Chapitre 8
Performer les tracés de la violence, du soi et de l’autre
« En un mot, s’asseoir au bord de la route et se regarder passer » (André Leroi-Gourhan, Le Fil du temps, 1983).
Un unique courriel de menace de mort reçu sur ma messagerie professionnelle de l’université, et pourtant tout y est ! Performatif, il agit comme un choc, un révélateur dont le pouvoir réticulaire cognitif envahit, pénètre, parasite le quotidien et les relations sociales de celle ou celui qui le reçoit. Inattendu, il bouleverse à la fois le temps et l’espace. Par sa fulgurance, il bouleverse et reconfigure l’identité de la personne enseignante-chercheuse non pas dans son identité référentielle que définit la carte nationale d’identité, mais dans son identité morale, dans ses relations qui l’attachent à une communauté (professionnelle, politique, familiale, syndicale…). Donner corps à mon expérience en me mettant en état d’énonciation présuppose aussi que l’objet de ce texte est indissociable du temps de l’observation ethnographique et de l’imprégnation lente et progressive des effets de la menace par courriel, et non de ses causes. Mettre au jour ce qui n’est pas dit et ce qui est caché, analyser les faits et les actions des différents acteurs engagés dans cet événement oblige donc à un décentrement. Comment décrire les faits ? Comment déposer des témoignages qui incitent le moi cognitif de l’ethnologue à un retour réflexif et critique d’expériences, et à une relecture de l’altérité de l’autre, de l’altérité des autres sans cesse relative et de fait analysable ?
Cette publication, comme la communication au colloque qui l’a précédée, présente pour la première fois l’ethnographie très particulière de cette menace de mort. Ce texte dont les matériaux sont recueillis au fil de l’eau d’une enquête ethnographique et policière toujours en cours depuis octobre 2021 ne saurait être reçu comme un essai littéraire, comme ont pu l’évoquer certains à la lecture des précédentes versions. En effet, il ne peut s’offrir à autant d’interprétations que de lecteurs, comme le soulignait Maurice Godelier. L’ethnographie dépliée ici met en circulation les connaissances et les représentations que j’acquiers en état de menace de mort telles celles révélées aux personnes franchissant les étapes d’un rite d’initiation et, par-delà ce texte, elle ouvre à une mise en débat d’une actualité qui concerne chacun de nous au sein de la communauté scientifique de chercheurs et de chercheuses et d’enseignants-chercheurs et d’enseignantes-chercheuses.
En ce mercredi matin, et comme chaque fois que j’arrive dans mon bureau à l’université, la même mécanique bien huilée depuis bientôt 20 ans se répète. Ouvrir ma messagerie pour prendre connaissance des informations (réunions, annonces de colloques et autres activités de la recherche et de l’enseignement), et aussi des courriels d’étudiants et étudiantes et de collègues pour y répondre. Puis m’immerger dans mes cours d’anthropologie sociale que je dois donner dans la journée, en amphithéâtre, aux étudiants et étudiantes de première année de licence. Dans ce flot de courriels déversé depuis la veille, une ligne attire mon attention : « ta saloperie ». Je clique sur l’objet et, après les présentations de circonstance où l’individu mentionne qu’il a été étudiant en première année à l’Université de Tours il y a dix ans, voici ce que je lis :
Je suis animé par un désir de vengeance. J’ai envie aujourd’hui de cogner ta tête jusqu’à ce que la mort s’en suivre [sic] et abandonné [sic] ton corps répugnant aux charognards pour se délecter nutritionnelement [sic] et même charnelnement [sic]. Tu m’avais refusé ton cours de TD… […] t’es vraiment une piteuse anthropologue […] en raison de l’insuffisance de [ton] bagage intellectuel […] tu devrai [sic] avoir honte de ta professions [sic], oui tu devrai [sic] avoir honte de ta professions [sic].
Je stoppe net ma lecture !
Envahie par une soudaine envie de vomir, je tremble, happée par l’annonce effrayante de ma propre mort. Mon quotidien d’enseignante-chercheuse est d’un coup submergé par quelque chose de despotique, terrifiant, contrôlant, qui m’est inconnu, incompréhensible. Peur et angoisse engloutissent mes certitudes avec un tel degré de fulgurance et d’intensité que je suis prise de spasmes nerveux qui coupent ma respiration. Peur et angoisse font tomber le rideau sur cette journée qui vient à peine de commencer, et sur les semaines et les mois à venir. Ma vie ne va plus être la même ni l’exercice de mon activité d’enseignante-chercheuse : tout va être risqué ou considéré comme tel, modifiant mes habitudes jusque dans ma vie de tous les jours. Mes communications dans des colloques – annulées les premières semaines – sont strictement accompagnées depuis de proches (famille, amis) que j’appelle avec affection « mes poteaux », prévenant aussi systématiquement les organisateurs de la manifestation scientifique, les agents de la sécurité sur les lieux, repérant chaque fois les sorties de secours et demandant souvent que mes nom et prénom n’apparaissent qu’a posteriori sur les programmes.
Instantanément ce mercredi matin, je fais suivre ce courriel, qui ne ressemble pas à ceux que je reçois habituellement des étudiants et étudiantes, aux services administratifs de l’unité de formation et de recherche (UFR) « Arts et sciences humaines ». Une impression papier du courriel en main, je quitte mon bureau pour ne plus y revenir pendant des mois. Tout dans la journée va alors s’enchaîner selon les bonnes règles d’une marche à suivre que les personnes de l’administration découvrent – comme moi – au fur et à mesure, et dont les effets impactent toujours le travail de mes collègues au département de sociologie, les étudiants et étudiantes et mon quotidien qui n’est plus ni banal ni ordinaire.
