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Une sortie sacrificielle ?

Que reste-t-il du souvenir de Paul Reynaud dans la mémoire collective, ou tout simplement au sein de notre histoire politique nationale contemporaine ? Généralement, les références sont circonscrites au rôle qui fut le sien comme chef du gouvernement durant les mois tragiques de mai-juin 1940. Démissionnaire au soir du 16 juin 1940, son rôle semble devoir s’arrêter là. Or, élu en 1946 député du Nord, il le restera jusqu’en 1962. À ce titre, il a participé tout au long de la Quatrième République aux tentatives de réforme du régime. Surtout, il joue un rôle dans la mise en œuvre de la Cinquième République en 1958 en présidant durant l’été le Comité consultatif constitutionnel (CCC) qui aura à se prononcer sur la légalité constitutionnelle du nouveau régime. Quatre ans plus tard, il décidera pourtant de rompre avec le général de Gaulle dont il est proche depuis l’entre-deux-guerres à l’occasion de la décision de ce dernier de procéder à l’élection du président de la République au suffrage universel. Fort de son expérience comme parlementaire élu depuis 1919, il avait déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de réclamer des réformes visant à un meilleur équilibre des pouvoirs. Notamment en confiant au chef de l’État la possibilité de procéder à la dissolution automatique en cas de chute du gouvernement.

La crise de 1962 constitue un moment paradoxal dans sa carrière politique déjà longue d’un demi-siècle d’expérience. Il décide de défier directement le général de Gaulle en prenant la tête du Cartel des NON, sachant qu’il ne dispose guère de soutiens au sein de l’Assemblée élue en juin 1958.

On peut s’interroger sur le caractère sacrificiel d’une telle décision, particulièrement intéressante du fait qu’à ce jour, il s’agit de la seule motion de censure qui ait réussi à mettre en minorité un gouvernement. Paul Reynaud en paiera le prix puisqu’il sera battu lors des élections législatives de l’automne de 1962, suite à la décision du président de la République de procéder à la dissolution de l’Assemblée nationale qui avait censuré le gouvernement de Georges Pompidou. Il conviendra dans une première partie de revenir en détail sur les circonstances qui ont amené Paul Reynaud à opérer le choix de la censure. Clé de compréhension pour appréhender sa sortie (définitive) en politique. La seconde partie s’intéressera à la manière dont Paul Reynaud, âgé de 84 ans en 1962, a toutefois tenté, d’une certaine manière, de se maintenir dans le jeu politique ; laissant entendre que sa défaite aux législatives de 1962 ne signifiait pas sa sortie définitive de la vie politique.

Les raisons profondes d’une fin de carrière

Un parlementaire attaché à la réforme

Conseiller général des Basses-Alpes depuis 1914, l’avocat Paul Reynaud est chargé en 1918 du rapport que chaque département doit produire sur le thème de la réforme administrative, suite à la demande faite par le Président du Conseil Georges Clémenceau. Le texte présenté va en réalité beaucoup plus loin que la demande initiale. Il en appelle à une réforme politique qui vise à renforcer le pouvoir exécutif. Notamment avec un président du Conseil qui aurait une autorité indiscutable sur tous les ministres de son cabinet et serait à ce titre déchargé de toute charge ministérielle1. Député dans la Chambre bleu horizon, il n’aura toutefois pas le loisir de convaincre ses collègues en faveur d’une réforme institutionnelle. Il faut pour cela attendre la fin des années 1920 et le retour du thème de la réforme de l’État. Redevenu député en 1928, il préconise une vraie réforme constitutionnelle qui permettrait au président de la République de décider la dissolution de la Chambre sans l’avis conforme du Sénat. Proche du leader de centre-droit André Tardieu, il soutient ses projets de réforme qui diffèrent toutefois sur les droits du Parlement. Pour André Tardieu, le principe de la dissolution ne doit relever que du chef du gouvernement, tandis que pour Paul Reynaud, elle doit être automatique une fois le gouvernement mis en minorité. Dans le premier cas, la décision appartient au président du Conseil, dans le second, elle reste un principe strictement parlementaire. Malgré l’échec des réformes institutionnelles qui caractérise les années 1930, Paul Reynaud, contrairement en particulier à André Tardieu, ne cédera en rien à une quelconque dérive réactionnaire2. Jusqu’à la chute de la Troisième République en 1940, Paul Reynaud restera donc d’une totale fidélité au régime parlementaire, non sans réclamer la possibilité pour le pouvoir exécutif de pouvoir gouverner avec efficacité. Durant la période où il est ministre des Finances entre 1938 et 1940 dans le gouvernement Daladier, il fera passer la plupart de ses projets par le principe des décrets-lois. Ce qui exclut de fait la discussion au Parlement.

