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Couverture de Reconstruire l'école. Péripéties de la forme scolaire d'éducation (Go, Prot, 2023) Show/hide cover

Retour sur une forme scolaire de socialisation de l’enfance

Revenons à présent vers l’idée que nous avons rappelée en début d’ouvrage, selon laquelle la forme de socialisation de l’enfance devenue dominante dans notre société est la forme scolaire. Mais nous souhaitons montrer en quoi cette transmission s’est effectuée, historiquement, par un acte paradoxal : celui d’une négation de l’enfance1. Arrêtons-nous un instant sur cette notion de forme qui, d’usage courant et banal, a pourtant une histoire importante en philosophie, car l’expression de forme scolaire peut sembler relativement obscure. Il s’agit sous ce terme de subsumer des éléments invariants qui persistent malgré les divers changements sociohistoriques. Ce que l’on appelle forme échappe à toute « intention consciente » (Vincent, 1994, p. 12). Il s’agit par-là de désigner des modalités spécifiques de socialisation devenues dominantes dans notre formation sociale. Guy Vincent s’explique ainsi sur son choix conceptuel : « je me suis tourné vers la théorie de la forme, c’est-à-dire vers la Gestalt theorie. La forme au sens de Gestalt est une configuration spatio-temporelle. Et les exemples-types dont partait Paul Guillaume dans La psychologie de la forme » (Vincent, 2012).

Une forme, dit Guy Vincent en résumé, c’est un espace, un temps et une relation. Mais que peut-on entendre plus largement par la notion de forme ?

Boîte sur la notion de forme

Notons d’abord que pour Platon, dans Le Sophiste, la forme est ce qui permet, par l’assemblage correct des mots entre eux, de produire un discours rationnel : c’est à condition qu’ils s’accordent entre eux que les signes forment le discours (262e). La forme est donc associée à l’idée de rationalité dans le langage. Mais plus généralement, la philosophie de Platon est connue comme une théorie des Idées, ou des Formes (εἰδή), qui constituent ce qu’il appelait les réalités intelligibles permettant la connaissance, et s’opposant aux apparences (εἴδωλή) qui relèvent de l’illusion ou de l’opinion. À partir d’un tel point de vue, c’est la rationalisation philosophico-politique de la socialisation de l’enfance qui peut nous intéresser dans la notion de « forme » scolaire.

À la suite de Platon, Aristote présenta la pensée comme ce qui agence des éléments, les combine et les assemble de façon exacte, convenable, nécessaire, pertinente, etc. La pensée rationnelle produit des liaisons, aussi bien qu’elle est le produit de ces liaisons. Mais cherchant à déterminer par la pensée ce qu’était l’Être au sens vrai, Aristote voulut établir les raisons et le principe ordonnateur de ce qui est (ainsi que les causes) : dans La Physique (2.3), dans La Métaphysique (Δ2), et dans plusieurs moments de La Logique, il nomma « cause formelle » ce qui selon lui déterminait l’essence (ούσια) ‒ ou la forme, d’une chose (aucune forme n’ayant d’existence séparée, selon lui, puisque toute matière aspire à une forme, elle est comme une puissance qui cherche à s’accomplir). Cette logique d’organisation peut être utilement entendue dans la notion de « forme » scolaire.

La valorisation de l’activité théorique, contemplative ou spéculative de cette philosophie première fut radicalisée dans le formalisme de la scolastique médiévale assujettie à des théologiens qui rivalisaient de subtilités, au cours de leurs disputes, pour définir le régime des « formes substantielles » et de leurs qualités occultes, réputées inaccessibles aux sens et à l’intuition, et n’ayant finalement d’existence que dans la rhétorique la plus absconse. Jugeant ces disputes stériles, Descartes tenta d’y mettre un terme en abandonnant dans sa physique mécaniste toute référence à cette abstraite notion de forme : il pensait ouvrir ainsi la voie à une science moderne de la réalité matérielle.

Paradoxalement, et contrairement aux clichés qui associent et même réduisent la science à l’idée d’expérience ou d’expérimentation sur les objets concrets du monde, la « science moderne » s’applique de plus en plus à connaître les choses du monde indépendamment de toute expérience. Elle s’efforce, selon la formule de Kant, de les connaître a priori : ce qui doit être dans le pouvoir de la raison, c’est de penser des formes pures. Du coup, la notion de forme passe du domaine des réalités dont elle énonce la qualité et la « quiddité » (que ce soit dans la conception de Platon, celle d’Aristote, ou celle des scolastiques), au domaine de la pensée elle-même : c’est l’esprit, par sa propre activité, qui construit les formes comme l’affirma Kant dans l’Analytique Transcendantale de la Critique de la raison Pure (Partie II, Livre I, chapitre 2 ‒ édition de 1787).

C’est cette philosophie critique qui ouvrit la voie à certaines conceptualisations de la forme (aux 19e et 20e siècles) comme ensemble structuré de perceptions ou d’idées dans la conscience que nous en avons, et qui leur donne sens. Dans la Science de la Logique, Hegel traite l’opposition classique entre forme et contenu. Il affirme d’abord que « le contenu n’est pas sans forme » (§133 ‒ édition de 1830), le contenu n’étant d’abord que « le renversement de la forme en contenu », et la forme « le renversement du contenu en la forme » (id.). Dans cette approche dialectique, la forme est confrontée à ce qu’il appelle « la progression » du contenu, son extériorisation dans son apparition, dont la forme, dit-il, est « un paraître dans l’opposé » (§239, §240 ‒ édition de 1830). Mais Hegel pense un état de la forme pure qui est dit-il « à elle-même son contenu » (ibid. §237). La question de la forme est au cœur de son Esthétique, où notamment Hegel pense l’art classique comme équilibre de la forme et du contenu, « forme pure » en ce que le contenu se présente entièrement dans son extériorité ‒, mais l’art romantique est ce qu’il appelle la forme « la plus concrète », la plus vivante, parce que présentant la plus grande richesse et variété de formes (Hegel, 1830).

Il faut certainement ajouter que par une opération mentale, la forme constitue une unité qui ne peut être réduite aux parties dont elle est composée, en même temps qu’une modélisation des conditions ou des contextes de son emploi. La production de formes fut ainsi vue par Cassirer en 1923, dans sa Philosophie des formes symboliques (I., Introduction), comme l’activité sémiotique originaire de l’esprit humain. Dans ses travaux, Cassirer cherchait à concevoir ce qu’il appela une grammaire de la fonction symbolique consistant, pour l’esprit, à produire des unités formelles logiquement déterminées et créant un univers de sens à partir d’elles-mêmes. Cette perspective nous permet de penser la forme scolaire comme une production de sens spécifique. Comme le souligne Eirick Prairat (2013), l’école est ainsi, par excellence, le lieu de l’hospitalité éducative parce que chaque enfant y est convié à réaliser en lui l’idéal d’humanité.

Mais le travail de Merleau-Ponty interroge le rapport entre forme et conscience, c’est-à-dire d’abord entre forme et perception pour aboutir à une véritable ontologie de la forme, à comprendre comme événement d’un il y a (quelque chose), et qui porte sur la structure même de l’apparaître. En effet, dans Le visible et l’invisible (1964), la radicalisation d’une pensée de la forme chez Merleau-Ponty le conduit à déterminer le sens de l’être à partir du perçu, jusqu’à juger que la « forme » est la structure même de l’apparaître : l’Etwas. Et il n’y a d’expérience perceptive qu’en fonction de la puissance d’apparaître de la forme elle-même, la perception étant une sorte de « mise au point » dans un champ perceptif. Comment le lieu scolaire nous apparaît-il ? Cette question est essentielle et nécessite d’être traitée2.

Dans ses Recherches philosophiques (1953), Wittgenstein étudia la notion de forme en tant que manière commune d’agir des hommes, constituant ce qu’il appela leur « forme de vie » (spécifiquement humaine). Mais il existe en même temps pour Wittgenstein une multiplicité de formes de vie dans lesquelles les sociétés déploient leurs jeux de langage spécifiques ‒ chaque jeu de langage faisant partie, inséparablement, d’une forme de vie (§23). On peut faire un usage intéressant de ces concepts wittgensteiniens lorsque l’on cherche à comprendre la spécificité de l’espace scolaire comme lieu de vie dévolu à l’éducation, et son régime sémantique.

La République est parvenue grosso modo à se doter d’une forme scolaire spécifique, et cette formerépublicaine de socialisation de l’enfance est historiquement victorieuse. Nous vivons donc encore dans la tradition de cette forme dominée par la bourgeoisie, qui a produit un système d’enseignement élitiste dit « à deux vitesses » dont « l’intériorisation de l’inégalité » (Foucambert, 1986, p. 42) n’est pas la moindre des fonctions. On ne peut certainement pas dissocier les progrès de l’égalité à l’école de la possibilité de transformer la société de façon significative. Nous verrons en effet qu’un problème majeur est d’essayer de savoir, comme le signale lui-même Guy Vincent (2012), quand une forme change vraiment, et à quelles transformations est-ce que l’on assiste3.

