Show cover
Couverture de Les Terrains du cyberharcèlement et de la haine en ligne (Edul, 2025) Show/hide cover

Conclusion

Notre exploration des terrains du cyberharcèlement et de la haine en ligne s’achève avec l’auto-ethnographie réflexive et poignante de Sophie Laligant, concernée personnellement par le sujet à travers la menace de mort qui lui a été adressée par voie électronique dans le cadre de ses fonctions universitaires. Ces terrains, aussi variés soient-ils, sont tous envisagés comme terrains de recherche, se focalisant sur la dimension empirique des violences ; et dans un sens plus métaphorique, comme un ensemble de facteurs propices au développement de ces violences, qui doivent faire l’objet de notre examen critique. Ces éléments qui favorisent le surgissement du cyberharcèlement ou de la haine en ligne peuvent être de nature idéologique : plusieurs chapitres documentent ainsi le rôle joué par les rapports de domination comme le sexisme ou le racisme. Le texte de Michael Perret, Thomas Jammet et Pierre-Yves Moret montre comment les remarques à caractère sexiste ou raciste viennent troubler la webdiffusion de parties de jeu vidéo sur Twitch. Il révèle en particulier l’important travail émotionnel que les streamers et les streameuses doivent réaliser pour y faire face, certains préférant finalement interrompre leurs activités en ligne pour se protéger de ces attaques. Le chapitre d’Annabelle Seoane, de la même manière, décode l’idéologie raciste sous-jacente dans les commentaires de rejet à l’encontre des auteurs des attentats du 13 novembre 2015. En effet, ces discours de haine ne se contentent pas de condamner « le criminel », mais relèvent également d’un processus d’altérisation qui s’appuie sur l’opposition binaire entre un « eux » (« les musulmans ») et un « nous » (« les Français »).

Dans le cas des rapports de genre, qui s’exercent de façon spécifique en fonction du contexte géographique et culturel, le chapitre de Gaël Pasquier (sur la diffusion de photos intimes entre adolescentes et adolescents) et celui de Julie Alev Dilmaç (sur le harcèlement numérique en Turquie) montrent tous deux comment les normes genrées non seulement exposent davantage les femmes à différentes déclinaisons du cyberharcèlement (sextorsion, slut shaming, images truquées propageant la rumeur…), mais aussi empêchent une prévention et une lutte efficaces. Dans le contexte turc, cela se traduit par une complaisance vis-à-vis des « crimes d’honneur » perpétrés contre les femmes victimes, dont l’image de pureté a été mise à mal. Dans le cas du partage de photos intimes entre adolescents et adolescentes, les personnels éducatifs éprouvent des difficultés à reconnaître la possibilité même d’une agentivité sexuelle des jeunes filles qui partagent des photos dénudées et ont aussi tendance à les blâmer pour leur « naïveté ».

Que ce soit dans le contexte de la sociabilité adolescente sur Snapchat ou de l’utilisation des outils numériques au travail, les chapitres respectifs de Margot Deage et d’Aurélie Laborde montrent qu’il existe également des facteurs technologiques qui constituent un terrain propice à l’émergence des violences en ligne. En dépassant la polarisation entre déterminisme technique et célébration du pouvoir des usagers, les deux textes dévoilent des liens entre certaines fonctionnalités et certains usages pouvant conduire aux situations de harcèlement. Ainsi, la nécessité d’entretenir les snapflammes, émojis gages d’un lien quotidien entre deux personnes amies sur Snapchat, incite les jeunes à alimenter en permanence les conversations numériques et les pousse à prendre des risques en divulguant leur mot de passe pour que leur entourage puisse entretenir ces conversations à leur place. La fonctionnalité de messagerie instantanée de l’application Teams, que ce soit dans le cadre du télétravail ou au bureau, provoque l’isolement des jeunes femmes à qui a été imposé cet outil et l’envahissement de leur temps de repos via des messages professionnels sur leur téléphone mobile, tandis que les managers ne réalisent pas leur détresse et leur adressent un volume de tâches impossible à traiter. Dans ce cas précis, les violences exercées par l’intermédiaire des outils numériques ne sont pas le prolongement de violences existant également hors ligne, elles sont inhérentes à l’usage de ces technologies. Les déterminants techniques de ce type de harcèlement s’articulent en revanche bel et bien avec d’autres facteurs : les risques psychosociaux en contexte professionnel, tels que la surcharge de travail structurelle (notamment celle des responsables) et la déresponsabilisation de l’employeur. Nous retrouvons ici de nouveau les conclusions du texte de Sophie Laligant, dont l’autoanalyse déplie non seulement les conséquences psychologiques, affectives et sociales de la menace de mort reçue sur sa boîte mail professionnelle, mais aussi les rouages du monde universitaire qui ont été la source d’une amplification des violences. Au soutien qu’elle a d’abord reçu dans les premières semaines sont insidieusement venues se substituer des remarques sceptiques vis-à-vis des aménagements liés à son statut de « menacée », remarques fortement corrélées à la surcharge de travail et au manque de temps de recherche des enseignants-chercheurs et des enseignantes-chercheuses : « T’as au moins le temps de faire de la recherche, ça c’est bien ».

Pour clore ce volume sur des pistes de recommandation en matière de prévention et de lutte contre le cyberharcèlement et la haine en ligne, voici donc quelques racines du mal auxquelles nous pourrions nous attaquer : les rapports de domination ; les risques induits par certaines fonctionnalités techniques ; ou encore les risques psychosociaux en contexte professionnel. S’inscrivant dans la logique internationale et interdisciplinaire de cet ouvrage, le chapitre de Mathieu Bégin (avec Alice T’Kint, Maggie Roy et Justine Caron) nous invite également à entamer un dialogue pour mutualiser les ressources en matière de lutte et de prévention du cyberharcèlement, à travers l’exemple du Canada et de la Belgique. C’est dans cette optique qu’a été organisé le colloque international sur le (cyber)harcèlement (Cicy) de Nancy en décembre 2022, à l’origine de ce livre, pensé comme le premier d’une série de colloques internationaux dont la seconde édition a eu lieu en Pologne à Poznań, les 3 et 4 juin 20241, tandis que la troisième est en ce moment même en préparation.

Afin de mieux cerner les violences, il apparaît également important de multiplier les contextes d’analyse pour aller à l’encontre des idées reçues. Non, le (cyber)harcèlement ne touche pas exclusivement les jeunes et les adolescents : en attestent les cinq chapitres (sur huit) du présent volume qui relatent des violences entre adultes, que ce soit dans le cadre privé, au sein d’un espace public numérique ou dans la sphère professionnelle. Et il ne touche pas non plus tout le monde uniformément – pour enterrer définitivement un lieu commun que les lectrices et les lecteurs concernés auront peut-être déjà entendu : « Au fond, est-ce qu’on n’est pas tous un peu harcelés ? ». Bien au contraire, le cyberharcèlement s’ancre bel et bien dans des logiques culturelles et sociales, aux côtés de dimensions affectives et psychologiques, notamment fondées sur des rapports de pouvoir comme les rapports de genre ou de race (auxquels s’ajoutent d’autres aspects non documentés dans cet ouvrage, tels que le handicap ou la classe sociale). Nous espérons modestement que ce livre et les futures éditions de Cicy contribueront à les déconstruire et à faire émerger des ressources pour faire cesser les violences, tout en aidant les personnes concernées à résister, à s’en sortir et à s’en remettre.