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Paul Reynaud n’imagine guère son échec de 1940 comme président du Conseil ainsi que les cinq années de captivité qui ont suivi comme des éléments pouvant susciter sa sortie politique, ou du moins son retrait parlementaire. Bien au contraire, dès 1945, il multiplie les critiques à l’égard du projet de la majorité tripartite en vue de donner à la France un nouveau régime constitutionnel. Élu député du Nord aux élections de juin 1946, il dénonce à maintes reprises le projet constitutionnel que les Français eux-mêmes tardent eux-mêmes à valider. Ce qui fait écho aux propres critiques formulées par le général de Gaulle après son départ du pouvoir en janvier 1946. Il est vrai que les deux hommes se connaissent bien. Paul Reynaud ayant été en 1935 le seul responsable politique à avoir défendu à la Chambre des députés le projet de corps cuirassé proposé par le colonel de Gaulle. À partir de 1946, les deux hommes, l’un à Paris et l’autre à Colombey, partagent la conviction que le régime de la Quatrième République n’est pas apte à permettre à la France de relever les défis qui sont les siens. Ni sur le plan national ni sur le plan international. Paul Reynaud se gardera toutefois de rejoindre ni même de soutenir le RPF (Rassemblement du peuple français) du général de Gaulle, préférant pour sa part siéger dans les rangs du nouveau CNI (Centre national des indépendants).

Paul Reynaud et Charles de Gaulle, de la vision partagée en 1958 à la rupture de 1962

À plusieurs reprises au cours de la Quatrième République, Paul Reynaud a réclamé, mais chaque fois en vain, une réforme constitutionnelle. Appelé à former le nouveau gouvernement en 1953, il conditionne toutefois l’approbation de sa candidature par ses pairs au vote par ceux-là mêmes d’une loi stipulant que si un renversement du gouvernement devait se produire moins de 18 mois après son entrée en fonction, le même gouvernement pourrait procéder automatiquement à la dissolution de l’Assemblée. L’initiative ayant été jugée « dangereuse » par la gauche, le député du Nord ne sera pas finalement pas investi comme nouveau président du Conseil. Au cours des années suivantes, il tentera de nouveau de faire passer des projets de réforme, mais toujours en vain. Il accueille donc favorablement le retour du général de Gaulle au pouvoir au lendemain de la crise du 13 mai 1958. Lui qui avait écrit en 1950 un article intitulé « Vive la Ve République » ne peut en effet qu’être favorable au projet de changement de régime que le nouveau président du Conseil porte. Pour le député du Nord, « C’est d’une République forte parce qu’elle sera dotée d’un gouvernement stable que la France a besoin. Pour cette grande œuvre, nous avons fait confiance au général de Gaulle »3. En revanche, avait-il tenu lors de la séance d’investiture du nouveau président du Conseil, « si les Français honnissent la Chambre actuelle, ils sont profondément attachés à leurs libertés »4. Pour sceller en quelque sorte ce pacte, Reynaud est chargé de présider durant l’été 1958 le Comité consultatif constitutionnel appelé à se prononcer sur la constitutionnalité du projet du général de Gaulle. En novembre 1958, il est réélu député du Nord sans qu’un candidat du nouveau parti gaulliste lui dispute les suffrages. Âgé de 80 ans, Paul Reynaud n’entend pourtant nullement se diriger vers la fin de sa carrière parlementaire commencée près de 40 ans plus tôt. S’il a échoué à se faire élire président de l’Assemblée nationale au profit de Jacques Chaban-Delmas, il entend encore être en mesure de peser sur les débats et n’entend nullement abdiquer sa liberté de parole au motif qu’il appartient à la majorité qui soutient l’action du général de Gaulle. Bien au contraire. Or, c’est précisément cette indépendance qui va progressivement le détacher du fondateur de la Cinquième République et le conduire, malgré lui, vers la fin de sa carrière parlementaire.

