Chapitre 6
Vers une collaboration entre le Canada et la Belgique francophones ?
Ce chapitre se veut une contribution à l’avancement des connaissances à propos de la lutte contre le cyberharcèlement à l’échelon international (Stassin, 2023). Il présente une réflexion concernant une éventuelle collaboration entre le Canada et la Belgique francophones dans le champ de la production de ressources éducatives en matière de lutte contre le cyberharcèlement, en se penchant précisément sur le cas des ressources destinées aux parents.
La mise en œuvre de collaborations binationales ou plurinationales fait désormais partie des attentes des instances gouvernementales des pays démocratiques (Hassenteufel, 2014). Dans le cas du Canada et de la Belgique francophones, certains événements et programmes existants en témoignent : les Grands rendez-vous Québec–Wallonie-Bruxelles (entrepreneuriat), la Commission mixte permanente Québec–Wallonie-Bruxelles (qui concerne notamment le secteur de l’éducation), le Programme bilatéral de recherche collaborative Québec–Wallonie-Bruxelles du Fonds de recherche du Québec ou le Prix Québec–Wallonie-Bruxelles de littérature de jeunesse1.
Sur son site Internet, le gouvernement canadien affirme d’ailleurs que :
Le Canada et la Belgique sont deux pays officiellement multilingues et dotés de régimes politiques fédéraux. Les deux pays entretiennent depuis de très longues années d’excellentes relations bilatérales qui sont basées sur des liens d’amitié et de confiance ainsi que sur les valeurs communes de liberté, de démocratie, de respect des droits de la personne, d’ouverture et de tolérance2.
Sur le plan opérationnel, une collaboration binationale peut aider les instances productrices de ressources éducatives à améliorer leurs pratiques, à « faire mieux chez eux », en se comparant à leurs homologues d’autres pays. Dans le cas qui nous occupe, une collaboration binationale entre le Canada et la Belgique pourrait permettre de « partager les bonnes pratiques en termes de prévention, de signalement et de traitement des situations de harcèlement » (Stassin, 2023, p. 84‑85).
Pour qu’une telle collaboration soit possible, elle nécessite au préalable une identification des similitudes et des différences entre les contextes nationaux en matière d’éducation (Van Daele, 1993). C’est ce que propose le courant de l’éducation comparée (Groux, 1997). Comme l’expliquent Soledad Perez et al. :
La comparaison en éducation a un sens. Le comparatiste ne compare pas pour le seul plaisir de comparer. Il le fait à des fins pragmatiques dans le but de modifier la réalité. Face à des problèmes de sociétés comme la violence à l’école, il étudie les différentes solutions apportées dans les autres pays et s’inspire de ces actions pour améliorer la situation nationale en s’adaptant au contexte. [2002, p. 54]
Il existe d’ailleurs dans le domaine de la lutte contre le harcèlement une longue tradition de travaux comparatistes (Debarbieux et Blaya, 2001). C’est dans la lignée de cette tradition que nous souhaitons inscrire la présente réflexion.
Plus précisément, nous souhaitons apporter une réponse à la question suivante : dans quelle mesure une collaboration entre le Canada et la Belgique francophones serait-elle possible dans le domaine de la production de ressources éducatives en matière de lutte contre le cyberharcèlement ?
Afin de répondre à cette question, nous nous appuyons sur des résultats de recherche que nous avons publiés dans la revue Enfances, Familles, Générations (Bégin et al., 2018). Cette recherche visait à comparer les discours véhiculés par les ressources éducatives en langue française offertes aux parents en réponse au problème du cyberharcèlement, d’une part au Canada, et d’autre part en Belgique. Il s’agissait d’une analyse « comparative », dans la mesure où nous postulions que les deux contextes devaient de prime abord partager plusieurs similarités, que nous comptions montrer (Hassenteufel, 2014).
Notre recherche s’inscrivait dans la même logique que celle de Julie Alev Dilmaç et Özker Kocadal (2019), qui visait notamment à identifier quelles institutions étaient impliquées dans la prévention du cyberharcèlement en France et au Royaume-Uni et quelles étaient les actions régulatrices prônées par celles-ci. Cette recherche a montré que les ressources françaises étaient principalement axées sur deux objectifs, à savoir éduquer pour prévenir le cyberharcèlement et responsabiliser les usagers des médias numériques pour éviter qu’ils ne commettent des actes de cette nature. Ces ressources visaient surtout à faire agir le public, contrairement aux ressources britanniques qui étaient plus « normatives », prescrivant de « bons comportements » à adopter en ligne et encourageant les sanctions juridiques et pénales en lien avec le cyberharcèlement. Néanmoins, les ressources britanniques adoptaient parfois un ton empathique et elles visaient à faire réfléchir le public.
