Chapitre 3
Les commentaires de rejet dans Le Figaro en lien avec les procès des attentats du 13 Novembre
« On ne pardonne jamais à un terroriste. Larmes de crocodiles, il n’en pense pas un mot » (15 avr. 2022, 17 h 38). Ce commentaire extrait du forum de l’article « Procès du 13-Novembre : Salah Abdeslam présente ses “excuses” et ses “condoléances” aux victimes » et paru dans le quotidien Le Figaro (15 avr. 2022), fait partie du « dossier » concernant les procès des accusés de terrorisme pour les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et au Stade de France. Parce qu’ils ont un ancrage national fort, ces procès (du 8 septembre 2021 au 29 juin 2022) ont fait l’objet d’une large couverture médiatique (Truc et al., 2018), en particulier dans la presse nationale comme Le Figaro qui a publié quotidiennement des articles retraçant, commentant, analysant chaque journée. Une des particularités de ce journal est d’avoir ouvert depuis 2008, à l’issue de chaque article, dans sa version en ligne, un « espace communautaire » dans lequel les abonnés et les abonnées1 peuvent publier des commentaires et interagir après lecture (« Les lecteurs du figaro.fr disposent désormais d’un espace communautaire pour partager coups de cœur ou coups de gueule »2).
Compte tenu de la ligne éditoriale du journal et de la spécificité d’un tel espace d’échanges, il nous a semblé intéressant d’observer les interactions que pouvait susciter une figure médiatique comme Salah Abdeslam, terroriste condamné à la perpétuité incompressible le 29 juin 2022. En nous focalisant sur un terroriste, l’objectif est double : d’abord, faire apparaître des lieux de convergence d’un rejet collectif sur un individu qui concentre des réactions de mépris, d’indignation et de haine, tout en évitant la controverse sur la cible première des commentaires ; ensuite, derrière ce rejet unanimement partagé ici, faire émerger des discours de dénonciation sous-jacents, qui cristallisent une politisation latente des enjeux dans le forum d’un journal conservateur libéral.
Il s’agira ainsi d’amorcer une réflexion3 sur les principaux phénomènes énonciatifs et les modes de ciblage du rejet autour d’un individu spécifique dans certains « discours de haine ». Le choix d’un terroriste djihadiste médiatisé pendant la période clé de son procès permettra d’étudier non les mécanismes discursifs d’un (cyber)harcèlement, comme la plupart des chapitres de cet ouvrage, mais bien la dynamique d’un rejet individuel qui devient, par un phénomène que nous appellerons de capillarité dialogique, le rejet unanime d’un individu unique, ciblé, cloué au pilori dans cet espace communautaire relativement homogène.
Nous nous placerons dans l’angle d’une analyse du discours dite à la française, qui prend en compte l’énoncé du point de vue de l’analyse énonciative et de son contexte aux sens situationnel, communicatif et socio-discursif. Cette prise en considération du dispositif dans nos analyses met en perspective le cadre générique du forum et le champ discursif des discours numériques. Techno-discours (Paveau, 2015 ; Marcoccia, 2016), le forum se caractérise par un fonctionnement potentiellement dialogal, une immédiateté et un anonymat qui facilitent l’extériorisation des affects en réduisant les inhibitions (Siapera et al., 2018) et en favorisant la mise en scène discursive « à visée pathémique » de la réalité (Charaudeau, 2000) par la mise en avant du pathos dans la description et l’appréhension du monde. Le Web participatif (Alloing, 2021) suscite l’émergence de « publics affectifs » (Papacharissi, 2015). Or, dans le contexte sociétal tensif qui nous occupe ici, celui de la période qui suit les attentats djihadistes sur le sol français, le recours à toute forme de Web participatif ne peut qu’amplifier l’intensité et la portée de ces propos haineux (L’Heuillet, 2017). Apparaissent alors des pics, i. e. des moments d’accumulation de commentaires dans un intervalle restreint à deux jours sur un même objet discursif : un fait d’actualité, en l’occurrence une journée lors des procès du 13 Novembre.
Après avoir présenté et cadré le corpus et ces pics de rejet, nous nous proposons d’aborder en premier lieu la mise en place d’une énonciation disqualifiante et polarisante envers la figure du terroriste, mais aussi de la justice française, du gouvernement, etc. Le travail sur les segments désignationnels pour axiologiser (par des actes reformulatifs) met en œuvre un paradigme désignationnel disqualifiant, péjorant, voire insultant, qui marque une intentionnalité forte et s’ancre à la fois dans une approche actionnelle (énoncer pour dénoncer et critiquer) et argumentative.
Ensuite, nous étudierons les outils mobilisés pour engager cette énonciation pathémique : la façon dont chaque commentaire passe du particulier à une montée en généralité, le recours à certains pronoms en brouillant les valeurs référentielles de on, les marqueurs ponctuant comme les points de suspension ou d’exclamation, la mise en place d’une distorsion dialogique par l’ironie ou le sarcasme.