À 12 h 30, ce même jour après que l’administration de l’UFR a contacté le service juridique de l’université, je dépose, aidée dans la rédaction par un collègue, une plainte en ligne pour menace de mort en précisant que je suis enseignante ; dans le même temps, les services informatiques se renseignent sur l’adresse IP d’envoi du courriel, et les services de scolarité et du secrétariat du département de sociologie auquel je suis rattachée sur le nom de l’individu qui aurait été étudiant à Tours. L’après-midi même un agent de police judiciaire du commissariat Tours Nord, après un courriel me demandant de lui faire suivre « celui de menace », me téléphone pour fixer à 15 heures le lendemain un rendez-vous afin de faire mon dépôt de plainte dans son bureau de l’antenne à Tours Nord. Tout en s’étonnant que je ne sois pas reçue à l’hôtel de police à deux pas des bâtiments de l’université pour ce « type d’affaire de menace de mort qui me concerne », il me conseille de m’éloigner de mon lieu de travail à l’université et de quitter mon domicile au plus tôt pour m’installer ailleurs pour ma protection : ce qui durera plusieurs mois. Dans l’immédiat, pour gérer le choc de la situation, mes cours de la journée et ceux du lendemain sont suspendus par l’administration de l’UFR et il m’est conseillé pour ma « sécurité physique de me mettre en retrait, en arrêt maladie au moins une semaine », « le temps de voir venir et de s’organiser », avant « d’être invitée [par courriel officiel du Président] à rester temporairement éloignée de l’université ».
Une amie et collègue passera la nuit chez moi pour ne pas me laisser seule. Le 8 octobre 2021 à 12 h 34, j’adresse une demande de protection fonctionnelle au président de l’Université de Tours avec la copie du courriel de menace de mort et celle du procès-verbal de ma plainte « pour menace de mort matérialisée par un écrit ». Acceptée, elle prend effet le 13 octobre 2021, et est accompagnée le même jour d’un courrier envoyé en recommandé avec accusé de réception adressé au procureur de la République pour « signalement de faits de menaces de mort, diffamations et injures » par le président de l’université.
Les semaines qui suivent provoquent une rafale de réactions de soutien, de réconfort et d’amitié par courriel ou par téléphone de collègues de Tours et d’ailleurs. Par-delà mes états de rage, de colère, d’incompréhension, mes sentiments d’injustice et de défiance et une profonde détresse suscités par des réponses, les attentes à mes demandes de rendez-vous, les réactions des uns et des autres, les moments d’apaisement et de tension, je suis devenue cette personne fractale dont débattent les travaux anthropologiques de Marilyn Strathern (1988) et de Roy Wagner (1991). Faite de couches d’expériences relationnelles, biographiques et émotionnelles qui, au-delà de l’image purement formelle de la structure rappelant celle des poupées russes emboîtées, ou du personnage de théâtre de la mère Gigogne (Descombes, 2010 ; Laligant, à paraître), l’image de la personne que je deviens s’apparente davantage à l’image de l’oignon évoquée dans les vers de Peer Gynt, insaisissable et piégée dans une quantité incroyable de pelures superposées les unes aux autres (Ibsen, 2006).
Depuis, j’ai été déchargée de mon volet « enseignement » par le président de l’université. Je pointerai néanmoins le décalage qui existe actuellement entre le cadre législatif, le décret d’application et son exécution concernant la protection fonctionnelle. Si l’octroi de cette dernière est régi par l’article L.712‑2 du Code de l’éducation et par celui portant droits et obligations des fonctionnaires (L. 83‑634, article 11), cela restreint la palette des dispositifs et moyens de protection et de sécurité et ne rend compte ni des obstacles, ni le plus souvent de l’absence de solutions que rencontrent tout à la fois la personne menacée de mort et les services administratifs universitaires, mais aussi les organisations syndicales. Je préciserai aussi que, à la suite d’une réponse faite par le Parquet en avril 2023, « l’enquête est toujours en cours ». En l’état d’avancement de l’enquête de police, tout n’est donc pas dicible dans le récit ethnographique que je fais de cette menace de mort alors qu’elle renvoie à la vaste typologisation de la cyberviolence et du cyberharcèlement en contextes multiples relevant de ce que l’on nomme les digitalstudies.
Les digital studies (Plantin et Monnoyer-Smith, 20131 ; Boukala et Cerclet, 2020) ouvrent à un vaste champ thématique et pluridisciplinaire travaillé depuis plusieurs années par de nombreux spécialistes. Je n’en retracerai ici ni l’histoire, ni celle des controverses et des thèmes qui le traversent ; d’autres s’en sont chargés avant moi. S’interroger sur le cyberharcèlement et plus spécifiquement sur les violences via les médiums numériques de communication en ligne, c’est aussi constater que les juges, les associations d’aide aux victimes, les médias, la police, et aussi les chercheurs et les chercheuses recourent souvent à des témoignages à la première personne, mais sans être directement les cibles des violences décrites. En regard de ces approches, l’objet de ce texte est de rendre compte2 de l’ethnographie inclusive de ma menace de mort via ma messagerie électronique, en prenant soin de dissocier chaque fois que nécessaire les mécanismes de comportement individuel sur le plan cognitif, de l’imaginaire, de l’anticipation liés aux contraintes de la situation, tout en en restituant les mécanismes sociaux au sein de collectifs (« sphères publiques » comme les institutions décisionnelles universitaires ou juridiques, les collègues ; « sphères privées » comme les amis, la famille…).