Notre recherche, quant à elle, s’appuyait sur la théorie de « l’information comme discours » de Patrick Charaudeau (2011), qui part du principe qu’« aucune information ne peut prétendre, par définition, à la transparence, à la neutralité ou à la factualité » (p. 31). Plus précisément, elle visait à décrire la dimension pragmatique du discours (Filliettaz, 2002), en repérant les pratiques éducatives proposées aux parents par les ressources éducatives en lien avec le cyberharcèlement.
D’un point de vue méthodologique, notre recherche a consisté en l’analyse de 35 ressources canadiennes et de 17 ressources belges collectées en ligne. Ces deux corpus représentaient l’entièreté des ressources existantes en langue française dans les deux pays au moment où nous avons mis fin à notre collecte de données le 31 décembre 2017, pour des raisons de respect des délais impartis.
Cette collecte de données a été effectuée avec le moteur de recherche Google à l’aide des mots-clés « cyberharcèlement » en Belgique et « cyberintimidation » au Canada (appellations les plus communes dans ces deux pays). Le moteur de recherche a été utilisé avec un usage des paramètres « Pays : Belgique » et « Pages en français » pour le cas de la Belgique francophone, puis avec les paramètres « Pays : Canada » et « Pages en français » pour le cas du Canada francophone.
Les ressources que nous avons collectées en ligne ont été produites par des organisations de natures variées, aux visées différentes. Au Canada, c’est avant tout le secteur public qui a investi le champ de la lutte contre le cyberharcèlement (40 %), dont la Sûreté du Québec et la Gendarmerie royale du Canada (corps de police). Soulignons aussi une certaine place du secteur privé (11 %) dont celui des télécommunications. En Belgique, ce sont les organisations non gouvernementales qui ont majoritairement investi ce champ d’intervention (53 %). Mentionnons notamment le rôle joué par l’organisme La Ligue des familles, une association belge francophone de soutien à la parentalité, qui offrait plusieurs ressources aux parents à propos du cyberharcèlement.
Quant au traitement des données, il a consisté en un classement de chacun des énoncés présentant une pratique éducative dans l’une ou l’autre des quatre catégories d’analyse suivantes, tirées de la documentation scientifique : les pratiques parentales générales (Baumrind, 1991), les pratiques d’encadrement des usages des médias numériques des enfants (Livingstone et al., 2017), les pratiques de prévention du cyberharcèlement ainsi que les pratiques d’intervention en situation de cyberharcèlement (Diamanduros et al., 2008).
Bien qu’elle comporte des limites au regard de la quantité des données analysées et de leur récence, la recherche que nous avons menée par le passé offre une base empirique pertinente pour réfléchir à la possibilité d’une collaboration entre le Canada et la Belgique francophones dans le domaine de la production de ressources éducatives en matière de lutte contre le cyberharcèlement.
Comme nous le verrons dans ce chapitre, malgré sa visée comparative orientée sur l’identification de similitudes, la recherche que nous avons réalisée montre plusieurs différences entre les discours véhiculés par les ressources éducatives canadiennes et belges. De ce fait, nous concluons qu’une éventuelle collaboration entre des producteurs de ressources éducatives canadiens et belges serait possible, mais moyennant des discussions et des prises de décision concernant plusieurs dimensions de la lutte contre le cyberharcèlement, qui renvoient elles-mêmes à des valeurs éducatives fondamentales.
Le discours des ressources éducatives en lien avec le cyberharcèlement s’inscrit dans un discours sur la parentalité. Sur ce plan, nous remarquons une similitude entre le Canada et la Belgique. Au Canada, les producteurs des ressources éducatives prônent l’adoption d’un modèle parental « démocratique », c’est-à-dire axé sur le dialogue d’égal à égal avec l’enfant (26 %) : « Ils (les parents) devraient être chaleureux et compréhensifs et, le plus possible, explorer plutôt que de poser tout type de jugement » (Hôpital de Montréal pour enfants). Il en va de même en Belgique (29 %) : « […] adoptez plutôt une attitude quotidienne constructive en instaurant la confiance par le dialogue et la communication au sein de la famille » (Child Focus).
