Le cyberharcèlement est lié au développement d’Internet et à la démocratisation de l’équipement informatique, mais connaît un véritable essor avec l’arrivée des médias sociaux et des smartphones dans les années 2000. À cette époque, les premiers travaux académiques cherchant à comprendre cette nouvelle forme de violence se focalisent surtout sur les adolescents. Si les nouveaux médias leur permettent de prolonger, le soir ou le week-end, les échanges et les jeux initiés dans la cour de récréation, ils sont aussi un moyen de poursuivre les brimades exercées à l’encontre de leurs camarades (Willard, 2007). Or, tout comme le harcèlement, les cyberviolences se déploient dans d’autres contextes qui vont peu à peu être pris en compte par la recherche : l’université (Faucher et al., 2014), le monde du travail (Dupré, 2018 ; Carayol et Laborde, 2021), la sphère familiale et conjugale (Fernet et al., 2019). En effet, le numérique multiplie et diversifie les possibilités de contrôle, d’humiliation et de domination : des menaces et des insultes sont envoyées par SMS, messagerie électronique ou instantanée ; de faux comptes ou profils sont ouverts sur les médias sociaux au nom d’une personne (usurpation d’identité) que l’on cherche à dénigrer ; des scènes d’agression sont filmées et diffusées en ligne ; des photos ou vidéos intimes sont utilisées pour faire chanter la personne qu’elles représentent (« sextorsion ») ou publiées sans son accord afin de nuire à sa réputation.
La publication non consentie de contenus intimes relève d’une cyberviolence sexiste et sexuelle qui cible majoritairement des jeunes filles et des femmes. Ces dernières subissent alors une double peine : en plus de voir leur intimité dévoilée aux yeux de tous, elles font généralement l’objet d’un véritable lynchage, sous la forme d’une campagne de déconsidération qui remet en cause leur respectabilité. La pratique, qui porte le nom de « revenge porn » ou de « pornodivulgation », est apparue au début des années 2000 avec la création de MyEx.com. Ce site américain (ouvert de 2004 à 2018) permettait à des hommes de « se venger » (terme de toute évidence discutable) de leur partenaire ou ex-partenaire, à la suite d’une rupture sentimentale ou d’une infidélité mal vécue, et de les humilier en publiant à leur insu des contenus privés, en indiquant leur nom et leurs coordonnées afin que des messages dégradants leur soient envoyés et que leur image soit ternie (Hall et Hearn, 2019). Plus récemment sont apparus, sur des plateformes comme Snapchat, des comptes dits « fisha » (terme en verlan signifiant « afficher ») dont l’objectif est d’inciter de jeunes garçons à publier des photos – pouvant être « volées » ou réalisées sous la contrainte – représentant des filles de leur entourage dénudées en mentionnant leur identité. Plusieurs études, dont certaines mobilisant une approche intersectionnelle, s’accordent sur le fait que les cyberviolences ont un fort ancrage dans les stéréotypes de genre et le sexisme (Stoll et Block, 2015 ; Angoff et Barnhart, 2021). En outre, la démocratisation de l’intelligence artificielle a également généré un renouvellement de ces violences avec, par exemple, la création de « deepfakes » ou d’« hypertrucages » qui sont de fausses images représentant de vraies femmes dans des contextes pornographiques.
Dans le monde adolescent, les filles sont deux fois plus victimes de cyberviolences que les garçons et les jeunes LGBTQIA+ y sont quatre fois plus exposés (Couchot-Schiex et al., 2016 ; Felmee et Faris, 2016 ; Hinduja et Patchin, 2020). À cela s’ajoutent les violences à caractère raciste et grossophobe ou encore la stigmatisation d’élèves en situation de handicap (Sentenac et al., 2016 ; Debarbieux et al., 2018).