L’écriture de ce texte a aussi impliqué, par-delà l’ethnographie et l’analyse qui en sont faites, de s’interroger sur la forme discursive qu’elle devait avoir en tant qu’expérience. Depuis la prise de notes de terrain quasi immédiate, la mise en écriture a dû trouver son propre rythme et est passée par trois textes successifs. Le premier intitulé « “Jusqu’à ce que la mort s’en suive” : de la réification à la disruption dans une perspective anthropologique » s’est imposé au moment où un appel de colloque international sur le (cyber)harcèlement a été lancé le 12 février 20223. Non publié à ce jour et lu par mes proches et de rares collègues, dont les avis4 m’ont confortée dans cette volonté d’ethnographier cette menace de mort, l’expérience y est cachée sans savoir qui elle touche réellement par les artifices des périphrases ne permettant pas réellement au lecteur de savoir qui en sont les protagonistes. Le deuxième, rédigé en septembre 20225 pour la communication sera l’occasion d’une analyse plus détaillée dont cette version constitue le prolongement, tout à la fois différent d’hier et de demain dans le vécu et l’observation. Les retours de lecture des ébauches successives de ce texte au sein de mon réseau familial, amical et professionnel m’ont encouragée à poursuivre. Pourtant un collègue et ami n’ayant aucune connaissance du détail de cette agression, ni de son degré rémanent de gravité – du fait que je n’avais pas joint le courriel reçu – m’a conseillé de ne pas publier ce qui était alors, pour reprendre ses propres mots, « un ressassement, une rumination, un état des lieux d’un descriptif cruel dont il saisissait mal ce qui entravait encore la sortie de tout cela » et au sujet duquel il me demandait : « A-t-on pu identifier cette personne ? Continue-t-il à t’écrire ? ». À cet instant, son avis me déconcerta quelque peu en regard de l’énergie déployée pour mettre en mots et déchiffrer cette itinérance chaotique émotionnelle, relationnelle, existentielle, professionnelle, qui était la mienne, et je restai plusieurs jours à interroger le bien-fondé, le bon droit, la légitimité et la pertinence de sa réaction, mais aussi de ma propre démarche : celle d’ethnographier cette menace de mort qui m’était faite.
Sans cacher les difficultés que j’ai eues à témoigner de cette menace omniprésente, les fréquentes discussions sur plusieurs sujets de réflexion, d’attitude à avoir, de choses à mentionner, à rappeler ou à garder sous silence m’ont aidée à entrevoir la complexité des réalités et des enjeux selon les interlocutrices et les interlocuteurs côtoyés des différents corps institutionnels publics, professionnels et relevant d’organisations syndicales (juristes, collègues, médecins, policiers et policières, avocats et avocates, syndicalistes…). Difficultés d’autant plus marquantes que je n’ai pas trouvé de récits ethnologiques de ce genre, quant à d’autres collègues de l’enseignement et de la recherche vivant de telles menaces de mort6. Très peu d’informations ont pu être glanées ici et là, à de rares exceptions qui sont celles relevées dans des « entrefilets » de messages de soutien émanant de présidents d’université7.
Alors, comment comparer pour comprendre quand la démarche propre à l’ethnologie ne peut de toute évidence être suivie ? Quand chaque fois que j’interroge des personnes affiliées à différents syndicats de l’enseignement supérieur ou des collègues attachés à d’autres universités ou au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), à des personnes occupant des postes de l’administration pour savoir s’ils et elles ont connaissance de précédents à Tours ou dans d’autres universités, les mêmes réponses ou silences m’ont été adressés les premières semaines : « À notre connaissance, vous êtes la première » ; « Nous n’avons jamais eu de cas identique à traiter… ». Finalement, par manque de corpus de matériaux similaires touchant à des personnes menacées de mort dans le cadre de leur fonction d’enseignant-chercheur ou d’enseignante-chercheuse, ne suis-je pas en train de faire preuve d’ethnocentrisme, pour ne pas dire même d’égocentrisme ? L’ethnocentrisme ne consiste-t-il pas à évaluer la culture des autres par le biais de la nôtre, mais aussi peut-être à négliger le poids de nos réticences à traiter de données issues de nos propres sociétés, comme le rappelait souvent Daniel de Coppet dans un séminaire8 ? Et, qui plus est, quand l’ethnographie touche à des faits de menace de mort dans la fonction publique ? En cela, ne suis-je pas en train d’appréhender la comparaison d’une autre manière en suivant des intuitions de recherche issues d’ethnographies du proche, de sujets ou de terrains que nous tendons trop souvent à ne jamais explorer ni exploiter, car jugés secondaires, inintéressants, dangereux, voire « psychologisants » ? Or, ne trouve-t-on pas là, dans les recoins de nos notes de terrain, au détour des observations ou des paroles retranscrites, une possibilité d’appréhender ici de manière inattendue et différente la cohérence d’une ethnographie de menace de mort propre à révéler d’autres soubassements idéologiques et méthodologiques ?
Attester d’une expérience personnelle, comme celle analysée ici, pourrait sembler suspect à certains et certaines tant elle a comme conséquence immédiate d’en appauvrir a priori la diversité, recroquevillant le paysage heuristique par manque de diversité sociale. Or, comprendre du dedans l’ordonnancement du social grâce à une approche tout à la fois réflexive et introspective est une démarche privilégiée de l’anthropologie sociale, consubstantielle à la pluralité d’acteurs, de contextes et de temporalités. Si certains doutent de l’apparente neutralité du chercheur ou de la chercheuse en la malmenant par des réflexions critiques, voire corrosives, tel M. Godelier qui demandait avec un brin d’humour à ses étudiants et étudiantes s’ils et elles auraient participé au banquet cannibale des Guayaki, s’ils ou elles s’étaient trouvés parmi eux à ce moment, d’autres au contraire la posent dans la dialectique même de la construction d’un savoir situé (Haraway, 1988) dont la force de l’expérience est justement d’aller au-delà de l’interface – ici de l’écran de l’ordinateur – pour en traverser la surface et la matière. Saisir ensemble la passion (de pathein en grec : subir), l’émotion (de movere en latin : mettre en mouvement), et la raison (logos) aide à rester « en état de vigilance, de réflexion dans l’au-delà de soi » (Tillion, 1988, p. 12), comme l’a si justement pointé en d’autres circonstances l’ethnologue Germaine Tillion dans Ravensbrück, ou encore Jeanne Favret-Saada (1990) quand, prise elle-même dans la sorcellerie de son terrain mayennais comme condition même d’accès aux savoirs, elle a dû se faire désenvoûter.