En somme, les modèles éducatifs canadien et belge proposés dans les ressources éducatives s’appuient tous les deux sur un modèle de parentalité démocratique axé sur le dialogue avec l’enfant. Il est maintenant reconnu que ce modèle parental est le plus adéquat pour assurer le développement de l’autonomie des enfants de manière générale et en ce qui concerne l’usage des médias numériques plus spécifiquement (Elsaesser et al., 2017 ; Tomczyk et Wąsiński, 2017).
Le discours sur le cyberharcèlement s’inscrit aussi dans un discours plus général sur l’encadrement des usages des médias numériques au sein de la famille. Le type de pratique le plus souvent proposé dans le discours des ressources éducatives, tant au Canada qu’en Belgique, appartient à la catégorie des « médiations actives », où le parent joue un rôle engagé et actif comme accompagnateur (Livingstone et al., 2017).
La pratique la plus souvent proposée aux parents canadiens est de questionner leur adolescent sur ce qu’il fait sur le Web, afin de détecter si le cyberharcèlement fait partie de sa réalité (43 %) : « Connaissez les sites que votre enfant utilise et ses comptes. Parlez avec votre enfant de ce qu’il fait sur Internet et demandez-lui aussi avec qui il le fait » (Pensez cybersécurité). Cette pratique est aussi présente dans le discours adressé aux parents belges (35 %) : « Entamez de manière positive la discussion concernant Internet, laissez votre enfant vous apprendre des choses mais passez également des accords clairs » (Webetic). Il existe donc une similitude entre le Canada et la Belgique quant à l’importance accordée au rôle engagé et actif du parent.
Cela dit, le discours canadien se fait un peu plus porteur d’une invitation au dialogue avec l’enfant que le discours belge (29 % contre 18 %). Le mot d’ordre généralement transmis aux parents canadiens est celui de l’ouverture à la discussion : « Évitez de transformer la discussion en interrogatoire ; écoutez et parlez-en ouvertement » (Pensez cybersécurité).
Au Canada, le discours en matière d’encadrement des usages des médias numériques comporte aussi des éléments invitant les parents à « garder un œil » sur les activités en ligne de leurs enfants (26 %) : « L’ordinateur de la maison doit se retrouver dans une pièce sous surveillance parentale » (Centre de services scolaire au Cœur-des-Vallées). En Belgique, ce mot d’ordre se présente sensiblement de la même façon, mais est beaucoup plus présent (53 %) : « Installez l’ordinateur dans un espace de passage, par exemple, la pièce de séjour » (Webetic). Nous remarquons donc une ligne de fracture assez nette entre les discours canadien et belge en ce qui a trait à l’importance accordée au respect de la vie privée des jeunes et à l’acceptabilité de la surveillance de leurs activités.
Dans le même ordre d’idée, au Canada, les pratiques consistant à observer les activités en ligne de son enfant – ses publications et ses conversations – sont complètement absentes du discours. En Belgique, nous en retrouvons certaines traces, dans 12 % des ressources : « Lire son blog ou son profil Facebook, ses commentaires, et en parler avec lui s’il y a des choses qui posent problème » (École Saint-Nicolas). Une fois de plus, nous remarquons qu’il existe entre les producteurs des ressources éducatives canadiens et belges un certain désaccord quant au respect de la vie privée et à la surveillance des jeunes.
Au Canada, la pratique de prévention du cyberharcèlement le plus souvent présente dans les ressources est de s’informer sur les différents usages des médias numériques des jeunes, afin de mieux comprendre le phénomène du cyberharcèlement (40 %). Voici comment elle se présente dans l’une des ressources : « Même si l’avènement des technologies comporte de nombreux avantages, il importe de demeurer conscient des problèmes pouvant être engendrés par l’utilisation de ces outils » (PédagoTIC). En Belgique, l’injonction à la compréhension des usages numériques juvéniles (35 %) se présente ainsi : « Une plus grande connaissance de ces nouvelles technologies par les personnes ayant une responsabilité d’éducation permet également d’instaurer un dialogue plus aisé à propos de ce monde virtuel » (Union francophone des associations de parents de l’enseignement catholique [Ufapec]).