Il sera enfin intéressant de montrer que ces moyens qui articulent expression et expressivité fonctionnent comme outils de clivage et de polarisation des perspectives, à l’instar d’autres discours de haine anti-migrants par exemple (Monnier et Seoane, 2019 ; Monnier et al., 2022). Ils relèvent d’une appréhension dichotomique des faits et des enjeux et révèlent des cadres de pensée sous-jacents, prédiscursifs, politiques ou moraux. Les valeurs et les représentations préalables s’imbriquent ainsi au moteur d’abord émotionnel de chacune de ces prises de parole par le commentateur ou la commentatrice abonnée, qui passe alors d’un rôle passif de lecteur ou lectrice à un rôle agentif de locuteur ou locutrice énonçant son rejet. Il s’agit pour lui ou elle certes de rendre compte de ses états d’âme et opinions, dans un premier temps, mais surtout d’actionner un levier par lequel le je de chacun de ces locuteurs et locutrices ponctuels est mû par une dimension plus collective de rejet d’un individu, d’un mouvement radical religieux ou d’une idéologie politique.
Le corpus a été constitué à partir de 142 articles traitant des procès du 13 Novembre dans Le Figaro, et appartenant au dossier éphémère créé pour l’événement, le dossier « 13-Novembre », comprenant 93 articles dans la rubrique « Société », 29 dans « Actualité »/« Flash actu » (dont 27 articles « en direct »), 15 dans les « Faits divers », cinq pour la rubrique « Politique ». Ces articles donnent lieu à 8 987 commentaires. Ce sont ces commentaires qui feront l’objet de notre analyse4. Leur nombre évolue en fonction de différents facteurs : dates, sujets traités, locuteurs et locutrices qui prennent la parole dans l’article, comme le montre le graphique suivant (fig. 1). Des pics représentant une augmentation nette et synchronique de ce volume de commentaires apparaissent alors : ils contribuent à faire de ces prises de paroles relatées (soit des victimes ou de leurs familles, soit des terroristes ou de leurs représentants) autant d’événements discursifs. Ce sont ces prises de parole qui suscitent le plus de commentaires.

Source : Annabelle Seoane
Il en émerge un discours collectif d’empathie pour les victimes, mais surtout un discours de rejet, de haine, de dénonciation envers les djihadistes ainsi qu’envers les porteurs de politiques publiques (répondant peu à la ligne éditoriale portée par Le Figaro). Quels peuvent en être les soubassements interdiscursifs ? En quoi s’agit-il d’une « sur-énonciation » (Rabatel, 2012) ? Comment se met en place ce rejet partagé (communautaire ?) par capillarité dialogique (interdiscursive et interlocutive) ?
Le pic de 2 044 commentaires du 13 novembre 2021 pour l’article intitulé « Attentats du 13-Novembre : passe d’armes à distance entre François Hollande et Éric Zemmour, la classe politique réagit » représente presque le quart des commentaires. On remarque qu’une vingtaine d’articles sont thématisés dès le titre sur Salah Abdeslam (visualisés à la date du 25 novembre 2022), allant jusqu’à un pic de 514 commentaires (10 septembre 2021).
À l’exception du pic de 2 044 commentaires, les autres pics se concentrent essentiellement autour des articles faisant mention de Salah Abdeslam, et c’est précisément sur ces commentaires que nous nous focaliserons afin de saisir la dynamique de construction de rejet qui en émerge, sous l’angle pragma-énonciatif. L’existence de ces pics souligne un fonctionnement lié à une intensité émotionnelle qui fait converger de très nombreux discours à un instant et dans un espace donnés. Nous nous intéresserons ici à l’intensité d’ordre haineux, et non d’ordre compassionnel comme on peut la trouver dans les commentaires suivant les témoignages de rescapés des attentats ou de leurs familles à la barre du tribunal.
Ces espaces d’expression donnent lieu à une multiplicité de discours brefs, émanant d’énonciateurs sociologiquement et idéologiquement plutôt homogènes, potentiellement anonymes (du moins jusqu’au 15 décembre 2021). Ce cadrage générique favorise l’émergence de discours violents qui font miroir à l’extrême violence dont est accusée ici la cible de cette détestation : le seul terroriste rescapé des attaques du 13 Novembre. L’intensité émotionnelle montrée (Micheli, 2010) convergente et polyphonique qui en surgit régulièrement atteste de ce rejet virulent dont nous explorerons ici les mécanismes5. Nous interrogerons au passage la dimension « haineuse » de ces discours : les commentaires rejectifs portent-ils sur les actes terroristes et les propos tenus lors du procès par Salah Abdeslam ou bien relèvent-ils, en filigrane, d’un interdiscours plus opaque et discriminant ? Pour rappel :
Discours malveillant, hostile, motivé par des préjugés, envers une personne ou un groupe de personnes en raison de certaines de leurs caractéristiques (Siapera, 2019), la dénomination « discours haineux » exprime des attitudes discriminatoires, intimidantes, désapprobatrices, antagonistes et/ou préjudiciables à ces caractéristiques, notamment le sexe, la « race », la religion, l’appartenance ethnique, la couleur de peau, l’origine nationale, un handicap ou l’orientation sexuelle. [Monnier et al., 2020, p. 66]
Cette hostilité affleure en premier lieu et de façon très manifeste dans l’énonciation déployée.
