Chapitre 4
Les jeunes utilisent de plus en plus les technologies numériques de communication. Selon Médiamétrie1, en 2022, 83 % des 15‑24 ans se connectaient quotidiennement aux réseaux sociaux contre 53 % des 50 ans et plus. Ils et elles y passaient en moyenne 2 heures 19 par jour, soit une progression de 12 minutes par rapport à 2021. Le numérique est un espace où ils et elles apprennent à construire des liens de manière autonome (Metton, 2004) et montrent leur appartenance au groupe, à leur réseau de pairs (Fluckiger, 2006). À partir de la puberté, les normes de genre se découvrent et sont performées à travers la séduction et les relations de couple (Clair, 2023). Le contrôle social du groupe de pairs est parfois trop resserré dans le quartier et dans l’établissement scolaire pour que les filles et les garçons osent se rapprocher. Internet permet de se lancer, à l’abri des regards (Déage, 2023). Derrière les écrans, ils et elles s’aventurent à se renseigner sur les identités de genre (Stassin, 2022) ou à discuter de sexualité (Amsellem‑Mainguy et Vuattoux, 2018). Certains même s’y essayent : 7 % des élèves interrogés en 2015 pour l’étude sur le cybersexisme réalisée pour le Centre Hubertine Auclert avaient déjà fait des selfies intimes (Couchot‑Schiex et al., 2016).
Cette « libération » qui permet de se révéler davantage ou autrement, derrière les écrans, est caractérisée par John Suler d’effet dedésinhibition. Selon le cyberpsychologue, cet effet peut être soit bénin, quand il permet de dévoiler ses sentiments ou d’être plus attentif à ceux des autres ; soit toxique, quand il donne lieu à des expressions de colère ou de haine incontrôlées. Ce second aspect conduit éventuellement à des phénomènes de cyberharcèlement, c’est-à-dire à un ensemble d’actes violents perpétrés par des moyens numériques, par un individu ou un groupe, qui ont pour effet de nuire durablement à la réputation et à la dignité d’une personne. Cet effet a été observé dès 2004, alors que l’accès à Internet était encore limité, en termes de coût financier, de rapidité, de temps d’usage et de portabilité. J. Suler considérait que les contextes d’interaction en ligne et hors ligne pouvaient être différenciés par six grands facteurs :
Durant les 20 ans qui nous séparent de cette analyse, deux innovations majeures ont bouleversé les modes de communication numérique : d’une part, les réseaux sociaux, avec l’ouverture au grand public de Facebook en 2007 ; d’autre part, les smartphones, leurs applications et leurs caméras frontales intégrées, à partir de la mise sur le marché de l’iPhone 4 en 2010. Un an plus tard sortait l’application Snapchat qui a progressivement séduit les adolescents et les adolescentes. Ce service en ligne permet d’entretenir des conversations éphémères en sons et en images. En 2022, elle était la deuxième application qui suscitait le plus d’engagement chez les 18‑24 ans, derrière Instagram, et deux rangs devant TikTok2.
Contrairement aux médias traditionnels qui tendent à être « consommés », les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) engagent les individus dans des interactions. Les usagères et les usagers, notamment influencés par des facteurs sociaux et culturels, s’approprient de manière coopérative et innovante les fonctionnalités mises à disposition par les concepteurs et les conceptrices, pour répondre à leurs besoins et à leurs préférences (Cardon, 2005). Snapchat peut être considéré comme un dispositif sociotechnique (Martin, 2010) : les représentations et les visées stratégiques des concepteurs sont traduites dans les fonctionnalités de l’application. Ces choix de design technique orientent les usages de celles et ceux qui se l’approprient, et réciproquement. Ce chapitre propose une réflexion sur les aspects du design de Snapchat susceptibles de favoriser des comportements malveillants. À partir de deux ans d’enquête ethnographique et netnographique dans quatre collèges et d’entretiens avec trois experts et expertes, nous analysons six configurations favorables à l’émergence de certaines formes de cyberviolences : la proximité ; la synchronie ; la ludification ; la vraisemblance ; l’intraçabilité ; et le détachement.
