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Couverture de Quitter la politique (Édul, 2024) Show/hide cover

Typologie des retraits de la vie politique

En France, l’étude de la professionnalisation de la vie politique a essentiellement été envisagée sous l’angle de l’engagement et de l’intégration des individus au sein du monde politique1. L’enjeu consiste alors à démontrer les trajectoires d’extraction sociale et de conformation des acteurs, aboutissant à l’autonomisation du champ politique vis-à-vis du reste de la société (par l’imprégnation de ses normes, codes, valeurs et notamment via la logique de carrière). De ce fait, la question du retrait de la vie politique n’a pas encore été véritablement explorée par la science politique française. Les mentions des sorties de la vie politique sont rares, Daniel Gaxie écrit ainsi :

La plupart de ceux qui s’engagent dans une activité politique à plein temps cherchent à se maintenir dans les milieux politiques et beaucoup y parviennent. La maladie, la vieillesse avancée, ou la mort sont les principales causes d’interruption de l’activité politique. Ceux qui connaissent la défaite électorale cherchent souvent des solutions d’attente pour tenter leur chance à nouveau. (…) Entrer en politique, c’est se consacrer à temps complet à une nouvelle activité. C’est quitter son milieu d’origine pour investir toute son énergie dans un nouvel univers social soumis à ses lois propres.2

Ainsi, l’idée sous-jacente au sein de la littérature française traitant de la professionnalisation est la suivante : rares sont les professionnels de la politique qui se retirent de la vie politique. La notion de volonté est centrale dans ces discours scientifiques : la norme du métier consiste non seulement à se maintenir, mais également (et peut-être surtout) à vouloir s’y maintenir. Le paradoxe est alors le suivant : bien que peu étudiés, les retraits involontaires de la vie politique sont présentés comme relativement rares. En effet, la défaite constituerait un motif de retrait de la vie politique peu fréquent. La précarité couramment invoquée par les acteurs politiques serait en réalité un leurre. Grâce au cumul des mandats (constituant un parachute dans le cas d’une défaite au local ou au national) et aux diverses positions de repli disponibles, les sortants battus, lorsqu’ils souhaitent se maintenir en politique, y parviennent3. Dans le même temps, les retraits volontaires de la vie politique semblent également relever de l’exception ; les rétributions du métier politique et les logiques de carrière incitent à rester. L’entrée en politique élective serait alors une intégration sans retour possible, au vu des coûts dépensés et des investissements déployés par les acteurs pour en arriver à leur position. Le désengagement semble alors inconcevable rationnellement. Ce sont donc les contraintes naturelles qui obligeraient les acteurs politiques à renoncer à leurs mandats (la mort, la maladie, la vieillesse avancée). Pourtant, les retraits de la vie politique existent, ils présentent même une certaine diversité et surtout, leur évolution permet d’identifier des dynamiques nouvelles à l’échelle récente. L’étude des sorties de la vie politique permet ainsi un regard décalé sur le métier politique et apporte des éléments nouveaux sur cet objet.

Cet article s’appuie sur une enquête réalisée sur les 1389 acteurs politiques étant passés par la députation à un moment donné entre 1997 et 2017. Une attention plus poussée a été portée envers ceux qui n’exerçaient plus de mandats électifs en décembre 2021 (date de la clôture du terrain) : ils sont 933. En effet, nous avons considéré qu’un acteur politique avait quitté la vie politique à partir du moment où il n’exerce plus de mandat électif. Les conditions des sorties et les motifs énoncés par les acteurs ont fait l’objet de notre attention, à partir de revues de presse et de suivi des dictionnaires biographiques.

La typologie des retraits de la vie politique que nous proposons comporte huit types différents regroupés au sein de trois grands groupes. Premièrement, ce sont les contraintes naturelles qui peuvent contraindre l’individu à quitter la vie politique : la mort (6,8 %), la maladie (3,9 %) ou la vieillesse (22,9 %). Deuxièmement, les sorties peuvent être apparemment subies dans le sens où ce sont les aléas liés à la vie politique qui causent la sortie : la défaite (34,9 %) ou le discrédit des affaires (6,6 %). Troisièmement, les retraits peuvent correspondre à un retrait présenté comme apparemment volontaire : la nomination à un emploi public (3,2 %), le « changement de vie » ou la reconversion professionnelle (7,4 %) ou enfin le choix de la retraite (14,3 %). En moyenne, ces députés ont quitté la vie politique à l’âge de 66,2 ans, même s’il existe des disparités de genre (62,6 ans pour les femmes contre 67,1 ans pour les hommes) ainsi que de positionnement politique (68 ans pour les élus de droite et 64,9 ans pour les élus de gauche).

Les retraits liés aux contraintes naturellesLa mort
La maladie
La vieillesse
Les retraits subis liés aux aléas de la vie politiqueLa défaite
Le discrédit des affaires
Les retraits apparemment « volontaires »La nomination à un emploi public
La reconversion
La retraite

Si les chiffres précités permettent un aperçu global de la répartition des retraits de la vie politique, les fluctuations sont importantes selon les périodes comme le montrent les graphiques ci-dessous (présentant les données en valeur et en pourcentage).

Graphique 1. Les types de retraits de la vie politique des anciens députés (1997-2017) en valeur

Lecture : Entre 2008 et 2012, 69 anciens députés (élus entre 1997 et 2017 et retirés de la politique avant 2022) sont sortis pour cause de défaite.

Histogramme des retraits de la vie politique entre 1997 et 2021, qui indique le nombre de députés s'étant retirés par période (1997-2002, 2003-2007, 2008-2012, 2013-2017 et 2018-2021) et par cause (mort, maladie, vieillesse, défaite, affaires, nomination, reconversion ou retraite).

Graphique 2. Les types de retraits de la vie politique des anciens députés (1997-2017) en %

Lecture : Sur la base des députés élus entre 1997 et 2017 et qui ont quitté la vie politique avant 2022, parmi les anciens députés qui ont quitté la vie politique entre 2013 et 2017, 19,9 % sont sortis pour cause de vieillesse.