Abordons la mise en place d’une énonciation à la fois disqualifiante et fortement polarisante envers la figure du terroriste, mais aussi de la justice française, du gouvernement, et plus généralement de l’idéologie « de gauche ». Ce travail sur les désignations et reformulations montrera le fonctionnement le plus courant pour axiologiser et polariser : mettre en œuvre un paradigme désignationnel disqualifiant, péjorant, voire insultant, qui marque une pathémisation de l’intentionnalité.
Le paradigme de désignation utilisé pour qualifier le terroriste, à la fois comme individu unique (« ce type ») et comme prototypique d’autres « terroristes », « djihadistes » (« ce type d’individu »), met en œuvre une assez grande variété de substantifs avec une axiologie plus ou moins marquée. Les principales désignations sont regroupées dans le graphique ci-dessous (fig. 2).

Source : Annabelle Seoane
La plupart de ces qualifications, au singulier ou au pluriel selon la montée en généralité recherchée, peuvent être factuelles et renvoyer à l’acte d’avoir tué : « accusé », « tueur », « assassin », « meurtrier », « criminel ». Certaines, moins nombreuses, signalent lexicalement la déshumanisation qui s’ensuit : « énergumène », « monstre », voire « monstre de Daech » ou « monstre islamique », « barbare », « cette chose », « cet animal ». D’autres tablent sur les motivations sous-jacentes à l’acte en mettant en évidence l’adhésion religieuse jugée extrême : « fous de Dieu », « fanatique », « criminel de Dieu », « combattant de Dieu », « combattant du djihad », « soldat de l’état islamique ». Certaines, plus rares, soulignent le manque de valeurs, qu’elles soient éthiques (« traître », « ennemi ») ou morales (« lâche », « faible », « couard », « fourbe »). Plus ponctuellement, on trouve des désignations qui formalisent la déviance morale, psychologique du terroriste : « dégénérés », « malades mentaux assassins et pervers », « ces pervers détraqués » et quelques métaphores comme « boucher bruxellois ».
Si la subjectivité de ces désignations est ainsi variable, elle s’associe régulièrement à la question du pardon, qui est donc refusé au terroriste dans les exemples (1) à (6), et c’est la sanction, au contraire, qui est prônée, par la prison ou la mort, notamment par « guillotine » dans les exemples (7) à (14), mobilisant alors la justice des hommes6 (la « justice terrestre » ou le « système judiciaire français », on y reviendra) :
| (1) |
| Le pardon n’existe pas pour les terroristes ! Ils ne méritent ni mépris ni attention, seulement notre haine ! [12 sept. 2021, 18 h 24] |
| (2) |
| ni pardon ni oubli. Il faut que les accusés comparaissent au tribunal de dieu. [12 sept. 2021, 18 h 51] |
| (3) |
| On ne pardonne jamais à un terroriste. Larmes de crocodiles, il n’en pense pas un mot. [15 avr. 2022, 17 h 38] |
| (4) |
| Le pardon suppose le remord et la réparation des torts. Autant dire que c’est mal parti pour les terroristes. [12 sept. 2021, 16 h 57] |
| (5) |
| Il ne faut absolument pas leur pardonner à tout ces pervers détraqués. [14 sept. 2021, 23 h 31] |
| (6) |
| Un scandale, perpétuité on c’est l’émeute! Rien à pardonner pour ces meur-triers. [29 juin 2022, 9 h 37] |
| (7) |
| Perpète pour les terroristes sans remise de peine. [15 avr. 2022, 16 h 30] |
| (8) |
| C’est un traitre donc condamnation maximum. [25 juin 2022, 8 h 08] |
| (9) |
| Pôv’ chéri. Qu’il pourrisse en taule jusqu’à la fin de ses jours. Que ça fasse un exemple, au moins. [24 juin 2022, 23 h 01] |
| (10) |
| quand j’entends les raisonnements de ce type d’individus je pense que la guil-lotine était parfois nécessaire. [23 sept. 2021, 19 h 03] |
| (11) |
| Dommage on a supprimé la peine de mort et la guillotine pour TOUT ces tueurs. [10 juin 2022, 20 h 14] |
| (12) |
| Marre de chouchouter ce type qui a fait tuer tant d’innocents ! La France d’avilir par sa faiblesse constante ...! [6 janv. 2022, 18 h 47] |
| (13) |
| Je propose un petit séjour de ces terroristes dans les geôles chinoises … il deviendra beaucoup plus docile. [8 sept. 2021, 22 h 28] |
| (14) |
| Dieu n’a rien à voir la dedans. Prenons nous en main pour appliquer la justice terrestre et éliminer tous ces criminels islamistes dont beaucoup se préparent sur notre sol. Nos lois et nos mesurettes policières sont insuffisantes. Œil pour œil, dent pour dent. [12 sept. 2021, 17 h 12] |
Les adjonctions d’expansions peuvent également renforcer le marquage axiologique dépréciatif par des adjectivales comportant des adjectifs caractérisant comme « islamiste » ou « islamique », ou des adjectifs axiologiques, descriptifs, évaluatifs, voire psychologiques (« immondes », « abjectes », « détraqués »…) et des compléments du nom récurrents (« un terroriste du djihad », « ce monstre de Daech »…). Ces expansions lexicales explicitent la manifestation d’affects assumée par chaque locuteur ; leur reprise interdiscursive d’un commentaire à l’autre accentue la dimension polyphonique d’un rejet partagé au sein de cette communauté discursive d’abonnés.
