Chapitre 5
Quand les dilemmes éducatifs renforcent le système de genre
Les pratiques en ligne des adolescents et adolescentes donnent régulièrement lieu à des discours inquiets ou alarmistes quant aux modes de sociabilité qu’elles génèrent et à leurs conséquences sur les représentations des jeunes. Parmi les phénomènes qui font l’objet d’une vigilance marquée figurent le partage et la diffusion par Internet ou téléphone d’images intimes, c’est-à-dire pouvant être perçues comme sexualisées dans la mesure où elles représentent des parties du corps plus ou moins dénudées, de la part des jeunes. Si ces pratiques semblent concerner aussi bien les filles que les garçons (Balleys, 2015 ; 2017), ce sont surtout les photographies et les vidéos mettant en scène des filles qui retiennent l’attention. Elles sont essentiellement perçues au prisme des situations de harcèlement en ligne et en présentiel qu’elles entraînent, et des formes d’expression de la domination masculine auxquelles elles donnent lieu, à commencer par les insultes sexistes et les phénomènes de « réputation ». Dans le champ de la recherche, les analyses mettent en évidence que ces pratiques de partage d’images intimes, quoiqu’accomplies par des filles et des garçons, s’inscrivent dans un système de genre et participent au fonctionnement de ce système bicatégorisant de normes de sexe hiérarchisées, produit par des rapports sociaux, système qui légitime et masque les inégalités entre les sexes en les faisant passer pour naturelles (Marro, 2012 ; Collet, 2016). Le genre construit par ailleurs un « ordre hétérosexuel » (Clair, 2012) et hétéronormatif à travers la valorisation de la complémentarité des sexes et de la dissymétrie de leurs positions.
Pour autant, les discours qui dénoncent cet état de fait comme les pratiques de gestion et de prévention de ces phénomènes sont bien souvent ambivalents. Bien qu’ils entendent lutter contre les inégalités entre les sexes, ils recourent fréquemment à un double standard concernant les attentes vis-à-vis des filles et des garçons qui entretient, voire renforce, les inégalités (Ringrose et Renold, 2014). En considérant la honte et « l’humiliation comme “risque inévitable” du sextage » (Mercier, 2018, p. 64) ou sexting, entendu comme « la création, le partage et la réception d’images photographiques ou vidéo révélant des parties intimes de son corps » (Balleys, 2017, p. 33 ; Lenhart, 2009), ils participent d’une sur-responsabilisation des filles (Bozon, 2012 ; Albenga et Garcia, 2017) face à une prédation sexuelle des garçons qui tend à apparaître comme l’expression de leur « nature ». Ce faisant, ils font le plus souvent fi de la question du consentement dans l’analyse des situations de diffusion et de rediffusion d’images intimes, la production et l’envoi de telles images étant considérés comme néfastes par essence. Ces discours entravent en conséquence toute réflexion sur la possibilité et l’émergence de pratiques sécurisées et sécurisantes, en même temps qu’ils nient toute agentivité sexuelle de la part des filles (Balleys, 2017 ; Mercier, 2018).
Le présent chapitre entend mettre ces analyses à l’épreuve d’un nouveau terrain d’enquête en s’intéressant à la manière dont les personnels d’établissements du secondaire en France considèrent et disent agir vis-à-vis des situations de partage d’images intimes (photos et vidéos) entre élèves. Il ne s’agit toutefois pas uniquement de les documenter dans un autre contexte. En effet, nous souhaitons également les interroger en émettant l’hypothèse que cette position critique ne permet pas d’appréhender pleinement et de comprendre la spécificité de la situation éducative impliquant des adolescents et adolescentes en construction identitaire et sexuelle, à laquelle sont confrontés ces personnels. Face à des phénomènes de harcèlement qui se caractérisent par leur violence et leur répétition, ces derniers envisagent des possibilités de prévention à leurs yeux efficaces au sens où elles doivent constituer des solutions susceptibles de les éviter. Le questionnement et la déconstruction des normes et des rôles de sexe s’avèrent de ce point de vue un outil beaucoup trop aléatoire en raison de la prégnance des rapports sociaux de sexe traditionnels dans la société en général et les sociabilités juvéniles en particulier, prégnance qui semble rendre difficilement envisageable à court terme une remise en cause radicale du fonctionnement du système de genre, fût-elle souhaitée. Par ailleurs, ces échanges de photos intimes placent ces personnels face aux conceptions qu’ils se font du rôle éducatif lié à leur fonction. Ces conceptions, à l’instar des textes institutionnels concernant plus spécifiquement l’éducation à la sexualité, ne les encouragent pas à, voire les empêchent de construire un discours positif à destination de leurs élèves sur certaines formes de pratiques sexuelles ou à connotation sexuelle en dehors des normes habituellement considérées comme acceptables pour leur âge. Il ne s’agit bien évidemment pas ici de justifier la « fabrique des discriminations » (Chappe et al., 2016) telle qu’elle est perceptible dans les discours des professionnels et professionnelles de l’éducation, y compris dans et par les solutions de prévention qu’ils et elles disent mettre en œuvre, mais de mieux saisir les dilemmes auxquels elles et ils sont confrontés et leur manière d’y faire face.