Cette analyse s’appuie sur une recherche ethnographique menée dans quatre collèges publics de la région parisienne, situés dans des contextes sociogéographiques variés : dans le centre parisien ; dans un réseau d’éducation prioritaire renforcé (REP+) de proche banlieue ; dans une banlieue pavillonnaire, à proximité d’une cité populaire ; et dans un REP de banlieue socialement enclavée.
De 2016 à 2018, je me suis entretenue avec environ 150 élèves, notamment sur leurs usages des outils numériques. Je leur présentais des garanties d’anonymat et de confidentialité en début d’entretien, mais précisais que, si je découvrais qu’ils étaient en danger, je les accompagnerais pour expliquer la situation à un interlocuteur ou à une interlocutrice de confiance, à même de proposer une solution adaptée. Snapchat était l’application préférée en banlieue, alors que les Parisiens et les Parisiennes privilégiaient Instagram. Nous avons abordé la manière dont ils et elles y entretenaient leurs relations amicales et amoureuses, y faisaient des rencontres, et les violences auxquelles elles et ils avaient pu être confrontés. À la fin des entretiens, je leur demandais s’ils ou elles voulaient bien ajouter un compte créé pour la recherche, à mon nom, sur Snapchat. Une centaine d’élèves a accepté, me permettant de faire une netnographie (Kozinets, 2010) des contenus partagés en public dans leurs réseaux. Cette méthode est une adaptation des outils de l’ethnographie traditionnelle aux interactions numériques et à leurs spécificités, et consiste notamment à consigner des observations et des propos anonymisés dans un journal de terrain, sans enregistrer de contenus.
Ces observations sont mises en miroir avec le discours de plusieurs experts et expertes du numérique. En novembre 2018, Emmanuel Durand, alors PDG de Snap Inc. France, a accepté un entretien de deux heures dans les locaux de la filiale parisienne. En avril 2020, Justine Atlan, la directrice de l’association e-Enfance, en charge du numéro 3018 qui accompagne les victimes de cyberviolences, ainsi que Shanley McKlaren, la militante féministe et lanceuse d’alerte sur les comptes « fisha »3, devenue cofondatrice de l’association Stop Fisha en novembre 2020, ont accepté d’être contactées, par téléphone, pour des entretiens de trois heures.
Snapchat se présente comme l’application des « amis proches » ; or la cyberviolence est la plupart du temps une violence de proximité (Blaya, 2018). L’audience y est filtrée. Pour ajouter des amis ou des amies, il faut un numéro de téléphone, un pseudonyme ou un snapcode. Les usagers et les usagères connaissent, le plus souvent, les identités qui se cachent derrière les pseudonymes. Le design de l’application favorise, selon les concepts de Dominique Cardon, une navigation relationnelle en clair-obscur facilitant la projection à une liste d’amis définie d’une identité narrative, faite de fragments de vie quotidienne. Les pseudonymes permettent aux usagers et aux usagères de flouter leur identité pour se rendre peu reconnaissables ou retrouvables par des personnes éloignées, afin de se montrer caché, dans l’entre-soi d’un univers social relativement homogène (2008). Bridant par son design la capacité à se connecter, Snapchat est présenté par le PDG de la filiale française comme une application qui réunit les proches à distance, dans des conditions semblables aux interactions en face-à-face :
Le nombre d’amis moyen sur Snapchat est très réduit, en règle générale, les gens en ont 20 à 30 […]. On n’a jamais poussé les gens à rajouter des amis […] parce qu’on sait avec une corrélation que plus vous avez d’amis, moins vous allez poster. Vous allez vous imposer une autocensure qui va vous empêcher de vous exprimer librement […]. L’objet de Snapchat c’est l’intime. […] Snapchat veut être le plus proche d’une communication de face-à-face. [PDG de Snap Inc. France, entretien avec l’autrice, automne 2018]
De nouvelles rencontres se font toutefois à travers les stories4 des membres du réseau qui y présentent leurs contacts à partir d’une photographie agrémentée d’un pseudonyme à ajouter, voire d’une brève description (Déage, 2018). Les adolescentes et les adolescents, familiers des réseaux sociaux sur lesquels un moteur de recherche permet d’ajouter des amis et des amies, adoptent ainsi une attitude délibérément déviante de l’emploi prescrit par l’opérateur de plateforme (Perriault, 2008). Ils détournentSnapchat, pour s’en servir comme d’un réseau social classique, brouillant les pistes pour les adultes non initiés.