L’idée d’enfance

Une première difficulté inhérente à l’activité éducative tient à la contrainte suivante : instruire les nouveaux venus de certaines normes signifie forcément d’abord les arracher à l’ignorance que constitue l’enfance. En effet, l’idée d’enfance désigne la période du début de notre vie biologique au cours de laquelle « on est sans langage ». Dans in-fans, le verbe radical vient du latin fari, « parler » (qui sert également à former le mot fable). Platon était fondé à examiner métaphysiquement la vie dans son manque d’être et donc à théoriser l’enseignement comme un arrachement à cette carence ontologique de l’enfant, conduit de l’extérieur par le maître. Le propos de Socrate4 au début du Livre VII de La République est sans équivoque : « Et si, repris-je, on l’arrache de sa caverne par force, qu’on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu’on ne le lâche pas avant de l’avoir traîné jusqu’à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? » (Platon, 1966, [515e]).

L’enseignement fut théorisé par Platon comme une rupture que le maître normatif a la responsabilité de produire au cœur même de l’enfance de l’enfant pour l’acheminer, le conduire, vers la « connaissance » – en tant que dépassement de l’ignorance primitive. Comme le souligne Ariès, l’idée d’enfance est historiquement liée à l’idée de dépendance5. Le sens traditionnel de l’enfance est dans la carence, l’insuffisance, l’ignorance et l’infériorité. L’enfant est dépendant de l’adulte qui doit le prendre en charge. Le jugement de faiblesse ontologique porté sur l’enfance est également lié à la perception de la finitude humaine éprouvée dans des conditions d’existence de grande précarité, car il y a toujours eu une trop grande mortalité infantile dans la période antérieure à la transition démographique6 : on ne pensait pas que l’enfant contenait une personne et c’est aussi pourquoi l’idée d’enfance, telle que nous l’entendons aujourd’hui, n’a pas toujours existé. Cette faiblesse a certainement inspiré d’une part l’invisibilité de l’enfance comme telle, d’autre part le hiatus entre le monde adulte et le monde des enfants non vus dans leur enfance, l’enfance n’étant qu’un état de non-être dont il était impossible de savoir si les enfants sortiraient, comme le signale Ariès pour qui l’art médiéval illustre bien cette idée : « jusqu’au XIIIe siècle environ, ne connaissait pas l’enfance ou ne tentait pas de la représenter ; on a peine à croire que cette absence était due à la gaucherie ou à l’impuissance. On pensera plutôt qu’il n’y avait pas de place pour l’enfance dans ce monde » (Ariès, 1973, p. 23).

Cette inexistence sociale de l’enfant provenait de « l’indifférence où on tenait alors les phénomènes proprement biologiques : on n’aurait pas eu l’idée de limiter l’enfance par la puberté » (ibid., p. 15). On ne définissait ainsi l’enfant, quasiment jusqu’au 18e siècle, que de façon négative comme celui qui n’est pas homme, en attente, susceptible d’exister plus tard, ou promis à n’exister jamais puisque l’on pouvait même rester « enfant » toute sa vie, ou bien par son statut social, ou bien par son ignorance. Comme l’a montré Ariès, avant l’Époque moderne il n’y avait pas véritablement d’âge biologique de l’enfance, et d’ailleurs la norme de l’enfant se trouvait dans la représentation que l’on en faisait comme une réduction de l’adulte. L’enfant n’avait pas d’identité propre. Dans une miniature du 11e siècle, par exemple, on peut voir comment était représenté le corps des enfants :

Dans un sujet de la scène de l’Évangile où Jésus demande qu’on laisse venir à lui les petits enfants, [...] le miniaturiste groupe autour de Jésus huit véritables hommes sans aucun des traits de l’enfance : ils sont simplement reproduits à une échelle plus petite. Seule, leur taille les distingue des adultes. [ibid., p. 23]

Les écoles jésuitiques et le programme Ratio studiorum de 1599 avaient constitué une certaine avancée vers l’idée d’une instruction de l’enfance, mais quel fut donc le moment de la véritable « découverte » de l’enfance ?

Découverte et assujettissement de l’enfance

La signification de l’enfance n’est pas la même avant et après Rousseau: « ce qui caractérise le mieux le génie de Rousseau, ce qui permet de comprendre sa force, sa puissance d’émotion, son éternité, c’est qu’il découvre une terre-nouvelle : l’enfance. » (Philonenko, 1967, p. 22-23).

Avec son ouvrage Émile ou de l’éducation, publié en 1762, Rousseau ne prétendait pas faire un traité de pédagogie. Il s’adressait aux esprits éclairés en leur communiquant les principes à partir desquels penser une éducation humaniste, car, disait-il, sa véritable étude était celle de la condition humaine. Le jeune être humain a besoin avant tout de soins parce que la vie est précieuse comme telle. L’enfant n’est plus simplement ce non-être dont on ne sait s’il aura un jour quelque valeur, et ce qui est nouveau, c’est la bienveillante présence du maître7. Au Livre III de l’Émile, Rousseau affirme que le disciple doit se plaire à l’instruction, qu’il doit en avoir le désir. Comme l’a souligné Ariès, c’est en particulier dans les milieux de la bourgeoisie éclairée en train de devenir la nouvelle classe dominante que s’est forgé, au cours du 18e siècle, un véritable sentiment de l’enfance avec de nouveaux usages produisant une nouvelle norme de l’enfance : l’enfant doit être soigné, car de ces soins dépend l’avenir qu’il peut espérer. Or, cette création de l’enfance est historiquement liée au processus d’instruction et de scolarisation de l’enfance :

Dès le début au moins du XVe siècle, on a réparti sous un même maître et dans un seul local la population scolaire en groupes de même capacité, et l’Italie est restée longtemps fidèle à cette formule de transition. Puis au cours du XVe siècle, on a affecté un professeur particulier à chacun de ces groupes, tout en les maintenant au sein d’un local commun, formation qui subsistait encore dans l’Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle. Enfin on a isolé les classes et leurs professeurs dans des salles spéciales, initiative d’origine flamande et parisienne, qui donna naissance à la structure moderne de la classe. Nous assistons alors à un processus de différenciation de la masse scolaire, telle qu’elle existait inorganisée à la fin du XVe siècle. Ce processus correspond à un besoin, encore nouveau, de proportionner l’enseignement du maître au niveau de l’élève. C’est là l’essentiel. Ce souci de se mettre à la portée des écoliers s’oppose à la fois aux méthodes médiévales de simultanéité ou de répétition, et à la pédagogie humaniste qui ne distinguait pas l’enfant de l’homme, et confondait l’instruction scolaire – une préparation à la vie –, et la culture – une acquisition de la vie. Cette distinction des classes témoigne donc d’une prise de conscience de la particularité de l’enfance ou de la jeunesse. [Ariès, 1973, p. 200]

Ariès était sur le point d’identifier que ce processus historique de scolarisation, tout en contribuant fortement à produire la nouvelle catégorie de l’enfance, s’incarnait dans une institution qui n’a finalement pas tenu sa promesse en contribuant à voler aux enfants leur enfance :

La différence essentielle entre l’école du Moyen Âge et le collège des temps modernes réside dans l’introduction de la discipline. Celle-ci ne cessera de s’étendre des collèges aux pensions privées où logent les écoliers, à l’ensemble de la ville parfois, mais bien en vain dans la pratique. Les maîtres tendent à serrer l’écolier sous un contrôle toujours plus strict où les familles voient de plus en plus, à partir de la fin du XVIIe siècle, les meilleures conditions d’une éducation sérieuse. On en arrive à grossir les effectifs autrefois exceptionnels des internes, et l’institution idéale du XIXe siècle sera un internat, lycée, petit séminaire, collège religieux, école normale. Malgré la persistance des traits archaïques, la discipline donnera au collège d’Ancien Régime un caractère moderne qui annonce nos établissements secondaires contemporains [ibid., p. 373].