Que la désignation utilisée soit objectivante ou très axiologique, son cotexte relève donc le plus souvent d’un registre langagier de disqualification forte, de rejet, d’appel à la justice, de déni de pardon. La disqualification mène ici à l’élimination de la société par la prison, la mort ou le verbe, c’est pourquoi l’arsenal judiciaire mobilisé pour ces procès ainsi que le relais qui en est fait dans la presse sont très régulièrement décriés en (15) à (18) :
| (15) |
| Serait-il possible au figaro de ne plus publier la photo de cet énergumène??!! Le laissant paraître aux plus jeune comme une personne normale.. C’est éton-namment irresponsable. Faut il rappeler que cet individu, prônant la mise à mort de notre modèle de société, a pris part au massacre de français inno-cents! [4 janv. 2022, 16 h 19] |
| [Deux réponses :] |
| j’approuve !.. [4 janv. 2022, 17 h 24] |
| moi aussi ! [4 janv. 2022, 20 h 38] |
| (16) |
| Il est temps de cesser de donner une tribune à cet individu pour faire la promo-tion de sa dégénérescence. [5 sept. 2021, 14 h 29] |
| (17) |
| Que de temps et d’argent perdus ! C’est faire honneur à ces barbares. [19 janv. 2022, 10 h 12] |
| (18) |
| La meilleure chose pour nous serait que les journalistes arrêtent de relayer la parole de ce terroriste abjecte, qui utilise ce procès pour faire la propagande de son immonde idéologie. Qu’il soit condamné et qu’il partent dans les oubliettes de l’Humanité. [15 sept. 2021, 14 h 02] |
Le terroriste est destitué de toute humanité, de toute valeur citoyenne, morale, éthique. Dans certaines interactions dialogales (réponses à un commentaire), il finit privé du statut de « combattant » dont il se proclame pourtant (« combattant d’Allah ») en (19) et (20), et même du statut d’animal qui lui avait été attribué dans un commentaire précédent en (21) :
| (19) |
| NON, CE N’EST PAS UN COMBATTANT. C’est un lâche quand il ne va pas faire la guerre et les camps d’entrainement dans le moyen-orient. C’est un lâche quand il ne meure pas au stade de France. C’est un lâche par défaut. [9 sept. 2021, 20 h 24] |
| (20) |
| C’est assez comique de le voir se considérer comme un combattant alors qu’il était même renié par sa propre organisation terroriste car il n’a pas eu le « cou-rage » de mourir pour ses « valeurs ». [15 sept. 2021, 15 h 27] |
| (21) |
| Juger ce genre de personne, c’est comme juger un animal. [9 sept. 2021, 7 h 30] |
| [Quatre réponses :] |
| Un animal vaudra toujours plus que cet individu ! [9 sept. 2021, 7 h 52] |
| Aucun animal ne ferait ce qu il a fait, aucun. [9 sept. 2021, 8 h 31] |
| Comparer cette chose à un animal est une reconnaissance humaine. Pour-quoi juger une M…e pareille ? [9 sept. 2021, 8 h 07] |
| Les animaux n’ont pas à être jugés. Par contre les assassins oui et les élucu-brations de cet assassin doivent nous laisser de glace. Faire comme si il fer-mait son clapet. Il est l’anti VIE, il n’a rien à nous dire, on n’a rien à attendre et entendre de cet assassin. Son cinéma est à mettre à la poubelle.... [9 sept. 2021, 8 h 30] |
La répétition intradiscursive (dans un même post ou entre des réponses à un post) ou interdiscursive (entre des posts) de ces segments accentue la dynamique collective de péjoration. À cela s’ajoutent des désignations ironiques ou sarcastiques en (22) et (23), qui soulignent « la discordance entre le dit et le pensé » (Charaudeau, 2006) de la part du locuteur :
| (22) |
| Ce « Français de 32 ans » ne méritait pas tant d’exposition médiatique. Quant à ses larmes de crocodile, elles ne suscitent pour ma part aucune émotion. Qu’il pourrisse en prison, c’est tout ce que je lui souhaite. Je regrette juste de devoir contribuer avec mes impôts aux frais de justice et d’incarcération. Tout mon soutien aux familles des victimes, et à celles et ceux qui resteront à vie marques dans leur chair et leur âme par la faute des assassins islamiques. [15 avr. 2022, 23 h 17] |
| (23) |
| Le héros de Molenbeek, le lâche, le haineux, présente des excuses des années après, afin de sauver sa peau, une seconde fois ! Tout comme ses frères, les va-leureux guerriers de l’E.I, il a tété la Taqiah au sein de sa mère ! [15 avr. 2022, 18 h 11] |
Cette discordance reflète la distance énonciative, modale entre le dire (guillemets en [22], réorientation lexicale immédiate en [23]) et le dit de ces segments. Bien qu’ils ne soient pas explicitement attribués, ils sont attribuables à un interdiscours, posé comme contestable, laissé à l’interprétation du lecteur.