Dans la synthèse qu’elle consacre aux recherches sur le lien entre les socialisations adolescentes et les usages du numérique, Claire Balleys rappelle que le sexting, qui semble vu comme un nouveau problème social, demeure en réalité une pratique minoritaire chez les jeunes. En fonction des protocoles d’enquête utilisés, les chiffres annoncés sont toutefois variables selon que les recherches interrogent les jeunes sur des images impliquant une nudité totale, la représentation de jeux ou pratiques sexuelles, ou élargissent leur champ à l’ensemble des images et messages écrits pouvant être considérés comme « suggestifs » (Balleys, 2017, p. 33). Les proportions d’élèves concernés peuvent ainsi varier entre « 4 % des garçons et 1 % des filles de 15 à 17 ans » qui déclarent pratiquer le sexting et 40 % des adolescents et adolescentes, sans que les différents contextes géographiques et sociétaux des enquêtes considérées puissent expliquer ces ordres de grandeur différents.
Ces pratiques doivent être situées dans un contexte plus large de redéfinition des contours de l’intime à l’ère du numérique, de publicisation et de mise en scène de sa vie privée, tout particulièrement au sein des sociabilités juvéniles (Blaya, 2013 ; Balleys, 2015 ; Balleys et Coll, 2015). Les usages numériques des adolescents et adolescentes ne sont pas uniquement motivés par la spontanéité et le désir de partage ; ils sont traversés par des enjeux et des rapports de pouvoir, de prestige, et de contrôle social auxquels ils participent. De ce point de vue, ils témoignent en même temps qu’ils construisent des rapports de domination à l’œuvre dans la société et les groupes adolescents. Dans le domaine du sexting, Jessica Ringrose et Emma Renold relèvent ainsi des pratiques de sollicitations d’images intimes de la part des garçons auprès des filles, dans un but de collection, les parties du corps représentées sur ces photos pouvant être dédicacées au garçon auquel elles sont destinées. Ces pratiques participent à la construction de masculinités hégémoniques, coopératives et concurrentielles, à partir du dénigrement et de la sexualisation des filles et de leurs représentations, considérées comme des « monnaies de popularité » et d’échange (2014, p. 11). Filles et garçons ne sont ainsi pas égaux sur Internet et s’inscrivent dans des rapports sociaux asymétriques. Non seulement il n’est pas attendu d’elles et d’eux les mêmes choses, mais des pratiques similaires peuvent de ce fait prendre des significations différentes selon qu’elles sont réalisées par des filles et des garçons : montrer et diffuser des images de son torse nu peut ainsi servir à construire sa popularité pour un garçon, pour peu que celui-ci corresponde « aux normes d’une masculinité musclée » (Ringrose et Renold, 2014, p. 11), alors qu’une fille devra faire face au stigmate de la « pute » (Clair, 2012) et de la mauvaise réputation (Richard, 2016 ; Déage, 2023).
Les échanges d’images peuvent être réalisés avec ou sans le consentement des personnes représentées comme de celles qui les reçoivent. Il importe ainsi de différencier plusieurs cas de figure. Les photos ou vidéos peuvent d’une part avoir été réalisées à l’initiative, avec l’accord, à l’insu ou en ne tenant pas compte du désaccord des individus qui y figurent. Quelle que soit leur modalité de réalisation, ces images peuvent d’autre part être diffusées ou rediffusées avec ou sans le consentement de ces derniers. Elles sont dans ce second cas habituellement qualifiées de revenge porn ou « porno revancharde », appellation dont Amy Hasinoff (2021) a souligné le caractère problématique, notamment parce qu’il ne s’agit pas nécessairement de publications à des fins de vengeance ni d’images susceptibles d’être qualifiées de pornographiques dans les représentations de sens commun. La notion de vengeance semble en outre légitimer ces publications, diffusions et rediffusions non consenties comme une réponse possible quoique contestable de la part d’une personne considérant avoir été offensée. Enfin, ces échanges d’images intimes sont qualifiés de sexting non désiré (Stassin, 20211) lorsque ces photos ou vidéos intimes sont envoyés à une personne qui ne les a pas sollicitées ou n’a pas manifesté son accord pour les recevoir.
L’ensemble de ces situations peuvent donner lieu à des phénomènes de harcèlement en ligne et en présentiel qui sont aujourd’hui bien documentés (Blaya, 2013 ; 2018 ; Stassin, 2019). Si les outils numériques au sens large (smartphone, Internet…) et les possibilités qu’ils offrent (instantanéité, pluralité de contacts connus ou inconnus, multidiffusion donnant lieu à des phénomènes qualifiés de « viraux », anonymat) ne sont pas à l’origine des violences ou du harcèlement, ils leur confèrent des caractéristiques nouvelles et peuvent les amplifier. De la même manière, ils ne donnent pas naissance aux rapports sociaux dont ils participent, mais les façonnent en retour.
Ces rapports sociaux construisent également la manière dont ces outils et usages numériques sont appréhendés et pensés en termes de problèmes publics. Sur le plan du sexting, les analyses produites par Élisabeth Mercier au Québec sur les discours médiatiques au sens large concernant le partage, consensuel ou non, d’images à caractère sexuel, soulignent ainsi que ces contenus mettent bien souvent en œuvre un double standard d’attente vis-à-vis des filles et des garçons, y compris dans les mesures de prévention qui sont préconisées. Le sextage est présenté comme un problème en soi, à commencer par celui des filles, sa nocivité et son caractère « malsain » supposés étant redoublés par les violences à caractère sexiste et sexuel auxquelles cette pratique peut donner lieu. La sociologue note que ces discours invisibilisent les questions liées à la rupture du consentement et aux abus de pouvoir, récusant de ce fait leur pertinence pour la compréhension des pratiques considérées. Un rapport de cause à effet est établi entre le sextage et l’humiliation ainsi que la honte qui peuvent en résulter en raison des remarques, violences, harcèlements qui selon cette conception sont inévitables, bien qu’elle puisse les juger regrettables. Ces discours et les pratiques qu’ils motivent s’appuient sur une rhétorique de la « vie ruinée » (Mercier, 2018) et sur le caractère illégal pour les mineurs et mineures de tels échanges, pour présenter comme seule alternative au sextage un choix d’abstention2.