L’école se doit d’être l’institution protectrice des enfants qui, devenus élèves, écoliers, se consacrent exclusivement à l’étude. En ce sens, Ariès avait parfaitement raison de penser que c’est l’école qui a rendu l’enfance socialement visible. Mais au moment même de son apparition fruit des premiers développements de la forme scolaire, l’enfance fut menacée de destruction :

les anciens genres de vie ont survécu presque jusqu’à nos jours dans les classes populaires, moins longtemps soumises à l’action de l’école. On est même en droit de se demander s’il n’y a pas eu, à cet égard, une régression pendant la première moitié du XIXe siècle, sous l’influence des appels de main-d’œuvre enfantine dans l’industrie textile. Le travail des enfants a maintenu ce caractère de la société médiévale : la précocité du passage chez les adultes. C’est toute la couleur de la vie qui a été changée par les différences du traitement scolaire de l’enfant, bourgeois ou populaire. Il existe donc un remarquable synchronisme entre la classe d’âge moderne et la classe sociale : l’une et l’autre sont nées en même temps à la fin du XVIIIe siècle, dans le même milieu : la bourgeoisie. [ibid., p. 376]

Comme l’a montré Marx, le capitalisme industriel qui sévissait au 19e siècle augmenta considérablement le degré d’exploitation en jetant les enfants – et les femmes – sur le marché du travail :

Quand le capital s’empara de la machine, son cri fut : du travail de femmes, du travail d’enfants ! Ce moyen puissant de diminuer les labeurs de l’homme, se changea aussitôt en moyen d’augmenter le nombre des salariés ; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d’âge et de sexe, sous le bâton du capital. [...] Il se peut que les quatre forces, par exemple, qu’une famille ouvrière vend maintenant, lui rapportent plus que jadis la seule force de son chef ; mais aussi quatre journées de travail en ont remplacé une seule, et leur prix a baissé en proportion de l’excès du surtravail de quatre sur le surtravail d’un seul. [Marx, 1976, p. 378]

La réalité des conditions matérielles d’existence des enfants en milieux populaires au 19e siècle doit être prise en compte pour contextualiser correctement les questions éducatives. Il faut également relativiser l’effet des lois qui ont été prises en faveur du développement de l’instruction et de la scolarisation, comme la « Loi Guizot » du 28 juin 1833, par exemple – si souvent décrite comme un progrès dans l’histoire de l’éducation et comme opérant une continuité artificielle entre la Monarchie de juillet et la république de Jules Ferry, ce qui ne fut aucunement le cas8 –, ou après elle la loi du 15 mars 1850 dite « Loi Falloux » du nom de son auteur réactionnaire et cléricaliste9 dont la mission principale fut d’enterrer le projet laïque et républicain qu’avait porté le ministre Hippolyte Carnot en 1848. Les ravages du travail sur les enfants furent tels en termes de santé que l’État ne put éviter de prendre quelques mesures symboliques, comme par exemple en 1841 en France l’interdiction du travail industriel pour les enfants de moins de huit ans – sans se donner aucunement les moyens de la faire appliquer –, puis en 1874 pour ceux de moins de douze ans.

C’est seulement en 1882 que, pour la première fois, une obligation d’instruction ou de scolarisation fut décrétée, de six à treize ans, ce qui devait progressivement préserver les enfants du travail productif et donc leur donner enfin un statut d’enfants.

L’enfant aliéné dans l’élève

Au début du Livre II de l’Émile, Rousseau avait posé une question cruciale qu’il ne faut pas perdre de vue :

Que faut-il donc penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfant de chaînes de toute espèce, et commence par le rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu’il ne jouira jamais ? [Rousseau, 1969, p. 137]

Jusque-là, on comptait aux enfants le présent pour rien, dit Rousseau, il s’agit de les rendre à leur temps qui est celui de « l’enfant dans l’enfant » (Rousseau, 1969, p. 139). Lorsque l’on songe au devenir-élève des enfants dans l’histoire, il ne faut pas oublier l’épouvantable condition des enfants scolarisés dans les asiles du 19e siècle. Le verdict de celle qui fut chargée d’organiser l’école maternelle en France était à cet égard sans appel, concernant le dressage en quoi consista l’éducation dans ces lieux : « on a étouffé sous la routine et l’ennui les germes intellectuels et moraux [...] et l’on n’a pas donné aux enfants la part de bonheur à laquelle ils ont droit » (Kergomard, 1886)10, sans parler de l’insalubrité et de la malpropreté des conditions d’accueil des enfants. Érasme [Desiderius Erasmus], François Rabelais, ou Montaigne [Michel Eyquem], avant Comenius [Jan Amos Komenský] avaient dénoncé déjà les scolastiques prisons qui, lorsque seulement elles existaient, n’étaient pas bonnes. Dans l’utopie de sa Didactica Magna (1632), Comenius avait pensé le passage d’une forme scolaire « scolastique » à une forme scolaire « classique », dans laquelle on reconnaisse pleinement les droits de l’enfance comme telle à être éduquée, puisque la nature humaine dispose de cette aptitude. Les écoles publiques rêvées par Comenius devaient devenir des ateliers de l’humanité, officina humanitatis. Ce projet de Comenius, nous en retrouvons encore la trace, un siècle plus tard, dans les Réflexions sur l’éducation de Kant. Dans sa préface à ce livre, Philonenko fait l’état des lieux de l’enseignement en Allemagne au 18e siècle, en un tableau proprement désespérant : qualité exécrable des maîtres, faible scolarisation des élèves, insuffisance des écoles, idéologie ecclésiastique de l’enseignement dont la mission essentielle était de fabriquer des consciences chrétiennes. Par-dessus tout, comme le confirme Philonenko : « l’enfant n’existe pas et l’idée d’un enseignement qui lui convienne, à lui, en tant qu’enfant, est presque impossible. C’est contre cette vision que va s’élever la puissante pensée de Rousseau. » (Philononko, 1967, p. 22).

Pour Kant, c’est donc à l’éducation publique de prendre en charge l’instruction et la culture morale des enfants, dans les écoles normales éclairées par les recherches des pédagogues dans des écoles expérimentales. À la même époque en France, Nicolas de Condorcet jetait effectivement les bases d’un système d’enseignement public républicain.

L’élève et son instituteur

La Troisième République a réalisé une œuvre de civilisation en développant une forme scolaire de socialisation et d’éducation, systématiquement organisée sur le territoire national en de grandes institutions publiques laïques. L’enjeu de l’école publique était de faire accéder les enfants aux formes symboliques de la société qui allait les socialiser et les arracher à l’ignorance. Personne n’avait jamais envisagé la scolarisation de tous les enfants dans un système laïque avant les révolutionnaires français. Ferdinand Buisson le soulignait dans son Nouveau dictionnaire de pédagogie, au chapitre « Instruction publique » :

L’instruction populaire profita indirectement du zèle avec lequel les réformateurs enseignèrent à lire aux multitudes ; mais il serait contraire à la vérité historique de prêter aux initiateurs du grand mouvement religieux du seizième siècle une conception démocratique de l’instruction et des vues d’émancipation intellectuelle qui leur sont restées étrangères. […] C’est en France, c’est dans les assemblées de la Révolution que nous voyons pour la première fois formulée cette conception que ne connurent ni l’antiquité, ni le moyen âge, ni les réformateurs du seizième siècle, ni les législateurs des républiques américaines : l’instruction doit être mise par la société à la portée de tous, et par conséquent elle doit former un service public. [Buisson, 1911]

Si Condorcet n’était pas forcément favorable à l’obligation scolaire, c’est lui qui introduisit, pour la première fois, le nom d’instituteur dans son rapport et projet de décret présenté à l’Assemblée législative des 20 et 21 avril 1792 : « Les maîtres de ces écoles (primaires) s’appelleront instituteurs ». Après qu’eurent été supprimées les congrégations séculières, il s’agissait pour Condorcet de travailler à former des institutions nouvelles, et « la seule autorité légitime que l’école est en droit d’admettre est une autorité scientifique, et en se soumettant aux instances savantes, l’école ne se soumet finalement qu’à elle-même en tant qu’elle est le lieu des savoirs et de la science » (Prairat, 2022, p. 78).

Le nom d’instituteur fut formé à partir du verbe latin instituere qui signifie « instituer » et se compose lui-même du préfixe suivi du radical statuere, verbe signifiant « établir, mettre en place, organiser quelque chose qui existe, ériger, faire tenir debout, décider ». On a formé le substantif par adjonction du suffixe [-tio, -tionis], institutio signifiant d’abord « arrangement, plan de conduite, méthode », mais qui prend ensuite le sens de système. Le mot institutor désignait l’administrateur ou le précepteur. D’après l’étymologie, on peut comprendre « instituteur » comme celui qui organise un système et le conduit, pour élever et faire tenir debout dans la culture. Le ministre Carnot tenta, à nouveau, d’imposer ce nom en 1848. La mission moderne de l’instituteur fut finalement définie sous la Troisième République11 comme le rappelle Buisson au chapitre « Instituteur, institutrice » de son Dictionnaire :

C’est Jules Ferry qui, ministre de l’instruction publique, a dit le premier publiquement et officiellement ce que devait être, ce qu’est désormais, en principe, l’instituteur français : un « éducateur », l’éducateur laïque par excellence, celui qui, dans chaque commune, représente non pas tel parti dominant, non pas telle opinion ou telle croyance, mais la société elle-même en tant qu’elle s’occupe de préparer ses enfants pour l’avenir, en tant qu’elle les veut intelligents, instruits, libres, égaux et mûrs pour la vie civique.