En 1961, il se dit favorable à une révision constitutionnelle, estimant que le président de la République élu à une majorité relative ne peut prendre le risque d’une dissolution. De plus, il se doit d’être au-dessus des partis. Il y a donc lieu de réviser la Constitution pour y inscrire le principe de dissolution automatique. Au contraire, le Premier ministre Michel Debré, qui a été membre du Cabinet de Paul Reynaud au ministère des Finances en 1938, estime pour sa part que le droit de dissolution doit rester au contraire « discrétionnaire » pour le pouvoir exécutif. Le changement de Premier ministre en 1962 avait également irrité Paul Reynaud. Il estimait en effet que ce choix était contraire à l’usage : « Imagine-t-on la reine d’Angleterre prétendant imposer comme Premier ministre un banquier de ses amis », écrit-il dans une note de travail5.

Mais la vraie rupture intervient au lendemain de l’attentat du Petit-Clamart et de la décision du chef de l’État de modifier la Constituer afin de permettre désormais l’élection du Président de la République au suffrage universel. Il s’agit ni plus ni moins pour Paul Reynaud d’une rupture avec l’ordre politique en vigueur et les droits parlementaires qui en font partie. Lors de la séance d’investiture de Georges Pompidou au printemps 1962, Paul Reynaud avait aussi lancé cet avertissement solennel : « Lorsque le régime de la Ve République a quitté le port, il s’est éloigné des rivages parlementaires. Il vogue vers d’autres rivages, des rivages nouveaux qui n’ont plus rien de parlementaire »6. Il était donc logique qu’il prit une place importante aux côtés du socialiste Guy Mollet, dans le Cartel des NON qui était en train de se mettre en place suite à l’annonce faite par le chef de l’État. L’arme principale dont ils disposent est de déposer à l’Assemblée nationale une motion de censure contre le gouvernement et signifier leur refus au chef de l’État lui-même.

La mise en scène de la sortie politique

Un discours à l’accent tragique

Le débat sur la motion de censure est prévu le 4 octobre. Le discours que doit prononcer Paul Reynaud est attendu, car le député du Nord est bien connu des observateurs pour sa parfaite maitrise de l’éloquence parlementaire. À de nombreuses reprises, en particulier durant l’entre-deux-guerres, il est parvenu à mettre en difficulté de nombreux gouvernements. Dans le cas présent, on peut toutefois s’interroger sur sa volonté d’aller jusqu’au bout, c’est-à-dire voter la motion de censure avec les conséquences politiques que cela aura. Encore au mois de mai de la même année, il réfutait encore l’idée que ses critiques de plus en plus nombreuses à l’égard du gouvernement Pompidou pourraient le conduire à voter une motion de censure, estimant qu’il s’agit en l’état « d’un mécanisme d’agression que beaucoup hésiteront, sauf cas grave et précis où l’intérêt du pays serait immédiatement engagé, à faire jouer contre le général de Gaulle. On n’oublie ni l’homme ni les services rendus »7. Mais cette fois, l’intérêt du pays lui semble suffisamment être remis en cause pour aller jusqu’au bout de la démarche, quitte pour cela à mettre en cause son propre intérêt, car Paul Reynaud n’est pas sans savoir que le chef de l’État dispose à l’Assemblée nationale d’une majorité confortable prête à soutenir coûte que coûte le fondateur du nouveau régime. Ne pouvant donc compter sur leur soutien, c’est donc l’Histoire qui sera invoquée pour justifier son choix de s’opposer au choix gaullien. Il s’agit donc pour lui d’insister sur le caractère tragique du débat qui a lieu. Le début de son discours emprunte un ton particulièrement solennel : « Il y a des heures qui comptent dans une vie politique », explique-t-il. Celle-ci lui paraît particulièrement émouvante, car des huit motions qui ont été votées jusqu’ici, il n’en a signé aucune. Et ceci, malgré les divergences qu’il a avec le gouvernement. Mais cette fois, l’enjeu est trop important pour refuser de franchir le pas : « En face de la Constitution violée », déclare-t-il à la tribune de l’Assemblée nationale, « comme l’a dit hier le Conseil d’État et comme le dira officiellement le Conseil constitutionnel, je dis non »8. De son point de vue, il s’agit d’ailleurs de la question la plus grave que l’Assemblée ait eu à débattre depuis la fin de la guerre. Dès lors, les citations historiques se multiplient au cours de son intervention. De Gaulle est accusé de vouloir cumuler les pouvoirs, voulant être tout à la fois Churchill et le roi Georges 6, le chancelier Adenauer et le président Lübke. Dès lors, estime Paul Reynaud, la Constitution de 1958 était condamnée. De même, avec le choix en faveur de l’élection du président de la République au suffrage universel, « On avait franchi le Rubicon ». Dès lors, la conclusion de son discours ne pouvait être qu’à la mesure de ces références historiques censées marquer les esprits républicains nourris aux sources de l’école républicaine de la Troisième République : « Pendant longtemps on dira d’un homme politique : comment a-t-il voté le 4 octobre ? C’est notre honneur de parlementaires qui est en cause. Aussi, monsieur le Premier ministre, allez dire à l’Élysée que notre admiration pour le passé reste intacte, mais que cette Assemblée n’est pas assez dégénérée pour renier la République »9.

