfance et de l’adolescence). La multiplication des différents lieux (la maison de fonction de Vinhlong, le bac, puis les continuels allers-retours en limousine entre la pension, le lycée et la garçonnière) soulignent une dynamique de déplacement (et donc de circulation) à la fois géographique et temporelle qui s’intensifie au fur et à mesure des réécritures.

Au fil du corpus, la référentialisation spatiale évolue également. Alors qu’Un barrage contre le Pacifique reste relativement vague dans la toponymie, la référentialisation géographique se fait beaucoup plus précise dès L’Eden Cinéma. Si la pièce de théâtre pouvait être plus avare de descriptions spatiales du fait de son genre, elle ne manque pourtant pas de références toponymiques réelles. Les didascalies, narrativisées, nous apprennent que la famille vit à « Prey-Nop » (EC, p. 29), à « quatre-vingts kilomètres de Kampot » (ibid.), « dans le Haut-Cambodge, entre le Siam et la mer » (ibid., p. 11), « [...] dans la plaine ouest du Cambodge, le long de la chaîne de l’Éléphant » (ibid., p. 19) ; la cartographie devient prétexte à une poétisation nostalgique de l’espace. Avec L’Eden Cinéma, la grande ville coloniale du Barrage sort également de l’anonymat et devient Saigon. La tendance est maintenue aussi bien dans L’Amant que dans L’Amant de la Chine du Nord ; la référentialisation est désormais assumée. « Vinh-Long » (ACDN, p. 17), « Prey-Nop » (ACDN, p. 56), la « cantine de Réam » (A, p. 35), « Cholen » (A, p. 45 ; ACDN, p. 71), mais aussi « Paris » (A, p. 136) et le « Loir-et-Cher » (A, p. 38) sont autant de toponymes renforçant l’effet de réel et situant le récit dans une géographie réaliste. Les deux derniers textes du cycle rendent par ailleurs compte d’une augmentation des lieux de passage intrinsèquement liés à la temporalité : bac, limousine, bateau, « hall d’un lieu public » (A, p. 9) sont autant de lieux transitoires, mais inexorablement associés à l’expérience initiatique, comme nous le verrons. Dansla célèbre formule anaphorique de L’Amant – « Quinze ans et demi, c’est la traversée du fleuve » (A, p. 15) (traversée exécutée en bac) –, la spatialité se mêle à la temporalité : l’espace d’un temps, toujours répété, l’initiation a lieu.

La conjonction du spatial et du temporel est théorisée par Mikhaïl Bakhtine dans son ouvrage Esthétique et théorie du roman dans la notion philologique de chronotope (Bakhtine, 2006, p. 232). Cette dernière « détermine l’unité artistique d’une œuvre littéraire dans ses rapports avec la réalité » (ibid., p. 384). De la même manière que les deux faces d’une même pièce, chronos et topos influent l’un sur l’autre et ne peuvent en aucun cas être séparés ni opposés. L’espace-temps étant essentiel à l’itinéraire des personnages et servant les actions de ceux-ci, le chronotope se présente comme le centre organisateur des principaux événements contenus dans le récit :

c’est là qu’ont lieu les rencontres [...]. Là se nouent les intrigues et ont lieu souvent les ruptures, enfin (et c’est très important), là s’échangent des dialogues chargés d’un sens tout particulier dans le roman, là se révèlent les caractères, les « idées » et les « passions » des personnages [...]. [ibid., p. 388]

Or, les principaux chronotopes du cycle indochinois s’organisent autour des questions fondamentales de l’initiation, du passage et de la circulation, problématiques centrales du corpus. Parce qu’un espace se mesure et se délimite, ses frontières se franchissent ; parce qu’un lieu (construit, tracé et borné) devient l’expression d’une culture et d’une identité, la transgression de ses seuils n’est plus uniquement matérielle, mais bien symbolique. Enfin, parce qu’un(e) espace peut caractériser l’écart (entre différents lieux, différentes situations sociales, différentes cultures ou différentes identités), il indique une situation de marge et peut donc parfois laisser présager un temps de passage. Dans cette perspective, l’analyse conjointe des dimensions spatiales et temporelles au sein des récits permet non seulement de souligner leur indissociabilité aussi bien poétique que symbolique dans la démarche durassienne, mais aussi d’attirer l’attention sur l’importance initiatique de ces derniers, primordiale dans la construction de la narration. L’imaginaire graphique prégnant dans le corpus (par le biais des dynamiques de délimitation et de transgression, elles-mêmes liées au concept de frontière) nous amène à établir une cartographie des espaces-temps du récit non plus seulement géographique, mémorielle ou autobiographique, comme ce fut le cas pour de précédentes études durassiennes, mais également symbolique2 et servant l’homologie rite-récit que nous étudierons ici. Comme l’observe Florence de Chalonge en se référant au cycle indien, chez Marguerite Duras le récit met en place « une aventure spatiale dans la recherche d’une place, d’un poste, d’un lieu » (2005, p. 161) ; or, le même constat s’applique à notre corpus. Dans le cycle indochinois, la quête identitaire passe en effet par la transgression des espaces dans une dynamique de passage qui structure l’économie textuelle du corpus jusqu’à l’agrégation finale par l’acquisition d’un nouveau statut (cette place, ce lieu, ce poste dont parle F. de Chalonge).

C’est l’organisation chronotopique tripartite saltus, domus, campus (termes issus de l’anthropologie historique et de la géographie humaine) que nous utilisons surtout ici. La domus définit ainsi un espace familier de domestication et de reproduction (le foyer), elle est habituellement associée à la vie de la communauté ; le campus désigne un espace maîtrisé de travail et de culture ; enfin, le saltus – espace du non-travaillé, du non-domestique, de l’ensauvagement – caractérise « la marge, l’in-cultivé, l’invisible » (Scarpa, 2009a, p. 32). Ces concepts et dénominations sont bien entendu de pures constructions culturelles, notamment pensés à leur origine pour être appliqués à une ruralité européenne. Cependant, la classification des espaces symboliques par le biais des dynamiques domestication/ensauvagement, centre/périphérie, et finalement par l’opposition très attendue nature/culture, est parfaitement propice à l’étude de l’espace indochinois tel que poétisé par Duras, mais aussi à tous les espaces littéraires, y compris les plus urbains et les plus contemporains.

Dès lors, nous le verrons, la chronotopie du cycle indochinois s’ordonne principalement autour du sauvage et du domestique. Il serait pour autant naïf d’opposer aveuglement ces deux notions complexes ; les différents espaces se métamorphosent en fonction des moments et des contextes. Face à l’instabilité concrète des concepts, nous parlerons davantage, comme le suggère Marie Scarpa, d’« ensauvagement » (ibid., p. 209) et d’« endomestication » (ibid.) dans la mesure où « chaque élément d’un système structurel peut être, selon la situation et le contexte, sauvage et domestique tour à tour » (ibid.). Les divers ordres culturels ne contiennent jamais de frontières nettes, mais bien des limites toujours perméables (Fabre, 2005, p. 442).

Chronotopes de l’ensauvagement

Si le caractère sauvage était à l’origine associé à l’espace de la forêt (étymologiquement, l’ancien français salvage vient du latin silvaticus (forestier), il qualifie par extension celui ou celle qui demeure en « dehors » de toute maîtrise de l’espace, de toute notion du sacré et de toute communauté humaine. Dans la culture occidentale, l’ensauvagé regroupe sous un même terme diverses figures allant de l’homme des bois à l’ermite. Il vit en marge spatiale, certes (maître des confins, le saltus est son territoire), mais intrinsèquement, cette marginalité est également économique, culturelle, sociale et finalement, identitaire. Par conséquent, l’ensauvagement (et la notion sous-entend un processus d’« assimilation » : l’ensauvagé n’est pas né sauvage) peut, par son caractère liminal, être rattaché aux rites, et plus particulièrement aux rites de passage. Ces derniers impliquant durant la période de marge « la rencontre de l’altérité, du contraire [...], un détour par la sauvagerie et la marge non cultivée » (Vidal-Naquet, 1981, p. 15), l’ensauvagement y est « programmé ». Temporairement, la culture disparaît pour laisser place à un « indéterminé » sauvage expérimentant le seuil du limen et, dès lors, le renversement des cosmologies familières. En effet, traversant d’une cosmologie à l’autre, du campus au saltus (ou inversement), l’ensauvagé porte sur lui les marques de ses passages. En marge, il s’inscrit dans une liminarité constitutive de son identité3. L’homme sauvage est celui qui franchit les limites établies entre humanité et animalité, mais aussi entre le mort et le vif : il trouble les frontières et s’assimile au territoire sauvage dans lequel il évolue. Interroger la représentation de l’ensauvagement par le biais de l’étude des espaces-temps dans le cycle indochinois nous invite par conséquent à questionner les conflits dichotomiques culturels entre nature/culture, autochtone/étranger, humain/animal ou encore vivant/mort.

Le chronotope de la plaine : un topos durassien

La plaine de Kam/Kham/Kampot ancre le topos durassien de l’escroquerie cadastrale. Dans les quatre textes composant le cycle indochinois, les malheurs de la famille viennent de l’achat d’une parcelle de terrain stérile, car annuellement inondée par la mer de Chine (le « Pacifique »). Si Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma situent l’action narrative quelques mois après l’éboulement des barrages et durant la vie de la famille dans la plaine, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord se déroulent chronologiquement après le départ de la mère et de ses enfants de Kam (l’arnaque du cadastre ayant contraint la mère à reprendre l’enseignement). Les deux derniers textes ne manquent pourtant pas d’y faire référence. Le caractère analepsique de l’épisode des barrages nous invite surtout à revenir sur le martyr maternel et d’expliciter la situation sociale actuelle de la famille. Le traitement textuel de l’épisode des barrages étant cependant extrêmement minoritaire (il tient dans les deux romans en à peine quelques lignes), nous débuterons par les derniers textes de manière à davantage nous concentrer ensuite sur les premiers textes du corpus, beaucoup plus riches dans leur description de la plaine.

La narratrice de L’Amant évoque la plaine conjointement à la rencontre du Chinois sur le bac. La réminiscence de la vie à Kam souligne la distance entre ces deux épisodes, notamment dans leur perspective initiatique :

Quand je suis sur le bac du Mékong, ce jour de la limousine noire, la concession du barrage n’a pas encore été abandonnée par ma mère. De temps en temps on fait encore la route, comme avant, la nuit, on y va encore tous les trois, on va y passer quelques jours. On reste là sur la vérandah [sic] du bungalow, face à la montagne du Siam. Et puis on repart. Elle n’a rien à y faire, mais elle y revient. Mon petit frère et moi on est près d’elle sur la vérandah ]sic] face à la forêt. On est trop grands maintenant, on ne se baigne plus dans le rac, on ne va plus chasser la panthère noire dans les marécages des embouchures, on ne va plusni dans la forêt ni dans le village des poivrières. Tout a grandi autour de nous. Il n’y a plus d’enfants ni sur les buffles ni ailleurs. On est atteints d’étrangeté nous aussi et la même lenteur qui a gagné ma mère nous a gagné nous aussi. On a appris rien à regarder la forêt, à attendre, à pleurer. [A, p. 34, nous soulignons]

Teinté d’une mélancolie douce-amère, le souvenir de la plaine est associé à l’enfance sauvage révolue. Les nombreuses tournures négatives soulignent le temps qui a passé et la modification des habitudes inhérentes au passage de l’enfance à l’adolescence (que la traversée du bac et la rencontre de l’amant finiront d’achever). Si la plaine était jusqu’alors un espace dédié à l’exploration des marges ensauvagées, elle devient le domaine du statisme. La libre circulation et les jeux guerriers transgressifs sont à présent révolus, la robinsonnade est terminée. L’extrait est structuré par une poétique de la dégradation que l’omniprésence des propositions négatives ne fait que renforcer. Les souvenirs d’une époque vouée à disparaître transparaissent ainsi entre les lignes, comme un fantôme hantant le récit : une atmosphère de fin, pas tout à fait achevée encore, règne. Pour la narratrice et son frère, « trop grands maintenant », Kam est désormais inadaptée. Atteints d’« étrangeté » (estrange), les personnages s’y sentent surtout extraneus, étrangers. Et de fait, dans L’Amant, comme dans la totalité du cycle indochinois finalement, l’étrange étrangère n’est autre que la figure maternelle : la plaine de Kam est l’espace de son impuissance, de sa nostalgie, de sa folie. Incapable de laisser cette période de sa vie derrière elle, la mère entretient cette situation d’entre-deux malsaine. Si « elle n’a rien à y faire », la mère revient dans la plaine pour contempler sa défaite. La seule occupation des personnages se résume désormais à attendre face à la forêt, sur la véranda, soit à la jonction symbolique de l’intérieur et de l’extérieur, de l’ouverture et de la fermeture, mais aussi entre le sauvage du saltus et le domestique de la domus. Espace de la « lenteur », de l’« étrangeté », et surtout de l’« attente » (« on reste là »), la plaine est liée à une passivité mortifère : la transgression nécessaire à tout passage n’y est plus effective. Il est par conséquent intéressant de constater que les seuls paragraphes mentionnant la plaine sont adjacents à la traversée du bac : si la jeune fille n’apprend désormais plus rien dans la plaine (« [o]n a appris rien à regarder la forêt, à attendre, à pleurer »), la rencontre avec l’Amant chinois la conduit à l’« experiment », soit une expérimentation induisant un processus actif. Pour le corps adolescent les enjeux initiatiques ne sont plus les mêmes.

La plaine ne fait l’objet d’aucun discours descriptif dans L’Amant de la Chine du Nord, elle est uniquement mentionnée dans les échanges de la jeune fille et du Chinois comme le théâtre du martyr maternel : l’« histoire de la mère » (ACDN, p. 103), que la jeune fille ne cesse de raconter avec le dessein de pouvoir un jour l’écrire, trouve ainsi ses racines dans la plaine. Dès lors, si la plaine de Kam est bien reliée à l’échec mortifère, elle devient paradoxalement le moteur d’un processus créatif pour le personnage :

Je ne peux pas m’empêcher. Une fois j’écrirai ça : la vie de la mère. Comment elle a été assassinée. [...] — C’est ça qui te donne envie d’écrire ce livre [...] L’enfant : [...] C’est l’idée que les gens du cadastre ne seront pas tous morts, qu’il en restera encore en vie qui liront ce livre-là et qu’ils mourront de le lire.  [ACDN, p. 102]

Espace-temps de « l’assassinat » maternel, la plaine dépeinte dans L’Amant de la Chine du Nord est inéluctablement liée à la littératie. Pour autant, l’écriture, nourrie notamment par le désir de vengeance, se fait ensauvagée. Elle devient ici l’instrument du meurtre réparateur finalement accompli.

Au contraire des derniers textes du cycle, Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma centrent leur action narrative durant la période de la concession et l’échec des barrages. Par conséquent, la plaine de Kam n’est plus uniquement mentionnée dans le discours des personnages, elle est un lieu de vie (si ce n’est de survie) pour la mère et de ses deux enfants. « Centr[e] organisateu[r] des principaux événements contenus dans le sujet du récit » (Vidal-Naquet, 1981, p. 15) (pour reprendre les termes de M. Bakhtine) le chronotope de la plaine est « le principal générateur du sujet » (ibid., p. 391), et pour cause, la majorité de l’intrigue s’y situe ; l’enjeu pour les personnages est principalement de la quitter. Les récits s’ouvrent dans la plaine et c’est dans cette même plaine qu’ils se terminent, laissant toutefois présager dans les deux cas le départ imminent de Suzanne et de Joseph pour la grande ville coloniale. La plaine est également l’espace de la domus dans la mesure où le bungalow familial y est installé. Élément thématique primordial à l’économie textuelle, elle n’apparaît cependant pas tant comme un espace que l’on habite : territoire inhospitalier, espace des marges ensauvagées, c’est elle qui habite les personnages, qui les ensauvage.

Dans la culture occidentale, l’ensauvagé regroupe sous un même terme diverses figures allant de l’homme des bois à l’ermite. Il vit en marge spatiale, certes (maître des confins, le saltus est son territoire), mais intrinsèquement, cette marginalité est également économique, culturelle, sociale et finalement, identitaire. Par conséquent, l’ensauvagement (et la notion sous-entend un processus d’« assimilation » : l’ensauvagé n’est pas né sauvage) peut, par son caractère liminal, être rattaché aux rites, et plus particulièrement aux rites de passage. Ces derniers impliquant durant la période de marge « la rencontre de l’altérité, du contraire [...] un détour par la sauvagerie et la marge non cultivée » (Vidal-Naquet, 1981, p. 15), l’ensauvagement y est « programmé ». Temporairement, la culture disparaît pour laisser place à un « indéterminé » sauvage expérimentant le seuil du limen et, dès lors, le renversement des cosmologies familières :

On le voit, le temps de la marge est un hors temps à l’intérieur duquel les oppositions s’épousent, les contraires s’attirent sans s’exclure, les retournements et les inversions sont légion : vivant, l’individu en position liminale peut symboliquement être mort ; homme, il peut prendre les allures de la femme ; humain, il se rapproche parfois dangereusement de l’animal, etc. Il échappe à tous les classements. [Cnockaert, 2017]

Traversant d’une cosmologie à l’autre, du campus au saltus (ou inversement), l’ensauvagé porte par conséquent sur lui les marques de ses passages. En marge, il s’inscrit dans une liminarité constitutive de son identité.