Mission moderne dans la mesure où, après un siècle d’hésitations, il fut décidé que l’instituteur aurait à la fois la tâche d’instruire et d’éduquer, selon le vocabulaire de l’époque, et c’est ce que nous souhaitons entendre dans l’expression d’éducation scolaire. Si la notion d’instruction est immanente à l’optique républicaine, elle n’est certainement pas suffisante à faire un humain éclairé au sens humaniste des Lumières, c’est-à-dire à la fois moral et politique du terme, mais l’instruction est cependant nécessaire à un tel projet éducatif puisqu’elle est la première norme de l’école. Nul ne peut prétendre que la liberté de ne pas s’instruire pourrait être un droit de l’élève, car c’est de pouvoir apprendre qui est un droit pour l’élève. Cela dit, et contrairement à ce que pourrait laisser entendre l’allégorie de la Caverne, nul ne peut forcer un élève à apprendre. C’est l’un des paradoxes de l’école.

École - Famille - Société : distinction des instances

Si l’école est un lieu particulier dans lequel est censé se jouer quelque chose de sacré, c’est aussi parce que « jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’espace religieux a été l’espace de référence pour l’école » (Prairat, 2013, p. 23). Nous avons vu qu’entre le 15e et le 19e siècle une population scolaire a été progressivement répartie sous la conduite d’un même maître et dans un seul local : cette organisation institutionnelle témoignait certes « d’une prise de conscience de la particularité de l’enfance »12 (Ariès, 1973, p. 200). C’est bien la Troisième République qui fit aboutir la construction historique de la forme scolaire de socialisation de l’enfance pour devenir le lieu où l’on socialise et où l’on forme ce que Stiegler (2008a) appelle l’individuation psychique13. On le voit, par analogie à L’Église, l’École de la République s’est construite autour de « valeurs définies comme sacrées, universelles, incontestable et "hors du monde" » (Dubet, 2017). Cette école apparaît alors

à la fin du XVIIe siècle, en même temps que la famille moderne, comme l’expression d’une préoccupation jusqu’alors inexistante : la formation d’un être à qui l’on veut donner en témoignage de l’intérêt et de l’affection qu’on lui porte, des outils pour affronter la vie dans les meilleures conditions possibles. [Meirieu, 2009, p. 47]

L’espace scolaire républicain doit donc pouvoir compter sur ce qui garantit l’accomplissement de sa mission. Il est entendu qu’un régime politique républicain doit s’appuyer fondamentalement sur l’éducation, ou plus exactement, comme l’affirmait Condorcet, sur l’instruction publique contribuant à l’institution du citoyen par le partage des savoirs. C’est en s’inscrivant dans cette conception que Prairat définit le lieu scolaire comme « un lieu original, un lieu spécifique, irréductible à un autre espace » (Prairat, 2013, p. 30). Si cet emplacement pour l’enfance est essentiellement le lieu qui en assure l’instruction, c’est que la famille n’est pas la mieux placée pour développer toutes les dispositions de l’enfant : « ordinairement les parents ne se soucient que d’une chose, que leurs enfants réussissent bien dans le monde » (Kant, 1967, p. 108), car les parents « élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel » (ibid., p. 107).

L’école n’est ni l’espace domestique ni l’espace public, c’est un lieu séparé, détaché des activités sociales. Les familles confient leurs enfants à une institution de l’État, il s’opère ainsi un transfert de responsabilité, car l’instruction exige un tiers-lieu. Comme l’avait expliqué Hegel dans un Discours de 1811, l’école est ainsi à l’interface entre la maison et l’espace public : « l’école est la sphère médiane qui fait passer l’homme du cercle de la famille dans le monde » (Hegel, 1990, p.108). Cette institution s’intercale entre le monde et le domaine privé pour permettre la transition entre la famille et le monde, car « dans la mesure où l’enfant ne connaît pas encore le monde, on doit l’y introduire petit à petit » (Arendt, 1972, p. 242). On voit que cet espace nommé prépolitique par Arendt, résulte d’une clarification de sa fonction symbolique (Prairat, 2009, p. 55-73). L’école a à être cet autre lieu : un lieu entièrement dévolu pour les « nouveaux venus » à ce qu’Arendt appelle, dans son article de 1958 The Crisis in Education (publié dans Partisan Review) une « présentation du monde »14.

Or, on observe de nos jours une forte contestation de l’institution scolaire menée par des familles décidant le retrait de l’école publique au profit d’écoles associatives, voire l’instruction à domicile. Il s’agit d’un mouvement faisant écho à ce qui est ressenti dans notre société comme un malaise de l’école publique : une tendance significative au parentalisme – désignant le temps réservé aux enfants dans la famille – et au maternage se déploie, déjà installée dans le monde anglo-saxon sous la forme du homeschooling. Les causes d’un tel phénomène sont certainement variées, mais l’on pointe en premier lieu la mise en doute de la capacité de l’école publique à assurer désormais ses missions, que ce soit celle de la nécessaire sérénité du climat scolaire ou celle de l’efficacité de l’enseignement – les incivilités, parfois les violences à l’école, et l’importance du risque d’échec dans les apprentissages. Tout cela se joue donc actuellement sur fond de désacralisation de l’ordre scolaire. Cette désacralisation est opérée par le ministère de l’Éducation nationale lui-même, en lien avec celui de l’Enseignement supérieur, pour transformer progressivement l’école publique en une vaste garderie sociale beaucoup moins onéreuse pour l’État et son idéologie du New Public Management.

Lieu d’accueil et d’étude

Pourtant, l’espace particulier qu’est l’école exprime le fruit d’une longue histoire au cours de laquelle s’est instituée une place sociale pour les enfants, où ont été socialement pensés des moyens de leur éducation. En effet, que les formes de socialisation de l’enfance soient prises dans une histoire, c’est bien ce que signifiait Durkheim :

L’éducation, en usage dans une société déterminée et considérée à un moment déterminé de son évolution, est un ensemble de pratiques, de manières de faire, de coutumes qui constituent des faits parfaitement définis et qui ont la même réalité que les autres faits sociaux. Ce ne sont pas, comme on l’a cru pendant longtemps, des combinaisons plus ou moins arbitraires et artificielles, qui ne doivent l’existence qu’à l’influence capricieuse de volontés toujours contingentes. Elles constituent, au contraire, de véritables institutions sociales. [Durkheim, 1922, p. 72]

La « forme scolaire d’éducation » se caractérise donc par un ensemble cohérent de traits,

au premier rang desquels il faut citer la constitution d’un univers séparé pour l’enfance, l’importance des règles dans l’apprentissage, l’organisation rationnelle du temps, la multiplication et la répétition d’exercices n’ayant d’autres fonctions que d’apprendre et d’apprendre selon les règles ou, autrement dit, ayant pour fin leur propre fin, est celle d’un nouveau mode de socialisation, le mode scolaire de socialisation. Celui-ci n’a cessé de s’étendre et de se généraliser pour devenir le mode de socialisation dominant de nos formations sociales. La prédominance de la forme scolaire, du mode scolaire de socialisation est visible d’abord dans l’essor de la scolarisation elle-même. Cet essor, manifeste dès le XIXe siècle, n’a cessé de s’amplifier au long de notre siècle et s’est particulièrement accéléré après la seconde guerre mondiale et dans les années soixante. [Vincent, 1994, p. 39]

Mais notre problème consiste à nous demander comment il se fait qu’aucune des mesures prises par les ministres successifs n’ait permis d’améliorer (Bryk, 2017) suffisamment le système scolaire15 ?

Il s’agit d’un système complexe qui produit des problèmes complexes, et cette complexité « ne peut pas être réduite par la standardisation de toutes les activités, qui ferait tendre vers des environnements du type teacher-proof » [dispositif dans lequels les professeurs suivent un protocole d’enseignement très structuré avec une marge de manœuvre très faible] (ibid., p. 24). Il faut en particulier souligner que la question de la démocratisation de l’espace scolaire n’est pas réductible à celle de son efficacité, même si elle en est une évidente condition16 : la question du soin apporté à l’enfance en fait partie.