La mise en œuvre d’un paradigme désignationnel disqualifiant et péjorant montre ainsi une polarisation des échanges qui comporte deux dimensions ; une dimension antagonique (« pôv’ cheri » en [9] ; « héros de Molenbeek », « les valeureux guerriers de l’E.I » en [23]) et une dimension de montée en généralité en (24) :
| (24) |
| Nos sociétés démocratiques se meurent parce qu’elles ne peuvent plus ad-mettre,sous le joug de la liberté d’expression sous le poids des droits de l’homme, qu’une simple forme d’autoritarisme soit acceptable ..il est urgent de redéfinir l’esprit même des démocraties et de comprendre qu’elles ne peuvent pas se passer d’autorité ..ds ce cas présent ,le procès est grotesque,il ne sert que la cause de l’inculpé ..on se ridiculise au nom de la @justice »..et on sert une cause,par tribune interposée ,à des malades mentaux assassins et pervers. [20 sept. 2021, 20 h 17] |
Par ce jeu des désignations émerge une montée en généralité à partir d’un individu sur le banc des accusés : il devient l’archétype des autres djihadistes, prend une valeur d’exemple. Le soubassement de cette généralisation polarisante repose sur la critique politique, sociétale d’une justice, d’un interdiscours médiatique jugé trop laxiste dans les exemples (14), (16) à (18) et (22) à (24).
Le corpus montre ainsi une gradation du rejet à travers trois composantes : politique, idéologique, cultuelle. D’abord est avancée une remise en cause des procès du 13 Novembre à cause de leur coût pour le contribuable et en vertu de la morale : ces procès sont posés comme non équitables si l’on pense aux victimes ; ils permettent, selon les arguments déployés, la publicité du discours des djihadistes accusés et assoient ainsi une légitimation de leur qualité de citoyen, d’humain. Ensuite est avancée une remise en cause des valeurs humanistes de l’État de droit, alors assimilées à de la faiblesse de la part des dirigeants politiciens. Enfin est avancée une remise en cause de la société « wokiste », des « gauchistes », des « politiques de gauche » trop tolérantes et permissives :
| (25) |
| Et s’il s’échappe ???? Et si demain on a un gouvernement boboecologauchiste qui le fait libérer car c’est un pauvre petit musulman victime de notre islamo-phobie!!!!!!! [7 sept. 2021, 12 h 20] |
| (26) |
| Le laxisme incompréhensible de cette France socialisante, aussi portée par des Sarkhozi, a abouti à ce désastre. Tout le respect pour cette famille massacrée, honte absolue aux islamo-gauchistes ainsi qu’au en même temps de certains vis à vis de l’Islam radical qui tue ou fait tuer. [12 sept. 2021, 12 h 30] |
| (27) |
| Oui c est des gauchistes bien pensants qui le jugent. Il risque un rappel a la loi!!! [8 sept. 2021, 23 h 32] |
| (28) |
| Cote Islam, wahabisme et salafisme, coté occident (limité aux USA et à l’Europe de l’Ouest seulement), wokisme. Qui va gagner ? [21 sept. 2021, 9 h 06] |
La dénonciation de cette société portée par une idéologie qualifiée de faible, dangereuse, nocive pour l’identité française passe également par la critique d’un discours circulant, non attribué mais aisément reconstituable en (29) :
| (29) |
| Quand poutine attaque la russie il faut tourner le dos à tous les russes et les plonger dans la misère Quand les musulmans attaquent les français en France il ne faut pas faire d’amalgame et chercher à comprendre.... A quoi sert ce procès fleuve, si ce n’est à montrer notre soumission- fascination pour cette engeance. Un peuple fort aurait déjà réclamé le corps au bout d’un gibet. C etait le peuple français il y a quelques siècles. [14 avr. 2022, 21 h 32] |
Il se met peu à peu en place, de commentaire en commentaire, un système de pensée qui fonctionne par binarités ; en (29), « les musulmans » vs « les français », « le peuple français » vs « cette engeance », aujourd’hui vs « il y a quelques siècles », « un peuple fort » vs la faiblesse de la justice actuelle ; ou en (30), « nous » (« les Français ») vs « eux » (« les terroristes »), « l’État de droit » vs « la barbarie/le mal absolu » :
| (30) |
| Nos responsables politiques voient dans ce procès le triomphe de l’état de droit contre la barbarie. Les français comprennent que ce procès est au contraire une humiliation pour notre pays, qu’il marque notre extrême faiblesse face au mal absolu, notre incapacité coupable à nous protéger d’individus misérables qui ont perdu le sens des réalités. Ce procès sera coûteux pour la collectivité, éprou-vant pour les victimes et surtout inutile car nous n’apprendrons rien de ces terroristes que nous ne sachions déjà. [10 sept. 2021, 13 h 29] |
Le discours rejectif se construit ainsi par des dichotomies qui se succèdent : aux jugements axiologiques contre la médiatisation et la publicité (« spectacularisation » par les médias et « l’indécente tribune » donnée aux djihadistes en [15] à [18]) se superposent des jugements axiologiques contre le « wokisme », la gauche, les « gauchistes » en (25) à (28).