Ainsi, il n’existe pas d’écart majeur entre le Canada et la Belgique quant à l’importance de mieux comprendre les usages des médias numériques des jeunes comme pratique participant à la prévention du cyberharcèlement. Tout comme en ce qui concerne la question du soutien émotionnel à apporter aux jeunes victimes, les producteurs des ressources des deux pays sont plutôt d’accord ici.
L’autre pratique qui caractérise le discours sur la prévention du cyberharcèlement est de « montrer le bon exemple » aux jeunes en matière de respect des autres en ligne. Au Canada, cette proposition est peu répandue dans les ressources (11 %). Il est dit au parent qu’il « doit discuter ouvertement de ce sujet [du cyberharcèlement] avec son enfant et lui indiquer comment faire une bonne utilisation d’Internet en commençant par lui fournir un bon modèle à suivre » (PédagoTIC). En Belgique, cette pratique est proposée dans près des deux tiers des ressources (65 %). De ce côté, il est dit que : « La tâche est immense pour les parents […] qui doivent sensibiliser les jeunes au bon usage des réseaux sociaux, et au respect d’autrui sur les réseaux sociaux comme dans la vie » (La Ligue des familles).
Nous remarquons ici une autre ligne de fracture, assez nette, entre le discours canadien et le discours belge, cette fois-ci concernant l’idée de montrer l’exemple aux jeunes. Si le discours canadien prône une perspective plus libérale axée sur la valorisation de l’autonomie du jeune, le discours belge prêche davantage pour un encadrement misant sur le rôle du parent comme modèle.
Les résultats de notre analyse montrent que le discours des ressources canadiennes en matière d’intervention en situation de cyberharcèlement enjoint les parents à offrir un soutien émotionnel immédiat à leur enfant victime (51 %) : « Rassurez votre enfant […] tout en lui faisant comprendre l’importance de vous en parler si quelque chose en ligne le met mal à l’aise » (Sécurité publique Canada). En Belgique, cette pratique est aussi proposée, mais un peu moins fréquemment (41 %) : « Efforcez-vous de créer un climat tel qu’en cas de problème, votre enfant s’adresse à vous » (Webetic).
En ce sens, il existe une similitude entre le Canada et la Belgique quant à l’importance du soutien émotionnel à apporter aux jeunes victimes de cyberharcèlement. Sur cet aspect, les producteurs des ressources des deux pays sont plutôt d’accord.
Toutefois, en ce qui concerne la proposition d’actions dirigées vers les cyberharceleurs, moins fréquentes au Canada qu’en Belgique (20 % contre 35 %), nous remarquons une différence plus marquée. De manière générale, au Canada, le discours à cet égard valorise une approche compréhensive, c’est-à-dire qu’il propose aux parents de demander à leur enfant de s’excuser auprès de la victime et de justifier le pourquoi de ses actes :
Tentez de comprendre les raisons de ses agissements. Est-ce qu’il tente de se faire accepter dans un groupe de pairs ? Souhaite-t-il être plus populaire pour que les autres l’aiment ? Est-il en colère en raison d’un événement survenu à la maison, par exemple un divorce ou un déménagement ? Tente-t-il de se venger parce qu’il a aussi été victime d’intimidation ? [Pensez cybersécurité]
En Belgique, les actions proposées aux parents les invitent davantage à expliquer à leur enfant le caractère illégal de ses actes : « Rappelez à votre enfant que le cyberharcèlement peut avoir des conséquences juridiques très graves » (Psyris). Le discours les invite également à rappeler aux jeunes qu’ils font l’objet d’une surveillance constante : « Les enfants et les adolescents redoubleront de prudence s’ils savent que des adultes veillent au grain » (Webetic). Ici, la Belgique tend donc vers l’approche plus « normative » identifiée par J. A. Dilmaç et Ö. Kocadal (2019) dans le discours britannique.
En outre, il existe une différence entre le discours canadien et le discours belge lorsque l’on propose aux parents de rassurer leur adolescente ou adolescent quant au fait qu’il ne perdra pas son accès à Internet et aux médias numériques s’il est impliqué dans une situation de cyberharcèlement (34 %), comme le montre cette ressource québécoise : « Les enfants doivent pour leur part avoir l’assurance qu’ils ne se verront pas interdire tout accès au cyberespace s’ils enfreignent ces règles, et qu’ils peuvent se confier à leurs parents en toutes circonstances »3. En d’autres mots, les parents sont enjoints à sceller un pacte de confiance mutuelle avec leur adolescent ou adolescente.