L’entre-soi favorise le partage d’informations personnelles. Plus le réseau est dense, plus les contacts sont étroitement connectés, partagent des valeurs et des expériences, plus ils auront de facilités à échanger (Hollenbaugh, 2019). Les réseaux sociaux, parce qu’ils réunissent des sphères (amicales, familiales, scolaires, etc.) qui ne se côtoient pas toujours hors ligne, ne permettent pas forcément d’assumer différents rôles sociaux (Marwick et boyd, 2011). Ces outils intensifient le travail de gestion des impressions (Goffman, 1973) : les individus se sentent observés et tendent à limiter leurs interactions dans la crainte de ne pas répondre aux diverses attentes de l’audience. Au contraire, Snapchat ne se présente pas comme un réseau social, car les différentes sphères ne se croisent pas. Les stories publiques visent à provoquer des interactions privées, comme l’explique ce collégien : « Quand je fais des stories, j’en fais cinq ou six par semaine, mais c’est rare. Je demande qui est-ce qui veut parler avec moi et des fois c’est vers minuit » (Maxime, 5e, entretien avec l’autrice, printemps 2017, collège de banlieue pavillonnaire). La communication en aparté permet de faire des confidences ou de flirter à l’abri de la surveillance des adultes et du contrôle du groupe de pairs : « Je veux sortir avec lui, elles savent même pas, je glisse parce que je lui parle sur Snap » (Fadila, 6e, entretien avec l’autrice, printemps 2017, collège de banlieue enclavée).
Les quantifieurs, c’est-à-dire les compteurs associés aux « flammes »5, aux scores et aux vues, encouragent les partages réguliers. Cette proximité permanente est favorable à la collecte d’information, notamment malveillante, à l’instar du stalking, forme de « traque voyeuriste », qui consiste à persécuter une personne avec le désir de recréer ou d’établir un contact intime avec elle, en agissant dans le but de contrôler la personne ou de la piéger, ce qui provoque de la peur et un sentiment de danger chez la victime (Siemieniecka et Skibińska, 2019). Cette violation de l’intimité peut se prolonger hors ligne, quand l’usager ou l’usagère partage sa géolocalisation en story ou en temps réel sur la Snap Map. L’exposition de soi rend vulnérable à un ensemble d’actes relevant de la cyberhumiliation, d’attaques virtuelles par l’image ou de l’image de la personne, dans un processus de soumission, endommageant sa fierté, son honneur et sa dignité (Dilmaç, 2017) : les commentaires malvenus sur le physique, sur l’intimité, les menaces, les insultes, la divulgation non consentie d’images ou de vidéos détournées, etc. Cependant, le fait que la plupart des contacts soient fréquentés hors ligne permet de leur demander des comptes et de les inviter à « assumer » leurs comportements face au groupe :
On avait un groupe de messages nous trois. […] Sarah, elle me dit : bouffonne. Il y a pas écrit bouffonne sur mon front et tu sais très bien que je rigole pas. Si tu commences à me prendre pour une conne, je finis. Après je les ai insultées de salopes en vocal et je leur ai dit : est-ce que vous êtes sûres d’assumer demain ? […] J’ai dit que j’étais pas ce genre de filles qui parlaient derrière un écran. [Norah, 3e, entretien avec l’autrice, hiver 2018, collège de banlieue pavillonnaire]
La portabilité, qui offre la possibilité d’être connecté en permanence et n’importe où, est renforcée sur Snapchat par des fonctionnalités qui incitent à la réaction instantanée, synchronisée. L’attention pour l’application où les échanges s’effacent est en concurrence directe avec les activités immédiates. Les usagères et les usagers sont notifiés à chaque interaction et avertis quand le message est reçu, lu ou capturé. Ces alertes visuelles ou sonores entretiennent une injonction de connexion permanente. Les interactions synchrones maintiennent engagé et captif. Les usagères et les usagers sont forcés de répondre dès la lecture du message, avant de l’oublier. Cette configuration donne l’impression que la conversation ne vaut que dans l’instant présent et encourage les réponses spontanées, voire précipitées.