De fait, bien que la plaine soit une dynamique motrice du processus créatif chez l’écrivaine, elle s’inscrit comme un espace de l’altérité mettant constamment l’Homme en confrontation avec son environnement. Adeline Caute remarque d’ailleurs que « le lexique qu’utilise Duras pour décrire la destruction des barrages par la marée [...] dote la nature d’une intention. Le vocabulaire guerrier auquel le mot “assaut” est emprunté crée une logique bourreau-victime entre la nature au complet et la mère » (Caute, 2018, p. 178). Espace liminal, elle est liée aux marges territoriales, sociales et comportementales et finalement, identitaires : ce territoire hostile se présente par conséquent comme un chronotope de l’ensauvagement.

La plaine : entre saltus mortifère, domus ensauvagée et campus stérile

Loin de tout effet poétique, la narratrice d’Un Barrage contre le Pacifique offre une description de la plaine épurée de toute tentation métaphorique, en concordance avec la pauvreté brute des lieux. Le sol y est pierreux, le peu d’herbe est desséché et jauni, l’ensemble incultivable et surtout misérable. Plus avares en description, les didascalies de L’Eden Cinéma dépeignent pour leur part un espace théâtral séparé en deux zones : « un grand espace vide » qui entoure « un autre espace rectangulaire » (EC, p. 11).

L’espace entouré est celui d’un bungalow meublé de fauteuils et de tables de style colonial. Mobilier banal, très usé, très pauvre.
L’espace vide autour du bungalow sera la plaine de Kam dans le Haut-Cambodge, entre le Siam et la mer.
Derrière le bungalow il faudrait une zone lumineuse qui serait celle de la piste des chasseurs le long de ces montagnes du Siam. [ibid.]

Comme le souligne le dramaturge et metteur en scène Georges Lavaudant, « l’espace théâtral n’est jamais neutre »4. Ici, les indications scéniques traçant les contours de la plaine appuient notamment la promiscuité entre le bungalow, la route et les espaces sauvages de la plaine. Dès lors, cohabitent au sein de l’espace scénique, la domus c’est-à-dire « l’espace familier (là où demeure la famille au sens large), le lieu de vie et de la vie (le lieu de reproduction) » (Scarpa, 2009a, p. 208) et le saltus, « l’espace des confins, des marges ensauvagées » (ibid.), soit l’intérieur et l’extérieur, le domestique et le sauvage, et cela comme si finalement le bungalow ne pouvait être symboliquement représenté sans la menace de ce « vide » enveloppant. Le seuil revêt toujours un rôle culturel fondamental quand il s’agit de délimiter un espace de l’intime de celui du dehors (du latin de-foris, étymologiquement, loin de la porte, soit derrière celle-ci).

Le seuil existe dès lors qu’on a eu l’intention de séparer un lieu du reste du monde : un dedans, espace fini et clos, aux qualités choisies et contrôlées. L’intérieur est ce lieu, où se cristallise l’intime, où se construit l’identité, où se réalisent la protection et la sécurité recherchées. [Bonnin, 2000, p. 81]

Or, dans L’Eden Cinéma, comme dans le reste du cycle indochinois d’ailleurs, le seuil entre l’espace ensauvagé de la plaine et la domus du bungalow familial est loin d’être hermétique et la frontière, poreuse, ne préserve pas la famille de l’ensauvagement de la plaine. Dans Un barrage contre le Pacifique où les descriptions sont les plus riches, le constat peut être encore plus clairement établi : la porte aussi matérielle soit-elle ne permet aucune protection symbolique. Véritable domus ensauvagée, le bungalow familial est à plusieurs occasions décrit comme un lieu à la construction inachevée – « cette maison qui n’est même pas finie » (BCP, p. 48), sans électricité, où la fonction propre à chaque pièce n’est au demeurant pas respectée. La mère ne prépare pas le dîner dans la cuisine, mais dans le salon : la narration jette ainsi un voile sur ce lieu d’ « endomestication » essentiel où la chaleur du foyer fait passer du cru au cuit et permet ainsi un travail d’ordonnancement du monde. De même, Suzanne dort dans la chambre de Joseph, la remise abrite des cervidés encore sanguinolents et pourrissants (le cru) finalement jetés dans le rac, et le cellier (espace du vulgaire) sert de cachette à la mère pour tout objet de valeur, signe, finalement, d’un bouleversement des rôles et des fonctions de chacun. Les pièces sont par ailleurs très sommairement meublées ; les seules décorations sont des fusils tapissant les cloisons et des peaux tannées qui pourrissent lentement tout en « dégageant une odeur fade et écœurante » (BCP, p. 115). Demeure du chasseur Joseph, le bungalow – espace de vie – laisse dès lors entrer la mort. Les didascalies de L’Eden Cinéma appuient quant à eux la neutralité du lieu au « [m]obilier banal, très usé, très pauvre » (EC, p. 11), et – finalement – très impersonnel, car interchangeable avec l’espace pourtant public de la cantine de Réam : « La seule différence entre la cantine et le bungalow est une nouvelle fois la nature de la lumière. Mêmes sièges en rotin, même table, même vue [sur la montagne] » (ibid., p. 57). Dans les deux textes, l’espace du bungalow est associé à des besoins vitaux, quasi animaux : de nombreuses scènes de repas s’y déroulent ; on y mange, on s’y lave, on y dort. Le loisir y est exclu ou alors teinté de transgression comme l’écoute du phonographe qui ne fait que renforcer le sentiment d’emprisonnement latent et le malaise qu’il provoque.

La perméabilité des lieux est encore davantage renforcée dans Un barrage contre le Pacifique. Le toit du bungalow, emblème même du refuge, de l’abri, de la protection contre les diverses forces hostiles de la nature, se décompose peu à peu, victime d’une éclosion de vers : « quelques jours avant le départ de Joseph [...] il se fit une gigantesque éclosion de vers dans le chaume pourri. Lentement, régulièrement, ils commencèrent à tomber du toit. Ils crissaient sous les pieds nus, tombaient dans les jarres, sur les meubles, dans les plats, dans les cheveux » (BCP, p. 229). Insecte à la fois chtonien et mortifère, le ver n’est autre que « le prototype et le modèle des créatures qui grouillent. [...] les vers appartiennent au domaine de la tombe, de la mort, et du chaos. » (Douglas, 2016, p. 75) Notons que le motif du toit poreux est également présent dans L’Amant. La narratrice évoque « la toiture pourrie par la pluie (qui) continue à disparaître » (A, p. 35), motif pareillement lié à la poétique de la dégradation présente dans la représentation textuelle de la plaine et abordée précédemment. Additionnée à la symbolique du temps qui passe (les adolescents grandissent, la mère vieillit, et finalement les premiers sont destinés à prendre la place de cette dernière… vouée à la décomposition), la métaphore des relations familiales détériorées est ici évidente. Car la domus n’est pas uniquement la maison comme structure bâtie, mais bien l’espace familial du foyer, là où se développent les relations entre les différents membres d’une même famille. La fonction protectrice du toit renvoie à la qualité enveloppante des bras d’une mère, et sa destruction progressive à l’incapacité de celle-ci à créer un lien entre elle et ses enfants. Et pour cause, le chez-soi exprime en effet toujours un espace propre, celui d’une intimité qui est aussi identité : chaque lieu engendre des pratiques sociales, symboliques et culturelles permettant de construire une personnalité et de la définir par rapport au groupe. Dès lors, habiter dans un espace ensauvagé, où les frontières entre domus et saltus sont si poreuses, où le seuil perméable du bungalow n’isole pas les personnages de l’hostilité de la plaine, où l’intimus – du superlatif latin intus (« dedans ») – ne peut convenablement se construire, rend les personnages eux-mêmes ensauvagés.

Et là est toute la quintessence de la plaine dans l’imaginaire durassien : dans cet espace hybride aux frontières poreuses, les délimitations sont floues. Par conséquent, c’est justement de cette absence de démarcation que résulte l’indistinction s’opposant à tout processus de domestication. Comme l’analyse Pierre Bourdieu, « l’acte culturel par excellence [...] consiste à tracer la ligne qui produit un espace séparé et délimité » (Bourdieu, 1980, p. 64). Un espace non délimité appartient donc aux marges, et les marges renvoient elles-mêmes au saltus. Dès l’incipit, Un barrage contre le Pacifique dépeint la plaine comme un espace composé en grande majorité d’une zone désertique – « un désert, où rien ne pousse » (BCP, p. 9) – et d’un espace marécageux – « leur coin de plaine saturée de sel » (ibid.). Le texte joue d’emblée sur une opposition entre le sec et l’humide, un motif d’ailleurs récurrent dans l’ensemble du cycle lorsque la plaine est évoquée. L’espace liminal de la plaine ne cesse de poïétiquement se construire par le biais d’ambivalences et d’oppositions. Dans L’Eden Cinéma, Kam se situe « entre le Siam et la mer », « entre le ciel et la mer » (EC, p. 22), soit entre le terrestre et le maritime, le ciel et la terre, et finalement, le haut et le bas. Pour autant, la délimitation des frontières entre les éléments (et notamment entre ce qui relève de l’aridité de la terre et l’humidité de l’eau5) est complexe : dans « ces espaces liquides et sans fin » (BCP, p. 97), les personnages ne savent « où commenç[e] le Pacifique. Où se termin[e] la Plaine » (EC, p. 13). Et le mélange n’est pas heureux :

Il faut vous dire, dit Suzanne, que c’est pas de la terre, ce qu’on a acheté…
– C’est de la flotte, dit Joseph.
– C’est de la mer, le Pacifique, dit Suzanne.
– C’est de la merde, dit Joseph. [BCP, p. 47]

L’incessant vent venu de la mer mêle également dans L’Eden Cinéma, l’« odeur de feu » (EC, p. 34) à « l’odeur des îles [...], celle de la saumure de poisson, âcre, mêlée à celle des marécages » (ibid., 35), soit l’aqueux et le terrestre, mais aussi la chaleur et l’humide. Les descriptions de la plaine dans les deux premiers textes du corpus se construisent comme une anti-genèse où les éléments n’auraient été ni séparés ni ordonnés. Car là est le cœur même de la plupart des cosmogonies : introduire des coupures, des partages, et finalement, des frontières de manière à conceptualiser un ordre. Dans la Bible, l’ordre amené par la division de l’espace (loi divine) s’oppose au chaos primordial : organisateur de la culture, il est une raison graphique6 (cependant oralisée) s’opposant à lapensée sauvage7 :

Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. [...] Dieu dit : qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux. Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut ainsi. [...]. Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi. Dieu appela le sec terre, et il appela l’amas des eaux mers. Dieu vit que cela était bon. Puis Dieu dit : Que la terre produise de la verdure, de l’herbe portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leur semence sur la terre. Et cela fut ainsi. [Genèse, I, 1-12, éd. Segond, 1910]

Or, dans la plaine marécageuse, les limites entre le non-domestiqué (l’espace maritime sauvage par exemple) et ce qui relève de la culture (les terres du cadastre) ne se sont pas établies. Le champ rencontre l’eau, le sec côtoie l’humide, et cette malheureuse indistinction des éléments n’amène pas les semences à s’épanouir : si « les jeunes plants [verdissent] » (BCP, p. 46), l’espace agricole de la concession (le campus) est « annuellement envah[i] par la mer » (ibid., p. 19) et les récoltes noyées.

L’absence de délimitation provoque par conséquent la mort des cultures et, intrinsèquement, la mort du culte (soit l’action même de « cultiver ») par l’impossibilité de toute domestication territoriale. Ce ne sont pas les barrages, pourtant ingénieusement mis en place par la mère et les paysans de la plaine, qui parviennent à domestiquer la nature : trop fragiles face à la puissance des vagues et aux « milliards de crabes » (EC, p. 92) qui viennent ronger le bois des rondins, ils s’écroulent en quelques jours. Dans cet espace hybride, toute construction de limites semble veine. L’omniprésence de la boue (un mélange où terre et eau sont indistinctes) sur les champs fertiles de Kam rend les sols marécageux, paralysants, étouffants et finalement mortifères.

Nous sommes donc bien loin du grand rêve colonial du colon bâtisseur qui domestique la nature en la cultivant. Lors de la première rencontre du trio avec M. Jo, Joseph fait d’ailleurs part de leur amertume : « Quand on l’a acheté [la parcelle de terre], on a cru qu’on serait millionnaires dans l’année » (BCP,  p. 48). La porosité des frontières empêche toute transaction économique : en l’absence de riz, toute circulation marchande est impossible. La difficulté pour les familles de colons de la plaine de produire des ressources s’oppose dès lors aux paradigmes de l’entreprise coloniale capitaliste dont l’exploitation économique des matières premières est pourtant le fer de lance. La plaine est par conséquent à ce point sauvage, liminale et excentrée que la raison première de la présence des colons sur le territoire indochinois (l’exploitation commerciale) n’y est pas réalisable.

La plaine, espace stérile et mortifère

Territoire du mortifère, la plaine est constamment associée à la mort : celle des végétaux entraînant la stérilité constante de la concession, la mort des liens familiaux, la mort de la santé mentale de la mère, la mort de l’enfance, et, bien sûr, la mort physique de plusieurs personnages. L’incipit in medias res d’Un barrage contre le Pacifique donne le ton : le texte nous entraîne dès les premières pages dans le dur et épuisant quotidien du trio familial fait de désespoir et de mort. En débutant sur le décès du cheval, le roman plonge immédiatement le lecteur dans le désespoir quotidien du trio familial :

Cela dura huit jours. Le cheval était trop vieux, bien plus vieux que la mère pour un cheval, un vieillard centenaire. Il essaya honnêtement de faire le travail qu’on lui demandait et qui était bien au-dessus de ses forces depuis longtemps, puis il creva. [BCP, p. 19]

L’animal est décrit comme un moyen de socialisation permettant de rompre l’isolement, de « se sentir moins seuls », d’être « reliés [...] au monde extérieur » afin d’être « tout de même capable d’en extraire quelque chose, de ce monde [...] » (BCP, p. 9). Par sa mort, il anéantit tout espoir de changement, mais surtout de franchissement pour quitter « la solitude et la stérilité de toujours » (ibid.). Signalons d’emblée que de nombreux liens sont établis entre le cheval et la mère tout au long de la narration. Par conséquent, la mort de l’animal « trop vieux » (ibid.) à qui on demandait « [un] travail [...] qui était bien au-dessus de ses forces depuis longtemps » (ibid.) se positionne comme un intersigne8 préfigurant le décès à venir de la mère dans l’excipit. La vieille femme se compare d’ailleurs elle-même à la bête mourante : « JOSEPH. [La mère] crie que le cheval va mourir. Qu’il a passé sa vie à traîner des billes de loupe dans la forêt jusqu’à la plaine. Qu’il est comme elle. Qu’il veut mourir. Elle crie qu’il est mort » (EC, p. 32 ; nous soulignons). Au-delà des caractéristiques communes qu’on leur attribue, notamment une vieillesse et une grande fatigue de vivre, Olivier Ammour-Mayeur (2004, p. 22), relève la similitude sémiologique entre les termes « cheval » et « maman » en vietnamien. En effet, la syllabe « mâ » signifie en fonction du ton utilisé soit familièrement « m’an », soit l’animal. D’autres sens sont également possibles : « fantôme » ou « tombe ». Dès les premières lignes du roman, la plaine où est installé le bungalow familial devient ainsi la dernière demeure de ces deux êtres vieux et fatigués que sont le cheval et la mère, ces derniers n’étant d’ailleurs plus que l’ombre de ce qu’ils étaient, de véritables fantômes attendant la libération finale que leur apportera la mort.

D’autres morts hantent la plaine : celles quasi quotidiennes des enfants indigènes. Évoquée à plusieurs reprises aussi bien dans le roman que dans la fable, la forte mortalité infantile prend la forme d’un véritable leitmotiv qui va rythmer les textes et définitivement ancrer la plaine dans une atmosphère mortifère.

