À bien des égards, René Coty illustre l’appel à communication des organisateurs de ce colloque. La mémoire collective garde bien plus à l’esprit les circonstances de son entrée à l’Élysée après l’élection agitée de décembre 19531 que sa sortie du palais présidentiel. Une fois opéré le retour au pouvoir du général de Gaulle, il paraît a posteriori naturel que René Coty disparaisse de la scène publique et, pour reprendre la célèbre phrase qu’il prononça lors de la transmission de ses pouvoirs le 8 janvier 1959, qu’il ne soit plus « le premier en France ».
Or, le cas du second président de la Quatrième République s’avère fécond pour s’intéresser aux fins de parcours politique. En particulier sous les angles suggérés des raisons et des modalités. On se propose donc ici de revenir sur la manière dont René Coty fut amené à quitter sa fonction présidentielle entre l’investiture de Charles de Gaulle le 1er juin 1958 et l’installation de celui-ci à l’Élysée, puis d’étudier sa position dans la vie publique jusqu’à sa disparition en novembre 1962, en pleine crise politique.
Pour ce faire, on a eu recours à quelques études historiques très éclairantes, comme celles de Georgette Elgey2 ou d’Odile Rudelle3, à des témoignages publiés d’acteurs de cette période, comme celui du directeur du secrétariat général de l’Élysée Francis de Baecque4 ou le premier président du Conseil constitutionnel Léon Noël5, mais surtout à des archives présidentielles ; la série 4 AG des archives nationales ainsi que le fonds privé René Coty (111 AJ) déposé par son arrière-petit-fils il y a une dizaine d’années, dont la consultation nécessite encore pour une partie une dérogation.
René Coty et la sortie de la fonction présidentielle
Élu président de la République le 23 décembre 1953, entré en fonction le 16 janvier 1954, René Coty détenait un mandat de sept ans qui devait s’achever en janvier 1961. On sait maintenant que le président Coty eut très tôt la conviction que seul le retour aux affaires de Charles de Gaulle pourrait permettre de régler les difficultés croissantes du pays, en particulier la crise institutionnelle et la crise algérienne6. Et dans cette éventualité d’un appel à de Gaulle, il était prêt à s’effacer devant lui. C’est ce qu’il explique le 27 novembre 1956 à sept jeunes parlementaires du « Mouvement des Nouveaux Élus » qui ont demandé à être reçus à l’Élysée pour lui exprimer leur alarme devant la gravité de la situation et leur conviction « que le recours au général de Gaulle s’imposait en cas de crise. »7 À ces jeunes élus, parmi lesquels figurent Valéry Giscard d’Estaing, Pascal Arrighi, Jean de Lipkowski et Roland Dumas, René Coty dit, sous le sceau du secret, « […] qu’il n’espérait rien du système actuel ». Sur un éventuel appel au Général :
Il y a longtemps que je pense à cette solution qui constitue la dernière chance du Pays. […] Le Général de Gaulle est la dernière carte qui nous reste. Il nous faut la jouer qu’à coup sûr. Je dirais donc au Général de Gaulle que Coty ne sera jamais un obstacle sur sa route. Le Général de Gaulle est trop grand pour n’être que Président du Conseil. C’est pourquoi je suis tout prêt à m’effacer devant lui et à lui céder la place. C’est donc à ma place qu’il doit revenir. […] je considère […] que, pendant une période intermédiaire, le Général de Gaulle devrait gouverner avec des pouvoirs présidentiels et préparer une réforme de la constitution.
Dans ses mémoires, Jacques Chaban-Delmas relate des propos similaires du chef de l’État8. Il est donc clair que le retour de De Gaulle est son objectif et qu’il cherche l’occasion de le réaliser dans les meilleures conditions de réussite possible. Clair également qu’à son avis, de Gaulle devrait exercer des pouvoirs exceptionnels qui réduiraient d’autant les siens, et qui pourrait même aboutir à son départ. Bien avant 1958, René Coty a donc accepté l’idée que le retour aux affaires de De Gaulle provoquerait vraisemblablement l’amoindrissement de ses propres pouvoirs de chef de l’État, voire la fin prématurée de son mandat.