Ces discours visent en premier lieu à fournir un diagnostic (Siapera, 2019 ; Monnier et al., 2020) et cherchent la visibilisation par la réalisation de constats et la mise en avant de jugements, souvent pathémiques : disqualifications, attaques contre la dignité, commentaires injurieux. En second lieu, ils procèdent d’une orientation actionnelle : agir et inciter à agir, par des messages agressifs qui incitent cette fois à un passage à l’acte (Monnier et al., 2022). Comme pour tout discours haineux, ce mécanisme s’appuie sur deux stratégies communicationnelles : un modèle classique de la menace vers l’endogroupe et une qualification péjorative des acteurs qui ne rejettent pas les membres de l’exogroupe. Se concrétise alors de fait une représentation manichéenne de la réalité. L’énonciation se fait dénonciation sociopolitique et non plus simple rejet d’un terroriste.
Pour engager cette énonciation de dénonciation, les outils mobilisés sont les mêmes que pour les discours de haine : désignations péjoratives, on l’a vu, recours à certains pronoms qui brouillent les valeurs référentielles de on, ils sans référents explicités, et d’autres moyens articulant expression et expressivité : les marqueurs ponctuant comme les points de suspension ou d’exclamation, la réduplication de certains signes, la mise en place d’une distorsion dialogique par l’ironie ou le sarcasme.
Le corpus compte 444 occurrences de on qui contribuent à un brouillage de plans référentiels afin de soutenir la dynamique de « in/out group » (Sommier, 2015) de ces discours. Les caractéristiques d’une référence potentiellement plurielle du pronom ont été abondamment travaillées par le passé7. L’approche pragma-énonciative d’une triple stratégie (Seoane et Chagnoux, 2021) nous semble ici pertinente : assimilation, estompage énonciatif ou altérisation.
Ici, c’est la stratégie d’assimilation qui est largement majoritaire en (31) : les on inclusifs et cohésifs accompagnent la formation d’un endogroupe, avec ses mécanismes implicites d’assimilation et de différenciation (nous vsvous, nous vseux). On contribue à dresser un groupe plus ou moins net auquel appartient le locuteur ou la locutrice et à reconstruire l’expérience collective d’un faire groupe qui répond à une volonté de contestation et à un élan cohésif (onvseux) :
| (31) |
| Toujours. La France est spécialiste dans ce domaine et on a une passion pour l’autoflagellation.. [16 sept. 2021, 11 h 06] |
La stratégie d’estompage énonciatif en (30) et (32) correspond, elle, à une prise en charge personnelle distanciée par un effacement du je au profit d’un on, à valeur générale ou spécifique, qui marque un glissement estompant le positionnement de l’énonciateur.
La stratégie d’altérisation en (33), minoritaire ici, répond à un enjeu d’individuation possible pour le locuteur de rejet autour de ce nous. Certains de ces on tablent sur l’altérité d’une instance non nommée, indistincte, ce qui renforce alors la position isolée du nous :
| (32) |
| La Justice, on en parle, on en reparle, mais voilà, c’est comme l’arlésienne, on ne la voit Jamais. [16 sept. 2021, 11 h 56] |
| (33) |
| Donner des leçons est totalement vain… Surtout quand on est « CROYANT » soi même. [16 sept. 2021, 9 h 09] |
Ainsi dans ces discours se retrouve ce on polysémique et complexe, cristallisation du discours environnant qui impacte le discours porté par le locuteur. Il est facteur de distinction entre groupes sociaux et intégrateur d’une certaine frange de la population qui inclut donc le locuteur ou la locutrice, mais sans l’investissement personnel que pourrait représenter un nous. En convoquant ce commun partagé, ce on mobilise une forme d’opinion publique à des fins argumentatives8.
« Est expressif ce qui manifeste un sentiment intérieur, qui le fait advenir à la surface sensible de la conscience et qui dit quelque chose de la subjectivité du locuteur : l’expressivité est le nom de ce potentiel » (Bordas, 2022, p. 8). Dans ce corpus, on l’aura compris, il s’agit pour chaque locutrice ou locuteur individuel d’articuler expression et expressivité et d’élaborer ainsi un discours collectif de rejet envers la figure de Salah Abdeslam. Or, l’omniprésence de ponctuants typographiques comme les émoticônes, points d’exclamation et suspension, avec de fréquentes réduplications, constitue un des marquages de cette articulation, s’ancrant alors dans la matérialité du discours. La composante formelle est en effet significative : l’usage des points d’exclamation et des majuscules pour marquer l’émotion, celui des points de suspension pour escamoter le dire disqualifiant (Monnier et Seoane, 2019), le recours à des visuels comme des photographies prises sur le vif pour montrer une altérité disqualifiée et légitimer le rejet ou des émoticônes pour exprimer ses émotions.