Les réponses compulsives, distraites par des occupations alentour, facilitent l’impulsivité, le risque de se laisser dépasser par les mots et les images sans penser aux conséquences. D’une part, les usagers et les usagères ne prennent pas forcément le temps de se mettre à la place du récepteur, de réfléchir aux éventuels malentendus. D’autre part, ils et elles peuvent se laisser porter sur le coup de l’émotion et exprimer de la colère ou de la haine sans retenue, sous forme de moqueries, d’insultes et de paroles qui portent atteinte à l’honneur ou à la dignité d’une personne, voire de provocation au suicide.
En général, derrière l’écran, les messages sont transmis par fragments (texte seul, voix seule ou image cadrée), gommant potentiellement les signaux faciaux, corporels ou le timbre de voix qui indiqueraient un ton humoristique, par exemple. L’expéditeur ou expéditrice ne reçoit que des feedbacks partiels, laissant peu apparaître la gêne, le malaise ou la désapprobation des destinataires. Cependant, la possibilité de communiquer en vidéo offerte par Snapchat rend le contexte plus visible et réduit relativement la partialité de l’information transmise, ce qui peut contribuer à réduire les effets de désinhibition et favoriser les réajustements conversationnels.
Snapchat met tout en œuvre pour donner l’impression que les échanges sont ludiques, dénués de gravité. Des scores sont attribués aux profils selon une « équation particulièrement ultra-secrète »6. Ces points évaluent l’intensité de l’engagement, récompensent la quantité, la diversité des interactions et la rapidité de réaction. Des badges, des « surprises spéciales » sous forme de symboles astrologiques, sont attribués aux relations pour « ajouter une touche de fun ». Les émojis d’amis et amies récompensent la régularité des conversations, donnent une indication sur leur durabilité, leur réciprocité et leur place dans le réseau : meilleurs amis, meilleurs amis en commun, etc. La gamification, le recours à des éléments du game design pour définir des objectifs dans des environnements non ludiques, est une technique qui permet de renforcer l’engagement des usagers et des usagères (Marache‑Francisco et Brangier, 2015). L’opacité de ces gratifications incite à partager davantage (Ferster et Skinner, 1957).
Les snapflammes comptabilisent le nombre de jours d’échanges réciproques de snaps inédits sans interruption entre deux usagers ou usagères, le texte et les images archivées ne comptant pas. Deux tiers des usagères et usagers rencontrés dans les collèges entretenaient ces flammes, certains depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Ces métriques sont un support de l’affect numérique, défini comme un élément qui circule à la fois entre les corps et dans les interfaces (Alloing et Pierre, 2017). Elles représentent pour les élèves une forme de capital amical constitué à partir d’un travail d’entretien quotidien de la conversation numérique. Un tiers était prêt à donner son mot de passe à un ou une amie pour ne pas perdre ses flammes, ce qui risquerait d’être interprété comme une rupture amicale. « Avec Swan, comme on s’est disputés, il m’a bloquée puis il m’a réajoutée juste pour qu’on perde nos feux. Donc j’étais un peu… Enfin, je m’en fous un peu » (Julie, 4e, entretien avec l’autrice, hiver 2017, collège de centre parisien). Ces émojis étaient aussi utilisés comme des indicateurs de réputation dont ils et elles faisaient des captures pour les repartager dans les stories publiques. Le nombre de conversations régulières primait alors sur leur contenu :
Je suis obligé de snaper tout le temps parce qu’il y a les flammes avec 25‑20 personnes. […] Quand j’ai la flemme, je fais un écran noir et je mets [un émoji] flamme. Sinon quand j’ai pas la flemme, je mets mes pieds comme ça et je les snape. […] Je me filme pas trop souvent. C’est plus pour montrer qu’on est actif. [Pablo, 3e, entretien avec l’autrice, printemps 2018, collège de banlieue pavillonnaire]
Selon Roger Caillois, le jeu se distingue de la vie ordinaire par son caractère libre, fictif, indéterminé, improductif et limité par des règles, dans un espace et un temps donnés (2012 [1958]). Or, ici, la catégorie de jeu s’applique dans un sens extensif. Le jeu se prolonge indéfiniment, s’entremêle aux conversations ordinaires, invitant les interlocuteurs et interlocutrices à se distancier de la dimension « sérieuse » de leurs relations. En théorie, ces indicateurs sont privés, mais les usagers et les usagères recréent leurs propres règles, en les transformant en indicateurs publics de notoriété, produisant des hiérarchies. Ils et elles ne sont pas vraiment libres de quitter le jeu, car s’y soustraire peut impliquer des ruptures amicales, d’autant plus à risque de diffamation ou de divulgation quand le mot de passe a été partagé avec l’ami ou l’amie concernée. Le simulacre du jeu alimente l’imagination dissociative, donnant l’impression qu’il n’a pas de conséquences réelles. Cette ambiance est favorable aux canulars, qui consistent à piéger ou à provoquer une personne avec de fausses alertes, de fausses informations ou en l’appelant sans dire un mot, tout en recourant au jeu ou à l’humour pour rendre la violence socialement acceptable (Komaç et Çağıltay, 2019).