Les modèles conventuel, militaire et politique ont préparé la forme scolaire républicaine. Mais comme le regrette Prairat, l’élaboration de cette forme scolaire a insuffisamment tenu compte des « conceptions normatives et philosophiques »17 – prisme n’énonçant pas de contenu impératif sur les pratiques, mais ayant l’intérêt d’indiquer des directions et « d’assigner des tâches ». Les conceptions normatives dont parle Prairat qualifient l’espace scolaire comme un lieu « particulier », « spécifique à la transmission et la formation », « intermédiaire et transitionnel », « d’exercice et de simulation », enfin et surtout comme un espace « hospitalier » (Prairat, 2013, p. 30-37). Comment faire tenir ensemble aujourd’hui ce caractère radicalement particulier de l’école, son essentielle spécificité en matière de transmission de la culture (à la nouvelle génération), sa fonction de médiation entre la sphère familiale et le monde social18, ses ressources didactiques pour instituer les élèves dans la pratique d’apprentissage par exercices rationnels, et sa vocation éthico-politique d’accueil ?

Forme scolaire et normativité

Comme nous l’avons vu, en tant qu’elle s’inscrit dans une histoire, toute collectivité hérite d’un répertoire de significations normatives, qui s’expriment dans ses usages et dans l’histoire moderne, c’est d’abord la transmission de ces significations que la forme scolaire d’éducation a pris résolument en charge. Mais aucune société ne pourrait durer si ses membres ne partageaient pas profondément certains types d’émotions, certains types d’idées, bref un certain type de rapport au monde. Rappelons que l’enfant n’a aucune détermination naturelle à aller vers quelque destination que ce soit, et c’est pour cela qu’il appartient à la génération des adultes d’élaborer un « concept de sa destination » (Kant, 1967, p. 104). L’éducation est bien une action intentionnelle dont la signification ordinaire est d’orienter l’enfant nouveau venu, de le conduire vers. Si le maître mot de l’éducation est d’assurer la continuité d’une culture donnée, et si l’école en est le conservatoire (Arendt, 1972), ce que l’on considère comme la continuité d’une culture présuppose une conception de la normalité de cette culture, car l’éducation n’aurait pas à assurer de continuité culturelle s’il n’était présupposé que cette culture est le milieu « normal » dans lequel un peuple doit vivre et agir. On peut donc dire que l’enfant est éduqué avec succès s’il intériorise les normes qui lui sont transmises – ce qui est nécessairement le but premier de l’éducation.

Autrement dit, l’individu ne peut prendre place dans une collectivité qu’à proportion de dispositions à agir construites pour lui et avec lui, dispositions qui résultent de sa compréhension suffisante des raisons d’être des normes correspondantes. Pour tout individu, agir de soi-même c’est d’abord agir selon les normes d’une culture donnée, car on n’agit jamais à partir de rien, on n’agit jamais en inventant tout de ce que l’on fait. Ainsi, ce qui peut être dit « normal » dans les manières d’être et d’agir, c’est ce qui est conforme à la référence et au standard de toute action possible, car il n’existe pas d’intériorisation d’une culture sans effet normalisateur. On passe donc logiquement du caractère descriptif des normes (c’est-à-dire le constat de ce qui est dans les usages) à un jugement sur leur fonction prescriptive : est normal tout comportement qui est tel qu’il doit être. La normativité peut être vue comme un processus inscrit dans une historicité, celle des applications effectives fournies d’abord par l’usage, et c’est leur application qui en délimite le contenu implicite ordinaire, à l’exclusion éventuelle de tout autre contenu possible.

En effet, toute norme institutionnelle fait fond sur les orientations morales et politiques d’un groupe social déterminé, car si vivre en société c’est vivre sous des normes, ces normes sont déployées, dans chaque culture, en un « trésor d’idées, né du besoin de rendre supportable la détresse humaine » (Freud, 1971, p. 26). Nous pouvons voir les normes comme œuvrant à l’habitabilité du monde en ce qu’elles nous libèrent de « l’anxiété d’avoir toujours à choisir » (Prairat, 2009, p. 29). Les normes instituées ont pour fonction métaphysique a priori de garantir la possibilité même de la vie sociale, le problème étant comme nous l’avons vu que par nature « chaque individu est virtuellement un ennemi de la civilisation qui cependant est elle-même dans l’intérêt de l’humanité en général » (Freud, 1971, p. 9).

C’est pourquoi, dans toutes les formes d’éducation, on habitue les enfants à réagir selon un système organisant leur vécu social, et c’est ce que Durkheim concevait comme la socialisation à l’œuvre en toute société19. Depuis la fin du 19e siècle, une institution de normalisation comme l’école consiste à produire le conformisme requis pour vivre « normalement » dans la société républicaine, où l’individu intentionnel ne peut avoir élaboré le contenu de ses intentions qu’en fonction des attentes d’un milieu social, commun et impersonnel. Historiquement premier et doté d’un pouvoir instituant, c’est le collectif qui apprend d’abord à l’individu à devenir capable d’agir selon des règles communes héritées. C’est ce qui fait des enjeux de la transmission institutionnelle des normes sociales, morales, et cognitives une question d’autant plus cruciale qu’elle apparaît traversée de multiples tensions. On peut en effet comprendre que vouloir « entreprendre de penser contre la pression de nos institutions, c’est se mettre dans la position la plus difficile et s’exposer aux résistances les plus fortes » (Douglas, 1999, p. 129). Cela nécessite que nous fassions un effort de clarification des procédés institutionnels d’assujettissement comme modes de subjectivation spécifiques à notre groupe social. En ce sens, on peut penser avec Foucault que dans une société de normalisation, les stratégies de normalisation sont « de nouveaux procédés de pouvoir, qui ne fonctionnent pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle » (Foucault, 1976, p. 118). Reste la possibilité de distinguer entre hétéronomie et autonomie, si l’on différencie agir selon les normes ou agir en tenant compte des normes.

Une forme scolaire instituée et instituante

Agir de soi-même suppose toujours le contexte d’une collectivité et un certain rapport à des usages communs. Comme l’avait théorisé le philosophe Hegel, tout individu est assigné dans les limites d’un ordre qui le forme, totalité temporelle dans laquelle son existence empirique semble enfermée. Les individus lui appartiennent, dit Hegel : « chaque individu est le fils de son peuple et en tant que son État est en train de se développer, le fils de son époque ; nul n’est en retard sur son temps, encore moins le dépasse-t-il ; cette mentalité est la sienne, il en est le représentant ; c’est là ce dont il sort et où il se trouve. » (Hegel, 1963, p. 49).

Une collectivité se caractérise donc par des habitudes de pensée propres à un système enraciné dans son époque et fermé sur lui-même (c’est ce qui explique d’ailleurs les fortes variations qui ont pu exister entre sociétés). Mais avec le 20e siècle, une porosité croissante s’est manifestée entre ces systèmes politiques et culturels, jusqu’à prendre la forme de ce que certains appellent la mondialisation. Cela ne change rien au problème : les individus se trouvent enfermés dans cette mondialisation.

Comme nous le disions au seuil de cet ouvrage, le lien construit entre des éléments de pensée qui s’influencent réciproquement fut appelé par le biologiste et sociologue polonais Ludwik Fleck un style de pensée, déterminant pour chaque individu ce qu’il n’est pas possible de penser autrement : « quand une conception imprègne suffisamment un collectif de pensée, quand elle pénètre dans la vie quotidienne, jusque dans la manière de parler, quand elle devient une évidence au sens premier du mot, alors une remise en cause apparaît comme impensable, inimaginable. » (Fleck, 2005, p. 56-57).

Définir la notion d’institution en tant que simple convention entre des individus ne suffirait donc pas à résoudre un certain nombre de problèmes concernant ce qui rend une institution légitime aux yeux d’individus (Douglas, 1999, chap. 4). Il s’agit plutôt de comprendre que des individus « construisent une machine qui pense et prend des décisions en leur nom » (ibid., p. 81), pour transférer « à des institutions la tâche de penser » (ibid., p. 99). Nous faisons penser les institutions pour nous, et nous utilisons pour cela « les classifications établies au sein de nos institutions » (ibid., p. 115). Ce milieu social est formé par « les institutions en tant qu’elles sont pourvoyeuses d’un sens que les sujets individuels peuvent, à leur tour, s’approprier » (Descombes, 1996, p. 15), c’est-à-dire en tant qu’elles sont elles-mêmes instituantes pour les individus. C’est parce qu’elle est normative qu’une règle commune fait agir un individu, mais c’est parce qu’elle lui dit dans quel sens les choses peuvent être faites qu’elle est pour lui instituante. La règle doit être vue comme « une norme que les gens suivent parce qu’ils veulent s’en servir pour se diriger dans la vie » (ibid., p. 257). Sous couvert de rendre le monde habitable, l’assujettissement aux normes pose cependant un certain nombre de problèmes.