Histogramme des retraits de la vie politique entre 1997 et 2021, qui indique le pourcentage des députés s'étant retirés par période (1997-2002, 2003-2007, 2008-2012, 2013-2017 et 2018-2021) et par cause (mort, maladie, vieillesse, défaite, affaires, nomination, reconversion ou retraite).

Les retraits liés aux contraintes naturelles

Si la littérature postule que ce sont majoritairement les contraintes naturelles qui causent les sorties de la vie politique, l’imaginaire des acteurs abonde également en ce sens. Par imaginaire du métier politique, il fait entendre l’imaginaire social du métier politique4. En effet, les expressions associant la « vie politique » d’un acteur (au sens de sa carrière élective) à la vie au sens propre, à l’existence, regorgent. Plus qu’un engagement public, plus qu’un « passage de vie », plus encore qu’un métier (que l’on exerce le temps d’une carrière d’actif), la politique a longtemps été énoncée par ceux qui la pratiquent à plein temps comme une « raison de vivre », ou « une raison d’être » (le statut d’élu conféré à l’individu pour un temps déterminé tendrait ainsi à définir plus globalement l’individu lui-même). Dans nos entretiens, les termes vocation et sacerdoce sont couramment mentionnés par les enquêtés5. Évidemment, cet imaginaire est un legs de l’histoire puisque, durant des siècles, c’est la mort du souverain qui actait, logiquement, la fin du pouvoir et qui enclenchait immédiatement sa succession. Les abdications relevaient alors de l’exception6. Quitter le pouvoir, c’était donc mourir.

La mort

Dans l’imaginaire des élus, arrêter la vie politique de son vivant, c’est être symboliquement mort. Le balcon réservé aux anciens parlementaires situé tout en haut de l’hémicycle du Palais Bourbon est communément baptisé le « cimetière »7. De plus, l’expression selon laquelle « On n’est jamais mort en politique » boucle la boucle ; une fois que l’on a goûté au pouvoir, et tant que les contraintes naturelles ne viennent pas interrompre un parcours, on ne renonce jamais. C’est pourquoi, même dans un régime démocratique où les électeurs ont le pouvoir d’investir comme de destituer leurs gouvernants, la fin du pouvoir reste associée à la fin de l’existence de l’individu. Néanmoins, force est de constater que cet imaginaire tend à perdre de sa prégnance dans la conception que les acteurs politiques se font de leur rôle.

Les sorties de la vie politique causées par le décès sont de moins en moins courantes au fil de la période étudiée (l’évolution est d’ailleurs visible en valeur comme en pourcentage). En effet, si près de 16 % des députés sortis entre 1997 et 2002 sont décédés en mandat, ils ne sont que 2,5 % entre 2013 et 2017, et 3,6 % entre 2018 et 2021. Surtout, les « décès attendus » (liés à une longue maladie ou à l’âge très avancé) diminuent nettement entre 1997 et 2021, alors que, logiquement, les « décès brutaux » stagnent. Cette évolution est à mettre en parallèle avec les autres types de retraits liés aux contraintes naturelles.

La maladie

Les retraits liés à la maladie sont relativement constants en pourcentage, mais augmentent en valeur (trois cas entre 2003 et 2007 contre 19 cas entre 2013 et 2017). Concrètement, il s’agit tout simplement des élus qui ont justifié le fait quitter leur(s) mandat(s) en invoquant leur maladie et leur incapacité à poursuivre la politique élective en ces conditions. Il ne s’agit pas de faire une analyse des maladies chez les acteurs politiques, mais bien de s’intéresser à l’évolution des pratiques politiques face à cette dernière. Ainsi, davantage qu’auparavant, les élus malades renoncent à leurs mandats afin de pouvoir se consacrer pleinement à leur guérison et surtout, afin que la maladie ne vienne pas les empêcher d’exercer pleinement leurs fonctions.

Une autre manière d’appréhender cette évolution consiste à s’intéresser aux modes de retrait, à savoir la procédure concrète qu’a pris le retrait (le fait de ne pas se représenter ou la démission par exemple). Alors qu’en début de période l’essentiel des retraits causés par la maladie se traduisaient par le fait de ne pas se représenter à sa réélection, depuis les années 2010, le nombre de démissions augmente nettement ; ce qui accrédite cette pratique (relativement nouvelle) du retrait, même en cours de mandat, lorsque l’élu ne se sent plus en capacité d’assurer ses fonctions.

La vieillesse

Le constat est assez proche en ce qui concerne les retraits pour cause de vieillesse. Ces derniers correspondent aux sorties d’individus âgés de plus de 70 ans qui ne terminent pas leur carrière sur un échec électoral, qui ne sont pas impliqués dans une affaire, qui ne sont apparemment pas malades et qui ne mettent pas en avant le choix d’une nouvelle activité professionnelle8. Il s’agit, la plupart du temps, d’élus ayant une longue carrière politique derrière eux et qui invoquent leur âge et la nécessité de renouveler la vie politique pour justifier leur sortie, leur volonté de « passer la main » à des individus plus jeunes. En moyenne, ces acteurs étaient âgés de 75 ans à leur sortie, mais ce chiffre a tendance à diminuer au fil de la période étudiée puisqu’il passe de 76,5 ans entre 1997 et 2002 à 74,4 ans entre 2013 et 2017 ; signe d’un rajeunissement relatif des sorties pour cause de vieillesse. En effet, si certains se sont retirés à un âge très avancé (91 ans pour Charles Ehrmann), la tendance est globalement à la baisse.

Les contraintes de l’âge avancé constituent le deuxième motif le plus fréquent des retraits de la vie politique (22,9 % derrière la défaite) et sont en augmentation sur la période (de 17,4 % entre 1997 et 2002 à 27,8 % entre 2018 et 2021). À l’image des retraits causés par la maladie, les sortants pour cause de vieillesse invoquent de plus en plus leur sens des responsabilités et le caractère « raisonnable » de leur renonciation ; il convient de quitter la vie politique avant de ne plus être en état d’assurer ses fonctions, mais également afin de pouvoir transmettre à leur successeur.