Chez les collégiens, ce qui est vu en ligne, en particulier en images, fait office de preuve et donne de la vraisemblance aux rumeurs. En anglais, le snapshot désigne une photographie informelle, prise dans l’instant. L’interface de Snapchat s’ouvre directement sur une caméra, incitant à partager son expérience en direct. « Le propos de Snapchat […] c’est de supplémenter le réel, en aucun cas de le remplacer. […] C’est utiliser la technologie pour la rendre invisible en fait, pas pour la rendre omniprésente. […] L’idée, c’est se fondre dans l’interface », déclare le PDG de Snap Inc. France. Des outils d’édition sont mis à disposition : filtres en réalité augmentée, transformateurs de voix, outil de dessin, heure, géolocalisation, etc. Il existe une tension entre l’instantanéité éphémère promue par design et certaines formes de fixité, de mémoire (Handyside et Ringrose, 2017) rendues possibles par les captures d’écran et la fonctionnalité memories, qui permet, depuis 2016, d’archiver les images partagées. Dans leurs conversations entre amis ou amies proches, il n’est pas rare que les adolescents et les adolescentes s’envoient des photos fisha, des clichés où ils et elles tournent leur image en dérision, en s’autodépréciant, ainsi que des photos où ils et elles essayent de se mettre en valeur, de faire la démonstration de la beauté de leur corps ou de leur visage, notamment en situation de flirt.
Les selfies, les autoportraits partagés sur les réseaux, sont un nouveau langage, qui rend visible ce que le texte à lui seul ne peut pas exprimer : les ambiances et les émotions. Faire de l’image un support discursif place les apparences au centre de l’attention de l’audience et la détourne du message initial. Les jugements liés à l’image prolifèrent, en particulier avec le body shaming, qui désigne des formes agressives de dénigrement, de dévalorisation d’autrui, centrées sur les attributs physiques (Hamid et al., 2018). Pour contrebalancer la crainte de ces réactions négatives, l’application propose des lenses (filtres) présentées par le PDG de Snap Inc. France comme :
[…] une façon de lutter contre la gêne qu’on a à se voir en image. Ça adresse les estimes de soi d’une manière plus saine que celle qui consiste à se maquiller pour s’embellir. Quand on s’embellit faussement, on cultive ce sentiment d’imposture finalement, alors que quand on se travestit pour rire, […] on est dans la légèreté, dans l’autodérision, dans le « ce n’est pas grave ». [Entretien avec l’autrice, automne 2018]
Censés tourner l’image de soi en ridicule, de nombreux filtres – même les plus humoristiques – proposent en réalité des formes d’embellissement qui répondent à des critères de beauté occidentaux : la jeunesse, la minceur et la blancheur. Le plus souvent, les marques du temps sont effacées, les yeux et les lèvres sont arrondis, le nez et la mâchoire affinés et la peau est éclaircie. Snapchat entretient ainsi la confusion entre l’image « réelle » des adolescents et des adolescentes et l’artefact technique « parfait » qu’ils et elles montrent en ligne, favorisant un certain mal-être corporel.