Dans un premier temps, on peut estimer que Paul Reynaud a réussi son pari puisque le vote de la motion de censure l’emporte par 280 voix sur 480. L’Aurore parlera d’une « charge à fond contre le régime présidentiel ». S’il ne songe pas à sa propre sortie, il n’envisage pas non plus celle du chef de l’État qui vient d’une certaine manière de perdre une bataille électorale par le biais de son Premier ministre. Pour Paul Reynaud, il appartient au général de Gaulle de faire en sorte que la politique menée par le gouvernement soit en conformité avec les attentes de la majorité parlementaire. Quant au président de la République, en cas de désaveu des électeurs lors du référendum qu’il avait lui-même organisé, il estimait qu’il n’aurait pas à démissionner, mais plutôt de justement de proposer un nouveau Premier ministre qui soit respectueux des orientations prises par les députés.

Le gouvernement de Georges Pompidou est donc censuré, mais ironie de l’histoire, le député du Nord sera victime de la réforme qu’il n’a cessé de réclamer, à savoir la dissolution de l’Assemblée par le chef de l’État en cas de renversement du gouvernement. Les chances pour Paul Reynaud de rassembler au-delà des étiquettes partisanes traditionnelles « la grande famille républicaine » selon ses termes semblent pourtant très minces. Pourtant, tout au long de sa campagne dans sa circonscription du Nord, il n’envisage aucun compromis. Pour lui, il s’agit avant tout d’une question de principe. Il revendique également le droit de ne pas être de ces « députés inconditionnels qui ont pris l’engagement de tout admirer et de tout approuver » selon ses propres termes. Cautionner le choix du général de Gaulle qui s’apparente à « un viol de la Constitution », tout comme son choix d’en appeler au peuple plutôt que de confier un tel débat aux parlementaires reviendrait selon lui à « se déshonorer ». C’est donc aussi la défense de son honneur de parlementaire qu’il estime bafoué qui est aussi la cause de sa sortie du jeu politique. En cela, Paul Reynaud est resté un homme politique ancré dans les traditions de la vie parlementaire de la Troisième République et n’a pas perçu la profonde transformation politique que Charles de Gaulle avait engagée avec la fondation de la Cinquième République.

Celle-ci va se réaliser en deux temps : tout d’abord, les résultats du référendum convoqué par le général de Gaulle sont pour lui un désaveu puisque le OUI au référendum l’emporte avec près de 62 % des suffrages. Ensuite, comme la majorité de ceux qui se sont opposés au projet de révision constitutionnelle, Paul Reynaud connaîtra la défaite électorale. Contrairement à 1958, il doit cette fois affronter un candidat gaulliste et non des moindres puisqu’il s’agit d’un ancien résistant très connu, Jules Houcke, qui a exercé des fonctions parlementaires depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et qui plus est maire de l’une des principales communes qui composent la circonscription de Paul Reynaud. Logiquement, Paul Reynaud est sévèrement battu puisqu’au premier tour, il n’obtient que 15 % des suffrages et ne peut donc se maintenir au second tour. Cette défaite-sanction met ainsi un terme à plus de quarante ans de mandats parlementaires exercés durant trois Républiques. Si Paul Reynaud reste vague concernant la suite qu’il entend donner à son engagement politique, il assume le caractère sacrificiel de la décision qu’il a prise et qui est à l’origine de sa sortie en politique. Il en va en 1962 comme de toute sa carrière parlementaire : la République française est envers et contre tout d’essence parlementaire. En aucune manière, le choix de la dissolution ne pouvait être laissé à la seule appréciation du pouvoir exécutif, quel que soit celui qui était à sa tête, fut-ce-t-il le général de Gaulle lui-même. Battu aux élections, Paul Reynaud retrouve ses réflexes d’avocat et entend faire valoir son point de vue par la multiplication de ses prises de paroles, ainsi que par la rédaction de très nombreuses tribunes dans la presse nationale et régionale. C’est ce à quoi il va s’employer durant les quatre années qu’il lui reste encore à vivre. Sa défaite dans les urnes ne signifie donc en rien un quelconque renoncement à la défense de ses idées. Au contraire.