Il ne fut donc pas surpris de la manière dont les rapports entre l’Élysée et Matignon évoluèrent à partir du 1er juin 1958, même s’il regretta d’être bien plus tenu à l’écart qu’il ne l’avait envisagé. Nous en venons donc maintenant à la question des temporalités qui accompagnent sa sortie.
De Gaulle revenu au pouvoir « n’était pas homme à accepter d’être le second de quiconque » comme Gaston Monnerville en avait prévenu René Coty le 28 mai 19589. Même si le ministre de l’Intérieur Émile Pelletier écrit dans ses mémoires : « À mes nombreux et constants contacts avec l’un comme avec l’autre, j’affirme, à l’expérience de ces sept mois de Gouvernement qu’elles furent sans nuages dans le style même où dès l’abord elles avaient été établies »10, la réalité fut un peu différente, cela en dépit de la cordialité et du respect des règles protocolaires auquel veillaient les entourages, Georges Pompidou à Matignon et Charles Merveilleux du Vignaux secrétaire général de l’Élysée. La volonté de René Coty était clairement de ne « jamais chercher à gêner un Président du Conseil dont la présence est conforme à ses vœux »11. Les conseils des ministres — qui dorénavant commencent à l’heure et durent peu de temps12 — sont vidés de leur contenu au profit des conseils de cabinet tenus à Matignon sous la houlette du président du Conseil. Il faut même l’intervention insistante du secrétaire général de l’Élysée auprès de Georges Pompidou puis de celui-ci auprès de De Gaulle pour maintenir dans l’ordre du jour du conseil des ministres la traditionnelle communication du ministre des Affaires étrangères, que le Général voulait supprimer13. Francis de Baecque affirme que Coty, auparavant très présent, restait désormais presque silencieux14, en raison de « l’attitude du Président du Conseil qui répondait à peine aux questions posées »15. La fonction présidentielle est donc bien reléguée dès juin 195816 et, avec elle, René Coty, même si les apparences sont sauvegardées comme le président de la République y tenait17.
René Coty est également tenu éloigné des travaux de rédaction du projet constitutionnel, ce qui le rend très amer, car il est un spécialiste reconnu de ces questions depuis longtemps. Lui-même et son entourage sont contraints d’insister auprès de Matignon et de la Chancellerie pour connaître l’évolution de la rédaction du texte et tâcher d’y participer. À quelques reprises, Michel Debré vient l’en entretenir, lui communique l’état des avant-projets et René Coty peut ainsi lui transmettre « 65 propositions de rédactions et d’amendements »18. Mais, comme en témoignent ses carnets19, il ne parvient pas à obtenir que le projet constitutionnel soit discuté en conseil des ministres avant le 3 septembre, veille de sa présentation au peuple français par de Gaulle place de la République. Et encore, il lui faut insister : « Lundi 1er septembre […] Je demande que mercredi il n’y ait pas de conseil de cabinet le matin afin que le conseil des ministres soit vraiment une séance de travail. Mardi 2. Pompidoux (sic) dit non à de Baecque. J’insiste et c’est oui. […] Mercredi 3. 10h1/2, intéressant conseil des Ministres, le 1er en réalité, il dure jusqu’à 15 h »20.