Les filles subissent davantage de commentaires à propos de leur apparence et leur comportement (Couchot‑Schiex et al., 2016). Elles sont sujettes au slut shaming, littéralement à « l’humiliation de salope », une pratique qui consiste à critiquer une femme ou à la rabaisser à cause de son comportement sexuel, réel ou supposé. L’image donne de la matière et de la crédibilité aux insultes et aux rumeurs. Elle peut être utilisée comme un « dossier » pour « faire la réputation » des filles ou des garçons dont les comportements sexuels sont jugés suspects (Déage, 2023). À cette fin, des images peuvent être subtilisées hors ligne au moyen du happyslapping, signifiant littéralement « joyeuses baffes » en anglais, qui consiste à publier sur Internet des images d’actes violents prises avec un téléphone portable, qui peuvent inclure des coups, des attaques sexuelles, voire le viol (Dilmaç, 2017). En ligne, des groupes d’hommes s’organisent pour en collecter. Ces pratiques ont été révélées au grand public en 2020 par la médiatisation des comptes fisha, où il faut échanger des clichés de conquêtes sexuelles pour rester membre. Ces groupes pratiquent la « sextorsion », terme contracté qui renvoie à l’expression « extorsion sexuelle », en menaçant des filles de détruire une réputation, notamment par la divulgation des photos intimes déjà en leur possession, pour en obtenir de nouvelles (Patchin et Hinduja, 2020). Engagée dans une lutte contre ces comptes, Shanley McKlaren décrit comment le groupe servait de moyen de pression :
Une fille de 17 ans a envoyé un nude à un mec, on ne voit pas sa tête et le mec il dit : « Tu vois le compte fisha ? Bah ça fait peut-être trois ans que tu me l’as envoyé mais je l’ai toujours. Maintenant, si tu m’envoies pas des photos de telle partie de ton corps, dans 30 minutes, j’envoie tes photos au compte fisha ». [Entretien avec l’autrice, printemps 2020, par téléphone]
Même s’ils ne trouvaient rien, ils bluffaient, poursuit-elle : « Une fille m’a dit : “il y a un gars qui m’a dit qu’il avait des photos de moi, mais moi j’ai jamais envoyé des photos de ma vie” ». Parfois, la sextorsion pouvait prendre la forme de raids en meute : « Il y a une proie. Ils vont afficher le réseau social d’une meuf et dire : “trouvez des infos sur elle” et ils vont la harceler ».
Pour les jeunes qui ne disposent pas de « dossiers » compromettants, il est possible de se servir dans la masse d’images disponibles en ligne pour en créer de toutes pièces. Fatim, en 5e, n’a pas cédé aux avances d’un garçon. Alors, ce dernier a pris une image sur Internet pour se venger en faisant croire à ses amis qu’il l’avait « gérée » : « Il me disait “envoie une photo de toi”. Je disais “non, casse-toi”. Un jour, il a montré une photo dans la cité. Il a dit “ouais, c’est elle”. […] C’était pas moi, parce que la meuf elle avait une cicatrice et les cheveux lisses » (entretien avec l’autrice, automne 2017, collège de banlieue enclavée).
L’intelligence artificielle permet désormais de créer des vidéos de nudités et de sexualité falsifiées et modifiées numériquement nommées deepfake ou fakeporn (Flynn et al., 2022). Le terme deepfake renvoie à la méthode de deep learning employée pour créer, notamment, de faux contenus pornographiques. Mais de simples montages, à l’instar des mèmes qui consistent à accoler des commentaires sexistes à des images banales, sorties de leur contexte (Drakett et al., 2018), suffisent à la diffamation. Pour une histoire de jalousie, Mariame, en 5e, en a fait les frais. Ce cas illustre le fait déjà démontré dans la littérature que les cyberviolences sexistes peuvent tout aussi bien être exercées par les filles que par les garçons (Blaya, 2018).
Elle a mon compte snap et après elle a mis une photo de moi et elle a écrit la musique « elle a mal aux reins quand je la démonte ». Sur Instagram, mais j’ai pu effacer. Pas sur Snap, c’est bloqué comme elle s’est connectée. Mes comptes étaient en public. Les gens de mon collège commencent à dire que je suis une pute. [Entretien avec l’autrice, hiver 2018, collège de banlieue enclavée]
Les communautés sont invisibles sur Snapchat : on ne sait pas avec qui nos contacts sont amis, ce qui rend la viralité des messages compromettants intraçable. L’essentiel de la communication a lieu en privé. Si la charte interdit la diffusion de certains contenus en public, elle ne peut rien contre les échanges privés7. La directrice de e-Enfance constate que la viralité s’organise surtout par ce biais : « Il y a une vraie subtilité sur Snapchat parce que c’est un privé qui est très viral, enfin c’est une espèce de privé qui se multiplie. Juridiquement, ils se réfugient derrière ça » (entretien avec l’autrice, printemps 2020, par téléphone).