Le point d’exclamation est l’outil le plus évident (2 552 occurrences) : il marque à la fois la clôture de l’énoncé et la modalité exclamative. Il « peut être considéré comme le signe de la pure expressivité, à la différence par exemple du point d’interrogation – plus immédiatement modal, en ce qu’il suppose et suscite une explicitation – et du point de suspension – qui est déjà une forme d’expression » (Bikialo et Rault, 2022, p. 59). Il « signale les réactions personnelles immédiates du locuteur, cri, appels, injonctions, souhaits, répliques positives ou négatives, etc. permettant de faire passer à l’écrit une expressivité directe » (Catach, 1994, p. 63). Il se trouve dans des énoncés brefs comme les interjections, avec la force illocutoire de l’exclamation, ou bien dans des énoncés plus longs dans lesquels l’exclamation contribue à marquer une mise à distance et à lui donner une valeur de rejet. Le positionnement du locuteur ou de la locutrice est nettement expressif : le but n’est pas seulement d’informer, mais de dénoncer (d’où la combinaison fréquente ici avec les points de suspension). La tension entre dit et non-dit se trouve sémiotisée par ce point, et leur réduplication permet d’accentuer la dimension pathémique ainsi que la force de l’expressivité dans les exemples (34) à (36) :
| (34) |
| Ce sont des bombes à retardement ! [20 sept. 2021, 18 h 56] |
| (35) |
| Arrêtons de jouer au Dhimmi avec lui. Nous ne devons pas nous comporter avec des islamistes comme si c’était des gens avec une mentalité judéo Chré-tienne !!!! [20 sept. 2021, 18 h 54] |
| (36) |
| Continuons de le tenir bien au chaud et de lui offrir des sucreries !!!!!!!!!!!!!! [8 sept. 2021, 10 h 04] |
Les points de suspension représentent également des ponctuants typographiques omniprésents. Un quart des commentaires en contient (1 630 occurrences avec trois points, dont la moitié avec plusieurs occurrences et dont un tiers de quatre points et plus) :
| (37) |
| surtout un com-battu de l’État islamique...........mdr [9 sept. 2021, 12 h 30] |
| (38) |
| Ce s…de…se vante de ses crime et Dieu lui pardonnerait …D n’existe pas …et s’il existe qu’il pardonne je préfère croire qu’il n’existe pas …j’aurai l’éternité pour lui dire ma façon de pensée …D si tu m’entends…qu’est ce que tu fou?, p.…n notre bras serait plus fort pour les combattre si tu venais nous filer un petit coup de main… tu sais juste nous filer un coup de main pour les neutrali-ser… qu’ils arrêtent de massacrer des innocents …merci [12 sept. 2021, 13 h 38] |
En fin ou au milieu d’un énoncé, ils signalent une pause définitive ou momentanée. La position syntaxique en souligne la dimension pragma-énonciative : marquer la clôture ou l’incomplétude d’un énoncé tronqué, clore le propos en l’ouvrant sur un autre espace discursif de recul, au-delà de l’énoncé, allonger l’énoncé du point de vue de la matérialité langagière, mais aussi du point de vue des contenus qui sont ainsi rendus implicites. Au milieu d’un énoncé, ils suggèrent un décalage entre deux segments, par l’interruption du premier qui crée un effet d’attente sur le deuxième, celui-ci sera alors interprété comme important, inattendu ou incongru (Dahlet, 2003, p. 90). Ils fonctionnent en micro-dispositifs dialogiques qui permettent de suspendre ou au contraire de distendre le message tout en produisant un escamotage apparent du dire, là même où s’accomplit l’acte de disqualification (Seoane et Monnier, 2022) dont il appartient au lecteur d’être coénonciateur par son interprétation du passage sous silence produit. Le discours rejectif s’instaure dans (et par) cette connivence tacite.
On le voit dans les exemples (35) à (38), ces marqueurs ponctuant d’expressivité sont régulièrement dupliqués. Cette réduplication accentue la visibilité et la lisibilité de l’émotion, du jugement, en montrant une énonciation qui déborde. Le ressort argumentatif relève ici du pathos et non d’arguments issus du logos puisque le dépassement du nombre canonique des trois points de suspension laisse transparaître une émotion de débordement (bouillonnement, emportement, exaltation, etc.). Le geste d’appuyer frénétiquement sur la touche « . » reflète une intentionnalité énonciative : l’émotion (pathos) et l’intention (logos) du locuteur semblent tellement fortes que trois points ne suffiraient pas pour en rendre compte. La réduplication octroie ici une force expressive supplémentaire au propos. La multiplication de ces éléments devient signifiante à grande échelle, car elle montre une expressivité et souligne une distorsion dialogique (dialogisme interdiscursif) entre les propos tenus par le locuteur et des propos (supposément) tenus par d’autres énonciateurs (les médias, certains politiques, Salah Abdeslam…).