Ainsi, si les retraits causés par les contraintes naturelles apparaissent, de prime abord, comme non politiques (et donc ne nécessitant pas de s’y attarder longuement pour produire une analyse sociologique des retraits), il apparaît néanmoins que leur ampleur et leur évolution apportent essentiellement deux enseignements. Premièrement, ces types de retraits sont loin d’être majoritaires (33,5 % au total), ce qui va à l’encontre des idées forces de la littérature et de l’imaginaire du métier politique. Deuxièmement, ces retraits renseignent sur l’évolution des pratiques des acteurs face à ces contraintes naturelles. Ainsi, si la mort en mandat apparaissait, dans l’histoire, comme la sortie normale et magistrale de la vie politique, aujourd’hui, les acteurs politiques qui ne se sentent plus en pleine capacité d’exercer leurs mandats ont davantage tendance à se retirer de la vie politique que par le passé.

Les retraits subis

Les sorties de la vie politique peuvent également s’imposer aux acteurs qui sont alors contraints de quitter leurs mandats, c’est par exemple le cas lorsqu’ils sont battus ou bien lorsqu’ils sont empêtrés dans des scandales et affaires.

La défaite

Alors que les alternances sont le propre de nos systèmes démocratiques contemporains, peu de travaux se sont penchés sur l’objet de la défaite en tant que tel en science politique9. Globalement, l’impact des défaites sur les carrières politiques est généralement minimisé du fait de la pratique, très répandue en France, du cumul des mandats. Malgré les aléas des conjonctures électorales, rares seraient les défaites qui mènent à la sortie de la politique élective. Le tableau ci-dessous quantifie le cumul des mandats pour quatre législatures (les sixième, onzième, treizième et quatorzième). Cette pratique a connu son apogée entre les années 1980 et le début des années 2010 puisqu’environ 90 % des députés cumulaient leur mandat parlementaire avec au moins un mandat local.

 1979199820082013
Aucun cumul2191022
Cumul avec un mandat local au moins79919078
Maire48564942
Conseiller municipal12222118
Conseiller général51432919
Conseiller régional14211211
Député européen4100

Les sorties pour cause de défaite renvoient à deux cas de figure : les défaites sèches (l’échec électoral induit la perte du seul mandat électif exercé) et les renoncements suite à la défaite (l’individu renonce à son dernier mandat électif après avoir essuyé plusieurs défaites consécutives, ou bien après une défaite jugée « traumatique » ; concrètement, l’élu justifie son retrait par l’expérience de la défaite). Ainsi, la défaite constitue, et de loin, le premier motif des retraits de la vie politique (35 %). Cependant, l’importance des retraits liés à la défaite varie sensiblement selon les périodes. Cette fluctuation s’explique par deux principaux éléments : l’importance des alternances et la codification du cumul des mandats.

Le premier facteur tient aux conjonctures électorales : lorsque survient une alternance, les retraits pour cause de défaite se multiplient. Au-delà des alternances, c’est l’ampleur de ces dernières qui s’avère déterminante. La période étudiée permet de dégager trois cas de figure différents : le faible renouvellement, l’alternance et l’alternance massive. D’abord, entre 2003 et 2007, puisqu’aucune élection municipale ne s’est tenue dans cet intervalle et que la majorité de droite à l’Assemblée a été reconduite en 2007, les retraits pour cause de défaite sont très peu nombreux (faible renouvellement). Ensuite, entre 1997 et 2002, comme entre 2008 et 2012, des alternances se sont produites et les élections intermédiaires n’ont pas été favorables au camp en place au gouvernement ; les retraits pour cause de défaite sont donc non négligeables. Enfin, entre 2013 et 2017, les élections intermédiaires ne sont, là encore, pas favorables au camp politique en place au niveau national (en l’occurrence pour les socialistes) et surtout, la vague de « dégagisme » qu’ont constitué les élections législatives de 2017 suscite le plus important renouvellement de l’Assemblée nationale qu’a connu la Cinquième République. Sur cette période, les retraits pour cause de défaite culminent.

Le deuxième facteur tient cette fois à la codification du non-cumul des mandats et à son anticipation par un certain nombre de parlementaires. La loi sur le non-cumul des mandats (votée en 2014 et entrée en vigueur en 2017) interdit désormais l’exercice simultané d’un exécutif local et d’un mandat parlementaire. De ce fait, les acteurs politiques se retrouvent beaucoup plus précaires lors des alternances ; le parachute que constituait le cumul des mandats n’est plus aussi protecteur qu’auparavant. Si la loi est entrée en vigueur seulement en 2017, de nombreux députés avaient anticipé son application. Le Parti socialiste et les Verts avaient ainsi donné pour consigne à leurs députés de démissionner de leurs exécutifs locaux dès 2012. Durant la législature 2012-2017, 22 % des députés ne pratiquaient aucun cumul (contre seulement 9 % pour 1997-2002, et 10 % pour 2007-2012), la continuation de leur vie politique dépendait donc directement de leur réélection. De ce fait, lorsqu’ils ont été battus en 2017, ils se sont alors retrouvés sans mandat. De plus, alors que la loi est appliquée depuis 2017, les alternances lors des élections locales de la période 2018-2021 ont suscité un nombre important de retraits pour cause de défaite.

Graphique 3. Les retraits pour cause de défaite parmi l'ensemble des députés (1997-2017) en valeur

Histogramme des retraits de la vie politique pour cause de défaite entre 1997 et 2021, qui indique le nombre de députés s'étant retirés par période (1997-2002, 2003-2007, 2008-2012, 2013-2017 et 2018-2021) et par type de défaite (Défaite sèche ou renoncement suite à la défaite).

Graphique 4. Les retraits pour cause de défaite parmi l'ensemble des retraits des députés (1997-2017) en %

Histogramme des retraits de la vie politique pour cause de défaite entre 1997 et 2021, qui indique le pourcentage des députés s'étant retirés par période (1997-2002, 2003-2007, 2008-2012, 2013-2017 et 2018-2021) et par type de défaite (Défaite sèche ou renoncement suite à la défaite).