[Les enfants] mouraient surtout du choléra que donne la mangue verte [...] Et d’autres, l’année d’après, prenaient la place de ceux-ci, sur ces mêmes manguiers et mouraient à leur tour, car l’impatience des enfants affamés devant les mangues vertes est éternelle. D’autres se noyaient dans le rac. D’autres encore mouraient d’insolation ou devenaient aveugles. D’autres s’emplissaient des mêmes vers que les chiens errants et mouraient étouffés. [BCP, p. 94]

Avec ces nombreux enfants morts, c’est l’innocence, le renouveau et l’espoir d’un avenir meilleur qui s’en vont. Ces vagues régulières de mortalité sont pourtant vécues comme un cycle naturel, un événement auquel personne ne peut faire face, créant ainsi un profond déterminisme. Tout comme les plantations qui sont brûlées par le sel de la mer de Chine à chaque marée, les jeunes enfants de la plaine sont destinés à mourir une fois le printemps venu. La mesure du temps, et intrinsèquement des saisons, qui devrait être principalement liée au calendrier agraire dans ce territoire agricole, est détournée : le printemps, fertile, lié au cycle de la vie, amorce l’hécatombe agricole et enfantine :

[I]l en mourait tellement que la boue de la plaine contenait bien plus d’enfants morts qu’il n’y en avait eu qui avaient eu le temps de chanter sur les buffles. Il en mourait tellement qu’on ne les pleurait plus et que depuis longtemps on ne leur faisait plus de sépultures. Simplement, en rentrant du travail, le père creusait un petit trou devant la case et il y couchait son enfant mort. Les enfants retournaient simplement à la terre. [ibid.]

La mortalité infantile est par ailleurs si abondante que les rites funéraires ne sont plus accomplis. La précision revient à plusieurs occasions dans les textes, preuve de son importance. La lettre que la mère prévoit d’envoyer au cadastre dans L’Eden Cinéma revient presque mot pour mot sur cette irrégularité rituelle, pour elle traumatique : « La boue des rizières contient plus d’enfants morts qu’il n’y en a qui chantent sur le dos des buffles. Dans la plaine on ne pleure plus les enfants morts. On les enterre à même la boue. Le père en rentrant du travail le soir, qui fait le trou, et y couche son enfant » (EC, p. 28). Dans le roman, comme dans la fable, le seul acte critique, les seules paroles « sacrées » (BCP, p. 227) pour les enfants morts sont celles de la mère, paroles pleines de haine et de rancœurs :

Vous ne le savez peut-être pas, mais ici il meurt tellement de petits enfants qu’on les enterre à même la boue des rizières, sous les cases, et c’est le père qui, avec ses pieds, aplatit la terre à l’endroit où il a enterré son enfant. Ce qui fait que rien ne signale ici la trace d’un enfant mort et que les terres que vous convoitez et que vous leur enlevez, les seules terres douces de la plaine, sont grouillantes de cadavres d’enfants. Alors moi, pour qu’enfin ces morts servent à quelque chose, on ne sait jamais, bien plus tard, en guise de sépulture ou si vous voulez d’oraison, je prononce ces paroles pour moi sacrées : « voilà qui ferait plaisir à ces chiens du cadastre de Kam ». Qu’ils le sachent au moins. [ibid., p. 237 ; nous soulignons]

Si les rites funéraires ne sont autres qu’une transaction symbolique entre les vivants et les morts, un échange à la fois matériel et immatériel qui permet de s’assurer la bénédiction de ces derniers, l’oraison funèbre de la mère n’a pas vocation à apaiser les morts et les vivants : elle appelle à la vengeance. Lorsque ces rites funéraires sont mal exécutés, les morts sont destinés à une existence liminale. Ne faisant plus partie de la société des vivants, ils ne peuvent pas intégrer celle des morts pour s’y agréger et sont maintenus dans un entre-deux mettant les vivants en danger. La sépulture n’est par conséquent pas tant un rite pour les morts, mais bien contre les morts, pour s’en protéger : « [D]es gestes méticuleux visent [...] à préserver la communauté des vivants de l’errance terrestre des malmorts » (Hell, 2012, p. 186). Car, comme l’explique l’ethnologue Daniel Fabre, ce sont les « mauvais morts » qui font retour dans le monde des vivants :

Les rites « font » les bons morts et les règles ne s’explicitent partiellement que lorsqu’il survient un échec. Les mauvais morts, c’est-à-dire ceux qui ne cessent d’être présents auprès des vivants, signifient donc un défaut non seulement dans le rituel funéraire, mais, plus généralement, dans l’ensemble des rites qui accompagne la personne du début à la fin de sa vie. [Fabre, 1987a, p. 19]

Mais personne ne cherche à apaiser les morts de la plaine, au contraire ; le passage ne leur est pas permis. À l’identique dans Un Barrage contre le Pacifique, la mère reprend dans L’Eden Cinéma le vocable « grouillante » pour qualifier la terre de la plaine : « Ici il meurt beaucoup d’enfants. Les terres que vous convoitez et que vous leur enlevez, les seules terres douces de la plaine, sont grouillantes de cadavres d’enfants » (EC, p. 130 ; nous soulignons). Formé à partir d’un dérivé de « crouler » (« s’agiter », « remuer »), le terme joue avec l’imaginaire culturel populaire du mort qui continue à s’animer. La nécessaire séparation d’avec le vivant n’a pas été totalement établie ; un mouvement persiste, là, sous la terre, juste sous les cases des habitants de la plaine. Malmorts,les enfants de la plaine sont condamnés à une existence liminale. Or, un espace où les passages ne se font plus, où la frontière entre vie et mort n’est plus établie, où morts et vivants cohabitent, est un espace du saltus, de l’ensauvagement.

Un lieu d’isolement et d’attente

La plaine impacte bien évidemment l’attitude des personnages. Les protagonistes qui y vivent sont touchés par un statisme qui les maintient dans un isolement à la fois géographique et social : « Voilà. On est là à attendre comme des cons, on ne sait même pas quoi… » (BCP, p. 48, nous soulignons) L’ensauvagement ambiant ralentit les personnages : rien ne circule correctement, les passages sont compromis, les transactions empêchées et dès lors tous restent bloqués sur les seuils. Dans Un Barrage contre le Pacifique, comme dans L’Eden Cinéma, les moyens de locomotion – condition sine qua non à toute circulation – ne remplissent pas leur rôle. Le cheval récemment acheté – qui apparaissait pourtant comme le meilleur moyen d’être « relié [...] au monde extérieur » (ibid., p. 9) – agonise dès ses premiers jours dans la plaine : l’animal « [...] semblait maintenant avoir les pattes de derrière à demi paralysées. Il n’avançait pas » (ibid., p. 12). La tentative de circulation est un véritable échec. Il en va de même pour la voiture familiale, une vieille Citroën B12, boîte de conserve aux pneus bourrés de feuilles de bananier qui n’avance plus que par miracle et ne leur permet pas de se déplacer aussi souvent et aussi loin qu’ils le souhaiteraient. Et les exemples sont nombreux tant le motif symbolique du pied malade est omniprésent : tout dans la plaine a du mal à se déplacer. Le caporal, homme à tout faire engagé par la famille depuis plusieurs années, est un vieil indigène « aux jambes très maigres plantées dans d’énormes pieds en raquette qui s’étaient aplatis et évasés ainsi à force de stagner dans la boue des rizières » (ibid., p. 194). La jeune femme qui offre son enfant à la mère pour qu’elle puisse s’en occuper a quant à elle « un pied malade [...] une plaie terrible lui avait dévoré le pied à partir du talon » (ibid., p. 95). Ce même enfant finit par mourir, et le mal commence par les pieds : « ses petits pieds étaient enflés [...] La mère ne la lava pas ce jour-là, elle la recoucha et l’embrassa longuement : “c’est la fin dit-elle, demain ce sera ses jambes et après ce sera son cœur” » (ibid., p. 96). Même le propriétaire de la cantine de Ram, le père Barth « ne se déplaçait que pour accueillir ses clients. Il ne faisait rien d’autre. Il allait vers eux avec une lenteur de monstre marin sorti de son élément, sans presque soulever ses pieds du sol ». Il passe d’ailleurs ses journées à « cuver son pernod dans une immobilité bouddhique » (ibid., p. 32 ; nous soulignons). L’hostilité de la plaine, ses dangers, son humidité modifient jusqu’à la physionomie des personnages. Les pieds palmés du caporal et la monstruosité marine du père Barth s’inscrivent d’ailleurs une nouvelle fois dans le motif de l’humidité ubiquiste. Le motif du pied malade contribue ainsi à tracer les contours symboliques d’une plaine close, car difficilement désertable. Sémiotisé et problématisé par le récit, le handicap déambulatoire, récurrent chez les personnages présents dans la plaine, ne peut qu’empêcher tout déplacement, et donc, tout passage aussi bien matériel que symbolique. Il nous faut mentionner, en outre, les accointances culturelles du pied malade, et plus particulièrement du motif de la boiterie, avec le monde des morts (le tré-pas). En effet, une riche tradition symbolique associe le handicap ambulatoire à un transit vers l’univers des morts. Le pied malade comme signe anthropologique d’une liminarité entre le vivant et le mort est ici à signaler ; nous reviendrons plus en détail sur cette perspective. Le motif s’inscrit par conséquent comme un symbole de liminarité et souligne l’intime lien avec le mortifère que nous avons relevé précédemment.

Chronotopes du métissage et de la liminarité

À la frontière de l’ensauvagement et de la littératie, les espaces-temps du métissage et de la liminarité sont des chronotopes du seuil, donc de l’entre-deux ; M. Bakhtine les nomme pour sa part les « chronotopes de la crise, du tournant d’une vie» (1987, p. 389). Ils symbolisent des espaces de transition où les personnages débutent leur passage et leur initiation. La liminarité 9, étape transitoire où l’individu flirte avec les frontières et les limites, renvoie à la période de marge théorisée par Arnold Van Gennep(2011) ; c’est une phase de transformation. Les chronotopes de la liminarité présents dans le cycle indochinois marquent aussi bien symboliquement que matériellement l’entre-deux. Ils sont des espaces où les altérités peuvent se côtoyer, où l’on s’expérimente autre également. Dès lors, si ces derniers partagent des caractéristiques communes avec le chronotope de l’ensauvagement qu’est la plaine (de même que cette dernière en tant que territoire de la marge s’inscrivait comme un espace-temps liminal), nous les distinguons ici. Les chronotopes du métissage et de la liminarité marquent bien une rupture, donc une crise, dans l’espace-temps quotidien. Au contraire de l’ensauvagement mortifère de la plaine qui plonge ses habitants dans un profond statisme, ils portent une impulsion propice à toute traversée initiatique : ce sont des espaces de passage et de transaction mettant en scène les transgressions nécessaires à l’acquisition d’un nouveau statut.

Ram/Réam, le bac : espaces-temps intermédiaires de rencontres et de passages

Dans Un barrage contre le Pacifique comme dans L’Eden Cinéma, la confrontation entre ensauvagement et civilisation se fait à la cantine de Ram/Réam. Territoire des extrémités, la cantine est située « au bout de la piste » (EC, p. 37) et figure aussi bien littéralement (géographiquement) que symboliquement (économiquement et socialement) les limites de l’espace colonial. Il s’agit d’un « poste éloigné » (BCP, p. 32) qui regroupe les colons pauvres des environs, les laissés-pour-compte et ceux qui ne peuvent s’enrichir que par la contrebande, c’est-à-dire en contournant la loi coloniale. Ce territoire à la marge des terres laisse pourtant place à l’ouverture sur la mer : espace de transaction économique par le biais de la contrebande de Pernod et de tabac dont les colons s’approvisionnent clandestinement, il l’est également par la circulation marchande du corps des prostituées. Au croisement des routes terrestres et maritimes, Kam se positionne comme un espace transitoire : « il y avait des équipages en escale, des officiers, et des putains blanches qui allaient et venaient entre le Siam et L’Indochine » (EC, p. 37 ; nous soulignons). Lieu de passage, il est ouvert aux hasards des rencontres.

Dans le climat morose de la plaine, la cantine apparaît avant tout comme un espace de distraction. Pour le trio familial, se rendre à Ram nécessite une transformation vestimentaire, signe d’un désensauvagement temporaire :

Quand ils allaient à Ram, la mère relevait sa natte et se chaussait. [...] Suzanne aussi se chaussait de la seule paire de chaussures qu’elle eut, des souliers de bal, en satin noir qu’elles avaient trouvé en solde à la ville. [...] elle changeait de vêtements pour l’occasion, quittait son pantalon malais et passait une robe. [BCP, p. 31]

Le changement vestimentaire de Suzanne, bien qu’il ne soit que provisoire, figure l’abandon momentané d’une « ancienne peau », celle de la jeune fille ensauvagée vivant à l’écart de tout ordre social. Le même constat peut être fait dans L’Eden Cinéma : « Lentement ils se préparent à aller à Ram.La mère relève ses cheveux. /Suzanne, Joseph et la mère mettent des souliers » (EC, p. 36). Contrairement à la plaine aux pieds malades, l’accès à la cantine de Ram – davantage associé à la dynamique ambulatoire – nécessite que l’on se chausse, pour avancer plus aisément peut-être, pour signaler la possibilité d’une ascension sociale par le biais des alliances possibles, pour danser (activité sensiblement initiatique, propice à un rituel de séduction entre filles et garçons10, elle est liée à la technique du corps11), et finalement, pour mieux franchir. Car Ram est indéniablement lié à la sexualisation naissante des jeunes personnages : Joseph y séduit ses conquêtes et Suzanne peut y constater les effets de sa féminité sur les hommes. La jeune fille connaît d’ailleurs ses premières initiations à la sensualité à Ram. En effet, le premier baiser échangé avec Jean Agosti a lieu sur le port tandis que le pickup jouait Ramona, chanson qui restera liée dans le roman comme dans la pièce au fantasme de l’amour, de la jeunesse et de la liberté. Le second baiser, avec un officier de la marine, se fait également sur cet espace maritime transitoire : « Un officier du courrier lui avait proposé de lui faire visiter son bateau, et dès le début de la visite l’avait entraînée dans une cabine de première classe où il lui avait dit qu’elle était une belle fille puis [...] l’avait embrassée » (BCP, p. 35). Le port et les bateaux, proches de la cantine, s’inscrivent tous deux comme des symboles de passage, de mouvement et de transaction, préfiguration de l’importance de la circulation des corps, et c’est en ce sens que la cantine de Ram/Réam est poétiquement et symboliquement très proche du passage du bac présent aussi bien dans L’Amant que dans L’Amant de la Chine du Nord. Espaces-temps de passage et de franchissement des seuils, tous deux ouverts sur l’inconnu, Ram et le bac sont des chronotopes de la rencontre : dans l’ensemble du corpus, c’est en ces lieux que surgit l’élément perturbateur des récits sous les traits de M. Jo puis de l’Amant chinois. Ces derniers étant les représentants d’une altérité à la fois sexuelle, culturelle, ethnique et sociale, les chronotopes de la cantine et du bac affichent une formidable valeur initiatique.

Et de fait, dans les deux premiers textes du corpus, la cantine de Ram permet au trio familial de faire la connaissance de M. Jo, jeune et riche planteur qui fut « d’une importance déterminante pour chacun d’eux » (BCP, p. 54). Personnage-passeur, totalement antagoniste de la famille et notamment de Joseph, il symbolise le changement en bouleversant à la fois l’espace clos de la plaine et la relation de trop grande proximité entre frère et sœur. L’arrivée du riche M. Jo à la cantine de Ram représente un élément perturbateur aussi bien sur le plan narratif – elle altère la situation initiale et engendre des péripéties qui « chang[eront] leur vie à tous » (ibid., p. 11) – que sur le plan symbolique – en amenant un élément totalement hétérogène dans le microcosme de la plaine. Dans ce paysage tropical indiscipliné, entouré de personnages rustres, ensauvagés, M. Jo, « habillé d’un costume de tussor grège », avec son « magnifique diamant » (ibid., p. 34) et sa luxueuse Léon Bollée paraît même déplacé : « Il faut dire que ce diamant-là, oublié sur son doigt par son propriétaire ignorant, valait à lui seul à peu près autant que toutes les concessions de la plaine réunies » (ibid.). Son portrait est construit de manière antithétique à celui des autres personnages, notamment celui de Joseph, principal concurrent masculin du jeune homme. Notons d’ailleurs la ressemblance onomastique entre les deux personnages déjà relevée par la critique : M. Jo serait-il l’inachevé de Joseph ? Fils d’un puissant spéculateur de plantation de caoutchouc, et nommé à plusieurs reprises et avec beaucoup d’ironie comme « le planteur du nord » dans les deux textes (M. Jo n’a en effet jamais dû participer à une quelconque plantation), il arrive dans un espace stérile de toute culture, littéralement dans un domaine oscillant entre campus ensauvagé et saltus, où la terre incultivable est abandonnée à la végétation. La situation est pour le moins paradoxale : que vient faire un planteur dans un lieu où rien ne pousse ? La frontière est transgressée ; les altérités peuvent se rencontrer, pour le meilleur en ce qui concerne Joseph et Suzanne, mais dans le cas de M. Jo qui frôle de peu la mésalliance, surtout pour le pire.

Les bacs de L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord s’inscrivent, au même titre que la cantine de Ram, comme des chronotopes intermédiaires de rencontre et de passage. C’est bien dans l’espace transitoire du bac traversant le fleuve pour l’amener de Vinh Long à Saigon que l’enfant fait la rencontre de l’Amant chinois.