Comme habituellement, René Coty a passé tout le mois d’août dans la résidence présidentielle du château de Vizille. Il en revient le 29, notant que c’est pour lui un adieu à un parc qu’il a beaucoup aimé pour s’y être souvent promené avec son épouse, disparue soudainement en novembre 1955. Il ajoute : « Résumé de mes vacances à Vizille. […] J’ai fixé mon point de vue sur mon départ de l’Élysée. Je souhaite recouvrer ma liberté à la fin de cette année, avant les réceptions de Noël sans me dissimuler qu’il y aura quelques heures difficiles. Mais j’ai épuisé la coupe élyséenne. J’aspire à être un homme libre, à m’appartenir et à me recueillir. »21 Dans un autre passage, il fait allusion à une conversation qu’il a eue en juillet avec de Gaulle sur ce sujet et dans laquelle ils avaient envisagé une transmission des pouvoirs avant Noël22. Donc à ce moment, il en savait assez sur le projet constitutionnel pour conclure que son mandat s’achèverait avec l’élection d’un nouveau président de la République avant la fin de l’année en cours. Sa décision de ne pas être candidat fut confirmée et officialisée après une nouvelle entrevue avec le général de Gaulle, le vendredi 28 novembre 1958, dont le récit que René Coty en a laissé dans ses carnets a été publié par Georgette Elgey23. Quand de Gaulle lui promet alors qu’il lui rendra hommage, il lui répond : « Je ne le refuse pas, car j’aimerais n’avoir pas l’air d’avoir été mis à la porte. » Seul moment peut-être où il laisse percer, sous son caractère taiseux de Normand, son regret d’avoir été traité, parfois, avec désinvolture24 depuis juin. Mais, il demande à reculer la date de la transmission des pouvoirs, car il souhaite que le plan d’assainissement financier que Jacques Rueff vient de lui présenter et qui l’enthousiasme soit adopté par le gouvernement de Gaulle. Ce qui est fait au conseil des ministres du 27 décembre.
L’automne 1958 fut pour René Coty celui des adieux à sa fonction et leurs modalités illustrent la place qui était la sienne dans la vie publique. Cet homme inconnu des Français en 1953 — mais pas du monde politique et parlementaire — était devenu extrêmement populaire. Les nombreuses manifestations de reconnaissance des dernières semaines de 1958 en attestent. Les archives ont conservé des centaines de lettres signées de Françaises et de Français qui expriment de la gratitude, des vœux de bonne retraite, mais aussi beaucoup de tristesse devant son départ annoncé et même des souhaits qu’il se présente à l’élection présidentielle. L’une d’elles par exemple :
Puis-je vous dire combien nous serions inquiets et déçus, à l’exemple de tant de millions de Français, de vous voir quitter en une telle conjoncture, la Présidence de notre République à laquelle vous avez rendu tant de signalés services qui seraient plus grands et plus efficaces encore parce que secondé par le général de Gaulle vous constitueriez une équipe telle que notre Pays n’en aurait jamais connue de semblable !25
À lire les qualités qui lui sont attribuées par les Français, il entre dans la liste des dirigeants considérés comme des « hommes providentiels ». L’expression de cette gratitude est telle que Radio Luxembourg décident, en décembre 1958, de la canaliser par le biais de l’opération « Merci M. Coty » ; il s’agit d’appeler les Français à envoyer à l’Élysée une carte postale avec ces simples mots. Le fonds Coty n’en conserve qu’une vingtaine sur les 2 200 000 reçues26, — et 700 000 avant Noël27, le reste jusqu’en février 1959. Un cliché de la banque de photographies Alamy daté de janvier 1960 montre le président Coty et sa secrétaire devant une pile de cartes dans le couloir de son appartement.
