Nous avons souligné que, depuis la fin du 20e siècle, les médias audiovisuels sont entrés directement en concurrence toxique avec le système éducatif pour capter l’attention de la jeunesse1. Le populisme industriel cherche en effet à dessaisir le système éducatif de sa mission de construire un mode de vie intelligent, afin d’adapter les individus aux besoins du marché : « ce que la civilisation a accumulé de plus précieux, les industries audiovisuelles le défont systématiquement, quotidiennement, avec les techniques les plus brutales et les plus vulgaires » (Stiegler, 2008a, p. 135).
Ainsi notre société, en altérant l’attention (phénomène que les neurologues américains ont nommé attention deficit disorder, ADD)2, détruit la possibilité de devenir un individu « majeur » au sens kantien, alors que l’éducation doit prendre en charge l’enfance avec la volonté de l’arracher le plus possible à sa minorité intellectuelle et spirituelle, ce qui devrait être le sens même d’une école démocratique et humaniste. Si l’on radicalisait le jugement sur le désordre symbolique produit par l’actuel populisme industriel, on pourrait regarder ainsi, avec l’antipsychiatre David Cooper, l’effet que produit notre société :
Nous pourrions dire que nos vies sont mises en boîte, du berceau à la tombe. Du ventre qui nous met au monde à la boîte de la famille, qui précède celle de l’école. Lorsque nous quittons les bancs de l’école, nous avons été si bien conditionnés à vivre ainsi que nous construisons alors notre propre boîte, notre prison, notre caisse, autour de nous, jusqu’à ce qu’enfin, suprême délivrance, on nous mette dans un cercueil ou dans un four. [Cooper, 1970, p. 32-34]
Pour notre champ de recherches, nous considérons que l’enjeu réside dans l’inventivité dont se montrent, ou non, capables les collectifs impliqués dans la question scolaire en développant un style de pensée qui puisse engendrer une conception suffisamment renouvelée de la normativité éducative.
De façon générale, on peut voir les espaces matériels, sémiotiques, et symboliques en tant qu’ils sont structurés par des dispositifs. Dans la vulgate du champ éducatif (et plus précisément pédagogique), le terme dispositif est parfois utilisé de façon banale pour désigner un ensemble de moyens organisés, dans un espace lui-même clos et normalisé. Rappelons la fameuse définition foucaldienne, dans un entretien de 1977, du dispositif : « Un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments » (Foucault, 2001, p. 299). Si l’on s’appuie sur la théorisation complémentaire que propose Agamben des dispositifs, on peut renforcer la nécessité d’interroger la normativité à l’œuvre dans les espaces d’éducation et de formation : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (Agamben, 2007, p. 31). Les faits éducatifs ne sont pas dissociables de la question des normes et des valeurs ; ces faits éducatifs, et donc les dispositifs dans lesquels ils sont agencés doivent être interrogés du point de vue des normes qui les structurent et des valeurs qu’ils visent. C’est bien pour cela que nous posons la question d’une reconstruction de la forme scolaire.
En particulier, les diverses notions qui entrent dans la définition d’un milieu pour l’éducation scolaire s’articulent les unes aux autres, et sont reliées encore à d’autres, tel le milieu social dont proviennent les élèves de l’école, le milieu économique et culturel, etc. Le concept de milieu est d’ailleurs devenu « un mode universel et obligatoire de saisie de l’expérience et de l’existence des êtres vivants et on pourrait presque parler de sa constitution comme catégorie de la pensée contemporaine » (Canguilhem, 1965, p. 129).
On ne peut certes prendre pour objet milieu un environnement indéfiniment extensible, et l’école doit constituer son système milieu. Mais dans les écrits de C. Freinet, l’enjeu était clair :
elle devient, soit un milieu accaparant lorsqu’elle prétend orienter toute l’activité enfantine vers des règles de vie ersatz3 dont nous verrons les dangers ; soit la plupart du temps, un milieu tout simplement rejetant, l’individu ne recevant à l’école aucun secours direct d’aucune sorte pour la solution pratique et immédiatement nécessaire des problèmes qui se posent à lui pour la continuation de la vie comme potentiel suffisant de puissance [Freinet, 1994, t.1, p. 497].