Alors que la précarité des mandats électifs a longtemps été brandie par les acteurs politiques comme un élément justifiant tout un ensemble d’avantages liés à leur fonction, il semble que cette précarité constitue une réalité fluctuante (dépendante des aléas électoraux) et surtout, relativement nouvelle. Cette précarité est observable plus explicitement en ce qui concerne les défaites sèches puisque ces dernières illustrent bien le fait qu’une défaite lors d’une l’élection peut signifier la fin de la carrière politique. Chez les députés, ces dernières représentaient 17,4 % entre 1997 et 2002, 24,7 % entre 2008 et 2012, elles atteignent le chiffre de 32,5 % entre 2013 et 2017 (soit au total près d’un tiers des sortants). Évidemment, en ce qui concerne cette dernière période, les revers de la gauche aux élections locales de 2014 et 2015, ainsi que la vague En Marche de 2017 expliquent cette hausse circonstancielle du phénomène. C’est donc bien la combinaison de ces deux facteurs, l’un conjoncturel (l’ampleur des alternances) et l’autre structurel (la codification du non-cumul des mandats) qui explique la progression importante des sorties liées à la défaite.

Le discrédit des affaires

Les travaux français en science politique sur la corruption (et ses perceptions par les citoyens) ont notamment montré que malgré les scandales à répétition, les élus avaient malgré tout tendance à être réélus par leurs électeurs10 ou bien à être protégés par leurs pairs. L’idée est alors la suivante : les élus impliqués dans des affaires politico-financières parviennent globalement à se maintenir en politique lorsqu’ils le souhaitent. C’est par ailleurs le cas en partie puisque nombreux sont les élus empêtrés dans les affaires qui ne voient pas, ou peu, leur carrière politique en être impactée. Il n’en reste pas moins que les « affaires » sont à l’origine de 6,6 % des retraits de la vie politique des députés. Pour analyser les sorties de la vie politique liées aux affaires, il convient d’abord de différencier le motif du scandale. En l’occurrence, deux grandes causes sont dissociées : les affaires de mœurs et les affaires financières (toutes deux résumées dans le tableau ci-dessous).

Les motifs
Les scandales sexuelsHarcèlement sexuel, agressions sexuelles, viols.
Les scandales financiersTriche électorale (invalidation des comptes de campagne, d’élection, scandale de faux électeurs), abus de biens sociaux, abus de confiance, favoritisme dans les marchés publics, prise illégale d’intérêts, corruption passive et trafic d’influence, détournement de fonds publics, fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale.

Entre 1997 et 2021, seuls 0,5 % des députés ont quitté la politique suite à un scandale sexuel (n=5) et 6,1 % suite à un scandale politico-financier (n=57). Le premier constat est relativement limpide : les affaires financières sont ultra-majoritaires parmi les retraits pour cause de discrédit des affaires (plus de 90 % contre moins de 10 % pour les affaires de mœurs). Deux explications complémentaires peuvent être ainsi mentionnées pour expliquer ces chiffres : premièrement, les scandales sexuels sont relativement nouveaux en France, non pas que les acteurs politiques ne s’adonnaient pas auparavant au harcèlement sexuel voire aux agressions sexuelles et qu’ils le feraient davantage aujourd’hui, mais la politisation des questions sexuelles est un phénomène relativement récent11. A contrario, les scandales politico-financiers ne sont pas un phénomène nouveau (déjà sous l’Ancien Régime, des « affaires » ont éclaté), mais bien évidemment, l’encadrement juridique et les modes de sanction ont évolué. Ainsi, deux hypothèses peuvent être avancées ici : premièrement, la décentralisation a conduit à confier davantage de pouvoir aux collectivités locales qui, en lien avec les acteurs économiques, ont ouvert des possibilités de corruption plus importante à un nombre d’acteurs lui aussi plus important que dans un État centralisé12. Deuxièmement, la codification croissante de l’exercice des mandats politiques (quelle pratique est légale ou non) conduit à sanctionner, au fil du temps, un plus grand nombre de formes de transgressions politico-financières. Pour le dire autrement, certains agissements qui étaient autorisés dans le passé sont désormais illégaux du fait de l’évolution de la législation en la matière qui entend, progressivement, couvrir davantage de configurations éthiquement problématiques.

Chez les députés, le nombre de retraits dus aux affaires est stable entre 1997 et 2012 (sept à huit cas) alors que leur interprétation en part des retraits sur la période oscille plus sensiblement, allant de 11,6 % des retraits entre 1997 et 2002 à seulement 4,4 % entre 2008 et 2012. À l’inverse, le nombre de sorties pour scandale est bien plus important entre 2013 et 2021 même si cela ne transparaît que faiblement au regard de l’ensemble des retraits (autour de 6 %).

Graphique 5. Les retraits pour cause d'affaires parmi les députés retirés de la vie politique (1997-2017) en valeur et en %

Lecture : Parmi les acteurs politiques ayant été députés entre 1997 et 2017 et étant sortis entre 1997 et 2002, 8 sont sortis pour cause d’affaire. Parmi les députés élus entre 1997 et 2017 qui ont quitté la vie politique entre 1997 et 2002, 11,6 % sont sortis pour cause d’affaire.

Voir texte.

La cause du scandale ne suffit pas à caractériser le type de sortie dans le sens où ces dernières peuvent prendre de multiples formes selon le mode effectif qui a caractérisé la sortie. Ils sont, le plus souvent, le fait de décisions judiciaires prononçant une peine d’inéligibilité (33 %), mais résultent également des décisions lucides de retrait des élus impliqués dans une affaire (30 %). Moins souvent, ce sont les électeurs qui sanctionnent leurs élus transgressifs (26 %). Enfin, cas de figure plus rare, mais en voie de progression : le renoncement lucide de l’élu impliqué dans une affaire suite après y avoir été fortement encouragé par les instances de son parti (11 %).

Pour conclure, si le nombre de retraits pour cause d’affaires augmente, cela ne signifie pas nécessairement que la corruption a augmenté durant la période, mais plutôt, au contraire, qu’elle est davantage sanctionnée et que, par conséquent, elle cause davantage de retraits de la vie politique qu’auparavant.