En faisant l’économie d’une réflexion sur le consentement et sa problématisation dans un contexte de domination masculine, ces approches empêchent de penser l’agentivité sexuelle des jeunes filles et des femmes. Elles construisent par ailleurs un discours de dénonciation de ce qui est qualifié d’« hypersexualisation » des filles au nom du refus de la marchandisation des corps, sans percevoir qu’il participe aussi au contrôle social qui pèse sur les femmes. Ce discours ne s’intéresse pas non plus aux significations qui sont données à ces pratiques par les filles qui y ont recours, ni à la manière dont elles peuvent construire à travers elles des formes d’émancipation (Liotard et Jamain‑Samson, 2011 ; Mercier, 2016). Même si l’agentivité sexuelle des jeunes filles et des femmes et ses conditions de possibilités doivent être envisagées de manière complexe (Löwy, 2005), il n’en reste pas moins qu’elles doivent constituer un préalable à la réflexion : « cela implique de reconnaître, d’une part, que le partage d’images intimes (sextage) puisse être une activité à laquelle il est possible de consentir et, d’autre part, que le partage non consensuel de ces images (porno revancharde) relève d’une forme de discipline de la sexualité féminine » (Mercier, 2018, p. 60), tout en gardant à l’esprit que le partage d’images intimes peut également constituer une injonction s’inscrivant dans la même optique.
À l’aune de ces analyses, il semble pertinent de s’intéresser plus particulièrement à la manière dont les personnels des établissements scolaires du secondaire sont confrontés à ces phénomènes de partage d’images intimes, aux logiques éducatives qu’elles et ils mettent en œuvre, aux représentations sur lesquelles ces logiques s’appuient et aux significations qu’elles et ils leur donnent. Nous supposons en effet que ces professionnels et professionnelles sont pris dans un réseau de normes et de contraintes pratiques, sociales, professionnelles, institutionnelles et éthiques, qui les empêche bien souvent de penser la complexité des situations et de concevoir des alternatives aux pratiques éducatives et préventives majoritaires. Ces contraintes participent au maintien des normes et des rapports sociaux de sexe, y compris pour celles et ceux qui pourraient chercher à mettre en œuvre des analyses et des pratiques qui s’en affranchissent, et ce d’autant plus qu’« en l’état actuel de la loi française, toute pratique de sexting primaire entre mineurs est aujourd’hui considérée comme une infraction pénale » (Balleys, 2017, p. 34).
Ce chapitre s’appuie sur les différents matériaux de terrain recueillis dans le cadre de l’enquête sur le cyberharcèlement à caractère sexiste, homophobe et sexuel réalisée dans des établissements d’Île-de-France par l’Observatoire universitaire international Éducation et Prévention (OUIEP) pour le Centre Hubertine Auclert durant l’année scolaire 2015-2016 (Couchot‑Schiex et al., 2016 ; Couchot‑Schiex et Moignard, 2020). Cette recherche collective a mobilisé différentes méthodes de recueil de données : des questionnaires à destination de 1127 élèves de la 5e à la seconde (de 12 à 16 ans), des entretiens collectifs avec 34 groupes parmi ces élèves et 50 entretiens semi-directifs réalisés avec quatre ou cinq adultes des équipes éducatives de 12 établissements franciliens (huit collèges, quatre lycées généraux et/ou professionnels). Ces derniers sont situés dans les huit départements d’Île-de-France. Leur recrutement est diversifié sur le plan social et de leur classification par l’Éducation nationale : établissements en réseau d’éducation prioritaire (REP) et hors REP. À ce matériel s’ajoute le journal de terrain de l’auteur de ce chapitre qui a été tenu lors des différentes réunions de copilotage de l’enquête avec les commanditaires et les représentants et représentantes des rectorats, ainsi que lors du recueil de données en établissement. Y était noté comment les phénomènes de (cyber)harcèlement ou les sociabilités numériques étaient spontanément évoqués par les différents adultes et élèves des établissements rencontrés au cours de l’enquête.
Ce sont les 50 entretiens avec les adultes, ainsi que ce journal, qui sont mobilisés dans le cadre de ce chapitre. D’une durée moyenne d’une heure, ces entretiens ont été réalisés par cinq membres de l’équipe de recherche avec des personnels occupant différentes fonctions : trois chefs et cheffes d’établissement (principaux et principales de collège ou proviseurs et proviseures de lycée), quatre de leurs adjoints et adjointes, 12 conseillers et conseillères principales d’éducation (CPE), quatre assistants et assistantes d’éducation (surveillants et surveillantes), 11 enseignants et enseignantes de différentes disciplines et statuts – anglais, arts plastiques, éducation physique et sportive (EPS), mathématiques, chef de chantier en lycée professionnel, professeur des écoles enseignant en section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa), etc. –, cinq professeurs et professeures documentalistes, dix infirmières scolaires, une secrétaire du « secrétariat des élèves ». Ces personnels ont été choisis par les équipes des établissements elles-mêmes, parfois par les chefs et cheffes d’établissement ou leurs adjoints et adjointes qui les ont sollicités. Certains l’ont été parce qu’ils ou elles étaient partie prenante ou à l’initiative d’actions de lutte contre le cyberharcèlement, en faveur de l’égalité des sexes et/ou de lutte contre l’homophobie, ou d’éducation à la sexualité. Toutes et tous ne sont toutefois pas toujours familiers de ces enjeux.