« Et après ? »

Sa sortie de la vie politique active ne se fera pas sans quelques remarques sarcastiques qui lui sont adressées par un petit nombre d’électeurs qui se sentent obligés d’accompagner le verdict des urnes. L’un d’entre eux se demande « comment les vieilles choses de la IIIe République ont (…) pu flotter si longtemps » tandis qu’un autre affirme que « La route du Palais-Bourbon est et restera coupée »10. Quant à Paul Reynaud, il donne le change en affirmant notamment dans une interview à France-Soir en 1964 qu’il ne tient en réalité pas rigueur au général de Gaulle d’être à l’origine de sa défaite électorale, car cela lui a permis de découvrir le bonheur, « c’est-à-dire le temps de penser et d’écrire ». Il publie d’ailleurs la même année deux livres qui ont en commun de démontrer le caractère négatif de la politique du général de Gaulle. Le premier, La politique étrangère du gaullisme, s’en prend aux choix diplomatiques du chef de l’État depuis son retour au pouvoir en 1958. Le désaccord entre les deux hommes ne remonte pas en effet à 1962. Paul Reynaud reproche en particulier au général de Gaulle d’avoir pris ses distances avec l’allié américain et d’avoir une vision de la construction européenne qui ne correspond pas aux orientations de la France depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il considère à cet égard que le chef de l’État porte une responsabilité toute particulière : « Si de Gaulle s’enfonce dans l’erreur, c’est parce que personne n’a le pouvoir de l’éclairer en le contredisant. Son ennemi numéro un, c’est son prestige, à l’étranger d’ailleurs comme en France »11.

Le second ouvrage, Et après, s’intéresse quant à lui aux enjeux institutionnels. Paul Reynaud imagine un dialogue fictif avec un interlocuteur nommé Caton. Ce qui constitue une référence directe au personnage de l’antiquité qui marqua l’histoire politique de la République romaine.

Dans son ouvrage, Paul Reynaud condamne sans détours les choix opérés par de Gaulle. Le ton polémique le rapproche de l’ouvrage de François Mitterrand, Le coup d’État permanent, publié la même année et chez le même éditeur, Plon. L’ancien député du Nord établit en effet une comparaison entre la bataille gagnée par de Gaulle contre le Parlement en 1962 et le coup d’État du 2 décembre 1851 réalisé par Louis-Napoléon Bonaparte. De son point de vue, par sa réforme de 1962, de Gaulle a lui aussi trahi les intérêts du peuple français : « Un peuple qui se respecte, respecte sa Constitution. Aussi le premier devoir du successeur du Général de Gaulle sera-t-il de mettre fin au sacrilège permanent de la Constitution violée et de proclamer que, désormais, la Constitution écrite sera respectée »12.

Dans le même opus, Paul Reynaud revient en détail sur sa sortie de la scène politique lors des élections de 1962. Sur un ton quelque peu crâne, il fait également un parallèle entre l’élection de 1936 au cours de laquelle il faillit bien perdre son poste de député de Paris, et celle qui acta sa défaite en 1962. « Cette défaite est l’événement de ma carrière dont je suis le plus fier », va-t-il jusqu’à écrire, établissant un parallèle entre ses prises de position de 1962 et celles de 1936, en particulier la dénonciation de la politique mussolinienne de Laval et son engagement en faveur de la dévaluation et du Corps cuirassé du colonel de Gaulle13.