En Belgique, cette proposition est aussi présente, mais dans une mesure bien moindre (6 %) : « Les parents doivent toujours surveiller l’utilisation de la technologie d’un enfant, mais il est important de ne pas menacer de retirer l’accès ou de punir un enfant qui a été victime de cyberharcèlement » (Psyris).
Encore une fois, en matière d’intervention, le Canada tend vers un modèle plus compréhensif et empathique, alors que la Belgique tend vers un modèle plus normatif et autoritaire.
Outre l’intervention auprès de l’agresseur et de la victime, une composante importante de l’intervention en situation de cyberharcèlement est l’évaluation de cette situation. Dans le cadre de notre recherche (Bégin et al., 2018), elle était présente dans 29 % des ressources, tant au Canada qu’en Belgique. La principale pratique éducative qui s’inscrit dans cette catégorie consiste à identifier les signes avant-coureurs permettant de savoir si un ou une jeune est victime de cyberharcèlement : arrêter de faire usage des médias numériques, être triste ou en colère après les avoir utilisés, refuser de se confier au sujet de ses usages, etc. À titre d’exemple, voici comment cette catégorie se traduit dans le discours d’une ressource canadienne : « Il va à l’école à contrecœur ou refuse tout simplement d’y aller » (Pensez cybersécurité). En Belgique, elle est présentée ainsi : « [L’enfant] refuse d’aller à l’école ou à des classes spécifiques, ou évite des activités de groupe » (Psyris). À ce titre, les producteurs de ressources éducatives canadiens et belges s’entendent sur la question de comment « dépister » un cas de cyberintimidation.
En introduction de ce chapitre, nous formulions la question suivante : dans quelle mesure une collaboration entre le Canada et la Belgique francophones serait-elle possible dans le domaine de la production de ressources éducatives en matière de lutte contre le cyberharcèlement ?
Au regard de ce qui a été présenté jusqu’ici, nous pouvons répondre qu’une collaboration entre les producteurs de ressources éducatives du Canada et de la Belgique serait possible. Toutefois, elle nécessiterait des discussions et des accords concernant plusieurs dimensions de la lutte contre le cyberharcèlement. Nous proposons ici quelques pistes pour dénouer ces désaccords.
Le premier élément sur lequel les producteurs de ressources éducatives du Canada et de la Belgique ne s’entendent pas concerne la surveillance des activités en ligne des jeunes. C’est le cas pour la surveillance qui s’exerce en personne en jetant un œil sur l’écran à proximité ou bien celle qui s’exerce en ligne en « espionnant » les publications et les interactions des jeunes. Il y a clairement là un désaccord entre les deux partis, le Canada étant plutôt opposé à ces pratiques et la Belgique en faveur de celles-ci.
Un tel désaccord pourrait être dénoué en abordant la question des droits des jeunes d’âge mineur à l’ère du numérique. Plusieurs chercheurs et chercheuses s’entendent désormais pour dire qu’en parallèle du devoir de protection de leurs enfants par rapport aux risques en ligne, les parents ont aussi l’obligation de veiller au développement du plein potentiel des jeunes ; à l’ère du numérique, cela passe notamment par une liberté d’accès à l’information et à des espaces de socialisation en ligne (Livingstone et Third, 2017).
Eu égard à la prévention du cyberharcèlement, les productrices et producteurs canadiens et belges ne s’entendent pas quant au rôle éducatif que doit jouer le parent dans la vie de son enfant. Si le discours canadien réitère l’importance du dialogue et de l’intercompréhension, le discours belge insiste quant à lui sur l’importance du rôle de « bon modèle » que doit jouer le parent. C’est d’ailleurs l’idée la plus répandue dans l’ensemble des ressources éducatives belges que nous avons analysées.