Quinze ans et demi. C’est la traversée du fleuve. Quand je rentre à Saigon, je suis en voyage, surtout quand je prends le car. [...] C’est au cours de ce voyage que l’image se serait détachée, qu’elle aurait été enlevée à la somme. Elle aurait pu exister, une photographie aurait pu être prise, comme une autre, ailleurs, dans d’autres circonstances, mais elle ne l’a pas été. [...] Elle n’aurait pu être prise que si on avait pu préjuger de l’importance de cet événement dans ma vie, cette traversée du fleuve. [A, p. 16]

Une expérience initiatique en appelant une autre – et la corrélation entre le corps et l’écriture étant constante dans les deux derniers textes de notre corpus –, la traversée du fleuve est également l’occasion pour la narratrice d’un tissage entre cette expérience de passage, le désir d’écriture et la référence corporelle au regard12 : « Quinze ans et demi. [...] Tout est là et rien n’est encore joué, je le vois dans les yeux, tout est dans les yeux. Je veux écrire. Déjà je l’ai dit à ma mère : ce que je veux c’est ça, écrire. » (A, p. 28) Le paradigme de la circulation est constant. Matériellement, le bac circule, bien entendu ; il est une étape transitoire entre deux autres moyens de transport pourtant antagonistes : le car indigène (un transport collectif, signe de pauvreté) et la limousine (véhicule personnel, signe extérieur de richesse) qui prendra la relève une fois la rencontre faite. Le fleuve aussi circule ; il « coule sourdement, il ne fait aucun bruit » (ibid., p. 29). La narratrice de L’Amant le compare d’ailleurs « [au] sang dans le corps » (ibid.), et le rapprochement des deux paradigmes est intéressant ; il renvoie aussi bien au corps de la jeune fille, en processus de circulation (et de franchissement des limites) qu’à la thématique du sang et de la transmission filiale et littératienne inhérentes au cycle indochinois. Enfin, par la dynamique autotextuelle à l’œuvre dans l’ensemble du cycle et la perspective du double rite de passage (celui du personnage et celui de l’autrice), c’est également l’encre qui, métaphoriquement, par le processus de création littéraire, s’écoule.

Le parallèle autotextuel avec les textes antérieurs du cycle est d’ailleurs rapidement construit. Le motif de la vision de la limousine précédant celle du futur riche prétendant se répète au fil des réécritures et fait partie de ces « liens » hypertextuels qui contribuent à rapprocher les récits entre eux :

En arrivant à la cantine de Ram, ils virent, stationnée dans la cour, une magnifique limousine à sept places, de couleur noire. À l’intérieur, en livrée, un chauffeur attendait patiemment. [BCP, p. 31] 

Dans la cour de la cantine de Réam ce soir-là il y avait une grande limousine noire. À l’intérieur de cette limousine, un chauffeur en livrée qui attendait […] [EC, p. 41]

L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord poursuivent et renforcent le processus d’autotextualité par le biais du regard métatextuel propre aux deux récits les plus tardifs de cycle13 :

Ce n’est donc pas à la cantine de Réam, vous voyez, comme je l’avais écrit, que je rencontre l’homme riche de la limousine noire […] [A, p. 35 ; nous soulignons]

Sur le bac, à côté du car, il y a une grande limousine noire avec un chauffeur en livrée, de coton blanc. Oui, c’est la grande auto funèbre de mes livres. C’est la Morris Léon-Bollée. [ACDN, p. 24 ; nous soulignons]

Cette fois la jeune fille n’est plus sous une tutelle familiale, mais seule : l’individualité du personnage par rapport à la communauté (majoritairement familiale dans les premiers textes) prime d’emblée. Unique blanche dans un car indigène (elle met d’ailleurs à mal la situation de ségrégation raciale à l’œuvre dans l’Indochine des années 1930), femme (dans un système social où la libre circulation est un privilège masculin), la jeune fille trouble les frontières et se mue en une figure d’opposition finalement comparable à celle de M. Jo lors de son arrivée à la cantine :

Il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac. Si tôt le matin, une jeune fille belle comme elle l’est, vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans un car indigène.
Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est… original… un chapeau d’homme, pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre [...] [A, p. 42]

La belle Suzanne marchandée, constamment dans l’attente et subissant les regards déplacés de M. Jo, s’est transformée en une jeune fille au regard dévorant, sûre de ses choix et n’hésitant pas à transgresser les attentes familiales. Pas de sourire forcé ici : « L’enfant ne répond pas. Elle ne sourit pas. Elle regarde fort. Farouche serait le mot pour dire ce regard. Insolent. Sans gêne est le mot de la mère ; “on ne regarde pas les gens comme ça” » (ACDN, p. 30 ; nous soulignons). Le regard de la jeune fille marque d’emblée l’écart et préfigure déjà l’initiation sexuelle à venir.

L’hôtel central : un espace-temps de la marge

Présent dans Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma, l’hôtel central est situé à Saigon. Suzanne, Joseph et la mère s’y installent pour quelques semaines lors de leur expédition dans la grande ville coloniale. Construit entre « le haut quartier » (BCP, p. 136) et « les faubourgs indigènes » (ibid.), l’hôtel central (le choix de la toponymie n’est pas anodin) est un véritable espace d’entre-deux marqué dans le roman par l’isotopie du passage :

L’hôtel central où descendirent la mère, Suzanne et Joseph se trouvait dans cette zone, au premier étage d’un immeuble en demi-cercle qui donnait d’une part sur le fleuve, d’autre part sur la ligne du tramway de ceinture, et dont le rez-de-chaussée était occupé par des restaurants mixtes à prix fixe, des fumeries d’opium et des épiceries chinoises. Cet hôtel avait un certain nombre de clients à demeure : des représentants de commerce, deux putains installées à leur compte, une couturière, et, en plus grand nombre, des employés subalternes des douanes et des postes. Les clients de passage étaient ces mêmes fonctionnaires qui se trouvaient en instance de rapatriement, des chasseurs, des planteurs aussi, et aussi à chaque courrier, des officiers de marine et surtout des putains de toutes nationalités qui venaient faire un stage plus ou moins long avant de s’encaserner soit dans les bordels du haut quartier, soit dans les pulluleux bordels du port où se déversaient par marées régulières tous les équipages des lignes Pacifiques. [ibid., p. 136-137, nous soulignons)

Le trio familial, qui y séjourne à un tournant de leur vie, côtoie par ailleurs des personnages soit en phase de passage, soit passeurs. Les professions citées par le texte dépeignent en effet des fonctions où l’on circule, où l’on voyage, où l’on initie. Les représentants de commerce, les employés des postes, les officiers de marine circulent constamment d’un espace à l’autre, ne s’arrêtant que ponctuellement dans des espaces seuils. Les fonctionnaires en instance de rapatriement et les « putains de toutes nationalités qui venaient faire un stage » sont pour leur part en phase de transition et attendent d’être agrégés à un nouveau statut. Les prostituées, les couturières, les employés des douanes et les chasseurs s’inscrivent quant à eux comme des personnages passeurs, initiateurs : alors que les prostituées se présentent comme « les initiatrices (sexuelles) de tous les équipages du Pacifique » (BCP, p. 157 ; nous soulignons), les chasseurs – à la frontière du sauvage et du domestique – frôlent constamment avec les limites entre le cru et le cuit, la vie et la mort. Le douanier est pour sa part l’administrateur du seuil, chargé d’établir et de percevoir les droits imposés sur les marchandises à la sortie ou à l’entrée d’un pays, il est régent des dynamiques transactionnelles. Enfin, la figure de la couturière comme passeuse et initiatrice des savoir-faire féminins a été longuement étudiée par l’ethnologue Yvonne Verdier dans son ouvrage Façons de dire, façons de faire (1979).

L’emplacement même de l’hôtel central, à la marge du quartier colonial et du quartier indigène, dans un immeuble en « demi-cercle » surplombant des « restaurants mixtes », dénote par ailleurs les phénomènes d’hybridité, de liminalité, de transition qui s’y jouent. Si les descriptions de l’hôtel central sont bien moins nombreuses dans L’Eden Cinéma, l’isotopie du passage reste constante. Elle prend par exemple forme par une étonnante (mais non moins pertinente) comparaison entre le hall de l’hôtel et le train : « Elles (la mère et Suzanne) sont toutes les deux assises – un peu comme dans un train » (EC, p. 101 ; nous soulignons). (Non) lieu transitoire (comme tout moyen de transport), l’espace ferroviaire n’en reste pourtant pas moins le symbole d’une avancée.

Carmen, la tenancière de l’hôtel central, est également caractérisée comme une figure à la fois de circulation et de transaction. Fille de prostituée, indépendante, elle vend ses charmes et fait par conséquent de son corps une monnaie d’échange et un objet circulatoire. Elle passe également le plus clair de ses journées « à se déplacer dans le très long couloir de l’hôtel » (BCP, p. 138), exposant à tous ce qui semble caractériser le mieux sa personne, c’est-à-dire ses jambes : « On pouvait coucher avec Carmen rien que pour ces jambes-là, pour leur beauté, leur intelligente manière de s’articuler, de se plier, de se déplier, de se poser, de fonctionner. D’ailleurs on le faisait » (ibid.). A contrario des personnages de la plaine aux pieds malades ou dont le mouvement est empêché, Carmen n’a aucun mal à se déplacer. Le texte fait à plusieurs reprises référence à la longueur et la beauté de ses jambes ; son genou possède d’ailleurs la « délicatesse d[’une] bielle » (ibid. ; nous soulignons), soit une pièce de moteur qui transmet un mouvement. Sa facilité à circuler, à côtoyer les altérités, fait d’elle une femme indépendante et maîtresse de sa sexualité. Propriétaire d’un lieu de passage, elle est elle-même un personnage passeur ; initiatrice de la sexualité de Joseph, elle tente de déclencher chez Suzanne une prise de conscience féminine, voire féministe. Figure de transgression contre l’ordre établi, Carmen inspire Suzanne et devient, pour un temps du moins, un modèle pour la jeune fille qui entrevoit dans la tenancière une figure de liberté, une possibilité d’être non plus seulement une monnaie d’échange pour la mère et le frère, mais bien de se mettre soi-même en circulation, en toute agentivité.

La forêt et la garçonnière, les espaces-temps de l’initialisation sexuelle

Aux limites de la plaine de Kam, visible depuis le bungalow familial, se dresse une gigantesque forêt. Éloignée de l’espace quotidien et sans surprises que représente la plaine pour les protagonistes, les descriptions de la forêt tropicale se font imagées et métaphoriques dans Un barrage contre le Pacifique.

Les lianes et les orchidées, en un envahissement monstrueux, surnaturel, enserraient toute la forêt et en faisaient une masse compacte aussi inviolable et étouffante qu’une profondeur marine. Des lianes de plusieurs centaines de mètres de long amarraient les arbres entre eux. [BCP, p. 127]

Si la forêt est un espace du sauvage (remémorons-nous l’étymologie du terme) et donc à première vue du saltus, nous avons choisi de le classer comme un chronotope de l’entre-deux, car pour les personnages, se rendre dans la forêt, c’est déjà quitter la plaine et transgresser le statisme mortifère. À la marge de la nature et de la culture, la frontière menant à la forêt est délimitée par le campus du champ d’ananas des Agosti, des enclos des bœufs, et, à son opposé, le village des poivrières – partie « encore non cadastrée par les blancs » où sont venus s’installer certains autochtones « afin de ne pas payer d’impôts et de ne pas risquer l’expropriation » (ibid., p. 128). Les enfants indigènes vivant trop proches de la forêt revêtent d’ailleurs des caractéristiques d’ensauvagement et sont animalisés par la voix narrative d’Un barrage contre le Pacifique : « Peu avant le rac, Joseph frappa dans ses mains pour les faire se sauver [les enfants] et ils étaient si sauvages qu’ils s’enfuirent en poussant des cris stridents qui rappelaient les cris de certains oiseaux dans les champs de riz » (ibid. ; nous soulignons). La forêt marque par conséquent une limite spatiale entre la colonisation du territoire par l’Homme « blanc » et la nature sauvage, difficilement contrôlable, péniblement habitable. Territoire des hors-la-loi (en l’occurrence, ceux qui ne s’intègrent pas à l’entreprise coloniale), elle est un contre-espace qui s’oppose à l’ordre et à la loi coloniale. Comme l’écrit Robert Harrison dans son essai Forêts,là est justement tout l’intérêt de ce contre-espace :

Dans les religions, les mythologies et les littératures occidentales, la forêt se présente comme un lieu [...] où les perceptions se confondent, révélant certaines dimensions cachées du temps et de la conscience. En forêt, l’inanimé peut soudain s’animer, le dieu se change en bête, le hors-la-loi défend la justice, Rosalinde apparaît en garçon, le vertueux chevalier est ravalé à l’état d’homme sauvage, la ligne droite forme un cercle, le familier cède la place au fabuleux. [Harrison, 1992, p. 10]

La dimension initiatique de la forêt est présente dans de nombreuses cultures. L’omniprésence du motif de la forêt dans les contes (ces derniers, narrant des initiations, impliquent systématiquement un rapport ritualisé au monde14) figure d’ailleurs l’importance de cet espace de marge dans les rites initiatiques. Marquant l’écart entre nature et culture (la séparation puis la phase de marge), la forêt des contes (Verdier, 1995) efface en effet les limites d’avec le monde familier jusqu’à la victoire de l’ordre social par laquelle se ponctue tout conte lorsque le héros ou l’héroïne a trouvé sa place (l’agrégation finale).

Aucun texte du cycle indochinois ne relève du conte, pourtant la dimension initiatique de notre corpus est manifeste. Dans l’ensemble du cycle, la forêt apparaît ainsi comme un espace liminal d’exploration des limites réservé aux adolescents et propice aux rites initiatiques. Pour Joseph, elle est l’espace de la cynégétique et s’inscrit comme un processus d’affirmation virile. Concernant Suzanne, la forêt prend la forme d’un espace d’initiation sexuelle. Dans Un barrage contre le Pacifique, lorsque la jeune fille y pénètre une première fois, accompagnée de Joseph, la description des lieux oscille entre hostilité, étrangeté et sensualité :

Dès qu’ils pénétrèrent dans la forêt, le chemin devint un sentier étroit de la largeur d’une poitrine d’homme et pareil à un tunnel au-dessus duquel la forêt se refermait, dense et sombre. [...] Les lianes et les orchidées, en un envahissement monstrueux, surnaturel, enserraient toute la forêt et en faisaient une masse compacte aussi inviolable et étouffante qu’une profondeur marine. Des lianes de plusieurs centaines de mètres de long amarraient les arbres entre eux, et à leurs cimes, dans l’épanouissement le plus libre qui se puisse imaginer, d’immenses « bassins » d’orchidées, face au ciel, éjectaient de somptueuses floraisons. [BCP, p. 127]

Métaphore de l’inconscient désir incestueux ressenti pour le frère aîné, la description de l’espace forestier s’ancre d’ores et déjà dans l’illégitime et dans l’interdit sexuel du saltus : « Le saltus c’est la prévalence des forces naturelles sur les forces cultivées, mais aussi de l’irrationnel sur la raison, du monde invisible sur le monde visible » (Scarpa, 2009b, p. 210), nous rappelle Marie Scarpa. La forêt devient par conséquent propice au surgissement de certaines dimensions cachées de l’inconscient ; cet aspect est d’ailleurs mis en exergue par Bruno Bettelheim dans sa célèbre Psychanalyse des contes de fées : « Depuis les temps les plus reculés, la forêt pratiquement impénétrable où nous nous perdons symbolise le monde obscur, caché, pratiquement impénétrable de notre inconscient » (Bettelheim, 2016, p. 209). Si nous ne souhaitons pas nous étendre dans des analyses psychocritiques de l’œuvre durassienne, il paraît essentiel de mentionner combien l’imaginaire durassien de la forêt est rattaché au frère et notamment, au désir pour le frère. Ainsi, dans L’Eden Cinéma, lorsque la compagnie de M. Jo devient trop pesante, c’est dans la forêt, et avec Joseph, que Suzanne souhaite se réfugier : « VOIX DE SUZANNE. J’ai eu envie d’aller dans la forêt avec Joseph » (EC, p. 93). L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord poursuivent l’association de la forêt, du petit frère et de la chasse. La période cynégétique n’y fait cependant l’objet d’aucune séparation des sexes : c’est une activité poétiquement rattachée à l’enfance sauvage, où le « petit » frère et la jeune fille ne se retrouvent que tous les deux, à l’écart du foyer familial toxique : « On allait chasser ensemble dans la forêt au bord de l’embouchure du rac. Toujours seuls. Et puis une fois c’est arrivé. Il est venu dans mon lit. [...] Quand on était à Prey-Nop on allait dans la forêt ou dans les barques, le soir » (ACDN, p. 56 ; nous soulignons). La forêt devient ici le lieu de l’apprentissage de la différence de sexe par la découverte du corps d’un Autre (homme), pas tout à fait autre (frère).