Cette dualité entre l’anthropologue destinataire de la menace de mort, tout à la fois enquêtrice et enquêtée, rappelle aussi celle déjà posée par le poète Jorge Luis Borges (2010) entre l’auteur de son essai autobiographique et celui à qui il arrive les choses, mais ne sachant pas lequel des deux a écrit cette page. Le principe selon lequel décrire signifie mettre en jeu le point de vue de l’observé, formulé par Gregory Bateson à propos de son étude sur les Iatmul de Nouvelle-Guinée, trouve ici une nouvelle impulsion qui éclaire sur la nature du lieu et du temps qu’occupe l’ethnologue menacée de mort dans l’exercice de sa fonction d’enseignante-chercheuse, dans son rapport au « menaceur » et aux autres.
Si certains et certaines m’ont conseillé de dire et d’écrire sur cette ethnographie, ou encore d’y insérer le courriel entier en début ou en fin d’article, d’autres en ont rejeté l’éventualité même pour ma sécurité. Face à ces tensions épistémologiques et déontologiques récurrentes au recueil des données puis à l’écriture de l’ethnographe débattue de longue date chez les anthropologues, j’ai finalement choisi de préserver l’anonymat des personnes, consciente des conséquences qu’entraînerait le dévoilement des noms de chercheurs et de chercheuses et d’enseignants-chercheurs et d’enseignantes-chercheuses en activité ou en retraite, et de personnes évoluant dans le monde ministériel, syndical, policier, médical et des différents services administratifs universitaires. Quant à moi, j’ai pensé un instant à prendre un nom d’emprunt, évoquant plusieurs pseudonymes avec mes proches ; un instant, il a aussi été question d’écrire à la troisième personne. Mais très vite cette solution de l’écriture et de l’analyse ethnographique de matériaux biographiques est apparue malaisée et comme une cotte mal taillée, entre le fait de répondre de moi comme destinataire du courriel et agent (Strathern, 1988) de mon propre vécu de menacée d’un côté et comme sujet-ethnologue présumé autonome de l’autre.
S’il est un registre familier des ethnologues, ce sont les travaux réflexifs d’écriture sur la relation aux autres, à soi et au terrain ; mais dans l’ethnographie de menace de mort déroulée ici, cette imputation dans l’écriture entre le dicible et l’indicible, c’est répondre à la fois de soi et de l’autre qui menace, de soi et du monde professionnel qui est le sien. C’est aussi se poser à soi-même la question de la responsabilité de ce qui se joue dans les paroles, les sous-entendus et les silences de l’écriture, dans l’anonymisation des uns et des autres dont aussi celle de l’individu qui me menace de mort, alors que je choisis de signer l’article de mon nom. Se devinent ici l’inspiration juridique de l’enquête en cours et, au-delà, le principe de responsabilité qui en découle (Jonas, 2008). De fait, si la responsabilité se pose dans son principe même comme une relation, un lien entre deux êtres, la relation ici imposée entre celui qui a envoyé le courriel de menace de mort et celle qui le reçoit – à savoir moi – va progressivement opérer un retournement conceptuel dans ce qui se passe quand le « je » menacé répond de l’autre.
Cette ethnographie, en ce qu’elle déploie une autre forme de construit communautaire, est exemplaire, par-delà le traumatisme, la léthargie à la fois mentale et physique, et l’état de disruption des premières semaines signant un inarticulé social9. La particularité de chaque point de vue spécifique de ce construit communautaire dégage progressivement et in fine un tout, dont chacun est un des sous-systèmes ou une des totalités partielles, et dont la compréhension des éléments est indissociable de l’ensemble. En résumé, il va s’agir de comprendre comment ce courriel de menace de mort, entendu non comme un simple fait sous la forme d’un référent fixe, à un moment donné, mais sous celle d’un événement qui s’étire dans le temps, est à l’intersection de trois notions : l’individuel, le collectif et l’institutionnel dans leur agentivité, leur temporalité des agendas et leurs intérêts contrastés. Comment ce courriel induit-il tout à la fois un paradoxe de l’information et unnouvel horizon des événements dans la lignée de mes travaux sur l’expérience des catégories, inscrits dans le champ de l’ethnoscience et de l’anthropologie sociale (Laligant, 2020), et aussi de ceux de Rainer Weiss, Stephen Hawking ou Kip Thorne en physique quantique qui rejoignent la perception du virtuel comme « une puissance en devenir » (Lévy, 1995, p. 13) allant au-delà d’« une force, une énergie et une impulsion initiale » (Quéau, 1993, p. 26) ?
Avant toute chose, il est nécessaire de s’affranchir des lieux communs. Ainsi, l’expression « cyberviolence » ne doit pas nous égarer sur l’illusion d’un modèle analytique binaire virtualité/réalité dont la portée heuristique serait posée comme condition même de l’analyse comme le sont d’autres dualismes (p. ex. virtualité/potentialité ; virtualité/actualité) largement débattus en scolastique puis en philosophie par Thomas d’Aquin, Gottfried Wilhelm Leibniz, Henri Bergson, Maurice Merleau-Ponty, Roland Barthes ou Gilles Deleuze10. En cela, tout comme le royaume apparemment non physique et désincarné du cyberespace repose sur une fausse dichotomie, car le virtuel et le matériel ne sont pas en opposition (Saco, 2002 ; Aiken, 2016), les spécificités de l’enquête de terrain menée sur ou dans Internet, ou prenant comme objets des usages en lien avec les réseaux ou la communication en ligne (Pastinelli, 2011), ne sont pas très éloignées d’une anthropologie sociale portant sur des objets hors ligne ; objets qui dans leur « faire, faire faire et faire penser »11 sont tout aussi fluides, se formant et se transformant constamment sous les yeux de l’ethnographe. Aussi, à rebours de nos conventions occidentales qui inclinent à poser les éléments tels qu’une expression, un terme, un symbole dans leur réalité objective, ceux-ci ne peuvent être pleinement appréhendés en dehors de leurs usages, de leurs contextes et de leurs temporalités comme il en est d’ailleurs de toutes choses. En écho, ce sont les stratégies sociales, discursives, imaginatives, et émotionnelles déployées au fur et à mesure des rencontres, des contextes et des temporalités qui vont donner progressivement à un événement, en l’occurrence cette menace de mort par courriel, un tracé aux contours sociologiques à la fois repérables et particuliers, façonnés par le système de valeurs et de représentations spécifiques de la totalité sociale où elle se manifeste.
