Les thèmes que nous abordons dans ce petit livre sont traités de façon fort synthétique, mais la littérature abonde à leur propos et alimente de fécondes discussions. Nous pensons que la présentation d’une part de cette littérature peut intéresser les professionnels de l’enseignement et peut également être utile aux étudiants des trois cycles Licence, Master, Doctorat qui travaillent sur les questions d’éducation. Malgré sa concision, nous espérons toutefois que cet ouvrage pourra intéresser des chercheurs en sciences de l’éducation qui ne seraient pas familiers de la question que nous y abordons. L’ouvrage se propose d’examiner une notion que l’on emploie dans les recherches sur l’enseignement et la formation, mais dans des sens très divers : il s’agit de la notion de forme scolaire, qui est un abrégé de la notion de forme scolaire d’éducation1.
Cette expression nous vient des historiens pour lesquels « les trois siècles de l’époque moderne sont marqués dans l’Occident tout entier par les conquêtes de la forme scolaire aux dépens des modes anciens de l’apprentissage » (Chartier, Julia, Compère, 1976, p. 293). Dans leurs travaux, ils se sont attachés à montrer que cet apprentissage était d’abord celui d’une sociabilité : « la petite école modèle des corps dociles et des cœurs chrétiens avant d’éveiller les esprits » (ibid., p. 295). Le concept de forme scolaire caractérise donc une forme sociale historiquement nouvelle. La forme scolaire d’éducation s’oppose aux formes non scolaires de socialisation de l’enfance, de transmission de savoirs et de culture, et l’école est l’une des particularités des sociétés contemporaines en ce qu’elle produit des effets radicalement nouveaux sur la socialité. Ce que l’on appelle aujourd’hui communément l’école, résulte d’un long processus dont la forme s’est cristallisée de manière accélérée à la fin du 19e siècle.
C’est au tournant de la Révolution, en France, qu’un nouvel enjeu social fut porté au débat politique sous l’aspect d’une question décisive : « à qui revient le droit d’éduquer ? » (ibid., p. 296). L’enfant étant devenu un être à éduquer, son mode de socialisation fut progressivement repensé entre le 16e et le 18e siècle, jusqu’à ce que finalement l’instruction primaire devienne obligatoire (loi du 28 mars 1882).
Précisons que si la notion d’éducation a pu être elle-même employée « dans un sens très étendu » (Durkheim, 1922, p. 41)2, nous l’employons d’abord au sens que lui réserve E. Durkheim : l’action « que les adultes exercent sur les plus jeunes » (id.). Les pratiques d’éducation, comme phénomène anthropologique de socialisation de l’enfance, ont en effet considérablement varié selon les époques et selon les cultures, et c’est l’invention progressive de l’école qui a permis d’en produire une forme relativement unifiée. L’humain est un animal normatif, et la transmission des normes culturelles, pour instruire des modalités du vivre-ensemble, est donc le but premier de toute pratique éducative. Le maître mot de l’éducation est d’assurer le plus possible la continuité d’une culture donnée, et l’école en est une sorte de conservatoire : ce n’est pas rien de rappeler que dans toute société, la génération des adultes s’attache à transmettre aux enfants ses acquis de façon à assurer sa survie, préserver sa continuité et permettre ses progrès, en exerçant notamment une contrainte au travail et un renoncement aux instincts3 ; cette activité éducative étant assurée de façon complémentaire par des pratiques familiales, par des institutions sociales, et par le système scolaire lorsqu’il y en a un.
Ce que l’on considère comme la continuité d’une culture présuppose une conception de la normalité de cette culture, car l’éducation n’aurait pas à assurer de continuité culturelle s’il n’était présupposé que cette culture est le milieu normal dans lequel un peuple doit vivre et agir. On peut ainsi dire que l’enfant est éduqué avec succès s’il intériorise les normes qui lui sont transmises (ce qui est nécessairement le but premier de toute éducation). Il nous faudra vérifier ce que contient ce vocable d’éducation, mais il est certain que l’éducation vise avant tout « la socialisation méthodique de la jeune génération » (ibid., p. 51) notamment par l’école : l’éducation est chose éminemment sociale et institutionnelle.
Héritage majeur de la République, la forme scolaire de socialisation de l’enfance a cependant fait de l’école un espace ambigu, car si elle est par excellence le lieu d’accueil de l’enfance, elle est dans le même temps son lieu d’enfermement. Pour nous qui vivons dans une société démocratique, la complexité de cet enjeu de transmission est considérable, car la normativité éducative doit être pensée dans une tension historique entre asservissement ou émancipation. La Troisième République a certainement réalisé une œuvre de civilisation en accélérant le déploiement d’une forme scolaire de socialisation et d’éducation de l’enfance et en organisant une institution nationale dédiée à cette mission, dans laquelle les textes, sous diverses formes, ont pour fonction de représenter le monde. Mais une tension non résolue existe entre cette œuvre et les significations politiques qui s’affrontent historiquement dans les institutions qui l’ordonnent.
Les luttes entre les significations antagonistes de la vie sociale recoupent aussi, depuis plus d’un siècle, celles qui opposent idées pédagogiques dominantes et alternatives. Voici le dilemme du pédagogue : orienter les enfants dans un monde qui leur préexiste, faire appliquer des normes éducatives en vigueur dans la société, mais aussi peut-être prendre la responsabilité de concevoir de nouvelles manières d’éduquer pour penser autrement et contribuer à transformer le monde. Tous les éducateurs ne sont pas forcément pédagogues dans ce sens précis. Mais on peut imaginer que certains s’efforcent de le devenir. Lorsque le système d’éducation n’est plus en harmonie avec l’évolution de la société, nous n’avons de choix qu’entre les deux partis suivants : ou bien essayer de maintenir quand même des pratiques héritées du passé, bien qu’elles ne répondent plus à certaines exigences de la situation, ou bien chercher quelles transformations seraient possibles et surtout souhaitables dans un monde devenu « problématique » (Fabre, 2011).