Dans Les Lieux de Marguerite Duras, ouvrage construit à partir d’entretiens entre Michelle Porte et l’écrivaine, Duras évoque longuement la forêt et l’imaginaire qui s’en dégage dans ses œuvres. « La forêt c’est l’interdit15 », déclare-t-elle avant d’ajouter « [l]a forêt c’est la forêt de l’enfance [...] la forêt était interdite, parce que dangereuse. Et nous y allions quand même, nous les enfants nous n’avions pas peur de la forêt. Et ma mère, qui était du nord, qui était européenne avait peur de la forêt » (ibid., p. 26). Dans l’ensemble du corpus la mère ne va en effet jamais dans la forêt : elle est un espace initiatique transgressif, réservé à la jeunesse, et dont la mère est exclue.

Et pour cause, dans Un barrage contre le Pacifique et L’Eden Cinéma l’initiation sexuelle de Suzanne a lieu dans la forêt :

Ils laissèrent le champ d’ananas et pénétrèrent dans la forêt. Il y faisait par contraste une fraicheur si intense qu’on croyait entrer dans l’eau. La clairière où Jean Agosti s’arrêta était assez étroite, une sorte de gouffre d’une sombre verdure entouré de futaies épaisses et hautes. Suzanne s’assit contre un arbre et enleva son chapeau. Bien sûr, on se sentait là dans une sécurité plus entière que partout ailleurs [...]. [BCP, p. 271]

Le passage du campus du champ d’ananas au saltus de la forêt marque la transgression des limites et trace les contours des amours illégitimes. La défloration n’amorçant pas une sexualité reproductrice dans le strict cadre du mariage, elle a lieu dans l’ailleurs. Les rapports sexuels entre Agosti et Suzanne ont ainsi toujours lieu dans la forêt dans L’Eden Cinéma : « La mère est morte un après-midi. / J’étais dans la forêt avec Agosti » (p. 149). La narratrice d’Un barrage contre le Pacifique précise pourtant qu’ils se poursuivent par la suite à la cantine de Ram. Dès lors, bien qu’il en ait la possibilité, Agosti n’amène pas immédiatement Suzanne dans sa garçonnière, lieu pourtant dédié aux relations illégitimes :

Et sans doute, Suzanne aurait-elle préféré la chambre que Jean Agosti avait à la cantine de Ram. Ils auraient fermé les volets et, à part les rais de soleil qui seraient entrés par les jointures des fenêtres, ç’aurait été un peu l’obscurité violente des salles de cinéma. [...] C’était dans cette chambre-là [à Ram] qu’il amenait en général les femmes avec lesquelles il couchait. [BCP, p. 271]

Pour Agosti, Suzanne est « aussi cinglée que Joseph » (ibid., p. 184) et, d’une certaine manière, sa folie l’ensauvage. Or, en tant qu’espace liminal, la forêt appartient à l’altérité sauvage, aux conduites anormales, et donc, en un sens, à l’aliéné (alius, « l’autre », « l’étranger »), au fou16, socialement marginalisé. Par ailleurs, de nombreux travaux d’historiennes, historiens et ethnologues ont souligné les accointances entre la jeune fille pubère et le sauvage. La puberté féminine est représentée dans de nombreuses cultures comme une mise en danger de la communauté : « une merveilleuse éclosion et [...] une terrible menace » (Bruit-Zaidman, 2001, p. 82). Ensauvagé et voué à le rester, le corps vierge de Suzanne rencontre sa destinée dans l’espace forestier. Le don du corps ne s’intègre par ailleurs dans aucune pratique coutumière et n’est soumis à aucune contrepartie sociale, morale ou financière : ni à un mariage, ni à de l’argent, ni à un diamant (ce qu’Agosti ne manque pas de rappeler à Suzanne avec un certain sarcasme : « – J’ai pas de diam à te donner » (BCP, p. 270). Ces trois éléments représentaient pourtant tout le nœud de la marchandisation du corps de Suzanne par la mère à M. Jo. C’est dès lors loin de toute alliance matrimoniale, dans le « gouffre d’une sombre verdure entouré de futaies épaisses et hautes » (ibid., p. 271) que le sang de la défloration coule :

Il avait sorti son mouchoir de la poche et il avait essuyé le sang qui avait coulé le long de ses cuisses. Ensuite, avant de partir, il avait remis un coin de ce mouchoir ensanglanté dans sa bouche, sans dégout et avec sa salive il avait essuyé une nouvelle fois les taches de sang séché. [ibid., p. 275 ; nous soulignons]

Le motif est repris dans L’Eden Cinéma : « SUZANNE. On est parti dans la forêt avec Agosti. / Il faisait frais sous les arbres après les champs d’ananas. / Frais et sombre. Temps long. Il a pris son mouchoir et il a essuyé le sang sur ma robe, et sur moi. Le soir est venu, là, dans la forêt » (EC, p. 148 ; nous soulignons). La mention du sang qui coule au cœur de l’espace sauvage rapproche par ailleurs les paradigmes du passage, de la forêt, de la chasse et de l’initiation sexuelle : au cœur de l’espace liminal forestier, le corps ensauvagé est désormais franchi.

Si la forêt est présente dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord (elle abrite l’exploration mutuelle des corps de la jeune fille et de son « petit » frère Paulo), l’initiation sexuelle avec une figure d’une altérité autre que le frère a lieu dans la garçonnière de Cholen, avec le Chinois. L’arrivée dans la garçonnière marque toujours un point de rupture dans la narration. Dans L’Amant, la phase de séparation entamée lors du passage du bac se poursuit ainsi par la montée de la jeune fille dans la limousine – « Dès qu’elle a pénétré dans l’auto noire, elle l’a su, elle est à l’écart de cette famille pour la première fois et pour toujours. Désormais ils ne doivent plus savoir ce qu’il adviendra d’elle » (A, p. 45 ; nous soulignons) – pour finalement se conclure par l’initiation sexuelle dans la garçonnière (phase d’agrégation).

L’Amant de La Chine du Nord retranscrit cette rupture aussi bien dans la narration que dans l’architecture graphique des lieux représentés, jusqu’alors davantage marqués par la ligne droite de la loi coloniale ; la narratrice s’attarde notamment sur les « villas blanches à terrasse [e]ntourées de grilles et de parcs » présents dans le quartier colonial de Vinh-Long (ACDN, p. 17). Le quartier de Cholen apparaît comme une zone marginale où règne un chaos libérateur : il est le lieu de l’expérience sexuelle subversive et, par conséquent, de la mise en danger du système colonial par l’écart pris sur sa ligne morale. Pour l’enfant et le Chinois, c’est également le lieu où l’on peut diverger des attentes familiales, ne plus s’affilier à la communauté, mais bien dans l’individualité du corps et de l’esprit. Cette transgression se reflète par une délinéarisation à l’opposé des descriptions des quartiers coloniaux sur laquelle notre analyse porte dans la sous-partie suivante : la garçonnière efface les limites d’avec le monde familier. La narratrice de L’Amant décrit Cholen comme un espace « à l’opposé des boulevards qui relient la ville Chinoise au centre de Saigon » (A, p. 45), et donc « [à l’opposé de] ces grandes voies à l’américaine sillonnées par les tramways, les pousse-pousse, les cars » (ibid.). Si la garçonnière se situe bien dans un « compartiment » (ibid.) (de l’italien compartimento, dérivé du verbe compartire « diviser, partager », terme amenant l’idée d’un cloisonnement) ce dernier est vain, il n’y a en effet, « pas de vitres aux fenêtres » (ibid., p. 50). La jeune fille le remarque rapidement : « aucun matériau dur ne [la] sépare des autres gens » (ibid., p. 51). Dès lors, à l’inverse des villas des quartiers coloniaux strictement délimitées, les compartiments de Cholen sont des espaces poreux ouverts au-dehors où les frontières sont labiles. L’Amant de la Chine du Nord insiste davantage encore sur la divergence avec les quartiers coloniaux. L’imaginaire de la courbe est prégnant dans les descriptions de Cholen, il reflète l’écart sur la loi coloniale pris dans cet espace de transgression : « La ville chinoise arrive vers eux dans le vacarme des vieux tramways [...] Accrochés aux trams il y a des grappes d’enfants de Cholen. [...] les trams n’ont plus la forme de trams, ils sont bouffis, bosselés jusqu’à ressembler à rien de connu » (ACDN, p. 71 ; nous soulignons). Tout comme la forêt, le quartier de Cholen marque la limite de l’expansion coloniale et sa mise en danger. L’enfant le rappelle avec beaucoup d’ironie : « Ils ne sont pas colonisés les Chinois, ils sont ici comme ils seraient en Amérique, ils voyagent. On ne peut pas les attraper pour les coloniser [...] » (ACDN, p. 119). Si la communauté chinoise de Cholen se démarque de la tradition coloniale de l’homme blanc où domine une ligne droite figée, elle apparaît également comme une masse constamment en mouvement (la narratrice de L’Amant compare la ville de Cholen à un « train » en marche) quand les colons européens sont définis par une langueur statique et mortifère : « [Les femmes] attendent. Elles s’habillent pour rien. Elles se regardent. Dans l’ombre de ces villas, elles se regardent pour plus tard, elles croient vivre un roman » (A, p. 26). S’opposent par conséquent dans les récits non seulement la ligne droite et la courbe, mais également statisme et mouvement. Pour la jeune fille, cela se manifeste par, d’un côté, un temps lent, répétitif, marqué par un quotidien scolaire contraignant qui s’organise autour du lycée et du retour à la pension, et, de l’autre, un espace de liberté pris sur l’ordre social : « Elle a échappé à la promenade obligatoire des jeunes filles du pensionnat » (ibid., p. 45 ; nous soulignons).

Chronotope de l’entre-deux, la garçonnière de Cholen est ainsi, tout comme la forêt, un espace de marge où les individus flirtent avec les frontières et les limites. Lieu du pouvoir masculin, des amours illégitimes, d’un célibat à l’opposé de toute conjugalité procréatrice, l’appartement du Chinois concilie les oppositions entre les sexes, les âges, les milieux sociaux, les ethnies et bien sûr les corps.  S’y croisent un homme chinois de bientôt trente ans, riche, mauvais aux études et une jeune fille française de tout juste quinze ans, enfant de colons, pauvre, première en français. Les différents systèmes de domination (sexuelles, ethniques, économiques, littératiennes) s’inscrivent comme des pentes montantes et des pentes descendantes qui s’entrecoupent sans cesse et au croisement desquels les corps se rapprochent et se pénètrent. Espace du passage, la garçonnière permet une véritable rencontre avec l’Autre grâce à laquelle le corps va s’ouvrir, à l’autre, bien sûr, puis aux autres, pour s’étendre à la ville tout entière : « Le bruit de la ville est si proche, si près, qu’on entend son frottement contre le bois des persiennes. On entend comme s’ils traversaient la chambre. Je caresse son corps dans ce bruit, ce passage » (ibid., p. 53). Ailleurs :

Dans le premier livre, elle avait dit que le bruit de la ville était si proche qu’on entendait son frottement contre les persiennes comme si des gens traversaient la chambre. Qu’ils étaient dans ce bruit public, exposés là, dans ce passage du dehors dans la chambre. [...] On pourrait dire là aussi qu’on reste dans « l’ouvert » de la chambre aux bruits du dehors [...].  [ACDN, p. 81]

Comme tout espace de passage, la garçonnière est marquée par son aspect impersonnel : « Je demande si je me souviendrais de la maison. Il me dit : regarde-la bien. Je la regarde. Je dis que c’est comme partout. Il me dit que c’est ça, oui, comme partout » (A, p. 54) ; « L’endroit est moderne, meublé à la va-vite dirait-on, avec des meubles de principe modern style. Il dit : je n’ai pas choisi les meubles » (ACDN, p. 45) Un peu plus loin dans le texte, la narratrice précise que la garçonnière est meublée « comme un hôtel de gare » (groupe nominal d’ailleurs formé de deux non-lieux transitoires). La chambre de Cholen n’est donc pas une domus. Son caractère transgressif (bien que régi et culturellement ordonné) l’oppose à la notion même du foyer, en tant qu’espace familier de vie et de reproduction : « – C’est mon père qui m’a donné ça. Ça s’appelle une garçonnière. Les jeunes Chinois riches ici, ils ont beaucoup de maîtresses, c’est dans les mœurs » (ibid., p. 73). À l’inverse du mariage chinois qui verra naître un « printemps d’enfants » lorsque l’Amant se mariera (ACDN, p. 221), les amours illégitimes de la garçonnière resteront stériles ; et pour cause, elles sont souvent associées à l’acte transgressif de la prostitution, véritable fantasme pour la jeune fille. Les marges ensauvagées (géographiques et comportementales) ne sont, une fois encore, pas très loin.

Chronotopes littératiens 

La raison graphique dans le cycle indochinois

Le célèbre ouvrage La Raison graphique, la domestication de la pensée sauvage (1979) de Jack Goody propose d’étudier combien l’emprise exponentielle et multiforme de la communication écrite permet une domestication de la pensée sauvage. L’écrit disposerait du langage comme d’un objet sémiotique, structuré par sa linéarité et sa spatialité, produisant des effets cognitifs spécifiques d’organisation et de compréhension du monde et de soi17. En effet, l’anthropologue part du postulat que l’écriture n’est pas un simple enregistrement phonographique de la parole, elle favorise des formes spéciales d’activités linguistiques et développe certaines manières de résoudre des problèmes par le biais d’instruments graphiques qui lui sont propres. Par son caractère structurant et ordonnateur, elle devient un véritable outil formatant notre pensée. La culture de l’écrit conditionnerait par conséquent notre rapport au monde et le figurerait par le biais d’une ligne droite directrice, celle de la raison littératienne. C’est à la suite des travaux de Jack Goody que Jean-Marie Privat complexifie et élargit le concept de littératie de manière à ne plus simplement l’envisager comme un simple synonyme d’alphabétisation, mais bien comme un processus complexe et global qui prend diverses formes et s’inscrit dans différents types de manifestations (ibid.). Mode sémio-anthropologique de communication, la littératie se manifeste selon quatre modalités décrites par Jean-Marie Privat :

1. La littératie s’objective dans des dispositifs pratiques : bureau, clavier, crayon, papier, cahier, etc.).
2. La littératie s’institue dans des configurations éducatives, étatiques, artistiques, professionnelles, confessionnelles diverses [...]
3. La littératie est non moins une technique du corps tant pour l’écriture que pour la lecture [...].
4. Enfin, la littératie en tant que l’écrit fait culture est l’objet d’une extrême valorisation et/ou de résistances : alphabétisé vs analphabétisé. Ainsi, dans les cultures modernes fortement structurées par l’écrit, il arrive que les catégories non seulement d’évaluation, mais aussi de perception ou de description du monde soient le produit d’un habitus et d’un imaginaire littératien [...][Privat, 2019a]

L’écriture étant devenue le principal support des institutions, nous sommes conditionnés par celle-ci, ce qui n’est pas sans impact sur notre manière de voir, de faire : c’est pourquoi Jean-Marie Privat parle d’habitus littératien. Il part du postulat que l’écrit a tant été incorporé par nos sociétés qu’il gagne « le pouvoir de spatialiser le langage » (Privat, 2006, p. 128). Et pour cause, cette appréhension cognitive du mondecommence dès l’enfance par un apprentissage de la lecture et de l’écriture qui se situe dans cette linéarité graphique. L’apprentissage scolaire est une domestication : le corps est progressivement inséré dans la ligne droite de l’écriture, au même titre que cette ligne va prendre possession du corps18. En modifiant notre rapport au monde, la littératie dépasserait ainsi le cadre du texte pour s’inscrire dans notre. Que cela soit dans les panoramas urbains aux gratte-ciels phalliques, les quartiers résidentiels agencés en des terrains à la superficie parfaitement identiques, ou les salles de classe aux tableaux, tables et cartes pédagogiques parfaitement rectilignes, la ligne droite domine nos paysages modernes.

Analyser la représentation de l’espace colonial indochinois par le biais de l’imaginaire graphique est par conséquent pertinent tant celui-ci s’avère prégnant dans les textes. Précisons toutefois qu’il ne s’agit pas d’opposer frontalement espace de cultures et espaces de nature, voix et écrit, corps et lettre, et finalement, oralité et littératie, car « la lettre [a] toujours besoin du corps pour sa mise en lumière, et le corps de la lettre pour le porter au-delà de lui-même et l’inscrire dans la mémoire des hommes » (Certeau, 1980, p. 236). Le « grand partage » (Goody, 1979) n’existe pas : si les concepts de littératie et d’oralités sont d’habitude pensés en termes d’opposition, Goody les réconcilie en présentant l’écriture comme un art graphique du langage qui entre dès lors en relation avec les oralités et le corps.