Les snapflammes habituent les usagers et les usagères à partager massivement des images via des listes de diffusion. Pour faire réagir ou rire, certains jeunes partagent des snaps chocs. Élise, en 5e dans le collège parisien, m’avait intégrée à sa liste de diffusion. Au cours de l’hiver 2017, j’ai reçu une courte vidéo d’un collégien filmé par-dessus les toilettes en train de se rhabiller. Le garçon ne savait ni qu’il était filmé, ni que la vidéo avait été envoyée et encore moins à combien de personnes. En général, ce n’est qu’après coup, quand les moqueries arrivent dans l’établissement, que les victimes prennent conscience de ce qui s’est passé. La violence peut alors devenir virale hors ligne. Dans deux des collèges de banlieue, des « journées de la fesse » étaient organisées chaque année via des messages envoyés à la chaîne aux garçons, les invitant à agresser sexuellement le plus de filles possible. Les générations précédentes organisaient des rixes, des affrontements en bandes, mais les personnels éducatifs peinent à déjouer ces événements organisés sur une application qu’ils connaissent peu et où les preuves s’effacent.
En outre, des rumeurs peuvent être lancées au nom même de la victime, en usurpant son identité, en créant un faux compte à l’aide de ses informations de connexion. « Il y a une fille qui prenait mes photos. […] Mon pote, il me dit : t’as fait un nouveau compte ? J’ai dit non. Il a screen et il a envoyé. […] Elle a fait genre avec un gars, […] ils étaient ensemble avec ma photo… Je sortais avec quelqu’un que je connaissais même pas ! » (Fatim, 5e, entretien avec l’autrice, automne 2017, collège de banlieue enclavée). Si elle donne du crédit à la rumeur, la fausse identité permet aussi de se dédouaner des conséquences de ses actes.
Depuis 2016, il est possible de créer des groupes de conversation sur Snapchat, rassemblant initialement au maximum 16 personnes et pouvant en intégrer depuis 2022 jusqu’à 100. Certains collégiens et collégiennes constituaient des groupes pour dénigrer et faire circuler des rumeurs. Saïna l’a vécu en tant que nouvelle en 4e : « Les gens devant moi ça fait les hypocrites : “t’es grave belle” et derrière sur Snapchat, ils créent des groupes et après ça parle sur moi. “Elle se prend pas pour de la merde” ; “elle fait trop sa meuf”. J’ai pas eu accès au groupe mais une personne du groupe m’en a parlé » (entretien avec l’autrice, automne 2016, collège de banlieue enclavée).
Pour la directrice de e-Enfance, cette technique permet aux agresseurs de nuire davantage, tout en se protégeant. « Ils peuvent dire : “ça va, on dit juste des trucs entre nous, puis elle est pas dedans donc c’est pas contre elle”. Il y a une espèce de manipulation horrible, la victime, on peut limite la faire passer pour une folle alors que tout est orchestré pour qu’elle soit au courant » (entretien avec l’autrice, printemps 2020, par téléphone).
L’application permet ainsi de diffamer, de diffuser de fausses informations dans le but d’abuser, de rabaisser, d’offenser ou de nuire à une personne (Zakaria et Harun, 2020), sans avoir à en endosser la responsabilité légale.