Il nous faut interroger l’éducation sur sa mission. Nous demandions plus tôt s’il faudrait se satisfaire de voir l’action éducative comme une mission qui consisterait à adapter les enfants à la culture dominante quelle qu’elle soit, afin d’en assurer la continuité. La réponse est certes de facto positive pour les sociétés à normativité restreinte que Henri Bergson appelait « sociétés closes » (Bergson, 1932), basées sur la solidification des usages en traditions immuables et sur l’envahissement de l’individu par les habitudes sociales, ordre social aveugle à la conservation duquel contribue alors l’éducation. Mais pour les sociétés dont l’idéal est d’allure démocratique, la question de l’éducation normative à laquelle participe largement le système scolaire peut-elle être réduite à celle de leur conservation et de leur continuité ? En pratique ce serait « une question morale indépendante et tout à fait sérieuse, réclamant une attention explicite, que de savoir si les maîtres doivent ou non ne faire que cela ou s’ils doivent faire autre chose » (Scheffler, 2003, p. 87). Le sort de la forme scolaire de socialisation, des institutions éducatives et de leurs missions est donc bien rivé à celui de leur culture d’appartenance.

Jules Ferry contre Rousseau

Si nous admettons que la forme républicaine de socialisation de l’enfance est historiquement victorieuse et que nous vivons encore dans la tradition de cette forme, nous comprenons que la Troisième République se soit tenue à distance des idées de Rousseau, et décida de ne pas prendre ses principes pour guide de son école. Alors même que le projet républicain se voulait un projet d’émancipation des individus s’appuyant sur les travaux de Condorcet, il construisit sa pédagogie dans la lignée des écoles chrétiennes. J. Ferry offrit à l’éducation l’institution que n’avait su imaginer Rousseau, mais il priva cette institution de tout l’effort d’imagination pédagogique dont Rousseau fut l’admirable penseur. C’est la première résistance de la République aux idées de Rousseau qui refusait de donner aux enfants une éducation moralisatrice, alors que l’école républicaine prit pour socle une formation de sa jeunesse aux idéaux patriotiques et nationalistes.

La deuxième résistance de cette école à la philosophie de Rousseau consista dans ce qu’il exigeait de prendre en compte la part d’enfance des enfants, et sa durée : or, si la République donna un statut à l’enfance en rendant l’école obligatoire, en pratique elle nia l’enfance des enfants en faisant de son école une institution disciplinaire comme l’avait perçu Ariès et comme l’a très bien montré Foucault (1975) après lui. L’école républicaine, avec sa pédagogie classique, n’a opéré aucune rupture significative avec la tradition des écoles religieuses : elle a promu le même modèle disciplinaire dans ses pratiques et ses dispositifs de pouvoir. Cette scolarisation s’avère donc largement contradictoire dans la mesure où elle ne tient correctement ni son projet d’intéresser ni son projet d’instruire. L’une des caractéristiques principales de la pédagogie scolaire est d’avoir conçu l’ordre de la classe comme une maîtrise du temps : « l’aspect le plus saisissant des textes normatifs qui proposent un bon gouvernement de l’école est l’obsession d’un remplissage du temps » (Chartier, Julia, Compère, 1976, p. 114). L’enseignement s’y est développé selon la méthode simultanée où tous les élèves doivent apprendre en même temps une même chose. Ainsi, dans la forme scolaire classique,

le savoir est un savoir-temps, et le maître est d’abord un chronomaître, qui sait « avant » ce qui va se passer après. Il le sait d’abord parce qu’il connaît le texte du savoir, tel qu’il a été disposé sur l’axe du temps. Cette forme de prescience, de préfiguration, est intrinsèquement liée à la textualisation. Puisqu’il s’agit d’un temps de texte, le temps du savoir, dans le temps didactique classique, est un temps cartésien, séquentiel, du simple au complexe. [Sensevy, 2019, p. 95]

À chaque occupation fixée dans une temporalité institutionnelle correspond une posture, voire un codage instrumental du corps, une structuration contraignante des mouvements dans un espace hiérarchiquement organisé, refermé sur lui-même, et où s’exerce un pouvoir disciplinaire.

Le trouble du scolastisme scolaire

Il n’y a rien d’étonnant à ce que la forme scolaire d’éducation se caractérise par un certain « scolastisme », c’est-à-dire un mode d’activité spécifique et propre à l’école. Bourdieu le décrit comme nécessitant une adhésion de ceux qui fréquentent cet espace, car ils ont à acquérir un « sens du jeu » spécifique à cette institution (Bourdieu, 1997, p. 22-23). Ce que Bourdieu appelle la disposition scolastique consiste à « mettre en suspens les exigences de la situation » (ibid., p. 24) au sens où le relatif retrait hors du monde qu’institue l’école opère une mutilation de l’être psychologique et social de l’élève – qui est un enfant réel. Là où Bourdieu voit une mise à distance du réel comme caractérisant l’enjeu éducatif des exercices scolaires scolastiques, l’élève « troublé » par l’école éprouve au contraire une imposition symbolique le privant de réel. Encore faut-il s’entendre sur ce terme. Bourdieu rappelle que l’école est une institution qui institue un jeu sérieux, dépouillant la réalité dans laquelle l’élève se trouve plongé de sa teneur en réel. Or, le réel est l’expérience que l’on fait du caractère tragique et douloureux de l’existence, ce qui interdit précisément de la tenir « à distance et d’en atténuer la rigueur [...]. Ainsi la réalité est-elle cruelle – et indigeste – dès lors qu’on la dépouille de tout ce qui n’est pas elle pour ne la considérer qu’en elle-même. » (Rosset, 1988, p. 18).

Bourdieu n’a sans doute pas suffisamment mis en évidence le double fond de la scolastique : si la skholè institue un jeu sérieux dont le principe est de mettre le réel à distance dans une sorte d’abstraction pratique, il s’avère que cette mise à distance scolastique est un leurre sur ce qu’elle fait, car elle empêche précisément de prendre en compte pour ce qu’elle est la « cruauté du réel ». C’est en cela que les enfants peuvent éprouver un trouble scolaire, et qu’ils peuvent en venir eux-mêmes à troubler l’institution productrice de leur trouble. Bourdieu n’a pas pensé cet aspect de l’illusion scolastique en faisant relever de cette illusion ce qu’il considère comme une revendication aristocratique d’authenticité, alors que le trouble contre l’institution est au contraire surgi de la vitalité corporelle, pour exprimer le refus de cet univers scolastique obérant l’expérience du réel.

La pédagogue Élise Freinet a toujours insisté sur la dimension tragique de l’existence. Elle expliquait comment, à l’École Freinet, l’enfant est accueilli dans toute son épaisseur existentielle parce que c’est un être qui sent, qui souffre, qui rêve et imagine, qui est habité par des discours, des sensations et des impressions : « nos enfants de l’école maternelle vous diront qu’être pêcheur, c’est être habité de mer [...]. Le petit enfant qui chaque matin suit la côte, sait d’avance qu’il est voué à la mer » (Robic, 1960)20. Cette confrontation à un destin peut être éprouvée dès l’enfance dans la création artistique libre : « Dans le dessin libre, l’enfant nous donne l’interprétation subjective et originale du monde » (Lallemand, 1962). Le dessin d’enfant, ou la peinture, s’ils sont pris au sérieux par un éducateur anti-scolastique, sont déjà le lieu symbolique d’une expérience cruciale. Ainsi, « être instituteur ne représente pas seulement un métier à bien accomplir, mais aussi et surtout la recherche laborieuse incessante et parfois déprimante d’une vérité de vivre » (Bertrand-Pabon, 1959)21. Car si la vie est volonté de puissance et volonté d’agir, la vie est traversée de la fatalité des drames, et notamment des drames historiques.

Il est cependant d’usage dans notre système d’enseignement d’imputer aux élèves eux-mêmes leurs difficultés scolaires. Au cours du 20e siècle, ni la masse des enseignants, ni les fonctionnaires de la hiérarchie, ni les chercheurs qui omettent souvent de prendre en vue cette interrogation et peuvent contribuer parfois à en renforcer l’évitement, et jusqu’à la politique scolaire ministérielle n’ont jamais considéré que difficultés d’apprentissage ou comportements dissipés des élèves dussent interroger l’institution elle-même et son organisation.

Forme scolaire et phobie scolaire ?