En même temps que ces courriers affluaient vers l’Élysée, René Coty saisit les ultimes occasions que lui attribuait sa fonction pour laisser un message testamentaire. Il le fait particulièrement dans la clairière de Rethondes le 11 novembre à l’occasion du 40e anniversaire de la signature de l’armistice de la Grande Guerre et à quelques jours des élections législatives, en appelant la France, à remporter, après 1918 et 1945, « une troisième victoire cette fois sur elle-même et sur ses passions, sur son inconstance civique, qui trop souvent, ont fait d’elle un vaisseau, un vaisseau magnifique certes, mais à la dérive, parce que sans direction, parce que sans gouvernail. Entendez-moi bien. Entendez bien celui qui, aujourd’hui, vous parle sans doute pour la dernière fois : Français, unissons-nous ! »28 Le 23 décembre, dans son dernier discours aux Corps constitués, il exprime sa fierté d’avoir pu provoquer la réforme de l’État, après avoir tant combattu en sa faveur. Ce thème revient dans son ultime prise de parole publique, le 8 janvier 1959, quand il accueille de Gaulle à l’Élysée : « Le péril mortel que j’avais en vain dénoncé dès longtemps, vous l’avez aussitôt conjuré. Le peuple de France, si divisé autrefois, a retrouvé autour de vous son unité profonde. »29 Depuis le début de décembre, Georges Pompidou et Charles Merveilleux du Vignaux avaient été chargés de l’organisation des cérémonies30. Elles s’achèvent en début d’après-midi à l’Arc de Triomphe, après que dans une même voiture officielle, René Coty en habit et Charles de Gaulle en uniforme eussent remonté les Champs Élysées sous les cris « Vive de Gaulle », mais aussi « Merci Coty » comme le Général le reconnait lui-même dans ses mémoires31. La popularité de Coty se manifeste encore au long du parcours de son véhicule qui le ramène au Havre32 puis à son arrivée à son domicile où une foule importante vient l’entourer33.
C’est donc à une sortie de mandat présidentiel envisagée de longue date, mais dont les modalités se sont dessinées dans l’été 1958 qu’a été confronté René Coty. La satisfaction34 d’être parvenu à initier un processus décisif de renouvellement des institutions dans le sens d’une réhabilitation du pouvoir exécutif, dont il avait fait le cœur de son action politique depuis 35 ans, l’a poussé à cacher publiquement, mais à ressentir tout de même, l’amertume d’un départ qui avait commencé avant même janvier 1959. En même temps, du reste, que la crainte d’un désœuvrement dont témoigne son cahier35. Désœuvrement relatif comme nous l’allons voir maintenant dans un second temps.
Les caractères de l’action de René Coty après l’Élysée
Avant même l’élection présidentielle de 1953, Germaine et René Coty avaient décidé de passer leur retraite au Havre36. C’est donc là que s’installe l’ancien président. Ses cahiers personnels permettent de suivre son activité quotidienne entre ses promenades sur la plage, ses nombreuses lectures, surtout philosophiques, qui provoquent chez lui beaucoup de réflexions et de méditations, les heures qu’il passe à écouter, comme il l’a toujours fait, de la musique classique, et sa vie de famille. Sa situation matérielle est alors réglée par la loi du 3 avril 1955 qui attribue aux anciens présidents de la République « une dotation annuelle d’un montant égal à celui du traitement indiciaire brut d’un conseiller d’État en service ordinaire »,37 mais également par le décret que de Gaulle a demandé au gouvernement de préparer afin de « régler de manière satisfaisante la situation matérielle des anciens présidents de la République »38. René Coty est ainsi pourvu d’une automobile avec chauffeur39, d’une secrétaire et d’un logement parisien40. Il s’agit de l’ancien appartement occupé au palais de Chaillot par le fondateur et directeur du Musée de l’Homme Paul Rivet, décédé en mars 1958, au dernier étage de l’aile Passy41. Après des travaux, il s’y installe en juin 196042. Vincent Auriol est lui dans un appartement de la République au 11, quai Branly où le gouvernement n’a pas souhaité rassembler les deux anciens chefs d’État43.