L’échantillon est varié quant au sexe, à l’âge, à l’ancienneté dans la profession et aux fonctions exercées. Il n’est pas pour autant représentatif, mais constitue un ensemble d’informatrices et d’informateurs privilégiés sur la manière dont sont perçues les sociabilités juvéniles par des adultes qui sont en contact quotidien avec les élèves, notamment en lien avec le numérique, les phénomènes de harcèlement et de cyberharcèlement à caractère sexiste, homophobe et sexuel, et les politiques, actions et représentations éducatives qui peuvent leur être associées dans les établissements. Les entretiens ont ainsi porté sur ces différents enjeux ainsi que sur la manière dont ces personnels envisageaient leur rôle vis-à-vis de ce qu’ils décrivaient et plus particulièrement l’articulation des phénomènes en ligne et hors ligne. Ils se sont déroulés dans les établissements, sur le temps scolaire.
Les entretiens ont été anonymisés et intégralement retranscrits. L’auteur de ce chapitre en a réalisé un découpage thématique en fonction des grands ensembles qui s’en dégageaient (place du numérique dans l’établissement, rôle des parents dans l’encadrement numérique des jeunes ou vis-à-vis des usages numériques de l’établissement, sociabilités juvéniles, notamment numériques, [cyber]violence notamment à caractère sexiste et sexuel…). Ce sont l’ensemble des passages (récits d’événements, considérations éducatives ou sociétales…) des entretiens évoquant le partage consensuel ou non d’images intimes entre adolescents et adolescentes qui sont analysés ici selon les principes de l’analyse critique de discours (Rogers et al., 2005 ; Rogers, 2011 ; Rogers et Schaenen, 2013). Y sont associés les passages du journal de bord de l’auteur répondant aux mêmes caractéristiques.
Notons enfin que, s’il aurait été intéressant d’analyser le discours des personnels éducatifs dans une perspective intersectionnelle, le matériau recueilli dans le cadre de cette enquête ne le permet pas. Les entretiens offrent trop peu d’informations sur la perception par les personnes interrogées de l’origine sociale des élèves en présence dans les situations rapportées, et sur la manière dont elles et ils sont socialement perçus comme personne blanche ou non blanche. La catégorisation sociale des établissements ne permet pas de combler ces lacunes.
La présentation des résultats s’organise dans un premier temps autour des dilemmes identifiés dans les discours des professionnelles et professionnels de l’éducation interrogés. Ceux-ci sont ensuite discutés et mis en perspective avec les contraintes des situations éducatives dans lesquelles ces personnels sont engagés.
En amont de ces analyses, il nous semble pertinent de rappeler certains éléments du volet quantitatif de l’enquête menée par l’OUIEP, déjà présentés dans le rapport rédigé par Sigolène Couchot-Schiex, Benjamin Moignard et Gabrielle Richard (2016). Dans le questionnaire, la réalisation d’images intimes était exclusivement envisagée dans un cadre amoureux, que celui-ci soit hétérosexuel ou homosexuel. Il en ressort que « 6,3 % des filles et 7,6 % des garçons ont réalisé des selfies intimes pour leur amoureux ou leur amoureuse » (p. 37), pourcentages qui tombent respectivement à 2,5 % et 3,3 % pour les vidéos. En revanche, 4 % des filles et 1,4 % des garçons déclarent l’avoir fait « alors qu’ils n’en avaient pas vraiment envie » pour ce qui est des photos, 1,4 % et 1,6 % pour les vidéos. Ces phénomènes sont donc minoritaires au moment de l’enquête et, même s’il semble que les filles y sont davantage confrontées, le petit nombre des élèves concerné ne permet pas de conclure quant à leur dimension sexuée.
Concernant la rediffusion de photos ou vidéos sans consentement, « 8,4 % des filles et 6,2 % des garçons […] rapportent qu’un de leurs selfies [qui n’a pas nécessairement de caractère intime au sens où la question n’impliquait pas que la personne soit (partiellement) dénudée ou que les images aient une connotation sexuelle] a été tagué/modifié dans l’intention de leur faire du mal, ou avoir retrouvé une photo ou une vidéo intime diffusée sans leur consentement, ou avoir retrouvé une photo ou une vidéo où on leur faisait du mal/on les obligeait à faire des choses dégradantes » (p. 39). Enfin, 9,3 % des filles et 6,2 % des garçons disent avoir reçu des photos de filles ou de garçons qu’elles ou ils connaissent et qui les ont mis mal à l’aise. Il n’est toutefois pas possible de déterminer si ces photos constituaient des selfies envoyés par leur auteur ou autrice ou des rediffusions avec ou sans le consentement des personnes représentées.