Sur ce plan, Belges et Canadiens pourraient s’accorder dans la mesure où ces deux modèles parentaux ne sont pas complètement incompatibles. En effet, la documentation sur les pratiques parentales concernant l’encadrement des médias à la maison nous apprend qu’on peut à la fois agir comme modèle pour son enfant et laisser une liberté d’agir à ce dernier (Brito et al., 2017 ; Corcoran et al., 2022 ; Livingstone et al., 2017). Il s’agirait ainsi de mettre en valeur ces deux modèles parentaux de manière plus symétrique dans le discours d’information adressé aux parents.
En matière d’intervention en situation de cyberharcèlement, nous relevons aussi certains désaccords. Au Canada, il est proposé aux parents de questionner le jeune cyberharceleur quant aux raisons de ses actes. De plus, nous observons une insistance sur l’importance de le rassurer quant au fait qu’on ne lui retirera pas l’accès aux technologies et aux médias numériques. En Belgique, le discours est tout autre. Il est plutôt proposé aux parents d’informer les jeunes des possibles conséquences juridiques de leurs actes. Nous constatons aussi une discrétion quant à la question de retirer ou non l’accès aux technologies et aux médias numériques, laissant ainsi place à la liberté de décision du parent.
Une façon de faciliter le dialogue à cet égard serait d’aborder les raisons pour lesquelles il en est ainsi. Il est possible que la posture plus libérale du Canada s’explique par les modèles parentaux plus libéraux qui prévalent en Amérique du Nord. Il est aussi possible que la tendance à la criminalisation du cyberharcèlement en Belgique s’explique par le fait que ce pays soit historiquement marqué par l’adoption d’un modèle judiciaire sanctionnant plutôt que protecteur dans le domaine de la protection de la jeunesse (Moreau, 2004). Sur ce plan, les producteurs et productrices des ressources éducatives auraient avantage à discuter de leurs réalités culturelles respectives en vue de se comprendre.
Cela étant dit, par-delà les distinctions culturelles que nous venons de mentionner, il existe entre le discours canadien et le discours belge des similitudes. Concernant le rôle des parents, nous pouvons penser au modèle parental démocratique axé sur la proximité et la compréhension, qui est le plus souvent promu dans les deux pays. Ce modèle est d’ailleurs une réalité de fait selon les enquêtes internationales à propos de la parentalité au Canada et en Belgique (Claes et al., 2011). Nous pouvons aussi penser au rôle d’accompagnateur actif que l’on attribue au parent en situation d’usage du numérique par son enfant, qui est mis en valeur dans les deux discours nationaux.
Dans leur ensemble, ces similitudes pourraient servir de fondements communs pour élaborer une réelle collaboration entre le Canada et la Belgique francophones dans le domaine de la lutte contre le cyberharcèlement. Elles représentent un facteur essentiel à la réussite de telles collaborations, comme le montrent les recherches dans le domaine de la collaboration internationale en enseignement supérieur (Caniglia et al., 2017).
De surcroît, la langue française est une autre réalité commune qui faciliterait le dialogue. Cela n’est pas anodin, dans la mesure où les recherches sur la collaboration internationale montrent que les enjeux linguistiques sont les plus fréquents et les plus difficilement surmontables dans ce domaine (Spencer‑Oatey, 2013).
À l’heure actuelle, le problème du cyberharcèlement ne semble pas s’essouffler dans les pays occidentaux post-industriels comme le Canada et la Belgique, et ce, malgré une vingtaine d’années de réalisation de recherches et d’interventions interdisciplinaires (Chen et al., 2023). Qui plus est, l’émergence de l’intelligence artificielle apporte l’arrivée de nouvelles formes de cyberharcèlement, telle que la production de contenus dégradants de type « hypertrucage » (deep fake en anglais) [Busacca et Monaca, 2023]. Celle-ci n’augure rien de bon pour les jeunes qui en seront les victimes.
Comme nous avons souhaité le montrer dans ce chapitre, une collaboration binationale ou plurinationale peut constituer un moyen de trouver des solutions plus rapides et plus efficaces à ce problème social qu’est le cyberharcèlement. Pour ce faire, il convient de trouver des terrains d’entente concernant certaines différences culturelles, en misant sur les valeurs qui nous unissent, à commencer par une ouverture à l’expérience vécue d’autrui ainsi qu’au dialogue. La lutte contre le cyberharcèlement dans les années à venir ne pourra faire l’économie d’une telle approche.
Mathieu Bégin
Alice T’Kint
Maggie Roy
Justine Caron