Dans sa retraite, René Coty s’est donné comme règle « de rester à l’écart de tout ce qui touche à la vie publique »44. C’est ce qu’il répond aux très nombreuses sollicitations qui lui sont adressées : « une retraite totale pendant un assez long temps, à l’écart de toute cérémonie, manifestation ou réunion publique »45. Il s’y tient absolument, sauf pour l’engagement qu’il avait pris avant de quitter l’Élysée d’inaugurer le pont de Tancarville près du Havre le 25 juillet 195946. Il note le lendemain : « J’ai été charmé de l’accueil et tout surpris d’être à nouveau encadré de motards, colonel en tête. »47 Ces refus répétés d’apparaître en public sont accompagnés de celui de rédiger ses mémoires comme le lui suggère le journaliste américain Emery Rives qui s’est occupé de la publication de celles de Churchill et de Truman. Il lui répond qu’il estime qu’il n’a pas le droit de publier ce que ses interlocuteurs ont pu lui dire dans leurs conversations privées, que « ce serait un beau fiasco de librairie » et enfin que le seul président qui a écrit ses mémoires n’en a pas été grandi — allusion à Raymond Poincaré48. De même, il met fin au projet sur lequel son ancien collaborateur à l’Élysée Francis de Baecque avait commencé à travailler, la publication de ses discours49.
Par contre, il accepte, comme le lui propose Jacques Rueff en février 1959, de rejoindre l’Académie des sciences morales et politiques50. Il est élu le 16 novembre au fauteuil de Marcel Plaisant, juriste qu’il a beaucoup fréquenté et admiré sur les bancs du Sénat puis du Conseil de la République, et il rejoint la section de Législation et de Jurisprudence. Comme il l’exprime dans les réponses aux nombreuses lettres de félicitations qu’il reçoit alors, il se réjouit de pouvoir ainsi fréquenter régulièrement « des hommes distingués [qui] s’emploient consciencieusement à concilier la politique avec la morale »51. Il écrit encore : « […] je ne veux pas perdre contact avec ceux qui se préoccupent des problèmes qui m’intéressent. »52. Les séances du samedi de cette Académie53 lui permettent ainsi de concilier son goût intellectuel et son désir de discrétion.
Son retrait dans ce qu’il appelle son « ermitage familial »54 ne l’empêche pas, bien au contraire, de suivre attentivement par la presse la vie du pays, et singulièrement les questions institutionnelles et algériennes. Parce qu’en juillet 1957, dans le discours prononcé à Mulhouse, il avait eu des mots très durs à l’encontre « des chefs de la rébellion »55, plusieurs défenseurs du maintien de l’Algérie dans la France, comme le général Zeller ou le maréchal Juin, l’informent de leurs arguments voire lui demandent de sortir de son silence pour condamner la politique gaullienne56. C’est le cas peu avant le référendum du 8 janvier 1961 sur l’autodétermination, ou encore l’année suivante avec celui concernant les accords d’Évian. À chacun, René Coty répond par le rappel de la règle de silence à laquelle il s’est astreint57. Il est également sollicité par leurs proches dans la défense de certains acteurs du combat en faveur de l’Algérie française58 — il reçoit chez lui au Havre l’épouse du général Jouhaud — mais, s’il donne parfois quelques conseils, il refuse toute action publique en leur faveur, malgré la pitié qu’il peut exprimer à l’endroit de tel ou tel dans ses cahiers59. Le 17 mai 1962, cité au procès du général Salan par la défense, il est contraint de sortir de son silence, mais son témoignage reste sobre et se borne à rappeler les faits de mai 1958 en refusant de les juger60. Même s’il n’en dit rien publiquement, on le sent souvent inquiet de l’évolution de la politique algérienne de son successeur, mais, comme il le note dans son cahier le 16 décembre 1960 « par peur de l’aventure intérieure et extérieure »61, il s’y rallie et, à l’occasion des courriers qu’il adresse à de Gaulle après les attentats de Pont-sur-Seine puis du Petit-Clamart, il l’assure de son soutien62.