Le cyberharcèlement peut être défini de manière analogue au harcèlement, à savoir comme des violences exercées de façon répétée à l’encontre d’une personne dans une configuration où il y a intention de nuire et déséquilibre des forces (Olweus, 1999). En contexte numérique, ce déséquilibre est presque toujours de mise : les agresseurs peuvent agir sous couvert de l’anonymat ou du pseudonymat, ce qui augmente le sentiment d’insécurité des victimes, les contenus se diffusent de manière virale impliquant de très nombreux témoins… En revanche, le caractère répétitif et l’intention de nuire s’appréhendent plus difficilement. La répétition peut venir de la fragmentation des actions : chaque like ou partage participe à la diffusion des contenus. Elle peut aussi venir de la pérennité des traces numériques faisant qu’un contenu compromettant peut ressurgir des mois, voire des années plus tard et entacher à nouveau l’image et la réputation de la victime. Quant à l’intention de nuire, elle n’est pas toujours avérée, car on peut liker par habitude, par inadvertance ou sous le coup de l’émotion, publier des contenus pour faire rire les autres et gagner en popularité (Boyd, 2015 ; Stassin, 2021). Des messages insultants ou menaçants peuvent être envoyés par salve à une seule et même personne (« flaming »), par des dizaines ou centaines de personnes, provoquant un « harcèlement de meute » ou un « raid numérique » (loi française du 3 août 2018). Ces raids, ciblant généralement des femmes publiques, des journalistes, des influenceuses, des gameuses, des militantes féministes et/ou antiracistes (Bibié et Goudet, 2018), des personnes LGBTQIA+ ou issues d’autres minorités, mais aussi des associations ou collectifs œuvrant pour la défense des droits humains (Corroy et Jehel, 2019), peuvent être rapprochés des « discours de haine en ligne ». Ces derniers se fondent sur un sentiment présumé de haine à l’égard d’un groupe ou d’une minorité ou provoquent la haine en incitant à la violence ou en consolidant des stigmates (Monnier et Seoane, 2019 ; Pyżalski, 2022). Par ailleurs, l’intensité affective des contenus « haineux » peut favoriser leur circulation en ligne, alors que la médiation numérique peut entraîner la mise à distance des émotions (Quemener, 2018 ; Alloing et Pierre, 2020).
Le cyberharcèlement et les discours de haine en ligne constituent une question socialement vive. Cela est autant dû à la diversité des contextes et des plateformes au sein desquelles ils se déploient, qu’aux préjugés et discriminations dont ils se nourrissent et à travers lesquels ils portent atteinte à la dignité des personnes et des groupes sociaux ciblés, mettant en péril le vivre-ensemble. Comme toute question « vive », ils provoquent des débats contradictoires, font l’objet d’un fort traitement médiatique, mobilisent des représentations et des valeurs, engendrent des visions stéréotypées ou déformées de la réalité (Simonneaux, 2008). Ils alimentent aussi les discours anxiogènes et âgistes à l’encontre des pratiques numériques juvéniles (Stassin et Cordier, 2023).
Dans les politiques publiques et éducatives de nombreux pays, la lutte contre le harcèlement et la haine en ligne est devenue une priorité. Au sein des écoles, des dispositifs sont mis en place pour développer les compétences émotionnelles, la culture informationnelle et l’esprit critique des élèves, pour leur permettre de devenir des (cyber)citoyens actifs, éclairés et responsables. Malgré les politiques gouvernementales et les mesures prises par les pouvoirs publics pour responsabiliser les plateformes et développer des plans nationaux de prévention et la bonne volonté des équipes éducatives, l’engagement de certains élèves (par exemple les ambassadeurs contre le harcèlement scolaire en France ou les anti-bullying ambassadors au Royaume-Uni), les contraintes calendaires et institutionnelles, les injonctions paradoxales, le manque de temps et de ressources humaines et matérielles font que les actions de prévention ne sont pas toujours mises en place de manière complète et durable (Stassin, 2023).
Le mécanisme des cyberviolences restant le même, quelle que soit la région du monde, la multiplication de différents terrains de recherche sur le sujet, à travers des approches internationales et interdisciplinaires, est plus que nécessaire pour continuer à les caractériser, à les documenter et à innover dans les programmes de prévention à destination des élèves, des parents, des employeurs et plus généralement des citoyens et des citoyennes. C’est dans cette perspective que s’est tenu le colloque international sur le (cyber)harcèlement (Cicy) à l’Université de Lorraine (France) du 5 au 7 décembre 20221, réunissant une cinquantaine de chercheurs et de chercheuses en sciences de l’information et de la communication, sciences de l’éducation, sciences du langage, sociologie, anthropologie, psychologie, droit et criminologie.
Issu de ce colloque, le présent ouvrage apporte un nouvel éclairage sur les cyberviolences juvéniles, offrant des pistes pour l’amélioration des enquêtes de victimation et l’enrichissement des programmes de prévention, mais également sur les nouvelles formes de harcèlement moral que le numérique a engendrées dans le monde du travail, mettant en exergue la difficulté pour les employeurs de faire face au phénomène. Il renseigne également sur la manière insidieuse et opportuniste avec laquelle l’expression du racisme s’introduit dans différents espaces de discussion comme le chat d’une plateforme de streaming ou l’espace des commentaires au sein des sites de presse en ligne. Les cyberviolences sexistes et sexuelles sont au cœur de plusieurs chapitres, qui montrent que les normes de genre et les rapports sociaux de sexe non seulement alimentent ces violences, mais sont aussi parfois un frein à leur prévention et au traitement des situations.