Pour finir, nous rejoignons Stéphane Bikialo et Julien Rault (2022, p. 70) pour dire qu’« on peut donc considérer l’expressivité comme la marque ostentatoire de la présence (subjectivité) d’un énonciateur, manifestée par une attitude et une appréciation (modalités) ». Cette « attitude » se manifeste également par l’utilisation récurrente de procédés comme l’ironie et le sarcasme.
| (39) |
| Oh le pauvre petit responsable de 131 morts et 413 blessés est malade donc il a le droit de retourner regarder la télé et faire du sport dans sa salle dé-diée.....qu’en pensent les familles des victimes ??? De qui se fout la justice poli-tique de ce pays ? [4 janv. 2022, 18 h 09] |
| (40) |
| « Il n’est pas en état » le pauvre chéri… [4 janv. 2022, 16 h 27] |
| [Une réponse :] |
| J’en suis émouvé ! [4 janv. 2022, 17 h 12] |
Ici, le lecteur ou la lectrice ne peut s’y tromper, il ou elle est face à l’antiphrase et à de l’ironie à des fins sarcastiques. Les exemples (22), (23), (39) et (40) utilisent clairement ces rouages comme outils énonciatifs d’extériorisation d’un parti pris axiologisé. La distorsion sémantique entre deux segments (« le pauvre petit responsable » et « 131 morts et 413 blessés ») y est accentuée par différents moyens : l’interjection « oh » en (39), le contraste entre la figure du terroriste en prison et le discours rapporté « Il n’est pas en état » suivi du segment sarcastique « le pauvre chéri… » en (40).
Cet effet de contraste conduit à une disjonction interdiscursive entre des discours portés par deux énonciateurs opposés énonciativement et idéologiquement. Il module le dire « vers le haut (sarcasme) ou le bas (ironie) » (Chabrol, 2006, § 3) par un processus de dissociation du dit et du dire, une « opposition pour l’ironie et hyperbolisation pour le sarcasme » (Charaudeau, 2013, p. 35). Cette tension engrange une interprétation sarcastique qui souligne le décalage entre l’explicite et l’intention cachée du locuteur : l’« acte ironique oppose le dit et le pensé, alors que le sarcasme, lui, n’oppose pas les deux faces de l’acte d’énonciation, mais exprime par le dit un jugement de façon bien plus exagérée que ce que pense le locuteur » (p. 35).
L’interprétation de ce décalage engage une lecture connivente. Chaque locuteur laisse au lecteur le soin de reconstruire le cheminement argumentatif amorcé par l’énoncé, favorisant par ce biais cette interprétation connivente : le lecteur est amené à chercher du contenu au-delà du texte lui-même, ce qui fait apparaître une discordance cotextuelle et contextuelle, sarcastique ou ironique. La discordance entre le dit et le non-dit (mais pensé) met finalement en exergue le pensé qui est ainsi inféré, ce qui interroge au passage le cadre de contextualisation préétabli : là encore, il s’agit de rejeter et de dénoncer. Tous ces éléments glissent dans la trame du discours autant d’arguments implicites qui visent, par la lecture coopérative qu’ils sous-tendent, l’éveil d’une conscience idéologique et d’une connivence métaréflexive à coconstruire par le lecteur.
La construction du rejet s’opère selon un triple cadre : le cadre communicationnel du commentaire (dispositif, intentionnalité locutive, ciblage du lecteur et de sa capacité à interpréter, être coénonciateur et saisir les inférences) ; le cadre cotextuel et contextuel (l’interdiscours) ; le cadre prédiscursif (les valeurs socioculturelles sous-jacentes). L’accumulation de commentaires à charge contre le terroriste, contre l’institution ou les pouvoirs politiques dans des pics de commentaires récurrents, systématiques dès que le nom des accusés est mentionné, événementialise chaque prise de parole et fait converger un ensemble de discours individuels, produits par des locuteurs et locutrices souvent anonymes et abonnés au même journal, pour laisser émerger un discours collectivement partagé, pathémique, de rejet, de haine ou de dénonciation. Le nom du terroriste à honnir, dépourvu de toute son humanité et sa complexité, finit alors par importer moins que ce qu’il est supposé représenter et visibiliser : les préceptes islamistes, voire musulmans par amalgame cognitif (Breton, 2000), mais aussi le laxisme de nos gouvernants et le péril de la Nation, de la civilisation occidentale. Il devient une figure repoussoir à de multiples égards, menaçant le corps des citoyens par sa violence physique et, par sa violence symbolique, le corps d’une communauté unie par des valeurs.
Les soubassements de ce macro-discours sont ainsi idéologiques et, du point de vue énonciatif, dialogiques : par le jeu de l’interdiscours convoqué régulièrement, par les interactions interdiscursives avec certains passages des prises de parole du djihadiste (en discours rapporté explicité ou non), par les interactions interdiscursives entre commentaires (que l’on pourrait assimiler à des interactions intradiscursives si l’on considère le discours collectif émergent), par les volontés d’interactions interlocutives avec le lecteur potentiellement connivent.
Cette combinaison de phénomènes à partir d’un terreau idéologique commun dans ces pics, et que l’on retrouve bien moins dans des commentaires plus isolés, tient d’un phénomène que nous désignons par l’expression capillarité dialogique (interdiscursive et interlocutive), car il visibilise la montée en tension de certains discours oppositifs, voire subversifs, et qui traduit ici une polarisation des enjeux à travers la mise en scène d’une conflictualité latente ou explicite dans des espaces d’expression dont l’intensité pathémique autour d’un ennemi commun se fait convergente et polyphonique. À la dialogisation de ces discours répond une idéologisation prédiscursive et métadiscursive, produite par chaque locuteur-commentaire et induite chez le lecteur, au-delà de l’énoncé lui-même.

Source : Annabelle Seoane

Source : Annabelle Seoane