Certains enfants ont une scolarité chaotique – qu’ils éprouvent de grandes difficultés électives (par exemple en lecture et en écriture, ou bien en mathématique), ou qu’ils se trouvent en « échec scolaire » général. L’enseignement ordinaire ne parvient pas à les faire progresser ni à les intégrer dans le groupe du niveau de classe où ils devraient être. Leur « capital d’adéquation » semble particulièrement faible, alors que le professeur s’attend

à ce que les élèves riches en capital, ceux qui possèdent un fort capital d’adéquation, produisent le comportement attendu et il s’appuie volontiers sur eux pour faire avancer son projet d’enseignement. Ces élèves bénéficient en général d’un fort « capital de confiance » auprès de leurs pairs. [Marlot, 2009, p. 132]

Dans toutes les classes existe une assez importante hétérogénéité d’élèves. Dans la forme scolaire classique, la contrainte, pour le professeur, de faire avancer collectivement sa classe risque souvent d’entraîner une différenciation didactique passive qui accroît les écarts entre les élèves en diminuant les profits symboliques de ceux qui ont le plus faible capital d’adéquation (ibid., p. 131). Si l’école en France est assez fortement différenciatrice, « elle réussit avec les élèves forts, mais en revanche elle peine à aider ceux qui rencontrent des difficultés » (Marlot & Toullec-Théry, 2014, p. 3). Pour illustrer ce phénomène, évoquons le cas d’un enfant français mais ayant vécu en Inde, Nathanaël, qui devait être scolarisé à son retour en France. Aucune des écoles qui l’avaient alors accueilli ne voulait continuer à le prendre en charge : il avait l’âge de fréquenter le cours moyen, mais savait à peine déchiffrer et se montrait presque incapable d’écrire – ce qui est aujourd’hui le cas des enfants « primo-arrivants allophones ». Enfant en souffrance vis-à-vis de l’école, son mal-être prit la forme de ce que l’on appelle parfois une « phobie scolaire ». C’est sur une demande directe et insistante de l’Inspecteur de circonscription auprès de la directrice de l’École Freinet que Nathanaël a finalement été admis dans la classe dite des « grands » (CE2-CM1-CM2)22. On peut dire qu’il s’agit d’une pratique d’hospitalité (Prairat, 2013) de la part de cette école, car Nathanaël peut être considéré comme une sorte d’étranger. L’école devient hospitalière (Go et Riondet, 2021) pour au moins trois raisons : elle accueille dans son espace celui qui a été rejeté d’autres écoles ; elle reçoit dans l’espace didactique celui qui ne sait ni lire ni écrire ; et il est d’autant plus un « étranger » qu’il a passé son enfance dans un autre pays, l’Inde (Prot, 2018). L’enfant écrivait de manière phonétique en éprouvant d’importantes difficultés de segmentation des mots ; la correspondance grapho-phonétique n’était pas maîtrisée. Par exemple, lorsqu’il écrivait « ilou » au lieu de « ils l’ont » ou dans ce début de phrase « il nou son ésliké kélété posile… » pour « ils nous ont expliqué qu’il était possible... » Dans des situations aussi extrêmes, la difficulté pour le professeur est que son hospitalité didactique doit être elle-même radicale23. Or, comme nous l’avons dit, les enseignants ne voulaient plus assumer cet élève dans leur classe, et lui-même ne voulait plus se rendre à l’école. Développait-il ce qu’il y aurait lieu d’appeler une phobie scolaire ?

Il est nécessaire en premier lieu de caractériser le lien unissant un élève troublé à l’institution qui l’accueille, etsi l’élève troublé est troublant pour l’institution qui l’accueille, c’est aussi parce que ce trouble de l’élève fait alliance avec ce qu’il peut y avoir de troublant dans l’institution telle qu’elle est (Riondet et Go, 2013 ; Go, 2015). En effet, l’institution elle-même est « trouble », et dans cette institution, des pathologies menacent les enfants, c’est pourquoi il faudrait étudier « expérimentalement les tares dont souffre l’École, les impasses où elle est acculée, les causes profondes des troubles que nous constatons, leurs symptômes et leurs possibilités de cure » (Freinet, 1964, p. 17). La première maladie que produit l’école est le « scolastisme ». Il s’agit d’une dégénérescence que Freinet, s’inspirant des travaux de Spitz, comparait à l’hospitalisme – maladie dont on pourrait dire plus généralement qu’elle se développe spécifiquement en milieu hospitalier (ibid., p. 39). Ce processus dépressif vient de l’arrachement des enfants à leur « milieu naturel » : « transplantez-les dans une cour cimentée où les racines ne pourront pas même pénétrer, dans une classe anonyme et stérile, où rien n’est prévu pour réchauffer l’âme d’enfants »24 (ibid., p. 41). Et c’est cette froideur anonyme d’un milieu dévitalisé et inhumain qui produit ce que Freinet appelait des « maladies scolaires »25 engendrées par le trouble de l’institution : « voilà le diagnostic qui met en cause non seulement l’école elle-même, mais plus encore le milieu dans lequel cette école va dépérissant » (ibid., p. 42).

Nous pouvons sans doute, à la lumière de ces réflexions, adopter l’idée freinetienne de maladies scolaires plutôt que celui, souvent employé, de « phobie scolaire » dans la mesure où le concept de phobie recouvre, en psychanalyse, une réalité psychique fondamentale et particulièrement complexe : l’objet phobique est un « signal d’angoisse » qui sert à masquer la véritable raison de l’angoisse du sujet – pour combler quelque chose qui ne peut se résoudre, comme l’explique Lacan. Mais la question reste alors d’estimer à quel point l’école comme telle peut ressembler – en tant qu’elle est une institution totale (Goffman, 1968) – pour un élève, à un objet phobique : nous considérons que l’école, en tant qu’aménagement particulier de l’espace – avec tout ce que cela implique –, peut être vue comme une sorte de catégorie des signaux d’angoisse, dans le vécu éprouvé par les élèves. C’est la conception que l’on a de la forme scolaire d’éducation qui est forcément à interroger.

Actualité et actualisation du concept de forme scolaire

Comme nous l’avons rappelé, le concept de forme scolaire désigne une forme de relation sociale apparue aux 16e et 17e siècles, forme qui s’est constituée dans un contexte socio-historique où la notion grecque de l’école a progressivement été repensée comme lieu spécifique dédié à la transmission formalisée de savoirs formalisés (Vincent, 1994). Si cet espace scolaire se caractérise par un rapport scriptural au monde, il est également régi par des règles impersonnelles visant à gouverner les corps par une forme inédite d’assujettissement : la discipline scolaire.

Mais plus largement, l’usage du concept de forme scolaire est indispensable pour saisir les enjeux sociaux contemporains et réfléchir sur les très importants changements qui apparaissent dans notre société depuis la fin du 20e siècle notamment, car « la forme scolaire s’est construite dans les luttes et les transformations » (ibid., p. 28), et permet de saisir « la récurrence à travers les modifications » (ibid., p. 6)26.

Mais la forme scolaire structure-t-elle encore, comme le prétendent certains, toutes les interactions sociales au sein de l’école, toutes les pratiques pédagogiques des enseignants de la maternelle jusqu’à l’enseignement professionnel ou supérieur ? L’analyse du déclin actuel de cette forme, de son érosion et même de sa destruction entamée ne permet plus selon nous de penser le concept de forme scolaire en termes de « variations » (Maulini, Montandon, 2005). Notre thèse est que l’accélération des transformations de l’institution scolaire, souvent présentées comme des « innovations », entraîne en réalité le risque imminent d’une destruction de la forme scolaire d’éducation : introduction de la compétition scolaire en maternelle, contre la philosophie même de l’école maternelle conçue par Pauline Kergomard puis développée dans les pratiques par l’Association générale des institutrices de l’École maternelle (Agiem) ; évolution paradoxale des pratiques d’évaluation, à la fois devenues omniprésentes et vidées de toute exigence épistémique (usage intempestif de la notation « positive », évaluation « par compétences », outil du « portfolio ») ; usage obsessionnel du numérique dans les pratiques pédagogiques ; recours systématique par les enseignants (y compris en maternelle) au chaos des fiches d’activité que l’on trouve sur le WEB ; injonctions du ministère de l’Éducation nationale, depuis 2018, à utiliser des « Guides fondamentaux pour l’enseignement » qu’il publie lui-même27 ; inflation de termes technicistes (« pédagogie active », « pédagogie de projet », « neuro-pédagogie », etc.) pour un affichage pédagogique qui dissimule en réalité un appauvrissement tragique des enjeux de savoir ; détection et pseudo-inclusion des enfants à « besoins éducatifs particuliers » ; introduction de l’idéologie et des pratiques entrepreneuriales dans l’école et l’université ; plaquage d’une idéologie du « bien-être » sur une cruelle réalité déniée, etc. Toutes ces évolutions internes à l’institution scolaire ne constituent donc pas des variations plus ou moins visibles de la forme scolaire, mais sont les symptômes d’une véritable rupture de cette forme.