Les partages d’images intimes par les élèves sont régulièrement évoqués dans les entretiens, un même événement pouvant par ailleurs être rapporté par plusieurs personnes du même établissement. Pour autant, ils sont bien souvent regroupés dans les propos recueillis dans une catégorie générique qui tend à en masquer les différents aspects :
C’est toujours la même histoire. Soit c’est une jeune fille qui est habillée à leur goût, au goût des garçons, un peu trop sexy, un peu trop… montrant un peu trop ses formes… Soit avec des échanges de photos, qu’on divulgue d’abord à ses amies, où elles sont en maillot de bain… où après elles se propagent. C’est toujours la même histoire, c’est toujours comme ça. En tout cas, en ce qui concerne les filles. […] [Les élèves] viennent nous voir. Malheureusement pour eux, ils ne viennent pas au début, mais quand ça devient récurrent, lorsqu’ils reçoivent régulièrement des insultes, justement puisque ça ressemble à du harcèlement. [Principale, collège G]
Bien que cette cheffe d’établissement insiste à plusieurs reprises sur l’uniformité des scénarios auxquels elle est confrontée (« c’est toujours la même histoire »), plusieurs points aveugles doivent être soulignés. En premier lieu, il ressort à l’écouter qu’il n’en va visiblement pas de même pour les filles, qui semblent les seules à figurer sur les photos, que pour les garçons, qui ne sont pas mentionnés. Ils ne le sont pas non plus dans le reste des entretiens en tant qu’objet des partages d’images intimes, à l’exception de deux situations qui ne sont pas présentées comme problématiques. L’assistant d’éducation qui rapporte la première note qu’« il y a le cas d’un élève qui met des photos de lui torse nu. Les garçons n’ont pas trop tendance… Par contre, quand il se passe quelque chose avec une fille, ils ont tendance à diffuser ça beaucoup » (collège B). De l’absence de répercussion du geste en termes de rumeurs, il est ainsi déduit que de telles pratiques n’ont pas lieu. Pour la seconde situation, un professeur indique au sujet de son fils : « Il m’a montré aussi un Snapchat d’un de ses copains. Il faisait la bringue, comme on a pu le faire, mais il était la tête dans les toilettes. À côté de ça – c’est un compétiteur de kayak –, ses copains prennent des Snapchats de lui sous la douche pour se foutre de sa gueule. Et il est à poil » (Lycée K). Cet épisode ne semble pas être préoccupant pour cet enseignant qui le réfère à sa propre jeunesse et le situe dans la construction d’une masculinité sportive, qui passe par un certain nombre de rituels et de provocations appréciés entre pairs et vecteurs de solidarité entre dominants (Couchot‑Schiex, 2017a).
En second lieu, les propos de la principale de collège mentionnés plus haut mettent en évidence qu’il peut s’agir d’un côté d’une diffusion consensuelle d’images dans un cercle restreint, c’est-à-dire duel ou impliquant un nombre de destinataires plus important (les « amies »), ou de l’autre de rediffusions multiples pour lesquelles les personnes représentées, en l’occurrence des filles, n’ont pas donné leur accord ; les photos prises à l’insu de la personne représentée n’étant pas mentionnées dans cet extrait. Ces diffusions et rediffusions peuvent enfin donner lieu à des phénomènes de harcèlement sans qu’il soit possible de préjuger de leur caractère systématique.
Si ces faits entre lesquels existent des distinctions importantes sont mis sur le même plan, c’est parce que les personnels des établissements n’en sont bien souvent informés que dans ces cas de harcèlement, c’est-à-dire trop tardivement selon cette principale. Ils et elles les perçoivent donc de manière rétrospective à partir de leurs conséquences, ce qui les conduit au cours des entretiens à les inscrire dans un engrenage : le partage d’images intimes, fût-il initialement consensuel, ne peut à leurs yeux donner lieu qu’à une propagation non voulue aboutissant in fine à des formes de harcèlement en ligne et en présentiel qui auront un retentissement sur la vie de l’établissement et des effets particulièrement négatifs sur les victimes. Certaines images que les personnes interrogées mentionnent sont pourtant restées dans un cadre privé : elles ont été informées de leur existence par des parents qui les avaient découvertes ou des élèves inquiets ou inquiètes à qui elles avaient été envoyées tout à fait volontairement par leur auteur ou autrice, ou qui en avaient entendu parler. Pour autant, elles sont perçues en termes de risques, c’est-à-dire à partir des désordres scolaires et des violences qu’elles sont susceptibles et, selon cette conception, ne sauraient pas manquer d’entraîner. Ce point de vue, qui donne aux personnels l’impression d’intervenir lorsqu’il est déjà trop tard, les amène donc à évoquer les situations de partage d’images intimes comme un « bloc » homogène, alors même que les faits rapportés dans les entretiens montrent, à l’instar de l’analyse des propos de la cheffe d’établissement précédemment cités, qu’il y a matière à réaliser un tri selon deux grands critères, leur dimension sexuée et genrée et le consentement donné à la diffusion.
Production et diffusion consensuelle d’images intimes d’une part, production, publication et rediffusion non consensuelle d’images intimes, violences et harcèlement d’autre part sont ainsi mis sur le même plan et constituent implicitement pour les personnels éducatifs les deux faces d’une même médaille. Pour empêcher les phénomènes de violences et de harcèlement, il s’agit donc d’empêcher la production et la diffusion d’images intimes, quelles qu’elles soient. Les propos et les pratiques déclarées des personnes rencontrées visent en conséquence à construire l’impossibilité du consentement des filles à la réalisation et à la diffusion de ces images et mobilisent pour ce faire le double standard sexuel dans lequel sont socialisés et se socialisent les filles et les garçons. Selon les situations rapportées, les filles qui partagent des photos intimes sont ainsi considérées comme « naïves », « influençables », « abusées », « contraintes », « inconscientes » face aux dangers qui les guettent. Même si quelques personnes interrogées précisent que ces jeunes filles n’ont « rien fait de mal » (principale de collège, note de terrain), il n’en reste pas moins qu’un accord semble se dessiner sur le fait qu’il s’agit au minimum d’une « bêtise », d’une « erreur », voire de quelque chose de plus grave.