Son silence et son retrait de la vie publique, René Coty les justifiait par le désir de ne pas gêner63 son successeur et son appartenance au Conseil constitutionnel. En effet, l’étude des archives de la rédaction du projet constitutionnel de 1958 fait apparaître que le 16 juillet 1958, le groupe de travail rassemblé autour de Michel Debré ajouta aux articles traitant du Conseil constitutionnel que les anciens présidents de la République y siégeraient de droit64. Dans une lettre que René Coty adressa à Vincent Auriol le 14 décembre 1958, on lit au sujet de la manière dont le futur président de laCinquième République traite ses prédécesseurs : « Mon impression, c’est que comme son proche entourage, il désirera traiter honorablement ses prédécesseurs. Il l’a déjà marqué en introduisant spontanément les anciens Présidents dans le Conseil constitutionnel. »65 Nous ne sommes pas parvenus à trouver d’autres documents sur ce sujet, que ce soit dans les fonds de Gaulle, Debré et Coty, mais cette lettre atteste bien que l’initiative d’intégrer les anciens présidents de la République au Conseil constitutionnel vint de De Gaulle, comme l’affirme Didier Maus, très au fait de ces questions, pour qui, plus qu’une attention envers tous les anciens chefs de l’État, c’est surtout une manière d’offrir une sortie honorable à René Coty qui a prévalu dans cette décision66. Les archives Coty permettent même d’avancer qu’il était envisagé que René Coty devienne le président de cette nouvelle institution. Une note de Charles Merveilleux du Vignaux à l’intention de René Coty, datée du 1er décembre 1958 se termine par ces mots : « […] il me faut sans tarder obtenir de M. Pompidou la certitude que le Président de la République deviendra Président du C.C. »67 Cet accord semblait avoir été obtenu du général de Gaulle lui-même,68 mais c’est, finalement, René Coty qui souhaita ne pas assumer cette fonction. La raison en est due à Vincent Auriol qui refusa que, comme les autres membres du Conseil constitutionnel, les anciens présidents de la République fussent contraints de prêter serment devant le chef de l’État69. Ce que René Coty avait accepté70. Ils en furent donc dispensés. Dès lors, René Coty estima que ce statut particulier l’empêchait d’accéder à la présidence dudit Conseil71. Le Général nomma Léon Noël à cette fonction.
René Coty siégea régulièrement au Conseil constitutionnel72. Léon Noël écrit qu’il put toujours s’appuyer sur sa droiture et son autorité73 et qu’il y fit preuve d’une impressionnante maîtrise du droit, ce que confirment les archives. Le secret des délibérations du Conseil permettait à René Coty d’être à la fois loyal au nouveau régime et à son chef tout en exprimant parfois son inquiétude de juriste74 devant certaines de ses pratiques. À plusieurs reprises, il avait pris la défense du Parlement, se retrouvant lors de certains votes dans la minorité, par exemple, dès juin 1959, dans l’examen de la conformité du règlement intérieur de l’Assemblée nationale75 et du Sénat76 à la Constitution. Mais, le plus souvent, il défendait les règles instaurées par la nouvelle Constitution visant à libérer l’exécutif d’un contrôle trop étroit du Parlement, et se distinguait alors de Vincent Auriol77 dont il condamnait l’attitude d’opposant politique au Conseil. Au moment du putsch d’avril 1961, René Coty vote avec la majorité du Conseil le texte de l’avis qui juge applicable l’article 16 de la Constitution78 et dans les semaines suivantes, il soutient les mesures liées à l’application de cet article, se montrant intraitable avec la raison d’État79.