Dans le chapitre 1, Julie Alev Dilmaç rappelle les définitions de différents types de cyberviolences sexistes et sexuelles pour analyser leurs effets dans le contexte spécifique de la Turquie. Elle montre que, si ces violences sont dans les faits les mêmes que partout ailleurs (diffusion de rumeurs visant à remettre en doute la « respectabilité » d’une jeune fille ou d’une femme, sextorsion, diffusion non consentie d’images intimes…), elles ont cependant une résonance particulière dans ce pays du fait de la place singulière qu’y occupe le corps des femmes. S’il est la cible d’attaques, c’est parce qu’il est un « lieu » de moralité au travers duquel l’honneur et la réputation de la femme, mais aussi de sa famille tout entière, se jouent. Les contenus publiés en ligne afin d’entacher l’image et la réputation d’une femme peuvent donc avoir des effets désastreux pour elle (en tant que victime), mais aussi pour les membres de sa famille, effets pouvant aller jusqu’à la perpétration d’un crime d’honneur afin d’éliminer celle qui a provoqué le déshonneur et de permettre au groupe de retrouver sa dignité.
Dans le chapitre 2, Michael Perret, Thomas Jammet et Pierre-Yves Moret s’intéressent à l’expression de la cyberviolence et des émotions dans des situations de diffusion de parties de jeux vidéo au sein de la plateforme de webdiffusion (live streaming) Twitch. Leur étude porte sur deux vidéastes : Kinstaar, un jeune homme d’origine vietnamienne qui fait l’objet de propos à caractère raciste, et Pixelle, l’une des rares jeunes femmes présentes sur la plateforme, régulièrement confrontée à des remarques sexistes et à des sollicitations sexuelles. Les auteurs montrent comment leurs performances sont entachées par le comportement de participants et participantes qui empruntent diverses formes de transgression, voire de cyberviolence, dans l’interface de dialogue (chat), et analysent le véritable travail émotionnel que les deux vidéastes mettent en place pour gérer ces comportements et éviter les embrasements de commentaires sexistes et racistes.
Le chapitre 3 est consacré au discours de haine, que l’autrice, Annabelle Seoane, qualifie plus volontiers de « discours de rejet ». Son étude porte sur les commentaires autour du procès du terroriste Salah Abdeslam au sein de la version numérique du journal Le Figaro, et, plus particulièrement, de l’espace de commentaires associé à chaque article qui laisse la possibilité aux abonnés et abonnées de s’exprimer. En s’appuyant sur une « analyse du discours à la française », qui prend en compte l’énoncé du point de vue de l’analyse énonciative et de son contexte aux sens situationnel, communicatif et sociodiscursif, elle montre l’émergence de discours violents qui font miroir à l’extrême violence dont est accusée ici la cible de cette détestation. Elle montre que la dimension « haineuse » de ces discours et les commentaires de rejet portent certes sur les actes terroristes et les propos tenus par l’accusé lors de son procès, mais relèvent aussi, en filigrane, d’un interdiscours plus opaque et discriminant à l’encontre des « musulmans » vivant ou immigrant en France et du prétendu « laxisme » de certains politiciens français jugés « wokistes » et « gauchistes ».
Dans le chapitre 4, Margot Déage interroge comment le média social Snapchat et les différentes fonctionnalités qu’il offre aux usagers induisent certaines formes de cyberharcèlement. Elle s’appuie sur une recherche ethnographique et netnographique menée auprès d’élèves de quatre collèges publics de la région parisienne et sur des entretiens avec trois experts, dont le PDG de Snap Inc. France. Son étude met en exergue les aspects du design technique de l’application qui peuvent favoriser des comportements malveillants : l’interface qui invite à la conversation à travers l’échange de contenus présentés comme éphémères et incite les usagers à entretenir des échanges instantanés, réguliers et en images donne l’impression que « rien n’est grave » en encourageant une ambiance ludique. Pour l’autrice, les fonctionnalités offertes par les médias sociaux et la manière dont les adolescents et les adolescentes se les approprient doivent être prises en compte dans les enquêtes de victimation, et ce, afin de décrire au mieux la réalité de leurs pratiques numériques et d’identifier plus précisément les aspects sociotechniques qui les poussent à prendre des risques.