Cela nous conduit à penser que c’est l’organisation du milieu qui est le premier acte professionnel de l’éducateur et la première responsabilité « politique » de l’institution éducative. Et nous percevons bien cette thèse dans le matérialisme pédagogique freinetien : « Nous disons souvent que l’œuvre éducative doit avoir de puissantes assises matérielles, que les considérations, habituellement négligées, de locaux, d’installation, d’alimentation sont à la base même de notre pédagogie » (Freinet É., 1974, p. 33).
Certains, dont le pédagogue Fernand Oury et ses camarades, ont considéré naïf ou rétrograde le souci que Freinet avait d’instituer un milieu écouménal pour l’éducation. Pourtant, c’est avec lucidité que C. Freinet jugeait l’évolution des sociétés industrielles et bientôt postindustrielles, car c’est « le procès de la société capitaliste de consommation, de dégradation du travail, d’amoralité qui devrait être entrepris » (Freinet, 1978, p. 27). Toutes ces tares entraînées par insuffisance de démocratie, Freinet les ramenait à une agression contre la vie. Ce sont ces enjeux majeurs que l’on peut entendre dans la catégorie d’éducation scolaire. Car la société démocratique doit vouloir ses élèves intelligents, instruits, libres, égaux et mûrs pour la vie civique, comme le soulignait Guy Vincent. Il s’agit bien de s’orienter vers un élargissement des capacités politiques des personnes, de mieux assurer leur égalité sociale et de garantir un meilleur respect des milieux de vie (Laval et Vergne, p. 7). Peut-on viser un tel résultat simplement en transmettant des savoirs disciplinaires ? Outre la question du comment transmettre, se pose la question d’imaginer la vie dans l’institution où cette transmission aura lieu, et cette question est encore ignorée par les politiques, elle est aussi singulièrement absente des travaux en sciences de l’éducation.
Pour les Freinet, l’enfance est d’abord ce qui a été raté dans l’histoire humaine. Il s’agit maintenant de la faire exister. L’enfant est celui qui n’est capable d’exister seul ni physiquement ni psychiquement : il a besoin de s’aliéner à un Autre. Élise et Célestin Freinet ont pensé en même temps les conditions du lien (coopératif) entre les enfants et du lieu (poétique) par lequel ce lien serait possible : c’est la réserve. Historiquement, l’enjeu de l’expérience de Vence était la régénération des enfants du prolétariat. Enjeu éducatif et politique de l’expérience : faire émerger parmi les enfants du prolétariat des individus dynamiques, créatifs, résistants, aptes aux efforts, qui ne soient pas « malades » d’une civilisation, suivant le précepte rousseauiste.
La notion de « bien-être » actuellement très à la mode est d’une certaine manière présente dans les pratiques de l’École Freinet, notamment dans sa dimension de relation entre soi et la nature, et elle est fortement ritualisée. Il s’agit de grandir en arpentant l’environnement, en entrant en relation avec l’environnement, en entretenant cet environnement, en prenant soin du milieu, en interagissant avec le milieu, et en travaillant à partir du milieu. Il y a ici des enjeux pour les apprentissages scolaires, mais il y a aussi comme enjeu éducatif d’aller vers une forme supérieure de vie, telle qu’elle estvaloriséedans cette école. À partir de notre travail, nous estimons qu’il est possible de tracer une ligne de démarcation assez claire entre différentes conceptions du bien-être. J-F. Dupeyron (2017) soutient que la vie scolaire devrait être portée par trois principes : rendre possible une forme de vie démocratique, la subjectivation du monde, et l’habitabilité du monde. Il s’agit ici d’un bien-vivre comme développement de la puissance chez les êtres humains pour gagner en autonomie, en lucidité, et en équilibre. Il découle de cette réflexion que le bien-vivre met en jeu la question générale du sens éprouvé de la vie, car « un but spirituel qui mène au-delà de l’homme simplement naturel et de son existence terrestre est une nécessité absolue pour la santé de l’âme » (Baudouin, 1931, p. 43). En ce sens, la préoccupation du professeur à faire agir les enfants dans un milieu écouménal peut être considérée comme une expression majeure de la bienveillance professorale, dans une logique de la reconnaissance.