Les retraits « volontaires »

Ces retraits sont difficilement concevables dans l’imaginaire du métier politique comme dans la littérature politiste (du fait de l’idée selon laquelle « on ne quitte pas la vie politique »). Évidemment, tout choix de retrait « volontaire » s’effectue entre contraintes et opportunité. Il n’en reste pas moins que sont considérées maintenant les décisions qui, apparemment, sont intervenues à un moment donné où l’acteur politique aurait eu la possibilité de continuer sa carrière politique, mais où ce dernier a posé un choix contraire. Ainsi, un quart des retraits de la vie politique des députés correspondent à ce cas de figure et sont, qui plus est, en augmentation sur la période étudiée.

Graphique 6. Les retraits « volontaires » des députés (1997-2017) en valeur

Histogramme des retraits « volontaires » des députés entre 1997 et 2021, qui indique le nombre de députés s'étant retirés par période (1997-2002, 2003-2007, 2008-2012, 2013-2017 et 2018-2021) et par type de retrait (nomination, reconversion ou retraite).

Graphique 7. Les retraits « volontaires » parmi l'ensemble des députés sortis (1997-2017) en %

Histogramme des retraits « volontaires » des députés entre 1997 et 2021, qui indique le pourcentage des députés s'étant retirés par période (1997-2002, 2003-2007, 2008-2012, 2013-2017 et 2018-2021) et par type de retrait (nomination, reconversion ou retraite).

Les nominations à un emploi public

Si ce type de nominations peut intervenir après un revers électoral (pour recaser un sortant battu par exemple), il s’agit ici uniquement d’individus qui ont été nommés à une période où leur carrière politique n’était visiblement pas fragilisée ; la nomination constitue donc apparemment le motif de la sortie. Ces types de retraits agissent globalement comme une sorte de promotion pour des acteurs politiques les plus dotés en ressources politiques. Leur nomination émane le plus souvent du Président de la République ou d’un membre du gouvernement (au tour extérieur). Ces distinctions interviennent généralement après une carrière politique bien avancée puisque les nommés ont en moyenne 65 ans quand ils quittent la politique élective. Il s’agit soit d’acteurs politiques relativement jeunes qui rencontrent des plafonds de verre (ils étaient parvenus à arriver rapidement à des positions prestigieuses et sont ensuite contraints d’attendre leur tour), soit d’élus en âge de prendre leur retraite, mais qui, par crainte de s’ennuyer, font en sorte d’être nommés pour continuer à être actif en politique en s’évitant les coûts liés aux mandats électifs. Ces nominations sont globalement contenues et relativement stables au cours de la période étudiée (3,2 % des députés).

La bifurcation est ici relativement mineure dans le sens où la nouvelle activité principale se situe toujours au sein (ou aux frontières) du monde politique professionnel. Ces nominations sont plus ou moins prestigieuses et plus ou moins rémunératrices. Elles ont été découpées en quatre groupes, à commencer par les « honneurs du pouvoir » (Conseil constitutionnel, présidence de la Cour des comptes). Ensuite ont été rassemblées les nominations diplomatiques (ambassadeurs) et les nominations à la tête ou au sein d’institutions internationales (comme le FMI ou l’UNESCO). Les nominations nationales comprennent les directions des Autorités administratives indépendantes (AAI, telles que l’Autorité de la concurrence, des marchés financiers, ou encore la fonction de Défenseur des droits), les nominations à la tête d’entreprises publiques (RATP, SNCF, RTE, etc.) ainsi que les nominations au tour extérieur au sein des grands corps (Cour des comptes, Conseil d’État) et des inspections générales (IGAS, IGESR notamment). Enfin sont regroupées les différentes nominations à la tête d’agences (Agence de l’eau, Office national des forêts), de différents conseils (Conseil de la participation, Conseil des prélèvements obligatoires, Miviludes, etc.), sont également comptabilisées ici les nominations au Conseil économique, social et environnemental (CESE).

Les reconversions professionnelles

Là encore, il convient de distinguer les reconversions professionnelles des acteurs qui ont été battus de ceux qui ont présenté leur volonté de se reconvertir professionnellement comme la raison de leur retrait. Contrairement aux nominations à un emploi public, les reconversions professionnelles interviennent à un âge plus jeune : les sortants avaient en moyenne 56 ans. Les reconversions professionnelles correspondent à des bifurcations biographiques que se sont construites les acteurs (entre contraintes et opportunités) ; l’individu fait en sorte de se frayer une troisième séquence professionnelle (voire une deuxième pour ceux n’ayant toujours fait que de la politique). Ces retraits peuvent correspondre à quatre cas de figure : le retour à l’ancienne profession (30 % des députés), la bifurcation menant au monde des affaires (chefs d’entreprise, avocats d’affaires, lobbyistes, cadres de grands groupes notamment, ils sont 49 %), la bifurcation (mineure) au sein du monde politique ou bien à ses marges (16,5 %) et enfin les « autres bifurcations » qui ne s’effectuent ni dans le monde des affaires ni dans le monde parapolitique (4,5 %). Ainsi, les reconversions dans le monde des affaires comme les retours à l’ancienne activité sont les plus nombreuses et sont également croissantes au fil de la période.

Les raisons de ces bifurcations varient : lassitude de la politique, revers et/ou désaccords politiques, affranchissement des coûts liés à l’exercice de mandats électifs, volonté d’accorder davantage de temps à sa vie privée, à sa vie familiale, volonté de maximisation de ses revenus financiers notamment. Les « plafonds de verre » expliquent pour beaucoup ces reconversions. Il s’agit d’acteurs politiques qui ont généralement gravit les échelons sans encombre et qui sont arrivés relativement rapidement à des fonctions politiques élevées. Les revers internes ou les déceptions les ont conduits à envisager une autre voie alors même qu’ils auraient pu continuer en politique. Les perspectives des acteurs politiques varient aussi selon leurs ressources pré-politiques, leurs ressources proprement politiques et leur âge.