Sa sortie de la politique ne l’exempte pas d’être la cible de nouvelles polémiques. Précisément, si Paul Reynaud est désormais privé de tout mandat puisqu’il s’était consacré entièrement à sa mission de député, il doit en revanche affronter le jugement de l’Histoire. En particulier en ce qui concerne sa responsabilité comme chef du gouvernement lors de la chute de la France en mai-juin 1940. La sortie du second tome de ses Mémoires en 1963 est à l’origine de plusieurs polémiques. Certains anciens hauts responsables politiques de la Troisième République finissante se sentent en effet mis en cause par le récit établi par Paul Reynaud. Parmi les passes d’armes, il y a celle avec le général Weygand qui s’estime « déshonoré » par les propos de l’ancien président du Conseil en 1940. La réponse de Paul Reynaud se veut cinglante : « Le général Weygand se trompe : on ne peut être déshonoré par un autre ; on ne peut l’être que par soi-même », répond-il par presse intermédiaire14. Il imputera toutefois à Weygand son échec à se faire élire à l’Académie française en 1965. Ce dernier disposant, selon lui, de fidèles soutiens au sein de l’Assemblée du quai Conti dont il est d’ailleurs lui-même membre. Quelques jours seulement avant sa mort, au cours de l’été 1966, il devra affronter une ultime polémique avec cette fois la fille de Pierre Laval qui lui reproche d’avoir eu à l’égard de son père, depuis la mort de ce dernier, « une attitude haineuse et calomnieuse ».

Malgré ces combats qui le mobilisent très fortement, Paul Reynaud n’entend pas non plus se réfugier dans le passé. Sa sortie de la politique ne l’a en aucune manière figé dans une attitude nostalgique. Dans un article de 1965 intitulé « Dans la course il faut courir », il revient sur les temps de sa jeunesse, rappelant qu’à son époque, il fallait 24 heures pour faire le trajet Paris-Barcelonnette. S’il se félicite du progrès dont il profite, il regrette toutefois la standardisation qui semble s’emparer du monde moderne. « Partout les mêmes avions, les mêmes hôtesses de l’air aux dents blanches et aux lèvres rouges », relève-t-il. Cela ne l’empêche toutefois pas de continuer à s’intéresser à la vie politique. En 1965, il soutient Jean Lecanuet pour les élections présidentielles. Jusqu’à la fin de sa vie en septembre 1966, il ne cessera de voyager en Europe, mais également aux États-Unis ; désireux en particulier s’adresser en priorité à la jeunesse. La dernière image qu’il livrera à l’opinion publique est non pas celle d’un vieil homme accablé par le verdict des urnes, mais au contraire celui d’un homme sur lequel les évènements ainsi que l’âge ne semblent guère avoir de prise. Deux semaines seulement avant sa mort, le journal Paris-Presse publie à sa Une la photo de Paul Reynaud en train de faire son jogging matinal dans le Bois de Boulogne. Sa défaite électorale ne semble donc pas avoir eu de conséquences directes sur son moral. En 1965, Paul Reynaud avait confié à un journaliste de L’Aurore : « Je n’ai pas d’âge, mais des années. Je commencerai à me préoccuper de ma vieillesse quand je serai centenaire ».

À l’annonce de la mort de Paul Reynaud survenue le 21 septembre 1966, le général de Gaulle écrivit ces mots à la veuve de l’ancien président du Conseil :

La nouvelle de la mort du président Paul Reynaud m’a beaucoup émue et attristé. Si j’avais pu être quelque peu heurté par son attitude politique au cours des toutes dernières années, l’extrême considération que je portais à son exceptionnelle valeur n’en n’était aucunement affectée. Par-dessus tout, je demeure fidèle à une amitié et une estime qui nous ont unis tous les deux dans les prodromes, puis dans l’épreuve du plus grand drame de notre Histoire, où nous eûmes à apporter successivement les suprêmes responsabilités. Je ne saurais oublier pour combien cette amitié et cette estime ont compté dans mon propre destin15.