Redisons-le : la forme scolaire de socialisation s’origine historiquement dans les premières tentatives d’école, jusqu’à devenir la forme dominante de socialisation des nouveaux-venus dans le monde. Avec la conviction acquise socialement que l’enfant est un être à éduquer, cette forme a gagné une influence, au cours du 20e siècle, dans les pratiques de diverses institutions autres que l’école, comme les diverses associations de transmission de la culture artistique dans les Maisons des jeunes, dans les clubs sportifs, dans les lieux de loisirs pour les jeunes, dans les pratiques éducatives des familles elles-mêmes, etc. Cependant, cet essaimage de la forme scolaire hors d’elle-même a été repris, saisi par un marché de l’enfance qui s’est, dans le même temps, développé à grande vitesse. Cet envahissement du marché dans les questions d’éducation et de pédagogie est tel qu’il confine à l’absurde lorsqu’une pédagogie critique comme la pédagogie Montessori28 fait l’objet d’une reprise en main à des fins commerciales, comme on peut le constater sur tous les rayonnages où l’on vend des livres et du matériel censés être édifiants pour les familles.

Enfin, la forme scolaire dont nous traitons n’a pas à voir avec « l’éducation permanente » développée dans les années 1950-1970, qui désigne une activité postscolaire étendue sur toute la durée de la vie. Cette notion d’éducation permanente – qui s’est progressivement doublée de celle de « développement personnel » – a été adoptée dans le monde industriel à partir des années 1970, avec l’idée d’améliorer les performances des travailleurs dans l’entreprise. On peut certes la voir comme un mode de socialisation des individus à l’œuvre tout au long de la vie, mais il faut différencier ce qui est du domaine éducatif (i.e. qui concerne l’enfance) et ce qui est plus largement du domaine didactique (qui concerne tout être humain), puisqu’il y a évidemment un apprentissage qui se poursuit à l’âge adulte. Ainsi, Bachelard écrivait-il :

l’école continue tout le long d’une vie. Une culture bloquée sur un temps scolaire est la négation même de la culture scientifique. Il n’y a de science que par une école permanente. C’est cette école que la science doit fonder. Alors les intérêts sociaux seront inversés : la société sera faite pour l’école et non l’école pour la société. [Bachelard, 1938, p. 252]

Mais cela ne signifie absolument pas que l’éducation continue tout au long de la vie. Il ne faut pas confondre éducation et instruction, malgré les liens qui les articulent, car on n’éduque pas un individu adulte. Une autre façon de penser cette éducation tout au long de la vie est de demander avec Stanley Cavell (2003) qui donne cette éducation ? Cette éducation peut s’appeler la philosophie, s’il s’agit d’une éducation par soi-même, et elle consiste alors dans le changement, dit Cavell, dans une forme de conversion, en tant que perfectionnement de soi.

  • 1Nous verrons comment ce problème s’est complexifié au tournant du 21e siècle.
  • 2Nous viendrons sur cette question plus loin.
  • 3Voir sur cette question l’ouvrage dirigé par Jean-Yves Seguy (2018) : Variations autour de la forme scolaire.
  • 4Cf. la fameuse allégorie de la caverne.
  • 5Le mot enfant traduit parfois d’autres mots latins, tel puer qui est l’enfant un peu plus âgé (et qui sert de racine à puéril), ou parvus et parvulus signifiant « tout petit », comme le rappelait Ariès à propos de certains usages : « L’idée d’enfance était liée à l’idée de dépendance : les mots fils, valets, garçons, sont aussi des mots du vocabulaire des rapports féodaux ou seigneuriaux de dépendance. On ne sortait de l’enfance qu’en sortant de la dépendance, ou du moins, des plus bas degrés de dépendance. C’est pourquoi les mots d’enfance vont subsister pour désigner familièrement, dans la langue parlée, les hommes de basse condition, dont la soumission à d’autres demeure complète : ainsi les laquais, les compagnons, les soldats. Un "petit garçon" n’est pas nécessairement un enfant, mais un jeune serviteur » [Ariès, 1973, p. 15].
  • 6La transition démographique est le passage d’un régime démographique traditionnel, où la fécondité et la mortalité sont élevées, à un régime moderne de fécondité et mortalité beaucoup plus faibles. Au 18e siècle, il naissait deux fois plus d’enfants qu’au 20e siècle, mais la moitié de ces enfants mouraient avant l’âge de dix ans.
  • 7Il faut noter qu’en Prusse, à la même époque, allaient se mettre en place, au contraire, des pratiques de dressage répressif à l’égard de l’enfance qui ont été systématisées sous forme de doctrine jusqu’à produire ce que Katharina Rutschky appela la « pédagogie noire » (Schwarze Pädagogik) ayant contribué à rendre possible le nazisme à grande échelle en Allemagne.
  • 8N ‘oublions pas, parmi les mesures réactionnaires prises par François Guizot, celle en 1845, alors qu’il était ministre de l’intérieur, d’expulser Karl Marx du territoire français, comme ce dernier le rappelle en 1859 dans son avertissement à Critique de l’économie politique : « J’avais commencé l’étude de celle-ci à Paris et je la continuai à Bruxelles où j’avais émigré à la suite d’un arrêté d’expulsion de M. Guizot ».
  • 9On connaît la fameuse devise, particulièrement explicite, du comte Falloux dans ses Mémoires : Dieu dans l’éducation. Le pape à la tête de l’Église. L’Église à la tête de la civilisation.
  • 10Voir aussi : Pauline Kergomard, L’éducation maternelle dans l’école [en ligne]. Disponible sur : http://ecolereferences.blogspot.com/2011/11/pauline-kergomard-leducation-maternelle.html.
  • 11« Il était réservé à la France, redevenue république pour la troisième fois, de reprendre l’œuvre de la Révolution au point où celle-ci l’avait laissée » (Buisson, 1911, « Instruction publique »)
  • 12Même s’il fallut attendre 1841 en France, comme nous l’avons rappelé, pour que fût prise la première loi d’interdiction du travail industriel pour les enfants de moins de huit ans, puis 1874 pour les enfants de moins de douze ans, et 1882 pour que l’obligation scolaire fût décrétée jusqu’à l’âge de treize ans.
  • 13Nous reviendrons sur ce point plus loin.
  • 14Mais comme nous le verrons plus loin, le problème aujourd’hui est que l’espace scolaire est devenu beaucoup plus perméable. Loin d’être un sanctuaire protégé des agitations et des passions du monde, l’école républicaine doit faire face à l’érosion de son propre cadre institutionnel.
  • 15« Un ensemble de croyances se cristallise sur la base d’une analyse incomplète du problème à traiter et sans tenir compte d’autres alternatives potentielles susceptibles de résoudre le problème. [...] Nous sommes déçus lorsque les résultats positifs n’adviennent pas, puis nous passons à la prochaine nouvelle idée. Cela devrait tous nous perturber. Si nous continuons à chercher des améliorations à la manière dont nous l’avons toujours fait, alors il est probable que nous continuions à obtenir ce que nous avons toujours obtenu » (Bryk, 2017, p. 13).
  • 16Voir sur cette question Sensevy (2011), Chapitre 11, p. 698-703.
  • 17Ici, une norme n’est pas prise au sens habituel de stabilisation d’un usage, mais au contraire comme une production spéculative.
  • 18Précisons que, de nos jours, l’influence familiale s’affaiblit considérablement, concurrencée par l’influence directe sur la nouvelle génération du monde social. Nous verrons cela dans la partie suivante.
  • 19Nous reviendrons plus loin sur ce point qui fait discussion entre sociologues.
  • 20Hortense Robic avait enseigné à l’école de Saint-Cado dans le Morbihan, elle était une amie d’Élise Freinet.
  • 21Jacqueline Bertrand-Pabon était l’épouse du pédagogue Michel-Édouard Bertrand. Elle avait enseigné à l’école Méro à Cannes, fit des contributions régulières dans le domaine artistique notamment. Elle était une amie d’Élise Freinet.
  • 22Les motivations des familles pour que leur enfant puisse être scolarisé dans cette école particulière sont diverses, mais elle a toujours connu une forte demande concernant des enfants en grande difficulté dans les classes ordinaires.
  • 23Nous reviendrons plus loin sur cette question.
  • 24« C’est tout un livre qu’il nous faudrait pour citer les plaintes dramatiques de tant de maîtres condamnés à vivre dans ces écoles-casernes, avec ou sans fosse aux ours » (Freinet, 1964, p. 45). Et partant de ces conditions, l’action éducative est mise en demeure de se repenser entièrement si elle prétend influencer le développement de l’enfant phobique (Riondet et Go, 2013, p. 5-7).
  • 25Nous revenons plus loin sur ce problème.
  • 26Parmi les travaux les plus récents, voir en particulier l’ouvrage dirigé par Jean-Yves Seguy (2018) : Variations autour de la forme scolaire. Mélanges offerts à André D. Robert.
  • 27Dont il est dit qu’ils sont appuyés « sur les acquis de la recherche et la comparaison internationale ».
  • 28Sur cette pédagogie, lire : Kolly Bérengère, 2018, Montessori, l’esprit et la lettre, Paris, Hachette. Voir également : Kolly Bérengère, Go Henri-Louis, 2020, Maria Montessori et Célestin Freinet : Voix et voies pour notre école, ESF.