Intrinsèquement marqués par la ligne droite, les chronotopes littératiens présents dans le cycle indochinois se dessinent comme les empires de la raison graphique. Porteurs d’une ligne idéologique stricte, celle du colonialisme, ils s’opposent à la délinéarisation des espaces ensauvagés et s’érigent comme les espaces de pouvoirs institutionnels. Espaces-temps de cultures, ils figurent une domestication spatiale (conquête territoriale)et soulignent la domination culturelle par le système colonial (conquête « morale » par la doctrine « civilisatrice »). Les espaces coloniaux – délimités, aménagés et hiérarchisés –portent en effet les traces d’un système obsédé par le concept de frontière et qui fonde son idéologie sur cette dernière. L’ordre colonial repose uniquement sur des démarcations sociales, ethniques, politiques, ou encore sexuelles entre colonisateurs et colonisés, et celles-ci sont tout autant présentes dans l’organisation de l’espace (par quartiers) que dans la loi (code de l’indigénat).

Pour les personnages en plein processus de quête identitaire et naviguant principalement dans des espaces de marge aux frontières labiles, la confrontation à la ligne droite coloniale séparatrice se fait par le biais des chronotopes littératiens. Pourtant, bien qu’ils se veuillent des espaces de la loi, ces derniers n’appartiennent pas toujours au monde de l’ordre. S’ils sont marqués par une volonté de ségrégation liée au contexte colonial, certains sont, bien malgré eux, des espaces de belligérance et de polyphonie culturelle.

La grande ville coloniale 

Aux antipodes de la plaine, la grande ville coloniale (référentialisée comme « Saigon » dans L’Eden Cinéma, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord) est un lieu d’urbanité et de civilisation. Espace du campus, celui des terres domestiquées et maîtrisées par l’homme, la ville est le symbole d’un triomphe colonial par l’importation de la culture européenne. Les quartiers résidentiels, à l’écart des faubourgs les plus pauvres, sont quant à eux composés d’un ensemble de somptueuses maisons et se démarquent comme des espaces de sociabilisation domestique (des domus) où la lignée de l’élite coloniale est perpétuée. L’Amant de la Chine du Nord insiste également sur l’atmosphère européenne dans de brèves descriptions du centre de Saigon : « Traversée de la ville. Deux ou trois repères dans l’inventaire : le théâtre Charner, la Cathédrale, l’Eden Cinéma, le restaurant Chinois pour les blancs. Le Continental, le plus bel hôtel du monde » (ACDN, p. 99). Pour cartographier cet espace colonial, la narratrice utilise d’ailleurs un procédé littératien propre à la raison graphique : l’inventaire(Goody, 1979, p. 150-152). Un procédé similaire est employé lors de la description du quartier colonial résidentiel de Vinh Long dans L’Amant de la Chine du Nord. Preuve de la puissance du pouvoir colonial français, ce dernier s’organise, nous l’avons dit, autour de « villas blanches à terrasse. Entourées de grilles et de parcs » (ACDN, p. 17). Reflet de l’institution coloniale, le quartier est marqué par un ordre graphique clair, celui de la ligne droite ; la jeune fille est d’ailleurs qualifiée dès les premières pages du livre comme « l’enfant de la rue droite » (ibid., p. 24). Ainsi, dans les quelques pages décrivant la traversée du quartier colonial (blanc) de Vinh Long par l’enfant « de race blanche » (ibid., p. 20 ; nous soulignons), où elle perçoit « de chaque côté de [la] rue [...] des villas blanches à terrasses » (ibid., p. 17 ; nous soulignons), et « une piste blanche traverse le parc » (ibid., p.  19, nous soulignons), nous remarquons que la mise en page du texte reflète cette omniprésence du colon blanc par l’espace typographique lui-même blanc laissé entre les paragraphes, extrêmement concis et aérés sur ces quelques pages. Dans l’édition Gallimard, collection « Folio », sur sept pages, 119 lignes sont réparties en 33 paragraphes ; la longueur moyenne d’un paragraphe est de trois lignes et demie avec cinq paragraphes par page. L’organisation de l’espace textuel graphique se fait le reflet visuel de cet ordre architectural du quartier colonial.

Et de fait, les villes coloniales, graphiquement organisées, n’admettent aucune forme de transgression des espaces. Cloisonnée par différents quartiers, la description de la grande ville offerte dans Un barrage contre le Pacifique sépare les riches coloniaux blancs au secteur royalement entretenu, des faubourgs indigènes, zone en recul constant face à l’incroyable expansion de l’institution coloniale. Intrinsèquement associés à des dynamiques de pouvoir, les différents espaces sont non seulement différentiés, mais également hiérarchisés :

Comme dans toutes les villes coloniales il y avait deux villes dans cette ville ; la blanche et l’autre. Et dans la ville blanche il y avait encore des différences. La périphérie du haut quartier, construite de villas, de maison d’habitation, était la plus large, la plus aérée, mais gardait quelque chose de profane. Le centre, pressé de tous les côtés par la masse de la ville, éjectait des buildings chaque année plus haut. Là ne se trouvait pas les Palais des Gouverneurs, le pouvoir officiel, mais le pouvoir profond, les prêtres de cette Mecque, les financiers. [BCP, p. 133]

Deux lignes graphiques se détachent de ces secteurs de pouvoir : la ligne horizontale des villas « aérée[s] » et la ligne verticale des bâtiments financiers à l’architecture phallique. La riche population européenne, pourtant minoritaire, étend sa puissance et s’approprie progressivement l’espace urbain. En position de supériorité (elle vit d’ailleurs dans le « haut quartier »), elle occupe le haut de la pyramide sociale. Cette fracture est matériellement indiquée par le biais de la séparation en quartiers. Entre les espaces « blancs » (ibid.) et les espaces « indigènes », dans une zone sans arbres, sans pelouse, sans magasin, proche du saltus mais n’en faisant tout de même pas partie, sont relégués les « coloniaux indignes » (ibid., p. 136) n’ayant pas fait fortune : des métis sociaux preuve de l’échec du colonialisme. L’hôtel central dans lequel loge la mère et ses deux enfants se situe bien entendu dans cette zone d’entre-deux, lieu de transition (spatial, social, identitaire).

Pour Suzanne et Joseph la grande ville coloniale reste un lieu de fuite : vecteur d’espoir, elle symbolise un idéal de jeunesse, de liberté et surtout de modernité dont ils se sentent privés dans la plaine. En ce sens, la ville s’inscrit à leurs yeux comme un véritable aboutissement. Chronotope littératien, la ville coloniale est l’occasion pour les personnages de se confronter aux institutions coloniales et notamment à la ligne culturelle dominante. Or, cette rencontre passe par une confrontation à laquelle succède une conformation du corps ensauvagé à l’espace endomestiqué. Alors que dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord, les récits s’achèvent sur les départs de la jeune fille et de sa famille de la colonie, les deux premiers textes se concluent sur la fuite de Suzanne et Joseph hors de la plaine, avec pour perspective de rejoindre la grande ville. Le rapport corporel à l’espace est sur ce point significatif : si le corps vieillissant de la mère est associé à la plaine stérile et mortifèreincapable d’assurer la survie de ses habitants, de même que la mère peine à s’occuper de ses propres enfants, si son corps malade et vacillant s’effondre, au même titre que les barrages quelques années plus tôt, les corps adolescents de Suzanne et Joseph n’arrivent quant à eux à s’épanouir qu’une fois la grande ville coloniale rejointe. Lieu de jeunesse, lieu d’espoir, lieu de modernité également, la capitale est l’espace du corps affranchi, car libéré pour quelque temps de la mère mortifère, reine de la plaine stérile. La véritable initiation, l’indépendance tant espérée, ne peut se vivre qu’à la ville, loin de la mère. Une fois cette dernière morte, c’est encore la grande ville qu’ils rejoindront, comme un achèvement aux allures, finalement, de commencement.

De la maison de fonction à la pension : vivre au cœur de la littératie

L’Amantet L’Amant de la Chinedu Nord organisent l’adolescence de la jeune fille autour d’une temporalité principalement scolaire. Le roman de 1991 est par ailleurs délimité par la période d’études du personnage : il s’ouvre sur la fin des vacances scolaires (tout comme son hypotexte) et s’achève sur le bateau menant vers la France où la jeune fille passera le baccalauréat. Le franchissement permis par la traversée du fleuve entre Vinhlong et Sadec (pour rejoindre par la suite Saigon) est d’ailleurs justifié par la fin des vacances et la reprise du lycée : « C’est la fin des vacances scolaires, je ne sais plus lesquelles. Je suis allée les passer dans la petite maison de fonction de ma mère. Et ce jour-là je reviens à Saigon, au pensionnat » (A, p. 16). La jeune fille passe du logement de fonction de la mère institutrice – « une maison au milieu d’une cour d’école » (ACDN, p. 13) – au pensionnat pour jeunes filles (un établissement régi par l’institution coloniale) : deux espaces littératiens.

Pour la jeune fille, l’espace de la maison de fonction est assigné aux congés (une temporalité qui n’en reste pas moins scolaire). Cependant, le logement de Vinhlong ne marque aucune séparation avec un quotidien littératien : « L’enfant est dans l’entrée de la maison, du côté de la salle à manger qui donne sur la grande cour de l’école. Tout est ouvert » (ibid.) Alors que nous appuyions précédemment sur les incursions du saltus au sein de la domus dans les deux premiers textes du corpus, le constat inverse s’offre ici à nous : la jeune fille vit littéralement au cœur du campus, de l’espace scolaire. La frontière entre le temps scolaire et le temps familial semble d’ailleurs rompue : « L’enfant dit que lorsque ces élèves-là habitaient trop loin pour rentrer chez eux le soir, elle les faisait dormir chez elle sur des nattes dans le salon, sous le préau. » (ibid., p. 122) Comme un contrepoids à l’ensauvagement de la plaine, la nouvelle domus porte les traces de la profession maternelle. La démarcation entre le campus de l’école, champ des savoirs, et la domus familialeest inexistante.

Pourtant, les connotations qui se dégagent de la représentation des espaces-temps littératiens sont ambiguës. Notons que l’ascendance littératienne est toujours valorisée, notamment dans L’Amant de la Chine du Nord où l’enfant n’est autre que la fille d’un « remarquable professeur (de mathématique) » (ACDN, p. 117 ; nous soulignons) et d’une « grande institutrice » (ibid., p. 122 ; nous soulignons). Ainsi, si la famille est désormais marginalisée, elle n’en reste point moins marquée par la littératie, héritage auquel la jeune fille s’accroche : « – Je connais l’histoire de votre mère. C’est vous qui avez raison. C’est une grande institutrice aussi… Elle est adorée en Indochine parce qu’elle a une passion pour son métier… Elle a élevé des milliers d’enfants… » (ibid.) Comme l’ensemble du corps enseignant décrit extrêmement positivement dans l’ensemble du cycle indochinois, le père et la mère sont un frein à la corruption coloniale. Garant de la culture, ils ont « sauvé l’Indochine de l’imbécillité blanche » (ibid., p. 116). Cependant si le régime littératien est un véritable marqueur identitaire pour la jeune fille, tout ordre qui se dégage d’une trop stricte institutionnalisation des savoirs est vécu comme un contrôle et une aliénation. Au commencement de L’Amant, la littératie maternelle est perçue comme un assujettissement. Elle est la destinée imposée par une mère qui sait ses fils incapables des moindres études et prend la forme d’une lignée parentale qu’il faut à tout prix suivre pour ne pas perdre l’ascension sociale pour laquelle la mère, fille de paysans, s’est tant battue :

Tout est là et rien n’est encore joué, je le vois dans les yeux, tout est déjà dans les yeux. Je veux écrire. Déjà je l’ai dit à ma mère : ce que je veux c’est ça, écrire. [...] elle demande, écrire quoi ? Je dis des livres, des romans. Elle dit durement : après l’agrégation de mathématique tu écriras si tu veux, ça ne me regardera plus. Elle est contre, ce n’est pas méritant, ce n’est pas du travail, c’est une blague – elle me dira plus tard : une idée d’enfant. [A, p. 29]

L’enfermement que représentent les espoirs maternels s’inscrit dans un imaginaire mortifère. La littératie scolaire, imposée (davantage associée dans l’extrait ci-dessus à la numératie maternelle), s’oppose par conséquent à une littératie seconde19, propre au corps et à son pouvoir créateur (« tout est déjà dans les yeux »). L’extrait est révélateur des deux formes de littératie qui s’affrontent dans le cycle indochinois : celle qui enferme dans un système aliénant, et celle, corporelle et transgressive, qui émancipe. Bien qu’imposée par les institutions, l’écriture scolaire est un moyen pour la jeune fille de repenser son identité en dehors de l’espace familial et de se libérer du joug familial pour devenir soi-même. Et pour cause, la véritable création littéraire débute une fois la proximité familiale rompue : « Le frère aîné restera un assassin. Le petit frère mourra de ce frère. Moi je suis partie, je me suis arrachée » (A, p. 70 ; nous soulignons)

Les descriptions de l’espace familial portent les traces de cette oppression constante, de cette violence exacerbée ; la maison de fonction est d’ailleurs davantage associée à la mort qu’à la vie. Lorsqu’il s’agit de décrire la demeure familiale (« un lieu de détresse, naufragé » (ibid., p. 54 ; nous soulignons), selon la narratrice) l’isotopie mortifère est omniprésente, notamment dans L’Amant : « C’est un lieu irrespirable, il côtoie la mort, un lieu de violence, de douleur, de désespoir, de déshonneur » (ibid., p. 90 ; nous soulignons). Le jardin de Vinhlong est pour sa part « tout entier figé dans une immobilité de marbre La maison de même, monumentale, funèbre » (ibid., p. 97, nous soulignons). L’intérieur de la domus revêt les mêmes caractéristiques dans L’Amant de la Chine du nord : « Le lit est colonial, verni en noir, orné de boules de cuivre aux quatre coins du ciel de lit également noir. On dirait une cage. Le lit est enfermé jusqu’au sol dans une immense moustiquaire blanche, neigeuse » (ACDN, p. 23 ; nous soulignons). L’angoisse de la claustration est bien là ; statique, l’espace familial transcrit déjà les difficultés relationnelles et le besoin de fuite.

Au sein de cet espace de contre-culture au cœur même du campus, les repas – composés d’ailleurs de petits gibiers les associant « à l’univers sylvestre, de l’espace sauvage » (Delmotte-Halter, 2010) – ne sont pas propices aux échanges et à la communication, mais au contraire à de violents affrontements durant lesquels les frères se battent pour obtenir « les plus gros morceaux » (ACDN, p. 29) de viande. Comme le relève Alice Delmotte-Alter, « le trio des enfants n’obéit plus qu’à la loi du plus fort » (ibid.), soit à l’absence même de droit. La narratrice de L’Amant parle d’« [u]ne loi animale » (A, p. 13) par laquelle le grand frère tyrannise les plus jeunes, jusqu’à devenir lui-même l’objet d’une violente haine : « Je voulais tuer, mon frère aîné, je voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule fois, et le voir mourir. » (ibid.) Par conséquent – et c’est toute l’ambivalence de la maison de fonction de Vinhlong – si cette dernière est bien un chronotope littératien, elle est principalement caractérisée par un statisme que le désordre familial et le règne tyrannique du grand frère violent ne font qu’accroître : « Jamais besoin de parler. Tout reste, muet, loin. C’est une famille en pierre, pétrifiée dans une épaisseur sans accès aucun. Chaque jour nous essayons de nous tuer, de tuer » (ibid., p. 67). Le fils ensauvagé, catalyseur de tous les malheurs, montre que le saltus n’est jamais bien loin de la domus, aussi proche du campus soit-elle.

Substitut au foyer familial, la pension Lyautey accueille la jeune fille durant la période scolaire. Chronotope littératien, elle figure – avec le lycée français – comme l’un des deux espaces réglementaires dans lesquels la jeune fille est supposée évoluer lorsqu’elle demeure à Saigon. En tant qu’espace institutionnel (il s’agit d’une pension d’« État »), sous la stricte autorité du système colonial donc, l’établissement Lyautey est un lieu sous surveillance – « Les jeux sont surveillés » (ACDN, p. 53) –, supposément clos – « (les jeunes filles) tournent en rond le long des bâtiments » (ibid.) –, où les sorties sont strictement contrôlées. La pension n’admet par ailleurs aucune mixité et se profile comme un espace de l’entre-soi féminin ; en ce sens, elle est associée à l’obéissance et la docilité généralement adjointes à l’éducation des filles : « Du soleil vient d’une fenêtre haute comme dans les prisons, les pensions religieuses, pour les hommes ne pas pouvoir entrer » (ibid., p. 66). Dans cette institution pour jeunes filles, le corps féminin devient un enjeu moral du contrôle patriarco-colonial.