Gaël Pasquier, l’auteur du chapitre 5, se focalise sur le partage de photos ou de vidéos intimes entre adolescents et adolescentes. S’appuyant sur une enquête quantitative et qualitative menée au sein de huit collèges et de quatre lycées franciliens, il analyse la manière dont les personnels éducatifs qui sont confrontés à ce phénomène ont tendance à le réduire à la production et à la diffusion non consentie d’images représentant des jeunes filles, le traitant sous l’angle des cyberviolences sexistes et sexuelles et évacuant la possible agentivité sexuelle des adolescentes. Son étude met à jour les logiques éducatives mises en place pour prévenir ou traiter les situations, mais aussi les représentations sociales sur lesquelles elles reposent et les significations qui leur sont attribuées. Il montre qu’il reste difficile pour les enseignants et enseignantes ainsi que les personnels de direction de se départir des normes de genre dans leur lecture de ces pratiques et que la plupart des interventions auprès des élèves renforcent ces normes plus qu’elles ne les dénoncent.
Dans le chapitre 6, Mathieu Bégin, Alice T’Kint, Maggie Roy et Justine Caron proposent une analyse comparative des ressources mises à disposition des parents en Belgique et au Canada francophones par une diversité d’acteurs (gouvernement, associations, gendarmerie, etc.) à des fins de prévention du cyberharcèlement. Ils montrent que, si les deux pays s’accordent sur la nécessité de mieux comprendre les usages que font les jeunes des médias sociaux et sur l’importance d’apporter un soutien émotionnel aux victimes de cyberharcèlement, des points de divergence apparaissent sur le rôle que doivent avoir les parents dans l’encadrement des pratiques numériques de leurs enfants. Le discours canadien insiste surtout sur la liberté d’agir et le dialogue, quand le discours belge incite les parents à montrer le « bon exemple » en termes de présence en ligne. Pour les auteurs, ces deux modèles parentaux ne sont pas incompatibles et la prévention du cyberharcèlement gagnerait à s’appuyer sur une mutualisation internationale des ressources.
À partir de cinq entretiens semi-directifs réalisés auprès de jeunes femmes âgées d’une vingtaine d’années, Aurélie Laborde montre dans le chapitre 7 comment la communication à distance peut prolonger, amplifier et reconfigurer les formes classiques de violences communicationnelles en contexte professionnel. Son étude met en exergue l’existence d’une palette d’incivilités et d’agressions numériques qui sont exercées pendant et en dehors du temps de travail, mais qui ont la particularité de ne pas être nécessairement le prolongement de brimades qui seraient par ailleurs exercées « hors ligne ». Ainsi, les collègues de ces jeunes femmes, appartenant à la même génération, se permettent-ils certains agissements en ligne qu’ils ne s’autorisent pas en face-à-face (blagues sexistes, harcèlement sexuel, excès de pression). Cette dissociation entre pratiques numériques et comportement en présentiel, dont les entreprises ne semblent pas encore avoir pris la mesure, est difficile à gérer pour les victimes et ne fait que renforcer leur sentiment d’isolement.
Enfin, dans le chapitre 8, Sophie Laligant rend compte de la menace de mort qu’elle a reçue sur sa messagerie universitaire de la part d’un ancien étudiant, ce qui a engendré chez elle un fort sentiment d’insécurité. À partir d’une démarche auto-ethnographique, elle analyse un à un les rouages de cette cyberviolence et ses conséquences concrètes qui se sont développées progressivement sur sa santé psychique, sa vie professionnelle et son « identité morale ». Elle montre aussi les difficultés qu’ont rencontrées son employeur (une université publique française) et ses collègues pour la soutenir dans cette épreuve qu’elle traverse encore au moment de la rédaction du texte, l’enquête de police étant toujours en cours. Elle s’interroge également sur les termes les plus appropriés pour désigner les deux protagonistes de cette histoire. « Victime » et « agresseur » ? « Offensée » et « offenseur » ? « Menacée » et « menaceur » ?
La production de cet ouvrage et le colloque qui l’a précédée ont permis d’ouvrir un dialogue international et interdisciplinaire et de partager de nouvelles connaissances qui apporteront, nous l’espérons, de nouveaux éléments de réponses aux questions vives que suscitent les phénomènes étudiés. Que l’ensemble des participants et participantes, des partenaires, des membres du comité d’organisation et du comité scientifique, qui ont rendu ces rencontres et ces échanges possibles, en soient chaleureusement remerciés.