Pour des raisons épistémologiques, je ne vais employer le terme de « victime » qu’à de très rares occasions, lui préférant ceux de « menaceur » et de « menacée » désignant respectivement l’expéditeur du courriel qui menace de mort et la destinataire de ce courriel.
Ce choix sémantique répond évidemment à une volonté d’inscrire la réflexion dans un système de nomination et d’emploi du vocabulaire normatif sur le plan académique et scientifique suivant une longue tradition anthropologique sur la menace et la violence qui mobilisent le couple offenseur/offensé, et dont la mise à distance du chercheur ou de la chercheuse et témoin prend ici toute sa mesure. Les deux termes « offenseur/offensé » ne peuvent cependant être appliqués dans le cas déplié ici, car ils relèvent d’un système de justice vindicatoire impliquant une telle complémentarité entre individu et groupe qu’elle en affecte la conduite de chacun : vendetta, dette de vengeance, prix du sang, maintien et restauration de l’ordre par des puissances surnaturelles (Verdier, 1981, p. 23), en retournant l’offense contre l’offenseur et en laissant place au-delà à l’hostilité et à la guerre. En contraste, en France, nous vivons dans un système juridique pénal qui isole et retranche l’individu criminel de la société, laissant l’État exercer la violence légitime en confisquant à son profit le pouvoir de punir au nom de la justice des hommes.
Quoique nom, prénom et même date de naissance de l’expéditeur figurent en en-tête du courriel, je vais donc leur préférer ceux de « menaceur » ou d’individu dans le sens de « quelqu’un que l’on ne peut pas ou que l’on ne veut pas nommer »12, et ne pas chercher à discuter l’identité du « menaceur » ou les origines du courriel qui, en l’état d’avancement de l’enquête et de l’objet de cet article, me semblent aussi invérifiables qu’inutiles, car pouvant être le fait tout aussi bien d’un individu isolé que d’un groupe d’individus. De même, ce serait une erreur d’utiliser le terme « coupable » qui sous-entend une interprétation juridique ou moralisatrice de la menace de mort, d’autant plus pour une anthropologue pour qui les prérequis analytiques doivent être expurgés de toute ambiguïté et de toute signification indésirables, comme l’est le fait de tenter de discerner le vrai du faux ou de rechercher les raisons de ce geste. Comme l’écrira Franz Kafka dans une lettre à Milena Jesenská, « il est difficile de dire la vérité, car il n’y en a qu’une, mais elle est vivante, et a par conséquent un visage changeant ». Cette citation que j’emprunte à La Faiblesse du vrai de Myriam Revault d’Allonnes (2021) rejoint ici mon approche méthodologique et épistémologique.
En effet, la pratique de l’ethnologue implique un postulat en équilibre dynamique constant, tout en paradoxe et en tension : celui d’une conscience nécessaire de mise à distance immédiate et irréductible séparant le chercheur de ses sujets d’étude. De fait, si « menaceur » et « menacée » participent d’une seule et même nature humaine, leurs actions et leurs façons de penser ici sont a priori différentes. En cela, observer le « menaceur » et tous les autres acteurs impliqués à leur insu dans l’événement oblige à une posture critique sur la dimension exceptionnelle de cette menace de mort en s’observant préalablement soi-même, car prise dans cette toile de significations.
Appliquant ce que G. Tillion appelle une socioanalyse presque cathartique, l’ethnographie de mon expérience s’enrichit au long cours, depuis plus de 19 mois, de rencontres régulières avec une psychologue de France Victimes 37, et surtout de constants aller-retour directs ou indirects engagés avec de nombreux interlocuteurs et interlocutrices (divers services administratifs universitaires, avocats, syndicalistes, Parquet, collègues, médecine du travail, médecin référent, et autres connaissances). Ainsi chaque échange par courriel, chaque rendez-vous, chaque conversation, chaque fait et geste modifie et enrichit de manière discrète la sémiose de cette ethnographie singulière en état de menace de mort.
Cette confrontation dépassant soi et l’autre, pour englober de très nombreux acteurs aux rôles très diversifiés, a aussi impliqué que je me méfie de moi-même, que je ne m’attende plus à ce à quoi j’étais habituée dans mes relations professionnelles, amicales et familiales, mais aussi dans mes pratiques de transmission des savoirs aux étudiants et aux étudiantes. Cela a aussi nécessité que je me dégage de toutes sortes de discours d’opinion.
Ainsi, les uns s’étonnent de la lenteur de l’enquête : « quoi ?! au bout de tant de mois, ils n’ont toujours pas mis la main dessus, ça prend tout de même pas autant de temps pour retrouver son adresse IP », ou « vraiment ! c’est pas normal que tu n’aies pas d’info des flics, ce n’est pas si difficile de localiser ce mec ! ». D’autres, sans doute pour me rassurer ou dans un élan d’empathie, déclarent que ce geste doit être le fait d’un déséquilibré et en minimisent les conséquences en justifiant l’absence de récidive depuis la déclaration originelle de menace de mort par cette affirmation interrogative : « Tu n’as pas eu d’autres nouvelles depuis ? ». D’autres encore s’associent à leur manière à la déflagration de la menace : « Quelle violence ! À la lecture de votre dépôt de plainte, stupeur, consternation, horreur, folie sont les premiers mots qui me viennent à l’esprit ». Ou encore : « C’est un équilibre délicat. Si tu m’avais dit ça, je lui aurais mis une claque au mec, ça l’aurait calmé. Je blague, mais tu as raison de faire attention, il y a quand même un nombre de mecs tordus impressionnants ».