À première vue, la pension paraît régie par un ordre éducatif strict. Comme la plupart des espaces coloniaux durassiens, elle est symboliquement rattachée à la couleur blanche, allégorie à la fois d’un idéal de pureté féminine et du colonialisme prétendument « civilisateur » de l’homme blanc. Les jeunes pensionnaires métisses sont ainsi tout de blanc vêtues : « Il y a beaucoup de jeunes filles dans l’ombre de la cour. Elles sont toutes en blanc » (A, p. 83 ; nous soulignons) ; « Elles traversent la cour centrale. Elles sont en rang par deux. Toutes avec la robe blanche du trousseau de la pension, les souliers de toile blanche, les ceintures blanches et les chapeaux également de toile blanche. Lavable » (ACDN, p. 65 ; nous soulignons). Le trousseau fourni par la pension offre une uniformisation vestimentaire restreignant l’individualité de chacune pour privilégier une soumission aux règles collectives régies par l’institution coloniale. La narration appuie combien le groupe prime sur les destins individuels. Au contraire de l’enfant, d’Hélène Lagonelle et d’Alice (personnage très brièvement développé dans L’Amant de la Chine du Nord), « les pensionnaires » apparaissent toujours comme un ensemble, sans distinction individuelle des jeunes filles. Les pratiques vestimentaires ont par conséquent une importance symbolique : elles reflètent l’ambivalence entre le particulier et le collectif, le métis (rattaché, nous le verrons, à l’Indigène) et le blanc, l’obéissance et le transgressif. Hélène et l’enfant sont les seules pensionnaires échappant à l’uniforme du fait de leur statut social de filles de colons. Par ailleurs, il est intéressant de constater que la tenue portée par la jeune fille sur le bac est construite en opposition avec les vêtements réglementaires des pensionnaires : la « robe de soie naturelle [...] presque transparente [...] sans manche, très décolletée » (A, p. 18), la « fameuse paire de talons hauts en lamé or » (ibid.), la « ceinture de cuir à la taille » (ibid.) et le « chapeau d’homme aux bords plats » (ibid.) sont autant d’interdits vestimentaires contournés qui s’opposent au contrôle du corps par la morale coloniale. Portée par une jeune fille de quinze ans pour se rendre au lycée (espace littératien par excellence), cette tenue apparaît d’emblée comme inadéquate et transgressive. Elle participe au processus de séparation-individuation et s’inscrit comme le principal indice d’une individualité qui ne cessera de primer sur la loi collective, jusqu’à la mettre en danger. Dans cette perspective, la tenue est annonciatrice des transgressions à venir.

Si le blanc colonial est obligatoire pour les jeunes pensionnaires métisses c’est justement parce qu’elles ne sont pas « blanches » :

Nous sommes [la jeune fille et Hélène Lagonelle] les seules blanches de la pension d’État. Il y a beaucoup de métisses, la plupart ont été abandonnées par leur père, soldat ou marin ou petit fonctionnaire des douanes, des postes, des travaux publics. La plupart viennent de l’Assistance publique. Il y a quelques quarteronnes aussi.  [A, p. 84]

Cet aspect est loin d’être anecdotique. Au cœur de l’espace colonial, la figure du métis est ambivalente. En effet, dans un système où l’ordre colonial tout entier est fondé sur des frontières sociales, ethniques et sexuelles entre colonisateurs et colonisés, le métis, être d’entre-deux, représente une véritable mise en danger de la collectivité. Selon Dominique Rolland :

les métis ne sont pas des transfuges, ce sont de véritables anomalies. En effet, dans l’architecture hiérarchique de la pensée coloniale, ils posent un vrai problème. Comment les situer, quel statut leur conférer ? Très nombreux en Indochine [...] ils occupent une place juridiquement intenable qui interpelle le système colonial dans son ensemble. [Rolland, 2007, p. 202]

Dans la même continuité, les travaux de Thụy Phuong Nguyen reviennent sur la transgression que représente le métissage : « Leur illégitimité et leur identité remettent en cause la morale publique, la morale coloniale et les relations entre colonisateur et colonisé, dominant et dominé, “race” française et “race” indigène » (Phuong Nguyen, 2013). Et pour cause le métissage met en relief l’incapacité du système à élever des barrages contre l’altérité indigène, perçue alors comme une menace pour l’intégrité identitaire de « la race blanche ». Preuve vivante de cet échec (Bouthors-Paillart, 2002, p. 131), le métis va à l’encontre de la ligne droite promue par la loi coloniale. Illégitime, soit, littéralement hors-la-loi (il-legitumus, celui qui ne remplit pas les conditions requises par la loi), son identité tout entière est fondée sur un vide juridique : « il n’est ni citoyen ni indigène, ni français ni annamite (donc en filigrane, ni civilisé ni barbare) » (Rolland, 2007, p. 204). Le métis se fait majoritairement une place en marge du système, ce qui explique sociologiquement sa surreprésentation au sein des activités illicites en Indochine : trafics, fumerie d’opium, prostitution, fraude20.

Par conséquent, le « pensionnat des jeunes métisses abandonnées par leur père de race blanche » (ACDN, p. 180) est l’espace où le système s’efforce de faire rentrer la marge illégitime dans l’ordre colonial. Et c’est bien dans cette « légalisation » identitaire que se situe la couleur blanche dont sont entièrement parées les jeunes métisses : l’uniforme devient le premier instrument du processus d’acculturation. Pourtant si dans l’enceinte fermée du pensionnat les jeunes filles sont vêtues du blanc colonial, symbole de pureté et d’innocence, les désordres du corps ne sont jamais loin et prennent diverses formes. La prostitution d’Alice se positionne comme un premier dysfonctionnement. D’autres jeunes filles y assistent de même que les surveillantes qui ne la réfrènent pourtant pas : « la prostitution d’Alice [...] a lieu dans le fossé de cette rue-là, non éclairée. Avec les pensionnaires il y a aussi deux surveillantes qui regardent » (ACDN, p. 180). La prostitution symbolise certes la marginalité et s’inscrit dans l’immoralité (l’acte a lieu dans un fossé, un espace d’entre-deux qui relève également de la terre et donc du bas), mais c’est également une transgression revendiquant une liberté de corps et d’esprit (qui va à l’encontre de l’apprivoisement voulu par le pensionnat) dans l’objectif d’acquérir une indépendance financière et une propriété pour trouver sa place (ce qui s’oppose finalement à l’expropriation coloniale) : « Elle fait ça pour acheter une maison. Elle est orpheline Alice, elle n’a aucun parent, rien, elle dit qu’une maison même petite, même petite, ce sera toujours ce qu’elle aura, Alice, pour savoir où se mettre » (ACDN, p. 57 ; nous soulignons). Et pour cause, la prostituée, symbole de liberté pour la vierge Hélène, devient un idéal de vie pour cette dernière : « Ça lui plait cette vie-là. À moi aussi ça me plairait. J’en suis sûre. Remarque que moi, je préfèrerais aussi faire la prostituée plutôt que soigner les lépreux… » (ibid., p. 66). De même, si elle est un lieu symboliquement marqué par la clôture et la rigueur, la pension s’ouvre et devient espace de transit et de passage pour la jeune fille : « [La directrice] avait laissé l’enfant habiter le pensionnat comme elle aurait fait d’un hôtel » (ibid., p. 125). Elle quitte à sa convenance cet espace de moralisation pour passer la nuit avec son amant dans la garçonnière de Cholen.

De manière générale, l’institution littératienne n’arrive pas à réprimer les désirs exacerbés des jeunes filles. Les pulsions du corps y sont omniprésentes : Hélène a « envie de tous les boys. De celui-là qui est au phono aussi. Des professeurs. Du chinois » (ibid., p. 68). Espace de l’entre-soi féminin, la pension devient le lieu d’une libération du corps et d’une parole sensuelle, considérée comme transgressive d’un ordre coutumier et d’un discours moral, qui se réfère justement aux élans libératoires de ce dernier :

L’enfant demande ce que dit Alice de cette prostitution.
– Elle dit que ça lui plait… même beaucoup… [...] et que c’est ça qui la fait… comme on dit…
L’enfant hésite et puis elle dit le mot « à la place d’Alice ».
Elle dit : jouir.
Hélène dit que c’est ça.
[...]
Hélène dit :
– Ma mère, elle dit qu’il ne faut pas dire ce mot, même quand on le comprend. Que c’est un mot mal élevé. [ibid., p. 55]

La parole transgressive ne s’arrête pas aux dialogues, elle guide la narration et crée toute un réseau d’images érotiques alliant dévoration et cynégétique. La jeune fille désire le corps d’Hélène ; dès L’Amant, la narratrice le dévore dans ses fantasmes : « Hélène Lagonelle donne envie de la tuer, elle fait se lever le songe merveilleux de la mettre à mort de ses propres mains. [...] Je voudrais manger les seins d’Hélène Lagonelle » (A, p. 88). La sexualité, illégitime, homosexuelle, violente, se fait ensauvagée : même dans l’espace littératien du pensionnat, le corps reprend ses droits. Dans L’Amant de la Chine du Nord, l’ensauvagement prend également forme dans la danse lascive entre les deux jeunes filles, lorsque celles-ci sont seules dans la pension à l’occasion de la promenade obligatoires des pensionnaires métisses :

De cet endroit couvert arrivent les voix des deux jeunes filles amies et un air de danse. [...] Elles portent les robes courtes de la mode d’alors, en coton clair imprimé de motifs fleuris également clairs. [...] Elles dansent. [...] Assis contre un pilier du couloir, il y a un jeune boy en blanc, un de ceux qui chantent la nuit du côté des cuisines les chants indochinois de l’enfance des jeunes filles. Il les regarde. Il est immobile comme cloué par ce regard sur elles, les jeunes filles blanches qui dansent pour lui seul et qui l’ignorent. [...] Le petit boy des cuisines regarde toujours la danse des « jeunes Françaises » qui sont en train d’encore s’embrasser. [ACDN, p. 65]

Ici la danse n’est pas propice à un endiguement domestique du corps au sein de l’ordre colonial. Créant un rapprochement entre deux jeunes filles, seules, elle ne se démarque pas non plus comme une épreuve courtoise légitime, parfaitement ordonnée par la communauté par le biais d’un bal. Au contraire, le rythme est celui « d’un paso doble très classique, celui de la phase de la mise à mort dans les arènes d’Espagne » (ACDN, p. 65). La « brutal[ité] » (ibid.) de l’air associée au voyeurisme du jeune garçon renvoie une nouvelle fois à l’ensauvagement cynégétique. L’oralité surgit : elle prend forme par les chants des boys indigènes (également fréquents la nuit, lorsque les jeunes filles dorment), mais aussi par les corps qui se meuvent et transgressent le statisme ambiant. De fait, un corps en mouvement est un corps qui parle ; ici, le corps des jeunes filles qui se donnent à voir au jeune boy enfreint la morale coloniale et fait de la pension un espace d’expression transgressive, de dysfonctionnement et de désordre.

Le lycée : un espace institutionnel colonial

Les passages narratifs se déroulant au lycée sont assez peu nombreux dans les récits dans la mesure où les narratrices de L’Amant et de L’Amant de la Chine du Nord abandonnent vite les descriptions de ce dernier au profit des apprentissages sexuels ayant lieu dans la garçonnière. La principale instruction dans le corpus est celle du corps : la jeune fille manque le lycée, mais fait, à la place, l’amour. Les quelques pages décrivant le lycée dans les deux derniers romans soulignent dès lors l’importance de l’ordre intellectuel et moral qui s’y joue (en opposition au désordre ambiant de la garçonnière) : ces derniers trouvent leurs sources aussi bien dans l’institution scolaire (et sa fonction de mise en ordre par la domestication académique) que dans la doxa des mères d’élèves, riches colons appartenant à une classe sociale supérieure à celle de la jeune fille et s’attachant à faire respecter les règles morales avec plus d’ardeur encore que le censeur. Chronotope littératien, le lycée implique en effet une soumission à l’autorité morale, corporelle et matérielle. Il institutionnalise et légitimise par conséquent la culture des dominants, tel que le sociologue Pierre Bourdieu a longuement analysé :

[D]ans une société où la transmission de la culture est monopolisée par une école, les affinités profondes qui unissent les œuvres humaines (et bien sûr les conduites et les pensées) trouvent leur principe dans l’institution scolaire investie de la fonction de transmettre [...], ou plus exactement de produire des individus dotés de ce système de schèmes inconscients (ou profondément enfouis) qui constitue leur culture, ou mieux leur habitus [...].[Bourdieu, 1967, p. 147-148]

Car l’école est un espace de pouvoir : elle devient le théâtre d’une domination des groupes dominés par les groupes dominants possédant une légitimité culturelle. L’instruction scolaire ne se limite pas uniquement à l’enseignement de connaissances littératiennes essentielles : elle nous apprend intrinsèquement à tenir notre place en reproduisant les intérêts hiérarchiques du système de classe dans la société. En contexte colonial ces dynamiques de pouvoir inhérentes à toutes les institutions littératiennes sont d’autant plus exacerbées qu’au poids de la classe socio-économique vient s’ajouter celui de l’identité ethnique et linguistique.

Dès les débuts de la colonisation indochinoise au 19e siècle, les administrateurs coloniaux s’entendent sur l’importance de la « mission civilisatrice » dans la politique impérialiste ; cette « conquête » a pour principal instrument l’école. L’instruction des indigènes se positionne comme l’un des piliers justifiant la conquête coloniale. Cependant, l’éducation reste asservie aux objectifs politiques et économiques de la colonisation. Véritable « charte de l’enseignement indochinois » (Brocheux et Hémery, 2001, p. 126), le Règlement général de l’instruction publique (1917) codifie les bases du dispositif scolaire. Les politiques d’« intégration » des indigènes imposent langue, culture et mœurs françaises et engendrent une relation de dépendance face aux institutions coloniales, dans la mesure où seule l’acquisition de ces savoirs spécifiques permet de s’intégrer à une société et d’en maîtriser les enjeux. À l’inverse, l’enseignement dispensé aux indigènes ne s’attarde pas au-delà du cycle primaire : l’école française ne leur est d’ailleurs que très difficilement accessible, c’est le réseau parallèle de l’enseignement franco-indigène qui leur est dédié, dit « enseignement local ».

Car l’institution coloniale ne promeut pas l’égalité des chances scolaires : comme tout ordre social fondé sur un système hiérarchique, elle perpétue les inégalités de conditions et d’accès au savoir. Le médecin-diplomate français Jules Harmand parle de l’éducation comme d’« une arme à deux tranchants d’un maniement dangereux et dont la pointe même peut être empoisonnée »21. Pour Thuy Phuong Nguyen, cette « pointe menaçante », c’est justement l’enseignement secondaire et supérieur. La différenciation devient par conséquent nécessaire à la maintenance du contrôle colonial et écarte les indigènes du pouvoir politique et économique (notamment les élites indochinoises) en les rendant inaptes à intégrer tout poste à responsabilités. Et pour cause : « la distribution des places et la reproduction du statut familial sont étroitement dépendantes de la scolarité » (Périer, 2005, p. 48). L’école institutionnalise donc un pouvoir où, comme toujours, les plus pauvres sont les plus opprimés. Si l’alphabétisation transmise par la mère offre aux indigènes une plus grande maîtrise de leur destin, ils restent cantonnés aux tâches manuelles et, dès lors, aux positions sociales inférieures par le système de reproduction sociale inhérent. Économiquement et socialement fragilisés, ils sont gardés à l’écart du pouvoir, maintenus dans ce que Pierre Périer nomme une « indignité culturelle » (ibid., p. 50). Ainsi, le lycée colonial des années 1930 n’est pas censé être à la portée de tous et toutes : en tant que cycle secondaire ce n’est plus seulement l’alphabétisation qui s’y joue, mais bien la dispensation des savoirs en lettres et en sciences ayant pour but de former une élite sociale et d’entretenir un entre-soi communautaire au détriment du maintien des inégalités sociales et raciales. Par conséquent les populations les plus pauvres (colons ou non) et les indigènes (riches ou non) sont maintenus à l’écart de cet espace de pouvoir colonial.

Ces considérations hiérarchiques font l’objet d’un plus long discours dans l’œuvre de jeunesse de Duras, « L’histoire de Léo »22, ébauche des récits indochinois à venir. Le lycée est d’ailleurs décrit avec une plus grande précision, devenant l’un des cadres privilégiés de ce court texte. Sur un ton léger et teinté d’une certaine autodérision humoristique, la narratrice autodiégétique revient sur la structure interne du microcosme lycéen. Fille d’institutrice d’école indigène, elle subit le mépris de ses professeurs et camarades jusqu’à être contrainte de fréquenter des élèves appartenant strictement à la même classe sociale qu’elle : « Cette condition de fille d’institutrice m’avait valu des déboires au collège où je ne frayais qu’avec les filles des postiers et des douaniers, seules conditions équivalentes à celle d’institutrice d’école indigène » (CG, p. 32). La narratrice revient à plusieurs reprises sur la hiérarchie socio-institutionnelle entretenue par le système scolaire au sein de l’espace littératien :

Les filles et fils de planteurs et hauts fonctionnaires étaient placés dans les premiers rangs de la classe, ensuite ceux des fonctionnaires à bas traitement, et ensuite les indigènes. [...] J’en connaissais un qui était le fils d’un médecin indigène et avec lequel je devins très amie, il était d’une intelligence exceptionnelle et, dès la troisième, remportait tous les premiers prix. [...] Ainsi, bien qu’il ait été de loin le meilleur élève, il ne fut jamais félicité par le conseil des professeurs, on « glissait » sur ses notes. Combien de fois ai-je entendu dire par les Français : « Avec cette race-là, il faut faire attention, il ne faut pas les flatter, ils se croiraient tout de suite nos égaux ». [ibid., 75]

La narratrice marque alors une pause dans son récit pour préciser les inégales conditions d’accès à l’enseignement supérieur dans le système colonial qu’elle juge inacceptable.