Se donne ainsi à entendre dans les entretiens toute une rhétorique du non-consentement ou du consentement impossible des filles. Elle s’exprime de plusieurs manières, par exemple dans l’insistance de la personne interrogée à mettre en évidence l’écart entre l’image renvoyée par l’élève, gage d’une certaine innocence, et ce qu’elle a fait, ou à évoquer un malaise propre à l’adolescence qui expliquerait des choix inappropriés ; ou dans l’affichage d’une forme d’ignorance ou d’incompréhension sur ce qui a mené l’élève à réaliser un tel acte. En définitive, les filles qui partagent des photos intimes « ne se rendent pas compte » (infirmière, collège A) ou se laisseraient influencer, que ce soit par les garçons à la pression desquels elles cèdent ou par les (nouveaux) médias facteurs de « désinhibition » et de confusion entre les relations virtuelles et réelles. Ces filles sont également supposées agir ainsi en raison de leur faible estime d’elles-mêmes et de leur besoin de reconnaissance et d’amour3.
Les termes employés pour évoquer ces photos dans les entretiens peuvent ainsi occasionnellement témoigner de la prégnance de certains jugements moraux dans la manière de les appréhender (« photos olé olé », « déviance », « photos qui n’étaient pas forcément appropriées », « la fille n’avait pas du tout conscience que ce qu’elle a fait était mal »…), jugements qui entrent en résonance avec les analyses en termes de « bêtise » et d’« erreur » qui ont été signalées et auxquels ils peuvent participer4. Mais le plus souvent, c’est de façon implicite ou, plutôt, sous couvert d’égalité que s’expriment dans les entretiens ces représentations quant à ce que doit être une féminité convenable. En conséquence, lorsque des actions de prévention sont mises en place, même lorsqu’elles sont supposées s’adresser à l’ensemble des élèves, c’est sur les filles qu’elles semblent se concentrer. Elles consistent visiblement à les convaincre de la dangerosité de publier de telles photos et à leur demander de s’en abstenir.
Un entretien révèle toutefois que d’autres pratiques préventives en rupture avec ces représentations et ces valeurs sont parfois esquissées. Pourtant, le fait que des élèves ne les mettent pas immédiatement en œuvre est entendu comme la confirmation de l’impossibilité de faire autrement :
C’est une jeune fille de 4e qui s’est prise en photo dénudée à la demande de quelqu’un, alors elle est tombée dans tout ce que [l’association qui est intervenue au collège] avait dit de ne pas faire. […] Elle a discuté sur Internet avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, qui lui a dit qu’il était telle personne de tel âge. Il lui a demandé de faire des photos d’elle dénudée, qu’elle a faites, qu’elle a envoyées. Je ne sais plus si elle avait… si, on voit sa tête, parce que, justement, [cette association] leur disait, en parlant de leur sexualité future : « Quand vous serez plus grand, si jamais… Parce que ça fait partie de vos jeux avec vos partenaires de faire ça, faites en sorte tout du moins que l’on vous reconnaisse pas, donc sans la tête, sans vos tatouages, sans signes distinctifs ». Elle est reconnaissable et elle a envoyé ses photos, et donc je sais que ça tourne sur certains portables de garçons du collège. C’est comme ça qu’on l’a su. La jeune fille, le souci […], c’est qu’elle ne voit pas où est le problème. [Principale adjointe, collège F]
Cette association dessine ainsi des modes d’action qui envisagent clairement comme possibles certaines formes d’autonomie sexuelle et qui renoncent à inciter les filles à la pudeur. Ils semblent s’inscrire dans les propos rapportés en référence à des pratiques futures qui pourront éventuellement être celles de ces jeunes lorsqu’elles et ils seront adultes, et qui peuvent en effet être courantes dans le cadre des pratiques de rencontre en ligne à des fins sentimentales et sexuelles entre personnes majeures. Toutefois, il n’est visiblement pas envisagé que ces pratiques puissent être celles des élèves, à leur âge, ce qui pourrait peut-être en partie expliquer l’échec du procédé, même si plus généralement, et au-delà de cette situation précise, le peu d’impact de la prévention est mentionné dans certains entretiens. Comme le relève Catherine Blaya (2013), les élèves peuvent tout à fait avoir connaissance de pratiques sécurisées sans pour autant les adopter dans leurs propres usages.
Bien qu’elles ne soient jamais explicitement évoquées dans les entretiens, les dispositions légales encadrant la production et la diffusion d’images intimes de la part des mineurs et mineures pourraient expliquer le choix de ne pas ancrer les pratiques alternatives possibles dans le présent des élèves. En effet, selon l’article 227‑23 du Code pénal :
Le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d’enregistrer ou de transmettre l’image ou la représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Lorsque l’image ou la représentation concerne un mineur de quinze ans, ces faits sont punis même s’ils n’ont pas été commis en vue de la diffusion de cette image ou représentation. Le fait d’offrir, de rendre disponible ou de diffuser une telle image ou représentation, par quelque moyen que ce soit, de l’importer ou de l’exporter, de la faire importer ou de la faire exporter, est puni des mêmes peines. Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 euros d’amende lorsqu’il a été utilisé, pour la diffusion de l’image ou de la représentation du mineur à destination d’un public non déterminé, un réseau de communications électroniques.
L’article 227‑24 précise en outre que :
Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant physiquement en danger, soit de faire commerce d’un tel message, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur.