Ce type de sortie correspond à un phénomène relativement nouveau puisque la part des reconversions professionnelles parmi l’ensemble des retraits comme les données en valeur augmente sur notre période (huit députés sortants avaient fait ce choix entre 1997 et 2002, ils sont neuf entre 2008 et 2012, puis 26 entre 2013 et 2017, et enfin 23 entre 2018 et 2021). Les effectifs sont d’autant plus importants parmi les parlementaires qui ont été ministres. Surtout, il existe une véritable chronologie à ce type de sortie. Un premier moment touche la fin des années 1990, période qui correspond à la privatisation d’un certain nombre d’entreprises publiques et qui a donné lieu à de nombreux pantouflages dans les rangs des hauts-fonctionnaires13, mais aussi (de manière relativement contenue) chez certains élus de premier plan (à l’instar de Frédérique Bredin, partie chez Lagardère ou de Philippe Vasseur pour le Crédit Mutuel). Par la suite s’observe une sorte d’institutionnalisation de ce type de parcours et surtout, son intensification à partir des années 2010 (Renaud Dutreil est parti chez LVMH, Claude Evin est devenu avocat dans le monde de la santé, Arnaud Montebourg a fondé son entreprise). Enfin, le phénomène devient de plus en plus courant et banal à partir de 2017 : Noël Mamère a repris sa carrière de journaliste, Jean-Marie Le Guen est devenu conseiller d’un grand groupe d’assurance, même Bernard Cazeneuve, alors Premier ministre s’est reconverti comme avocat d’affaires.

Le choix de la retraite

Ce dernier type correspond aux individus qui ont opté pour la retraite (avant l’âge de 70 ans) alors qu’ils auraient objectivement pu continuer en politique élective. Ce choix de la retraite constitue une voie de sortie de plus en plus empruntée par les acteurs politiques, il s’agit du troisième motif de sortie chez les députés (14,3 %). Surtout, c’est la catégorie qui enregistre la plus grande progression au fil de la période chez les députés : huit sortants avaient fait ce choix entre 1997 et 2002 contre 57 entre 2013 et 2017. En moyenne, ces députés ont pris leur retraite à l’âge de 66,6 ans.

Les « retraités volontaires » de la politique évoquent différentes justifications à leur sortie : la volonté du renouvellement nécessaire (il convient de céder sa place pour permettre l’arrivée de nouveaux acteurs, plus jeunes en politique), le sentiment du devoir accompli pour certains qui se double le plus souvent d’autres aspirations (la conviction d’avoir donné beaucoup à la politique et de pouvoir désormais s’adonner à des activités privées). L’envie de passer davantage de temps auprès de ses proches (de son conjoint, de ses enfants, même si ce sont la plupart du temps les petits enfants qui sont cités en premier). La volonté de voyager est également évoquée par beaucoup. Mais aussi, puisque le caractère éthique importe à de nombreux enquêtés qui ont fait ce choix, la retraite est rarement présentée comme la volonté de se consacrer désormais à un pur « bonheur privé »14 et aux loisirs, elle est également présentée comme le moyen de s’investir désormais différemment dans la cité (en participant bénévolement à des structures associatives). Enfin, c’est aussi parfois (à gauche) une justification strictement politique qui est employée : la défense de la retraite à un âge relativement jeune qu’il faut s’auto-appliquer. Finalement, à l’instar d’une activité professionnelle ordinaire, ces élus considèrent qu’il est temps pour eux de prendre du temps pour eux et de profiter de leurs proches et de leurs loisirs.

Des retraits tributaires d’autres logiques et d’autres variables

S’il ne constitue pas l’un des types de retrait de la vie politique (et qu’il n’est, par conséquent, pas quantifié, car difficilement quantifiable dans nos données), ce dernier point pèse assurément dans les décisions de sortie des acteurs. Le mandat d’élu nécessite une disponibilité quasi-constante de l’individu qui entraîne des répercussions sur sa vie personnelle et ses proches. Cette contrainte est globalement soulignée par les enquêtés comme un élément coûteux de l’engagement politique, même si elle est parfois plus ambiguë dans les faits. La vie familiale joue un rôle important dans la réévaluation des rétributions de l’engagement même si cette dernière ne constitue que rarement l’élément déclencheur du retrait. Ainsi, la vie familiale, et plus largement la vie privée, plutôt que d’être pensées en opposition à l’engagement public, jouent un rôle à la fois en amont, durant et en aval de la vie politique15. Les entourages privés sont essentiels dans les choix opérés par les élus, que cela soit sous la forme d’un soutien (du conjoint, des enfants, des parents, des amis) ou au contraire comme un motif (voire un encouragement) du retrait. C’est pourquoi les sphères privées et politiques doivent être envisagées comme flottantes, voire comme parfois imbriquées ; les acteurs composent entre l’une et l’autre sans que les deux soient toujours nettement dissociées.

Mais la difficile articulation entre temps personnel et temps professionnel n’est pas propre au métier politique. Le fait qu’elle soit énoncée comme ayant joué un rôle dans la décision de retrait constitue un réel changement. À l’instar d’autres activités professionnelles, les bifurcations peuvent ainsi être motivées par des « choix de vie »16. Plus globalement, le fait de justifier le retrait de la vie politique par un motif personnel (concernant la vie privée ou professionnelle) tend à désacraliser la conception de l’engagement public désintéressé. Lorsqu’ils se reconvertissent, les acteurs mettent précisément en avant le fait qu’ils n’ont jamais considéré la politique comme une profession, l’argument peut alors être retourné : c’est parce que la politique tend à devenir une profession de plus en plus ordinaire qu’il est possible d’en changer.

Enfin la violence au sein du monde politique (les trahisons, les humiliations), mais peut-être surtout la défiance des citoyens à l’égard des élus (dans l’opinion publique, via les réseaux sociaux ou même directement physiques comme ce fut notamment le cas durant le mouvement des Gilets jaunes) sont couramment cités comme des éléments ayant joué un rôle dans la décision de quitter la vie politique. Ainsi, si la volonté de se maintenir en politique est souvent présentée comme la norme, nos travaux montrent que certains acteurs se tournent néanmoins, « volontairement », vers d’autres horizons. Ainsi, la politique devient une activité professionnelle que l’on peut quitter et que l’on peut même vouloir quitter.