De même que la civilisation a besoin d’être défendue en offrant aux individus des dédommagements pour les sacrifices qu’ils consentent, l’éducation a besoin d’être défendue. Ces dédommagements « peuvent être considérés comme constituant le patrimoine spirituel de la culture » (Freud, 1971, p. 15). C’est l’aune à partir de laquelle la force même d’une civilisation peut être comprise, par « son patrimoine d’idéals et de créations artistiques, ce qui revient à dire : les satisfactions qui émanent de ces idéals et de ces créations » (ibid., p. 19). Il est donc nécessaire de prendre en compte cette dimension trop négligée de l’éducation, celle qui ouvre sur des formes de satisfaction spirituelle dans le vivre en commun. Cette dimension, méconnue de la forme scolaire classique, est susceptible de donner une signification plus sûre à l’action professorale, car les puissantes satisfactions substitutives offertes par les idéals culturels constituent logiquement « une des forces qui contrebalance le plus efficacement l’hostilité contre la civilisation à l’intérieur même du groupe culturel » (id.).
Cela suppose que les élèves s’éprouvent suffisamment eux-mêmes, en tant qu’ils forment un certain collectif, comme sujets normatifs et instituants des institutions. Pour que cela ait lieu, il ne suffit pas de voir la classe comme un système d’institutions sociales, il faut que ces institutions soient en réseau avec des institutions mentales ou spirituelles, au sens où en parle Freud. Un agencement scolaire de socialisation pourrait être compris comme un instrument didactique de progrès spirituel, allant dans le sens d’une « laïcisation du travail spirituel sur soi » (Descombes, 1996, p. 303). Grâce à une institution spirituelle, chaque élève pourrait être instruit à se poser en tant que personne, pour se subjectiver dans ses pratiques du rapport aux autres. Lieu particulier consacré au soin de l’enfance, de l’otium dit B. Stiegler – lieu du loisir consacré entièrement à l’étude –, nous sommes en droit d’attendre de l’école, qui correspond à un stade avancé de l’organisation sociale, qu’elle assume un ambitieux processus d’adoption et d’incorporation de la culture.
Dans son grand traité de pédagogie en 1916, J. Dewey considérait déjà qu’une éducation démocratique devrait conduire chacun de ses membres à s’intéresser personnellement aux relations sociales qui constituent l’écologie même de notre vie, et à la conduite de la société (Dewey, 1975, p. 146). C’est toute l’importance précieuse de la voie de l’action sociale, celle « qui élargit l’horizon des autres en leur donnant du pouvoir sur leur propre puissance, de façon à ce qu’ils trouvent leur propre joie à leur manière »4 (Dewey, 1922, p. 294). L’un des problèmes les plus graves de l’éducation est donc celui de la « méthode » à adopter, le risque d’échec étant, comme le dit Dewey, que l’acquisition de l’information et de la culture n’influe pas suffisamment sur la formation d’une disposition sociale. Question éminemment politique : « bien que toute organisation sociale ait un effet éducatif, cet effet éducatif devient d’emblée un élément important du but de l’association établie entre les aînés et les plus jeunes » (Dewey, 1975, p. 24).
Si la démocratie, en tant que mode de vie associé, doit se caractériser par son dévouement à l’éducation, ce n’est pas pour l’inscrire dans un idéal national, c’est pour y développer un idéal de vie sociale, marqué par la créativité de l’action en vue d’une forme de vie supérieure. C’est en ce sens et pour cet ensemble de raisons que nous poursuivons nos travaux, en coopération avec les professeurs sur le terrain, en vue de convaincre de la nécessité de reconstruire la forme scolaire d’éducation à partir des exemples concrets que nous pouvons donner d’actions engagées pour cette reconstruction.