En vertu de ces articles, la réalisation de selfies intimes ou d’images intimes entre personnes mineures consentantes, leur diffusion consensuelle à un tiers mineur, et leur possession par ce tiers, par exemple sur son téléphone portable, pourraient être condamnées. Toutefois, il semble qu’une telle interprétation de la loi n’ait à l’heure actuelle encore jamais été mobilisée.
Si le consentement ne semble pas être considéré comme pertinent par les professionnelles et professionnels rencontrés pour apprécier les situations rapportées, c’est donc parce qu’il n’entre pas en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’évaluer ce qui est la cause des situations de harcèlement et de violences qu’elles et ils ont à gérer. Car peu importe pour elles ou pour eux que ces photos aient été réalisées ou diffusées de manière consentante ou non, elles et ils considèrent que les effets immanquablement produits sont les mêmes. De plus, cette perception renforce et est renforcée par des représentations différenciées et inégalitaires des normes et des rôles de sexe, et de ce que doit être « une bonne sexualité », même si celles-ci sont rarement explicitement assumées.
Il n’est bien évidemment pas question de contester ici que les filles puissent publier des photos sans nécessairement s’inscrire dans une démarche de « consentement éclairé », qu’elles aient fait ou non en amont l’objet de pressions de la part de garçons, et ce d’autant plus qu’elles sont socialisées au sein de rapports sociaux de sexe inégalitaires qui ne sont pas toujours perçus comme tels. Pour autant, il peut sembler problématique de partir du principe que ce consentement ne saurait exister. Une telle conception suppose en effet une incapacité pour les filles à être maîtresses de leurs désirs ou de leur sexualité, par ailleurs toujours envisagée dans les entretiens sous le prisme de l’hétérosexualité lorsqu’il est question du partage d’images intimes5.
Par principe, les filles ne sont ainsi jamais considérées comme suffisamment matures pour faire des choix jugés anticonformistes. Si certaines chercheuses et certains chercheurs, à l’instar du sociologue espagnol Antonio Garcia‑Gomes (2016), expliquent que la pratique du sexting « est un moyen [pour des adolescentes] d’entrer en relation avec des jeunes hommes, mais également d’exprimer leur sexualité, l’importance que revêt pour elles le fait de connaître leur corps » (Balleys, 2017, p. 35), cette signification potentielle des pratiques des jeunes n’est jamais appréhendée dans les entretiens. Certes, il est possible de lui opposer que la mise en couple coïncide bien souvent pour ces jeunes filles avec une soumission « aux demandes et aux désirs des garçons dont elles sont amoureuses » (p. 35) qui pourrait se lire également dans certaines situations rapportées ; mais ces éléments ne sont jamais problématisés pour tenter de les inscrire dans une approche éducative qui tienne compte des significations que leur donnent les jeunes. Jamais n’est posée la question de savoir dans quelle mesure ces situations peuvent s’inscrire ou non dans une contestation assumée et revendiquée des pratiques de pouvoir, ou témoignent de pratiques auxquelles il semble manifestement préférable de mettre un terme en raison par exemple du très jeune âge des élèves concernés. Au contraire, les entretiens révèlent tout le désarroi des professionnels et professionnelles lorsqu’une élève revendique ne pas percevoir ce qu’il y aurait de problématique à produire des images de son propre corps dénudé et à les diffuser.
La précédente analyse ne doit pas laisser croire que les phénomènes de harcèlement ne sont pas pris au sérieux par les équipes éducatives lorsqu’ils sont découverts. Néanmoins, toutes les personnes interrogées semblent également considérer qu’il est aussi, voire parfois tout autant problématique qu’une fille se dénude (plus ou moins) partiellement sur une photo ou une vidéo diffusée par téléphone ou par Internet. Cette conception doit bien entendu être perçue au prisme des normes et des rôles de sexe traditionnels, volontairement ou involontairement mobilisés par les personnes rencontrées. Pourtant, pour bien comprendre ces formes de reproduction des inégalités, y compris lorsqu’elles se manifestent dans des discours qui pensent y échapper et se revendiquent de l’égalité des sexes, il importe de s’intéresser aux dilemmes éducatifs auxquels sont confrontés les personnels des établissements et qui leur donnent l’impression de devoir faire face à une situation piégée. Ces dilemmes sont de quatre ordres.
D’abord, parce que ces personnels ont bien souvent uniquement connaissance des situations qui ont donné lieu à de la violence et du harcèlement, ils ont tendance à supposer que tout partage d’images intimes aura ce genre de conséquence. Les discours qui construisent comme intrinsèquement viciés le consentement et l’agentivité sexuelle des filles et visent (implicitement ou explicitement) à les inciter à s’abstenir de publier ces images sont certes produits par les rapports sociaux à l’œuvre au sein du système de genre, mais constituent aussi pour les personnes interrogées une réponse « concrète » à un constat issu de l’expérience, même si celui-ci doit très probablement être relativisé au regard des résultats de recherche6, et même si cette réponse est perçue comme injuste par certains professionnels et professionnelles qui y recourent :
Alors, il y avait ces histoires de photos. Les garçons qui, dès qu’une fille était un peu trop habillée mode, un peu trop sexy… Si une fille est avec une jupe mi-genoux, pour eux c’est déjà une pute. Une fille maquillée, c’est une pute, bon, enfin ici. Les filles souffrent de ça, à tel point que j’ai été obligée de rappeler aux mères de ces jeunes filles qu’il fallait qu’elles aient une tenue avec un t-shirt qui arrive au ras du cou, sinon elles étaient traitées de ceci-cela. […] [L]es filles, elles rêveraient de ressembler à leurs stars, et rêveraient de pouvoir s’habiller comme elles le veulent, mais elles sont coincées à cause de ça. […] Je trouvais ça très sexiste. [Principale, collège G]
Ce premier constat permet de poser sous un autre jour la difficulté des professionnelles et professionnels rencontrés à faire émerger des pratiques éducatives concernant le partage d’images intimes visant à questionner les représentations des élèves et à promouvoir l’égalité des sexes. Car, pour peu que ces dernières puissent être imaginées et mises en œuvre, il semble illusoire à ces professionnels et professionnelles de supposer que ces représentations puissent changer du jour au lendemain. Si l’on peut souhaiter en effet que les mêmes causes (une fille dénudée) ne produisent pas toujours les mêmes effets (une situation de harcèlement), il n’en reste pas moins pour elles et eux qu’un tel changement prendra du temps et qu’il leur semble nécessaire dans l’immédiat d’agir dans le « monde tel qu’il est » et non dans un « monde tel qu’elles et ils voudraient qu’il soit ».
