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Couverture de Reconstruire l'école. Péripéties de la forme scolaire d'éducation (Go, Prot, 2023) Show/hide cover

Avant-propos

Cet ouvrage est l’expression d’un « collectif de pensée »1 qui s’est constitué en lien avec un lieu historique : l’école fondée en 1934, à Vence, par les instituteurs français Élise et Célestin Freinet. Précisons un peu le sens de cette notion de collectif :

Si nous définissons un collectif de pensée comme la communauté des personnes qui échangent des idées ou qui interagissent intellectuellement, alors nous tenons en lui le vecteur du développement historique d’un domaine de pensée, d’un état du savoir déterminé et d’un état de la culture, c’est-à-dire d’un style de pensée particulier. [Fleck, 2005, p. 74]

Nous aborderons donc notre sujet depuis le point de vue spécifique d’un collectif de didacticiens institué dans l’action coopérative entre des connaisseurs pratiques2 de la pédagogie d’Élise et Célestin Freinet et des chercheurs intéressés par cette pratique. Précisons cependant qu’il ne s’agit pas d'un livre sur l'École Freinet3, mais d'une réflexion sur ce que signifie la forme scolaire républicaine : notre thèse est que cette forme scolaire n’est pas encore démocratique. C’est pourquoi il importe d’insister sur le fait que l’on ne peut donner une définition figée de la notion d’éducation ou de la notion de démocratie : la signification de ces termes varie en fonction des styles de pensée, et la confrontation des différences, voire des divergences entre plusieurs collectifs de pensée ne peut être que profitable.

Il nous faut dire un mot sur le titre de notre livre : Reconstruire l’école. Ce titre fait écho à un libelle publié en 1973 par le Parti communiste français et présenté à l’époque par Pierre Juquin. Il faut se replacer dans le contexte d’effervescence théorique de cette époque – où notamment avait travaillé autour de Louis Althusser un certain « groupe écoles »4. Dans le rapport de 1973 dominait l’idée d’une crise de l’éducation : « l’école est malade du régime, malade d’une société en crise, dont elle aggrave en retour la maladie » (Juquin, p. 9). Les propositions avancées alors en vue d’une nouvelle loi d’orientation visaient la création d’une école fondamentale, démocratique et moderne. Au principe de ces propositions figurait l’objectif d’une école de qualité. Or, l’analyse critique du système éducatif français conduite il y a cinquante ans nous semble conserver une grande part de sa pertinence, car malgré certaines avancées dans la démocratisation de l’école, la doctrine néolibérale dominante a surtout produit une conception utilitariste des études orientées vers certains critères de l’employabilité.

S’il paraît donc difficile d’imaginer une réelle démocratisation de l’école indépendamment d’une démocratisation dans l’organisation sociale, l’engagement des personnes intéressées par l’action éducative ne peut que s’enraciner dans la volonté de produire, en pratique, une éducation démocratique susceptible de former des individus créatifs et coopératifs. C’est l’une des caractéristiques de l’œuvre freinetienne dont nous essayons, dans ce livre, de montrer l’actualité et la densité offensive « dès aujourd’hui ». Le pari de promouvoir des « pratiques altératrices, conduites et soutenues par des collectifs critiques d’enseignants et de chercheurs » (Laval et Vergne, 2021, p. 23) nous paraît valoir l’engagement.

C’est pourquoi nous proposons en quatrième partie de ce livre un exemple de quelques aspects empiriques de notre expérience coopérative dans le cadre d’un programme de Lieu d’éducation Associé avec l’Institut français de l’Éducation. Ce projet visait à transformer des institutions didactiques sans s’éloigner de leurs raisons d’être dans la pensée freinetienne, compte tenu de la nature particulière de cette école historique. Nous nous sommes intéressés notamment à l’attention portée à l’élève par le professeur, et qui procède de son intention d’enseigner ; nous la qualifions de bienveillance épistémique. À ce titre, le concept de reconnaissance didactique devient un descripteur essentiel pour la pédagogie de l’École Freinet. Il ne s’agit donc pas, pour le professeur, d’une attention se limitant à la personne de l’élève, mais d’une attention considérée dans un cadre didactique, c’est-à-dire en fonction d’enjeux de transmission au sens large. On ne peut cependant réduire la relation didactique à ses enjeux épistémiques, car ils sont portés par des personnes dont la relation est prise dans un jeu des signifiants qui constitue, dans l’action conjointe du professeur et de l’élève, une épaisseur non maîtrisable5.

  1. 1Nous entendons par collectif de pensée un groupe de praticiens et de chercheurs porteur d'un « style de pensée » (concept amené par Fleck dès son premier article en 1927) qui lui est propre dans sa manière de produire des connaissances : « Tous les chemins conduisant à une théorie de la pensée qui soit positive et fructueuse aboutissent au concept du style de pensée. [...] Le style de pensée est caractérisé par les points communs des problèmes qui intéressent un collectif de pensée, par le jugement que ce dernier considère comme allant de soi, par les méthodes qu’il applique pour élaborer des connaissances » (Fleck, 2005, p. 172-173).
  2. 2Nous appelons connaisseur pratique quelqu'un qui a longuement travaillé une pratique, se rendant de plus en plus savant de cette pratique, et qui est capable de l'accomplir avec art.
  3. 3Sur l'œuvre freinetienne voir : Go, H.L, Riondet, X. (2020). À côté de Freinet, I, II. PUN-Édulor. Voir également la recension de cet ouvrage dans Éducation & Didactique, 17, 1.
  4. 4Voir sur cette question l'étude produite par Xavier Riondet dans sa thèse d'Habilitation à diriger des recherches (2020).
  5. 5Dans la première Leçon de son Séminaire V (Les formations de l'Inconscient), Lacan déclarait le 6 novembre 1957 : « une fois que vous êtes entré dans la roue du moulin à paroles, votre discours en dit toujours plus que ce que vous n’en dites ».