C’est le référendum de l’automne 1962 qui provoqua une profonde dissension avec de Gaulle. Déjà, dans la préparation du référendum du 8 avril 1962 sur les accords d’Évian, sans s’opposer directement à de Gaulle, René Coty avait, dans la discussion au Conseil, manifesté son refus que l’exécutif veuille modifier la Constitution par référendum80. De l’examen des procès-verbaux des séances du Conseil, des mémoires de Léon Noël et des papiers Coty, il résulte les conclusions suivantes. L’ancien président de la République rejetait le fond du projet de loi référendaire,81 mais ce n’était pas, à ses yeux, décisif, et il ne voulut pas rendre public ce désaccord politique. Plus que cela, ce qui importait, c’était l’inconstitutionnalité de la procédure du référendum, c’est-à-dire l’usage de l’article 11, pour réviser la Constitution. Dans l’enceinte du Palais-Royal, il eut des mots d’une grande dureté sur ce sujet82. Lors de la séance qui examina le recours déposé par Gaston Monnerville83, le 6 novembre 1962 — la dernière à laquelle il assista — il se déchaîna pendant près de deux heures sur les trois heures et demie de sa durée84 et avec René Cassin, Pasteur Vallery-Radot et Vincent Auriol il vota contre l’avis qui l’emporta et qui déclarait le Conseil constitutionnel incompétent pour juger de la validité du référendum. Jean-Raymond Tournoux fait également état de la fureur très inhabituelle dans laquelle il trouva alors René Coty, à l’occasion d’un entretien85. Mais autant sa conviction de juriste est claire, autant il semble hésiter sur l’attitude qu’il doit se fixer face à l’opinion publique. Il songe à refuser de siéger au Conseil,86 mais finalement y reste fidèle87. Il rompt avec la règle de réserve absolue qu’il avait rigoureusement respectée jusqu’alors88 et accepte que ses proches fassent connaître son opposition à la presse89. Mais, en même temps, d’après le témoignage de Léon Noël, il demande à son entourage de voter OUI et de faire voter OUI pour éviter une crise politique et un échec du général de Gaulle90. Tout démontre que René Coty est profondément écartelé entre sa satisfaction d’avoir contribué au relèvement institutionnel du pays et son refus de consentir à ce qui est indubitablement à ses yeux un viol du droit. Jean-Raymond Tournoux, qui le rencontre le matin de la chute du gouvernement Pompidou, écrit : « M. René Coty a le cœur lourd. [..] Le plus honnête des Français est torturé. »91Paris Match publie ce qu’il aurait alors dit à ses proches : « Pour moi qui ai toujours eu d’excellents rapports avec le général de Gaulle, c’est un déchirement. »92
C’est cet homme brisé qui s’éteint dans son sommeil, à 80 ans, le jeudi 22 novembre 1962, près d’un mois après le référendum, et trois jours avant le second tour des élections législatives où son gendre très aimé, le docteur Maurice Georges, est au Havre le candidat de l’UNR contre le député indépendant Pierre Courant, qui a voté la motion de censure d’octobre et au côté duquel il a fait une grande partie de sa carrière politique.
Les obsèques nationales de René Coty, que le général de Gaulle vient présider le mardi 27 novembre au Havre, en rendant un hommage signalé à son prédécesseur, furent, du reste, marquées par un incident qu’il eut sans doute réprouvé. En gare du Havre, accueilli par les personnalités officielles, le Président de la République refusa ostensiblement de serrer la main de Gaston Monnerville93.
Ainsi furent la fin de carrière de René Coty et sa sortie de la vie politique.
Le sentiment du devoir accompli d’être parvenu, par son action déterminée et endurante en vue du retour au pouvoir de Charles de Gaulle, à doter la France d’une constitution qu’il estimait remarquable94, c’est-à-dire à emporter un combat institutionnel qui fut celui de sa vie parlementaire.
Une authentique abnégation, qui lui fit accepter une relégation institutionnelle dès juin 1958 et l’achèvement avant son terme de son septennat, devenu « quinquennal »95.
Un effacement volontaire par humilité personnelle et désir de ne gêner en rien son successeur.
La satisfaction de pouvoir continuer à servir la République dans une institution où ses compétences de juriste pouvaient s’exercer et sa volonté de silence public être respectée.
Mais, tout cela vint se fracasser sur la crise de l’automne 1962, crise d’autant plus douloureuse pour René Coty qu’il ne l’avait absolument pas anticipée, et qu’elle semblait ruiner l’œuvre de sa vie.
Le général de Gaulle voulut peut-être apaiser, par-delà la mort, son successeur et atténuer ce désaccord, quand, devant sa dépouille, il acheva ainsi son hommage : « Président René Coty, pour toujours votre sommeil est celui du juste, et le respect du peuple français entoure votre mémoire ! »96