En outre, du fait de la difficulté à faire émerger de nouvelles pratiques chez les élèves, elles et ils peuvent en arriver à considérer que celles-ci sont proprement inatteignables. Surtout, même à supposer que certaines d’entre elles fonctionnent, il n’en reste pas moins qu’elles paraîtront toujours trop précaires pour déstabiliser le système de genre et qu’elles risquent donc d’entretenir les désordres scolaires et les violences qu’il s’agit pour elles et eux de faire cesser.
Enfin, même si cet enjeu n’est jamais explicitement évoqué dans les entretiens, il est possible d’émettre l’hypothèse suivante : la conception que les personnes interrogées se font de leur fonction d’éducateur et d’éducatrice auprès de jeunes mineurs, les préoccupations éthiques qui y sont associées (partition traditionnelle entre public et privé, prescriptions légales et institutionnelles…) les empêchent bien souvent d’envisager des pratiques de prévention alternatives. Les personnels des établissements sont en effet confrontés à des adolescents et adolescentes en construction, dans une relation éducative, où il n’est pas possible de présupposer que ces dernières et ces derniers ont toutes et tous compris les enjeux des situations qu’elles et ils vivent. Ces personnels projettent ainsi probablement leurs propres normes morales sur ce qu’est supposée être une « bonne sexualité », ou les normes qu’elles et ils se représentent être celles de l’institution, ou encore des parents d’élèves, pour répondre à des situations considérées comme déstabilisantes dans la vie de l’établissement. Les élèves, ou plus précisément les filles, sont ainsi confrontées à un discours supposé aller de soi : « On ne se déshabille pas sur Internet ». Selon cette hypothèse, les pratiques alternatives seraient perçues comme problématiques et contestables, car elles nécessiteraient d’indiquer concrètement à des adolescents et adolescentes des possibilités de partages (davantage) sécurisés, et donc de supposer que ceux-ci sont envisageables pour elles et eux, dans leur présent comme leur futur, sans pour autant les ériger en nouvelle norme, c’est-à-dire en les considérant comme tout autant souhaitables qu’une pratique d’abstention.
Le raccourci qui consiste à supposer pouvoir supprimer les situations de harcèlement en proscrivant celles à partir desquelles elles se manifestent procède par ailleurs d’une certaine naïveté et présume un rapport de causalité entre des conduites et leur stigmatisation qu’il est nécessaire d’inverser. Il ne tient pas compte du rapport de hiérarchisation genré qui ne rend ces conduites déviantes que dans la mesure où elles sont pratiquées par des femmes ou lorsqu’elles concernent d’autres personnes discriminées au sein du système de genre, celles-ci n’ayant plus alors comme solution que de s’y soumettre ou d’être marginalisées. Il empêche en outre de penser toute pratique transformatrice. En second lieu, comme le rappelle Vanina Mozziconacci dans la lignée de l’ouvrage collectif The Male in the Head: Young People, Heterosexuality and Power (Holland et al., 1998), une telle approche est inefficace : « les éducations sexuelles qui se focalisent sur les dangers ont tendance à favoriser les conduites à risque, en particulier chez les jeunes femmes » (Mozziconacci, 2015) auxquelles il est rappelé le pouvoir des garçons et leur propre vulnérabilité. En empêchant les jeunes de découvrir et mobiliser un autre répertoire d’action que le refus et l’abstention, elles les laissent démunis face aux situations qu’ils et elles rencontrent et peuvent souhaiter expérimenter, et ce faisant les mettent en danger, qu’il s’agisse de sexting, de contraception ou encore d’infections sexuellement transmissibles (IST).
Il importe d’interroger l’impossibilité de considérer de manière positive ou même neutre le partage ou la publication de photos ou de vidéos intimes afin de concevoir l’éducation au numérique et à la sexualité comme une éducation à la complexité. À partir de ce point de vue, il semble nécessaire de prendre en charge la dimension politique de cette éducation et de chercher comment travailler avec les élèves une lecture des situations sociales (et donc également scolaires), notamment celles où elles et ils sont engagés, en termes de rapports de domination et d’enchevêtrement des rapports sociaux de sexe et liés à l’orientation sexuelle, mais aussi de classe et de « race », bien que les entretiens permettent peu de prendre en compte ces derniers aspects. C’est notamment au prix de cette problématisation qu’il semble possible d’envisager et de construire les conditions d’émergence d’éventuelles contestations de ces rapports sociaux, sans présager des formes et des significations que celles-ci prendront dans les pratiques adolescentes.