Les sorties de la vie politique dépendent de différents facteurs et variables. Les acteurs politiques sont inégaux face à la sortie selon leur genre, leur âge, leur parti politique, leur longévité en politique, leur milieu social d’origine, leur type d’entrée en politique, leur type de carrière politique. Les acteurs politiques issus de la haute fonction publique et/ou qui ont été ministres sont beaucoup plus susceptibles que les autres de sortir pour être nommés à un emploi public. Les sorties de la vie politique pour cause de vieillesse avancée sont plus courantes chez les hommes que chez les femmes et concernent de nombreux acteurs politiques issus des professions libérales de santé, généralement issus des rangs de la droite et du centre-droit. Au contraire, le choix « volontaire » de la reconversion professionnelle concerne surtout les anciens hauts-fonctionnaires et auxiliaires politiques, ainsi que les acteurs politiques ayant été ministres. Le choix de la retraite à un âge raisonnable concerne davantage les femmes que les hommes, et davantage les ex-enseignants et les ex-élus issus des classes moyennes et populaires ; les acteurs politiques de gauche y sont également surreprésentés. Enfin, les femmes sont plus susceptibles de quitter la vie politique pour cause de défaite que les hommes, les élus socialistes et écologistes sont aussi plus concernés que les autres par ce type de sortie (ce qui s’explique essentiellement par l’anticipation de la loi sur le non-cumul des mandats), tout comme les jeunes et ceux qui n’ont pas (ou peu) cumulé les mandats.

Conclusion

Pour conclure, les retraits de la vie politique existent, et qui plus est, leur étude se révèle féconde. En effet, elle permet d’appréhender la professionnalisation politique en y apportant une perspective plus dynamique, en analysant notamment ses transformations et ses évolutions (même récentes). La précarité relativement nouvelle de l’engagement électif, la croissance des retraits « volontaires » et la diminution des sorties liées aux contraintes naturelles (du moins l’évolution du rapport à la responsabilité des acteurs politiques) concordent avec une trajectoire de normalisation du métier politique. De plus, il semble que le statut de parlementaire, et plus largement d’élu, tende à être désacralisé, à se déconsidérer. En effet, le métier politique renvoie à deux pôles antagonistes : d’un côté un pôle de normalisation et de l’autre un pôle d’exceptionnalité.

D’un côté, le pôle de normalité tend à être renforcé : allongement des carrières électives à l’instar d’une activité professionnelle lambda, part croissante des « purs professionnels de la politique », codification et fonctionnarisation de l’activité élective (via notamment la réforme des retraites ou encore le fait de calquer progressivement le régime de retraite et de chômage des élus sur le régime des actifs « ordinaires »). La politique devient alors, de plus en plus, une activité professionnelle comme une autre. En ce sens, les retraits motivés par les reconversions professionnelles ou encore par la retraite abondent en ce sens. Poussée à l’extrême, cette conception désidéalisée de la politique peut même devenir utilitariste : le passage en politique peut être envisagé comme un moyen d’augmenter son employabilité17.

Du côté du pôle de l’exceptionnalité, il s’agit de légiférer spécifiquement sur le métier politique afin de tenir compte de ses singularités et de son exemplarité (défendant une réglementation de l’activité politique au nom de sa dimension démocratique). La dimension spécifique ne donne plus autant de privilèges que par le passé, voire elle demande désormais des obligations plus importantes. Ainsi, l’obligation de déclaration de patrimoine et plus largement les mesures relatives à la transparence de la vie publique s’inscrivent dans cette dynamique. C’est parce qu’il occupe une fonction exceptionnelle qu’il est demandé à l’élu d’être irréprochable (que l’on songe au non-cumul des mandats, à l’interdiction des emplois familiaux18 ou à la fin de la circulation gratuite sur le réseau SNCF des « membres honoraires du Parlement »).

En conclusion, le métier politique connaît un double processus : d’une part, une trajectoire de normalisation qui tend à le renvoyer de plus en plus à un métier ordinaire, d’autre part, l’encadrement accru de son caractère exceptionnel donne à voir une tendance à la désacralisation et au déclassement du métier politique ainsi qu’à sa précarisation. C’est pourquoi il semble que les sciences sociales devraient ouvrir ce champ très clos de la « professionnalisation politique » aux clés de lecture notamment de la sociologie du travail. En comparant par exemple le métier politique à celui d’artiste, de sportif, ou à d’autres professions présentant des similitudes19 (comme la notoriété et la vocation notamment). Il ne s’agit aucunement de participer à banaliser les fonctions politiques, mais plutôt, dans une perspective heuristique, de montrer à la fois les convergences avec d’autres professions tout en révélant ses spécificités.