(Une remarque, qui peut-être n’a pas ici sa place, mais que je tiens à faire : n’étaient admis au collège de Saigon que les Annamites fils de citoyens français, exclusivement. [...] Par ailleurs, les enfants des indigènes non-citoyens n’étaient admis à faire que des études primaires. Je veux bien que grâce à nous la tuberculose et la lèpre aient régressé considérablement en Indochine, mais il n’y a pas de compensation morale possible dans l’ordre physique. Sauver des enfants de la mort pour ensuite ne leur permettre qu’un développement sanctionné, limité, dont les limites elles-mêmes sont codifiées, me paraît beaucoup plus condamnable qu’il n’est louable de les sauver de la mort.) [ibid.]

Les nombreuses précisions sur le contexte social, historique et culturel qu’offre ce récit sont cependant quasiment absentes de L’Amant et de L’Amant de la Chine du Nord. Aucun discours idéologique aussi tranché ne vient ponctuer la narration : les textes se concentrent davantage sur l’histoire de la jeune fille et son « déclassement » sans s’attarder sur la condition indigène.

Espace-temps littératien par excellence, le chronotope du lycée est ainsi, en tant qu’institution, le lieu de pouvoir des cultures dominantes : il promeut une ligne culturelle, morale, sociale et politique à laquelle il convient de se soumettre. Or la jeune fille ne cesse de s’inscrire en dehors de cette ligne. Déjà dans « L’histoire de Léo », la narratrice évoque « une espèce de sauvagerie bien compréhensible, qu[’elle] essayai[t] de masquer par une arrogance, sinon une méchanceté certaine » (CG, p. 48) : « L’amabilité, terre inconnue. Quand j’arrivai dans la société blanche de Saigon, j’y découvris l’amabilité » (ibid.). Cette difficulté à « intégrer » le corps colonial blanc est reprise dans les deux derniers textes du cycle. Qualifiée de « petite vicieuse » (A, p. 106) dans L’Amant, puis de « petite grue » (ACDN, p. 115) dans L’Amant de la Chine du Nord, symboliquement métisse aussi, elle est détachée du lieu de savoir et ensauvagée par les représentants de la communauté dominante qui s’indigne de son intégration au sein de l’espace littératien. Sa condition sociale inférieure, de même que sa sexualité considérée comme déviante, l’animalise. Désignant aussi bien la prostituée au sens figuré23 (figure symboliquement antagoniste à la domestication conjugale) que l’oiseau (au sens littéral), la grue renvoie à la bestialité d’un corps non domestiqué et à un savoir intellectuel qui ne pourrait être acquis en raison d’une trop forte présence du corporel. Cette absence de tenue du corps, mais également le franchissement des barrières culturelles et ethniques strictes sont vécus comme une mise en danger du système colonial qui vaut à la jeune fille une mise en « quarantaine » (ACDN, p. 118) :

Cela se passe dans le quartier mal famé de Cholen, chaque soir. Chaque soir cette petite vicieuse va se faire caresser le corps par un sale Chinois millionnaire. Elle est aussi au lycée où sont les petites filles blanches, les petites sportives blanches qui apprennent le crawl dans la piscine du Club Sportif. Un jour ordre leur sera donné de ne plus parler à la fille de l’institutrice de Sadec. [...] Il n’y aura aucune exception. Aucune ne lui adressera plus la parole. [A, p. 105]

Marginalisée, la jeune fille reste pourtant un personnage littératien. Si elle arrive à « sortir » (A, p. 30) (c’est-à-dire à quitter aussi bien la pauvreté que l’atmosphère familiale mortifère), soit à franchir, à dépasser la « ligne », c’est bien par l’acquisition des savoirs littératiens. L’enjeu est déjà présent dès « L’histoire de Léo » où une éducation complète doit venir combler la maigre dot de la narratrice :

Comment la mariera-t-on ? … » soupirait [ma mère]. Mon frère cadet était idéaliste, et il m’aimait bien. « On ne sait jamais, répondait-il. Mais il faudrait la sortir. » C’est lui qui insista pour qu’on me mette en pension. « Si elle est bien élevée et si elle a un métier entre les mains, même si elle n’a pas de dot, il n’est pas impossible qu’elle trouve un mari ». [CG, p. 55]

Si la narratrice de« L’histoire de Léo » est mauvaise aux études la situation est tout autre dans les textes de notre corpus : « Je serai la première à partir. [...] celle-ci, un jour, elle le savait, elle partirait, elle arriverait à sortir. Première en français. Le proviseur lui dit : votre fille, madame, est première en français » (A, p. 30 ; nous soulignons). L’enchaînement des deux propositions soulignent la dynamique de cause à effet : l’éducation intellectuelle permet à la jeune fille de vivre l’indépendance, de gagner sa liberté et, paradoxalement, de choisir de dévier de la loi morale et sociale. Et c’est finalement parce qu’elle maîtrise les instruments du pouvoir dominant qu’elle peut sortir de l’ordre. « Seule [jeune fille] de la pension à être dans le secondaire au lycée de Saigon » (ACDN, p. 61), elle se démarque par ailleurs par sa position littératienne. De même, la comparaison implicite entre le destin de la jeune fille et celui d’Hélène Lagonelle est percutante : « Hélène Lagonelle ne va pas au lycée. Elle ne sait pas aller à l’école, Hélène L. Elle n’apprend pas, elle ne retient rien. Elle fréquente les cours primaires de la pension, mais ça ne sert à rien [...] Ses parents ne savent pas quoi en faire, ils cherchent à la marier au plus vite » (A, p. 87). Non instruite, incapable de transgresser les interdits, elle se conformera à la loi familiale et sociale en se mariant très jeune :

Elle fera finalement ce que sa mère voudra. Elle est beaucoup plus belle que moi, que celle-ci au chapeau de clown, chaussée de lamé, infiniment plus mariable qu’elle, Hélène Lagonelle, elle, on peut la marier, l’établir dans la conjugalité, l’effrayer, lui expliquer ce qui lui fait peur et qu’elle ne comprend pas, lui ordonner de rester là, d’attendre. Hélène Lagonelle, elle, elle ne sait pas encore ce que je sais. Elle, elle a pourtant dix-sept ans. C’est comme si je le devinais, elle ne saura jamais ce que je sais. [A, p. 88]

Intellectuellement ignorante, Hélène ne peut que se soumettre aux exigences parentales et « s’établir dans la conjugalité ». L’isotopie de l’ordre (marital, moral, corporel) est omniprésente dans l’extrait ci-dessus ; elle se conclut finalement par l’attente et le statisme associé au colonialisme. En ne maîtrisant pas les pouvoirs littératiens, Hélène ne peut échapper à la coutume ; intrinsèquement, elle ne connaîtra par ailleurs jamais l’autre savoir évoqué par la jeune fille, celui du corps et de ses plaisirs. Savoirs intellectuels et savoirs corporels se complètent, finalement indissociables dans le processus de conquête identito-littéraire. Ce sont les connaissances qu’elle possède et maîtrise qui lui permettent de se détacher de cet ordre et de le remettre en question.

*

L’étude des principaux chronotopes nous fait entrer dans une lecture anthropologique du corpus, qui croise logique critique et logique narrative. Comme nous l’avons vu, la chronotopie tripartite s’organise principalement autour des questions fondamentales de l’initiation, du passage et de la circulation ; elle reflète par conséquent les principales dynamiques critiques des parcours initiatiques et l’accointance des personnages avec la phase de marge, et cela, nonobstant les divergences stylistiques et narratives amenées par le travail de réécriture. Loin de (dé)limiter clairement des espaces et de les assigner à des rôles stricts, l’étude chronotopique nous invite par ailleurs à prendre conscience de l’hétérophonie24 constitutive du cycle.

Après l’étude des lignes géographiques et temporelles, et dans la perspective d’une étude des délimitations, transgressions et frontières dans le cycle indochinois, la prochaine partie s’intéressera à l’itinéraire des personnages où nous analyserons plus en profondeur le lien entre circulation et initiation. Car ne l’oublions pas, ces récits parlent bien de passage : passage à l’indépendance, passage à l’âge adulte, passage à l’écriture, passage vers la mort. Pour les personnages, l’objectif est de trouver la bonne distance et donc leur juste place dans la communauté et à une autre échelle, dans la société. En cela, les situations de transgression sont nécessaires. Qu’il s’agisse de la transgression d’espaces pourtant délimités, des symboliques rattachées à ces espaces, ou encore des rites, des normes et des valeurs sociales, toute transgression a dès lors une importance dans la construction identitaire et sociale des personnages : elle est un jeu sur les limites, sur les interdits, sur l’ordre établi et permet de franchir des seuils, de passer d’un statut à un autre. En ce sens, les passages présents dans le cycle indochinois mettent en scène (symboliquement ou non) une transgression nécessaire à l’acquisition d’un nouvel état ou d’un nouveau statut.

  • 1Sur la question de l’inclusion du genre de l’entretien dans la production littéraire de Marguerite Duras (et notamment son importance dans la problématique de confusion entre fiction et réalité chez l’écrivaine), nous renvoyons au travail de Christophe Meurée : « “Il m’a fallu vingt ans pour écrire ce que je viens de dire là”.  L’entretien comme “déplacement de la littérature” (1974-1996) » (2019).
  • 2Concernant l’ethnologie du symbolique, voir Fabre-Vassas et Fabre, 1987.
  • 3Nous renvoyons pour exemple à l’étude ethnocritique de la « Mère Sauvage » de Maupassant (Scarpa, 2009c).
  • 4G. Lavaudant est cité par Antoine Vitez (1977, p. 379).
  • 5Concernant l’importance du motif de l’eau dans l’œuvre de Marguerite Duras, nous renvoyons aux études proposées par Mattias Aronsson (2008), Marie-Hélène Texsier-Pauleau (1997), ou encore Mireille Rosello (1987).
  • 6Dans son célèbre ouvrage, La Raison graphique, la domestication de la pensée sauvage (1979), Jack Goody propose d’étudier combien l’emprise exponentielle et multiforme de la communication écrite permet une domestication de la pensée sauvage. L’écrit disposerait du langage comme d’un objet sémiotique, structuré par sa linéarité et sa spatialité, produisant des effets cognitifs spécifiques d’organisation et de compréhension du monde et de soi.
  • 7Selon la définition lévi-straussienne, la notion de « pensée sauvage » se définit « à la fois par une dévorante ambition symbolique, et telle que l’humanité n’en a plus jamais éprouvée de semblable, et par une attention scrupuleuse entièrement tournée vers le concret » (Lévi-Strauss, 1962, p. 263).
  • 8Dans l’article « Le Retour et ses discours : une ethnocritique des intersignes », Jean-Marie Privat définit les intersignes comme étant, en ethnographie, « des signes concrets annonciateurs d’événements (souvent dramatiques) à venir (un chien qui hurle dans la nuit est codé comme l’annonce d’une mort prochaine dans le voisinage). La particularité discursive d’un texte littéraire est de systématiser ce jeu de correspondances culturelles multiples qui engage un processus de lecture particulier » (Privat, 2005, p. 221).
  • 9Victor Turner créé et théorise le concept de « liminarité » dans Le Phénomène rituel (1990).
  • 10Par ailleurs « [l]e dictionnaire de Guiraud signale que danser a toujours rapport avec l’activité sexuelle » (Vinson, 2012).
  • 11Voir Fabre, 2015. Le bal est le lieu de rencontre des deux mondes masculin et féminin. Lieu de « courtisement », les jeunes gens vont y démontrer la maîtrise du corps et leur attention à l’autre afin d’y choisir un futur conjoint.
  • 12Comme l’énonce Sylvie Loignon, « l’œuvre de Marguerite Duras semble tout entière placée sous le signe du visuel [...], l’œuvre est parcourue par l’image, cinématographique ou photographique » (Loignon, 2001, p. 9).
  • 13Le motif de la rencontre sur le bac était cependant présent dès « L’histoire de Léo », récit antérieur à Un barrage contre le Pacifique : « Ce fut sur le bac qui se trouve entre Sadec et Saï que je rencontrais Léo pour la première fois. [...] Léo était un indigène, mais il s’habillait à la française, il parlait parfaitement le français, il revenait de Paris. [...] Il avait un gros diamant au doigt et il était habillé en tussor de soie grège » (CG, p. 31).
  • 14On remarque en effet que les contes suivent de près la structure ternaire du rite de passage telle que définie par Arnold Van Gennep.
  • 15Dans Les Lieux de Marguerite Duras (Duras et Porte, 1976, p. 12), l’écrivaine dit : « La forêt c’est l’interdit ».
  • 16« Donc la forêt est aux fous, voyez, et dans ma vie elle a été à l’enfance » (ibid., p. 26).
  • 17Pour un bon résumé de ces questions et des problématiques qui s’en dégagent, nous renvoyons à l’ouvrage Pouvoirs et savoirs de l’écrit, coordonné par Jean-Marie Privat (Goody, Maniez et Privat, 2007).
  • 18Voir les travaux de Michel de Certeau (en particulier Certeau et Giard, 1980). Ce lien est établi par Jean-Marie Privat, dans « Un habitus littératien ? » (Privat, 2006, p. 127).
  • 19Alice Delmotte Halter (2018), définit la littératie seconde comme étant indissociable du corporel ; quand l’écrivain est tellement envahi par les lettres que ces dernières deviennent vie, fluide, sang, et finalement chair. Le terme de littératie seconde est créé sur le modèle d’« oralité seconde », notion de Walter Ong. Ce dernier entend par là un retour aux pratiques orales après un détour par l’apprentissage de la culture littératienne et le maintien occasionnel de sa pratique en fonction des besoins (Ong, 2014).
  • 20L’étude de D. Rolland montre la surreprésentation des métis dans les trafics, les fumeries d’opium, les fraudes et la prostitution.
  • 21Harmand, 1910, p. 253. Cité par Thụy Phuong Nguyen dans « L’école française au Vietnam de 1945 à 1975 : de la mission civilisatrice à la diplomatie culturelle » (Phuong Nguyen, 2013).
  • 22« L’histoire de Léo » ouvre Les Cahiers de la guerre [CG], recueil non publié du vivant de l’autrice qui rassemble ses premiers textes, écrits entre 1943 et 1949. On y trouve en effet des récits où Marguerite Duras évoque les périodes les plus cruciales de sa vie, particulièrement sa jeunesse en Indochine, des ébauches de romans en cours, comme Un barrage contre le Pacifique ou Le Marin de Gibraltar, ou le récit à l’origine de La Douleur, publié en 1985. « L’histoire de Léo » est un long récit, centré sur les événements de l’enfance et de l’adolescence de l’autrice en Indochine (notamment la première version connue de sa relation avec celui qui deviendra « l’Amant »). Si le texte fait parfois allusion aux réactions d’un ou une potentiel lecteur ou lectrice, évoquée par un impersonnel « on », les seules motivations explicites de l’écriture sont personnelles : « Aucune autre raison ne me fait écrire [ces souvenirs], sinon cet instinct de déterrement. C’est très simple. Si je ne les écris pas, je les oublierai peu à peu » (CG, p. 3). Certains épisodes se retrouveront pourtant, sous une forme parfois à peine modifiée, dans des œuvres publiées [la nouvelle Le Boa, et surtout Un barrage contre le Pacifique]. Si une partie de la critique durassienne voit dans « L’histoire de Léo » un récit autobiographique (en introduction à l’ouvrage, Sophie Bogaert et Olivier Corpet évoque « [l]es soixante-dix premières pages [...] occupées par un long récit autobiographique, centré sur les évènements de l’enfance et de l’adolescence de l’auteur en Indochine »), il nous faut noter que l’existence de Léo est, selon le travail d’enquête de Jean Vallier, non avérée.
  • 23Dans les premières esquisses d’Un barrage contre le Pacifique, Joseph préfère d’ailleurs ce terme à celui de « putain », présent dans la version finale : « Te voilà bien, dit Joseph à Suzanne, tu sais pas te farder, tu ressembles à une grue » (CG, p. 137).
  • 24« On voit pourquoi nous avons pris soin jusqu’ici de tenir en lisière le mot si attendu de polyphonie (narrative et/ou culturelle), terme esthétisant et pacifiant, pour lui préférer le terme non moins bakhtinien toutefois d’hétérophonie. Selon nous, cette terminologie présente l’intérêt de mettre l’accent sur la pluralité des énonciations culturelles et sur les rapports de force symboliques (dissidence, soumission, insurrection, domination, etc.) qui les structurent » (Privat, 2017).