À l’évocation des discours d’opinion des uns et des autres, ce qui émerge, c’est la psychologisation de la situation de menace de mort et des rapports sociaux, c’est la prescription médicamenteuse qui m’est proposée « juste pour m’aider », accompagnée de ces mots : « C’est un peu comme un plâtre posé sur la jambe cassée d’un skieur pour qu’il puisse marcher ». En réponse, mon énergique refus de ces médicaments qu’une à deux heures de natation chaque jour vont activement et sainement remplacer, pour m’aider à me sentir en vie et à recouvrer un bien-être gravement éprouvé. Comme pour la souffrance au travail et les cas de burn-out, on psychologise, on médicalise ce qui relève de ressorts collectifs, d’un phénomène organisationnel et institutionnel. Réduire cette menace de mort à l’acte d’un « déséquilibré » revient alors à nier les rapports sociaux et le rôle du numérique.
Au fil du temps, j’ai appris à découvrir l’irréductible temporalité de la justice dans le traitement de ma plainte13, et du « signalement de faits de menaces de mort, diffamation et injures » déposé, de son côté, par la Direction des affaires juridiques (DAJ) de l’Université de Tours au procureur de la République. L’avancement de l’enquête reste inaccessible, impénétrable encore aujourd’hui, quand bien même les premiers jours d’octobre et de novembre 2021 plusieurs personnes (policiers, avocats, syndicalistes…) m’ont signifié : « vous rentrez tout à fait dans les priorités et les préoccupations des services de l’État et de la préfète14 d’Indre-et-Loire face aux violences faites aux femmes et aux enseignants15 », « vous êtes une femme, enseignante et menacée de mort ».
En ayant l’impression douce-amère et étrange d’avoir tiré, avec une pointe d’humour noir, « le tiercé gagnant », j’ai alors pensé à une résolution rapide de l’enquête. J’ai aussi appris à décrypter, en lisant l’information sur le droit des victimes qui est remise à chacune d’elles à ce moment-là à l’hôtel de police, ce qui apparaît comme un avertissement : « Vous m’informez que je ne serai informé16 par le procureur de la République de la suite à donner à ma plainte que dans le cas où l’auteur serait identifié ». J’ai appris à différencier le juridique du judiciaire, les silences des uns et des autres, à découvrir les rumeurs, mais aussi les avis ou opinions de ceux qui m’enjoignent de « ne surtout pas faire de vagues » ; qui me signalent que je ne réagis pas comme l’institution s’attendrait à ce que je réagisse ou que mes capacités et aptitudes de résilience pourraient être plus promptes. J’ai appris de ceux qui me suggèrent que « seuls une resocialisation institutionnelle et professionnelle, des contacts avec des collègues réceptifs, et un retour même partiel à l’enseignement [m]’apporteraient une béquille de soutien sous peine que ma souffrance au départ aiguë se mue lentement en une phase existentielle chronique » dont je « ne peux risquer que l’infection cristallise en septicémie ». J’ai appris de ceux qui, presque envieux, me confient : « t’as au moins le temps de faire de la recherche, ça c’est bien » ou encore « c’est un peu comme si tu étais en CRCT17, mais sans l’avoir demandé ». Et enfin de celles et ceux, presque accusateurs, m’interrogeant avant même toute tentative pour planter le décor : « Oh ! Mais qu’est-ce que tu as fait pour être menacée de mort ? ». Ou insinuant le premier jour que je me serais finalement adressé à moi-même ce message de menace en me demandant si c’est moi qui ai écrit « ta saloperie », tout en ajoutant : « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? ».
À l’évidence, introduire cette distance entre moi et cette menace permet d’en décortiquer les mécanismes, les cadences, les renversements… « Comprendre ce qui vous écrase, [c’] est en quelque sorte le dominer » (Tillion, 1988, p. 186). C’est aussi envisager lucidement l’exposé des contingences en usant de formules à plaisanterie où le « menaceur » et la « menacée » reçoivent chacun une place désignée comme celle du chasseur qui chasse et du lapin qui est chassé, la place attribuée dans ce cas-là à l’énonciatrice étant rarement une place enviable, comme vous vous en doutez ! La dimension anthropologique latente de ce jeu social langagier et imagé est de contester le monopole qu’exerce le menaceur via le courriel envoyé, et aussi de réduire de facto la puissance de la menace de mort. Si ce phénomène d’atténuation des effets d’une mort annoncée ou effective est attesté dans nombre de sociétés par les anthropologues, c’est à vrai dire une situation peu courante pour une ethnologue d’observer, en direct, comment l’expression obligatoire des sentiments (Mauss, 1968), tout en indiscipline raisonnée, participe des codes symboliques, des silences, des formules et autres expressions convenues et des attitudes des corps publics que sont l’institution universitaire, la police, les syndicats, et certains de leurs représentants et représentantes.
Mais plus avant, l’expérience permet d’accéder à la connaissance (Kant, 1980 ; Benjamin, 2000) et de dévoiler l’interprétation de soi dans le cadre du monde de la cyberviolence. Refusant de l’envisager ici comme quelque chose de normatif et de clos cantonné à un environnement virtuel et invisible appréhendé comme un « non-lieu », on admettra que seule l’expérience que l’on fait des catégories permet d’en saisir les linéaments sociologiques (Laligant, 2020). Dans la continuité de mes recherches sur l’écologie des catégories, il s’agit ici de poser le concept de préhension en « suggérant qu’il ne peut y avoir de modèle adéquat de classification qui tente de séparer la structure de la classification de son contexte et de son contenu »18 (Ellen, 2006, cité par Laligant 2020, p. 71). Délaissant la réification du cyberespace comme séparé des autres sphères de la vie sociale, le courriel médium de communication en ligne coconstruit déjà entre « menaceur » et « menacée », ici l’étudiant supposé et l’enseignante-chercheuse, un nouvel ordre social où les mots, les identités, les statuts entrent en collision, se télescopent, se brouillent jusqu’à en poser de nouvelles bases selon le principe d’abduction.