Pour protéger des phénomènes de cyberviolences, l’application propose des outils de modération qui autorisent un certain détachement, induit par une facilité à rompre le lien ou menacer de le faire. La capture d’écran est notifiée pour savoir si le contenu publié a été enregistré et pourrait être diffusé. Elle est aussi investie par les adolescents et les adolescentes pour faire pression sur un contact, lui faire savoir qu’à tout moment le groupe pourrait être pris à témoin. Sherazade, en 5e, utilise cette technique contre les menteurs : « J’enregistre les messages, comme ça s’il est en train de mentir, j’ai la preuve » (entretien avec l’autrice, automne 2016, collège de banlieue enclavée). La menace est ainsi retournée. Elia, en 4e, s’en sert pour mettre fin aux moqueries :
Quand il y a des gens qui nous cherchent, on va screener la discussion et on va dire : « regardez comment cette personne nous cherche ». On avait inventé une danse au centre avec les filles. Après on a mis sur notre story et le garçon, il commente « ri-di-cu-le ». J’ai screené et moi, [rires] tu vois, ça m’énerve, donc je dis en story : « qui t’a bipé même ? ». [Entretien avec l’autrice, hiver 2017, banlieue pavillonnaire]
L’impression de rejet peut naître dans les échanges privés, notamment par l’indication que le snap ou la story sont « vus », mais qu’ils restent sans réponse. Au sein des classes, des conversations privées de groupe se constituent, pour prolonger la sociabilité en dehors du collège. Les membres peuvent décider d’en retirer une personne, qui ne pourra plus ni envoyer des messages ni recevoir ceux du groupe. Cette fonctionnalité est utile à des fins de modération, notamment pour exclure les membres non concernés, ou ceux et celles qui tiennent des propos déplacés. Mais elle peut être employée à des fins de cyberostracisme (Schneider et al., 2017) pour mettre à l’écart un ou une élève de la classe.
Quand une menace est persistante, l’usager ou l’usagère peut se protéger en supprimant, bloquant ou signalant un contact. Cette technique est parfois mobilisée comme une sanction pour signifier que la relation amicale, amoureuse ou familiale est terminée. Le ghosting permet de couper toute communication avec quelqu’un, sans aucune explication alors que cette personne s’attend à une réponse (Thomas et Dubar, 2021). L’initiateur ou initiatrice du rejet s’évite la confrontation et les demandes de justification. L’interface permet de signaler des comptes, des snaps, des stories et des lenses selon neuf motifs, dont « intimidation et harcèlement », « nudité ou contenu sexuel » ou « menaces, violence et comportements dangereux ». Ces annotations alimentent la décision de l’opérateur de plateforme de retirer un contenu ou suspendre un compte, et le crowdsourcing qui apprend à l’algorithme de modération à les repérer automatiquement. Sans un regard attentif des modérateurs, certains usagers ou usagères ou certains types de contenus pourraient être censurés abusivement.
Si ce n’est pas à l’origine l’intention des concepteurs de l’application et de l’entreprise qui la commercialise, certaines fonctionnalités de Snapchat peuvent encourager des comportements malveillants menant à du harcèlement. Le design technique de ce service en ligne met tout en œuvre pour intensifier les conversations, incitant ses usagers et usagères à entretenir en aparté des échanges instantanés, réguliers et en images. Cette configuration rapproche les usagers et usagères et leur permet de partager davantage d’informations. Toutefois, ces informations peuvent d’autant plus se retourner contre elles et eux que ce qui est échangé sur les réseaux donne de la vraisemblance aux rumeurs et à la diffamation, et donne l’impression que tous les mauvais traitements sont mérités. La viralité s’organise à travers des canaux privés, parfois sous de fausses identités, permettant difficilement d’en retrouver l’instigateur ou l’instigatrice. L’interface donne l’impression que « rien n’est grave » en construisant une ambiance ludique autour des conversations. Les usagers et usagères ont la possibilité d’exclure ou de disparaître à tout moment, sans donner de justification et sans avoir à assumer de responsabilités. Les futures enquêtes de victimation doivent prendre en compte les possibilités induites par l’évolution des dispositifs sociotechniques, ainsi que les diverses appropriations et détournements mis en place par les jeunes internautes. En l’occurrence, les questions pourront notamment s’intéresser à : l’hybridation des violences en ligne et hors ligne ; l’identification des fonctionnalités qui poussent à prendre les risques, comme les flammes qui encouragent à partager le mot de passe ; la précision des supports de la divulgation sexuelle (via des sons ou des images transmises sans consentement, sorties de leur contexte ou des montages) ; le repérage du caractère privé ou public des victimations en ligne ; les détournements possibles des outils de modération (blocages ou signalement abusifs).