Dans une telle optique, la forme scolaire de socialisation ne devrait pas être réductible à une adaptation des enfants, devenus élèves, à des normes existantes. Au contraire, elle peut être vue comme l’une des plus ambitieuses utopies politiques dans l’histoire, portant des valeurs humanistes dans les structures institutionnelles. L’école est devenue l’un des lieux de la protection et de la sauvegarde de la civilisation, mais cela ne doit pas nous enfermer dans une vision « conservatrice »4 de l’histoire. La forme scolaire de socialisation et d’éducation est donc vouée dans l’histoire à des transformations et des reconstructions.
Si nous disons que l’école est le lieu principal de ce que l’on appelle l’éducation formelle, c’est au sens restreint où cette activité éducative est prise dans la forme d’un enseignement systématiquement organisé dans une institution entièrement dévouée à l’étude, ce qui est autre chose que d’apprendre hors de l’école5. Hors de l’école, l’apprentissage est essentiellement informel ou non formel. Mais d’une part ces deux catégories peuvent évidemment décrire certains phénomènes qui ont lieu à l’intérieur de l’école6, d’autre part hors de l’école des pratiques de transmission peuvent adopter une forme scolaire. Il ne faut donc pas confondre forme scolaire et institution scolaire.
L’institution scolaire désigne la façon dont est politiquement conduite l’organisation concrète de l’enseignement dans un pays (son curriculum, ses filières, ses programmes, ses examens, son système de recrutement et de formation des maîtres, etc.). La notion de forme scolaire concerne une conception de la socialisation de l’enfance (opérée par l’institution scolaire) dont la caractérisation principale est de rassembler des enfants d’un même âge dans un même lieu, en même temps, et pour suivre un même programme7. Ce même programme a pour caractéristique première de présenter les savoirs sous forme textuelle. La détermination la plus connue de ce concept est celle qui fut établie en 1994 dans un ouvrage dirigé par Guy Vincent.
L’évolution de la forme scolaire républicaine consiste en France, lors des dernières décennies du 20e siècle, en une certaine démocratisation progressive qui se caractérise d’abord par la généralisation de l’accès aux études secondaires, puis par une ouverture de l’accès aux études universitaires, c’est ce que l’on a nommé le « progressisme scolaire »8. Dans le même temps, les enquêtes sociologiques sur les phénomènes de sélection, de reproduction, et d’échec scolaire nous ont clairement montré que cette démocratisation a pu se traduire par une massification aboutissant au début du 21e siècle à un résultat que l’on peut juger décevant : « ni juste ni efficace », selon l’expression de Christian Baudelot et Roger Establet (2009, p. 10). En effet, comme le souligne André D. Robert, « chez beaucoup de professeurs, progressistes dans leurs idées, désireux de lutter contre les inégalités sociales et scolaires, naît un sentiment d’impuissance face au phénomène de la "reproduction", situant statistiquement la réussite à un pôle (minoritaire) de la société, et l’échec (massif, quoique connaissant divers degrés) à l’autre »9. C’est en filigrane la fameuse question du « niveau » de connaissance des élèves français, dont C. Baudelot et R. Establet s’étaient efforcés de démontrer en 1989, alors qu’une idéologie décliniste gagnait du terrain, qu’il ne s’était pas globalement effondré10. Mais de récents travaux en sociologie montrent aussi qu’il ne suffit pas de scolariser pour démocratiser : « les scolarités ont beau s’allonger pour les enfants des classes populaires, les écarts de résultats avec les enfants des classes plus favorisées ne baissent pas » (Laval et Vergne, 2021, p. 14). Cet ouvrage propose une réflexion à propos de la forme scolaire républicaine en France11. Si elle concerne l’école républicaine et vise une réflexion à propos de sa « reconstruction » (Go, 2007)12, elle s’appuie spécifiquement sur l’expérience historique d’une école « nouvelle » – l’École Freinet située à Vence dans les Alpes-Maritimes – qu’il s’agit de voir comme une référence pour la « pédagogie Freinet », et à partir de laquelle penser la nécessaire reconstruction de la forme scolaire d’éducation. Nous nous expliquerons sur le choix de ce verbe pragmatiste majeur : reconstruire.
Nous présentons, dans les quatre parties successives, à la fois un bilan de nos travaux antérieurs13 et les perspectives que nous traçons pour la continuation de nos recherches sur cette problématique. Nous conjecturons que la démocratie ne s’est toujours pas dotée de sa propre forme scolaire : la forme scolaire républicaine d’éducation, fondée sur la tradition coménienne et cartésienne, devrait être transformée pour devenir démocratique : « il est même plus que temps de concevoir l’éducation démocratique dont nous avons besoin pour nous donner un avenir désirable et une terre habitable » (Laval et Vergne, 2021, p. 6). À l’heure où la catastrophe écologique menace la planète, la volonté de reconstruire la forme scolaire et la préoccupation de sauvegarder la culture pourraient paraître dérisoires, ou pour le moins secondaires. Il n’en est rien. Si l’école n’est plus en mesure de transmettre la culture humaniste, si elle n’en est plus le conservatoire, dans un contexte de détresse environnementale, sociale et mentale « l’implosion barbare n’est nullement exclue » (Guattari, 1989, p. 23).