Faire l’expérience de la cyberviolence engage donc, par les intrications cognitives, sociales et temporelles qui se nouent involontairement, un espace spécifique de rencontre avec cet autre. D’après John Suler (2004), l’expérience entraîne un « effet de désinhibition en ligne » offrant un territoire de haine, de colère, de perversion et de violence qui, jamais exploré dans le monde réel, en serait en même temps l’expression. Délaissant ici cette manifestation de violence qualifiée de désinhibition toxique, je préfère diriger mon attention sur les possibilités idéologiques du courriel qui décolonisent les acceptions communes d’asynchronisme du non-face-à-face, et aussi d’invisibilité de l’expéditeur du message. Alors, comment pointer les potentialités d’actions enclenchées par ce courriel qui mêlent le contemporain et le concomitant et font respectivement coexister ou non des êtres et des choses partageant des références et participant de systèmes de valeurs communes ? Pour pointer ces potentialités à l’œuvre qui engendrent résistance, prédiction et anticipation, ces propriétés fondamentales du vivant, au cœur de nos vies et de chacune de nos actions (Berthoz et Debru, 2015), quelques mots sont ici nécessaires sur la conformation discursive et la force illocutoire de ce courriel. Celles-ci déclenchent en effet de nouveaux processus fondés sur des données iconiques, indicielles et relationnelles, rompant avec le monde connu et libérant d’autres systèmes d’idées-valeurs à travers un processus complexe de sémiophagie et de projection imaginative et mémorielle encodant l’oxymore « souvenirs du futur ».
L’envoi du message en ligne est très différent de celui que Robinson Crusoé écrit avant de le glisser dans une bouteille qu’il jette à la mer. Dans ce dernier cas, ce message relève d’un acte non social dans le sens où l’écriture s’accomplit en l’absence de « toute réception et même en l’absence de tout destinataire » et lecteur potentiel (Descombes, 2014, p. 225). Fort dissemblable est, par contre, le courriel que j’ai ouvert et lu : en effet, il implique par son opérativité même un rapport social qui se crée par la seule intervention de cet autre – le menaceur – qui l’écrit et le destine à ma seule attention, contrairement à l’exemple de Robinson. Cette façon de signaler que le courriel relève, tout autant, d’un monde de l’agir que le fait de marcher ou de respirer se trouve renforcée par son contenu même qui reconnaît l’existence d’une altérité. Déjà, par l’acceptation première et commune de la violence de la menace, cela déclenche tout à la fois « une action directe ou indirecte, massée ou distribuée, destinée à porter atteinte à une personne ou à la détruire, soit dans son intégrité physique ou psychique, soit dans ses possessions, soit dans ses participations symboliques » (Michaud, 1973, p. 5). Ensuite, en en-tête du courriel, l’objet « saloperie » associé au possessif « ta » engage un processus performatif dans sa dénomination du type « écrire, c’est faire » pour paraphraser John Austin (1970) ; énoncé qui désigne, distingue, individualise, chosifie le destinataire du courriel avec une étiquette comme le ferait un nom propre (Molino, 1982). Identique à d’autres articles possessifs de la langue française, il prive plus avant l’être, la personne qu’il désigne, de toute existence autonome, excluant la possibilité et l’aptitude à une remise en question relationnelle et à passer outre, en tout cas dans les premiers mois. Mais le contenu du courriel engage également bien autre chose, tant du point de vue de l’espace que du temps, comme le démontre ce qui suit. Émergent donc les effets que cela a sur sa lectrice comme en témoigne l’ethnopragmatique spécifique à ce courriel dont la conformation et les stratégies écrites non verbales amplifient la violence de l’acte de menace de mort.
Dans la formulation du message, on relève une orthographe chaotique, des accords irréguliers, des phrases incomplètes et une grammaire à tout le moins approximative accompagnée d’une syntaxe déstructurée. L’ensemble voisine avec des expressions, parfois datées, flanquées d’une rhétorique et d’une précision besogneuses presque maniaques et exacerbées, dans le scénario de ma mort et du devenir de mon cadavre « abandonné aux charognards ». Le courriel non anonymisé déroule le parcours de vie et la pathologie du menaceur de manière incohérente et prolixe en dates, lieux, et rencontres et il y manie tout autant l’éloge, l’accusation, la diffamation et la promesse. Ici, l’individu m’investit dans son monde, dont j’ignore les règles et les normes, si ce n’est celle de ma mort sine die. De cet environnement textuel descriptif, un renversement des signes d’autorité s’opère entre l’étudiant-menaceur et l’enseignante-chercheuse – menacée jusqu’à l’effacement complet de son savoir délégitimé plusieurs fois dans le courriel (« t’es vraiment une piteuse anthropologue », « en raison de l’insuffisance de [ton] bagage intellectuel ») et prise à partie (« tu devrai [sic] avoir honte de ta professions [sic], oui tu devrai [sic] avoir honte de ta professions [sic] »). Mais plus avant, ce message déploie des ressorts cognitifs insoupçonnés quant au temps, à l’espace, à la mémoire et à l’imaginaire.
L’impulsion initiale du courriel relève de ce que je nomme une puissance en acte par la violence qui en surgit lors de sa première lecture. Inattendu et foudroyant, il est plus rapide que l’éclair de Zeus par sa conformation numérique pouvant circuler sur les fibres optiques aux deux tiers de la vitesse de la lumière (Stiegler, 2018). Mais cette puissance va bien au-delà du seul instant de son ouverture et de sa lecture, car le courriel a la capacité d’enfermer la destinataire menacée et les autres protagonistes indirects dans des univers symboliques arbitraires, avec des jeux de rôle et des statuts qu’ils n’ont pas nécessairement choisis et dont ils ne sont même pas forcément conscients.
Passé le choc de la découverte, un amorçage cognitif s’opère, relatif au fonctionnement même de la messagerie qui a la capacité, tout à la fois, de conserver le courriel et d’en rematérialiser le contenu. Tout est là pour poser le paysage de la violence et du harcèlement dans son intentionnalité, sa relation d’emprise et sa répétition. Parasitant ma mémoire et ma vie, le courriel va m’enchaîner à des gestes répétitifs19 m’obligeant à consulter ma messagerie professionnelle plusieurs fois par jour, durant les premières semaines. Relire encore et toujours le message et être encore et toujours à l’affût d’un hypothétique nouveau courriel du menaceur vont nourrir une réalité du harcèlement et de la violence par la seule expérience que j’en fais. Le menaceur reste inaccessible, et chacun de nous deux ignore ce que l’autre pense et sait de lui. Néanmoins, le présentisme et la quotidienneté que convoquent la conservation du courriel que je n’ai jamais supprimé en le mettant dans la « corbeille » et la prise de notes de terrain à laquelle je m’astreins depuis le premier jour réactivent et actualisent sans cesse le devenir de l’événement dans sa menace et sa violence.