  • 1Dogan Mattei, « Les filières de la carrière politique » [en ligne], Revue française de sociologie, 8, 1967, p. 468-492. Disponible sur : https://doi.org/10.2307/3319558 ; Gaxie Daniel, « Les logiques du recrutement politique » [en ligne], Revue française de science politique, vol. 30, no.1, 1980, pp. 5-45. Disponible sur : https://doi.org/10.3406/rfsp.1980.393877 ; Collovald Annie, « La République des militants. Recrutements et filières de la carrière politique des députés socialistes », Birnbaum Pierre, Les élites socialistes au pouvoir. 1981-1985, Paris, PUF, 1985 ; Lagroye Jacques, « Être du métier » [en ligne], Politix, vol. 7, n° 28, Quatrième trimestre 1994, pp. 5-15. Disponible sur : https://doi.org/10.3406/polix.1994.1878 ; Offerle Michel (dir.), La profession politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999, p. 171-200 ; Bargel Lucie, « Apprendre un métier qui ne s’apprend pas. Carrières dans les organisations de jeunesse des partis » [en ligne], Sociologie, vol. 5, no. 2, 2014, pp. 171-187. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/socio.052.0171 ; Dulong Delphine, Matonti Frédérique, « Comment devenir un(e) professionnel(le) de la politique ? » [en ligne], Sociétés & Représentations, n° 24, 2007, pp. 251-267. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/sr.024.0251 ; Leveque Sandrine, « L’entrée en politique : bibliographie sur les conditions sociales de la professionnalisation et de la “réussite” politique en France » [en ligne], Politix, n° 35, 1996, pp. 171-187. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/pox.035.0171.
  • 2Gaxie Daniel, La démocratie représentative, « Clefs politiques », Paris, Montchrétien, 1993, p. 86-87. Cf. aussi Boelaert Julien, Michon Sébastien et Ollion Etienne, Métier : député. Enquête sur la professionnalisation de la politique en France, Paris, Raisons d’agir, 2017, pp. 99-102.
  • 3Louault Frédéric, Les défaites électorales. Le cas du Parti des travailleurs dans le Rio Grande do Sul (Brésil) 1982-2008, Thèse de doctorat en science politique, Institut d’Études politiques de Paris, 2011 ; Louault Frédéric, Pellen Cédric (dirs), La défaite électorale. Productions, appropriations, bifurcations, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Res Publica », 2019.
  • 4 Sur la notion d’imaginaire cf. Duby Georges, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme. Gallimard, 1978 ; Lepetit Bernard (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 2013 [éd. orig. 1995] ; Castoriadis Cornelius, L’imaginaire comme tel. Texte établi, annoté et présenté par Arnaud Tomès, Paris, Hermann Editeurs, 2007 ; Castoriadis Cornelius, Ricoeur Paul, Dialogue sur l’histoire et l’imaginaire social, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2016 ; Kalifa Dominique, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013 ; Durand Gérard, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 2003 [éd. orig. 1964] ; Legros Patrick, Monneyron Frédéric, Renard Jean-Bruno, Tacussel Patrick, Sociologie de l’imaginaire, Paris : Armand Collin, collection « Cursus — Sociologie », 2006.
  • 5Suaud Charles, « Contribution à une sociologie de la vocation : destin religieux et projet scolaire » [en ligne], dans Revue française de sociologie, 1974, 15-1, p. 75. Disponible sur : https://doi.org/10.2307/3320263.
  • 6LeBrun Jacques, Le pouvoir d’abdiquer. Essai sur la déchéance volontaire, Paris, Gallimard, 2009.
  • 7Abeles Marc L’échec en politique, Belval, Circé, 2005, p. 10.
  • 8 Ainsi, nous avons considéré les départs volontaires pour prendre sa retraite avant l’âge de 70 ans comme des « retraites classiques » et les départs au-delà de 70 ans comme relevant des contraintes liées à l’âge avancé. L’âge de 70 ans peut paraître élevé si on le met en parallèle avec l’âge moyen de départ à la retraite en France (62,7 ans en 2018) et l’espérance de vie sans incapacité (64,5 ans pour les femmes et 63,4 chez les hommes en 2018). Cependant, certaines professions se caractérisent par un âge de départ à la retraite plus élevé, c’est par exemple le cas des médecins qui partent, en moyenne, à la retraite à l’âge de 67 ans. On peut également penser à certains artistes qui poursuivent leur carrière jusqu’à un âge très avancé. Il s’agit d’un classement arbitraire qui permet aussi de constater le rajeunissement global de l’âge de départ à la retraite des acteurs politiques.
  • 9Bon Frédéric, Burnier Michel-Antoine, Que le meilleur perde. Eloge de la défaite en politique, Paris, Balland, 1985 ; Abeles Marc, 2005, op. cit. ; Milloud Cécile, L’échec en politique : contribution à l’étude des représentations et des stratégies de légitimation des candidats français, Thèse de doctorat en science politique, Grenoble : Université Pierre Mendès-France, 2000 ; Louault Frédéric, op. cit.
  • 10Lascoumes Pierre (dir.), Favoritisme et corruption à la française. Petits arrangements avec la probité, Presses de Sciences Po, 2010 ; Doidy Eric, « (Ne pas) juger scandaleux. Les électeurs de Levallois-Perret face au comportement de leur maire » [en ligne], Politix, vol. 71, no. 3, 2005, pp. 165-189 ; Lascoumes Pierre, Nagels Carla, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Paris, Armand Colin, 2014. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/pox.071.0165.
  • 11Fassin Eric, Le sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique [en ligne], Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2009, p. 149. Disponible sur : https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.1505.
  • 12Garrigou Alain, « Le boss, la machine et le scandale. La chute de la maison Médecin » [en ligne], Politix, vol. 5, n° 17, Premier trimestre 1992, pp. 7-35. Disponible sur : https://doi.org/10.3406/polix.1992.1487.
  • 13France Pierre, Vauchez Antoine, Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage [en ligne], Paris, Presses de Science Po, 2017, pp. 66-108. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/scpo.franc.2017.01.
  • 14Hirschman Albert O., Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983.
  • 15Gris Christelle, Femmes d’élus. Sociologie d’un second rôle [en ligne], Lormont, Le Bord de l’Eau, 2021. Disponible sur : https://doi.org/10.14375/NP.9782385193522.
  • 16 Pour élargir cette problématique à d’autres activités professionnelles, cf. Pailhe Ariane (dir.), Entre famille et travail. Des arrangements de couple aux pratiques des employeurs, Paris, La Découverte, 2009 ; Flipo Anne, Regnier-Loilier Arnaud, « Articuler vie familiale et vie professionnelle en France : un choix complexe », Insee, Données sociales, 2003 ;Garner Hélène, Meda Dominique, Senik Claudia, « La difficile conciliation entre vie professionnelle et vie familiale », Premières Synthèses, n° 50.3, Dares, décembre 2004.
  • 17 C’est en tout cas ce que défend Pierre Dumazeau à propos de certains députés macronistes pour qui être député « c’est un emploi, une case à cocher sur LinkedIn. (…) Être député, c’est beaucoup d’ennuis, c’est moins bien payé que certains emplois dans le privé », La République en panne, Éditions du Rocher, 2018.
  • 18 À titre de comparaison, on imagine difficilement la réception d’une telle mesure si elle devait s’appliquer, par exemple, aux artisans et commerçants.
  • 19Loriol Marc, Leroux Nathalie, Le travail passionné. L’engagement artistique, sportif ou politique [en ligne], Eres, 2015. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/eres.lorio.2015.01.