D’une certaine façon, c’est comme si les distinctions entre le virtuel, le réel et le possible, ou encore celles entre l’absence, l’ici et le maintenant cessaient d’être pertinentes. C’est comme si ce stockage artificiel sous la forme d’algorithme externe d’une partie de ma propre mémoire via la conservation du courriel dans la messagerie professionnelle sédentarisait artificiellement et insidieusement la violence, tout en démultipliant la puissance mémorielle et imaginative. Ainsi, par-delà le pouvoir performatif et réalisant de l’écriture crue et violente de la menace de mort, un ressort fondamental s’est activé, ébranlant les repères du temps et de l’espace. Il a suffi d’un seul courriel de menace de mort pour que se joue la relation avec « le menaceur », et pour que « le je » devienne l’agent produisant les conditions du perpétuement de son état de menacé, le réitérant sans cesse à chaque instant du quotidien et le muant en violence nomade.
In fine, cette démonstration renvoie à cette faculté mentale que nous avons tous de visualiser des « choses » et des scènes qui ne sont pourtant pas sous nos yeux, comme un « ours en peluche qui fait pipi » ou « Dieu dont nous pouvons tous parler même si personne d’entre nous ne l’a jamais vu » (Laligant, 2020). Pareille à la brûlure ressentie sur votre langue si vous avalez une gorgée d’eau bouillante à l’instant précis où vous lisez ces lignes, telle est la lecture que j’ai faite du scénario détaillé de ma mort et du devenir de mon corps. Ici, la violence du courriel s’amplifie par la production imaginative qui me fait éprouver des ressentis et des émotions identiques à ceux que susciterait ma mort effective, réelle.
Toute proportion gardée, cette projection imaginative qui est ici la mienne a enclenché dans mon cerveau des « paysages somato-sensoriels » (Damasio, 2021, p. 353), non pas dans le sens d’une perte de repères que chacun (d’entre vous) pourrait juger pathologique, mais dans la capacité de projeter de multiples scenarii de ma mort dans son « où ? quand ? comment ? et pourquoi ? ». Le familier de mon environnement professionnel me devient inconnu, de même que la temporalité sans cesse renouvelée et cyclique dont je suis désormais en marge (semaines, semestres, emploi du temps, pauses pédagogiques, vacances, examens, jurys…), alors que l’inconnu me devient familier, m’imposant des temporalités inconnues, irrégulières, imprévues et fragmentées. Mais cette mémoire future m’offre cependant cette capacité à cadencer à échéances variables prises de décisions et actions à venir – comme le ferait un joueur d’échecs – me projetant sans cesse dans les multiples rendez-vous dont je prends l’initiative.
À défaut de supprimer la menace, l’activation de cette mémoire future a ceci de remarquable qu’elle apparaît, en tant que telle, comme un outil essentiel d’accès aux relations avec autrui. Cette cybermenace de mort, qui au départ relève de la seule expérience individualisée que j’en fais en tant qu’enseignante-chercheuse, nous transporte peu à peu dans une autre dimension coextensive à cet autre menaceur, mais aussi à ce qui fait société dans le sens des institutions et de collectifs variés. En me soumettant moi-même à ce décentrement comme ethnologue menacée, j’espère également contribuer à donner forme rationnellement à quelques-unes des errances émotionnelles, professionnelles, relationnelles qui imposent à tous des scansions contrôlantes de savoir-être et de savoir-faire, et qui déplient chaque jour une nouvelle connaissance de cet autre, des autres et de soi.
Un point important au cœur de cette menace de mort reste cependant à traiter : le rapport de cette expérience singulière nécessite encore d’être instruit dans tous les sens du terme et dans sa relation à la société et à l’endroit où les choses se passent, l’université. Cette publication est une porte ouverte à la présentation réflexive d’un cadre législatif annonciateur d’un autre texte sur l’éthique et l’engagement de l’enseignante-chercheuse menacée de mort face à la communauté scientifique et universitaire entre norme, tabou, défiance et mensonge.
Un nouveau temps de réflexion adossé à l’enquête ethnographique s’imposant ici pour en déplier et en comprendre les linéaments, je me cantonnerai à quelques fragments d’observation et de vécu. Il n’existe pas de vide juridique à proprement parler, car des décrets rendent applicable la loi en ouvrant droit à une prise en charge de frais d’honoraires divers (médecin, psychologue, avocat). En revanche, aucune cellule d’urgence téléphonique n’existe à ce jour au sein de notre ministère de tutelle pour orienter et prendre en charge les personnes menacées de mort. Et sur le terrain, on relève une absence de ligne budgétaire clairement affichée dédiée aux nécessaires mesures de sécurité (protection physique par une société agréée de sécurité, place de parking sécurisée…), qui seraient plus efficaces que le dispositif d’alarme du travailleur isolé (DATI) qui ne peut vous localiser dans des locaux, l’arrêt maladie plus ou moins long et aménagé qui peut être dangereusement connoté à une inaptitude, et la prescription médicamenteuse. Œuvrant insidieusement à l’exclusion et à l’effacement progressif de la personne menacée de mort au sein de la communauté scientifique, cette solution avancée et réitérée à intervalles temporels variables par différents acteurs – médecin du travail, collègues, connaissances, syndicat, services administratifs universitaires – n’est absolument pas acceptable, comme je souhaite en témoigner, car on ne médicalise pas les conséquences d’une menace de mort.
L’enquête est toujours en cours. J’ai repris le chemin des amphithéâtres devant les étudiants et étudiantes en janvier 2023, avec des aménagements d’horaires et de lieux. Le temps est parfois un partenaire scientifique…