Pourtant, le chef de l’État n’assista pas aux funérailles de Paul Reynaud qui eurent lieu dans l’église Sainte-Clotilde, situé seulement à quelques pas du Palais-Bourbon qui fut l’épicentre du chemin politique de Paul Reynaud durant près d’un demi-siècle. Un chemin qui ne fut pas sans risques, car sa carrière politique fut émaillée de tensions qui auraient très bien se traduire par une sortie précoce en politique. Battu en 1924 dans les Basses-Alpes, réélu en 1928 cette fois à Paris, il faillit bien perdre de nouveau son siège de député lors des élections de 1936. Le contexte politique de l’époque, en particulier la forte poussée du Front populaire, y est bien sûr pour beaucoup, mais n’explique pas tout. Par ses prises de position qui s’affranchissent bien souvent des logiques partisanes, Paul Reynaud prit des risques qui faillirent lui coûter sa carrière politique. Ce fut le cas en 1936 où une partie de l’électorat de droite lui fit défaut, mais aussi en 1962 lorsque les électeurs gaullistes qui l’avaient soutenu jusque-là se détournèrent de lui après qu’il eut défié directement le Premier ministre du général de Gaulle lors de la discussion sur la motion de censure. La confrontation avec la tragédie de l’Histoire faillit lui coûter aussi. Emprisonné par le régime de Vichy dès septembre 1940, il fut livré aux Allemands en 1942 et faillit subir le même sort que Georges Mandel.

Mais la manière dont Paul Reynaud opéra sa sortie en politique renseigne peut-être avant tout sur la fin d’une époque qui avait caractérisé la vie politique en France depuis le début du 20e siècle. C’est ce que suggère le journal L’Économie dans l’édition du 30 septembre 1966 : « On a dit que Paul Reynaud avait été un exemple. Nous voudrions surtout qu’il puisse encore être un modèle. Car ce serait là une preuve irréfutable que la démocratie et la liberté demeurent les principes de notre vie politique et qu’elles trouvent encore des avocats pour les défendre et un public pour les approuver ».

L’effacement politique de Paul Reynaud en 1962 suggère en effet que l’on est peut-être passé à une autre séquence politique qui se traduit par une forme de sujétion du Parlement aux idées et aux programmes d’actions imposées par le pouvoir exécutif. Le nouveau jeu politique qui se met en place à partir de 1958, ne serait-ce que par le mode de scrutin laisse moins de marge de manœuvre à des francs-tireurs comme Paul Reynaud qui entendent défendre coûte que coûte leurs convictions en dehors de toute logique de groupe parlementaire. Seul compte pour lui la défense de ce qui lui apparaît relever de l’intérêt général et de lui seul exclusivement.

En février 1962, Paul Reynaud avait écrit à de Gaulle pour lui demander une nouvelle fois de mettre en œuvre la réforme sur la dissolution automatique. Il reconnaissait bien volontiers à cet égard qu’un certain nombre de députés risquaient d’y perdre leur siège, mais qu’il en allait de cette manière lorsqu’il s’agissait de défendre l’esprit public qui caractérisait la démocratie : « L’histoire nous apprend que les Français capables d’héroïsme individuel ont rarement montré de l’esprit public. Aussi faut-il en régime démocratique que les hommes se sacrifient pour nager contre le courant de la démagogie, même s’ils n’ont pas la certitude du succès final. C’est la noblesse de la vie publique d’aujourd’hui »16.

  • 1 « La réorganisation administrative de la France », Rapport de Paul Reynaud, Conseil général des Basses-Alpes, 1918, p. 12.
  • 2Monnet François, Refaire la République : André Tardieu, une dérive réactionnaire (1876-1945), Paris, Fayard, 1993.
  • 3 Propos cités dans La Voix du Nord, 10 juin 1958.
  • 4Ibid., 25 mai 1958.
  • 5 Cité par Tellier Thibault, Paul Reynaud, un indépendant en politique. 1878-1966, Paris, Fayard, 2005, p. 783.
  • 6 Propos cités dans La Voix du Nord, 28 avril 1962.
  • 7 Propos cités dans Paris-Presse, 9 mai 1962.
  • 8 Journal officiel, Débats parlementaires, Assemblée nationale, séance du 4 octobre 1962, p. 3208.
  • 9Ibid., p. 3210.
  • 10Ibid., p. 790.
  • 11Reynaud Paul, La politique étrangère du gaullisme, Paris, Julliard, 1964, p. 257.
  • 12Reynaud Paul, Et après ?,Paris, Plon, 1964, p. 189.
  • 13Ibid., p. 14.
  • 14Le Figaro, 29-30 juin 1963.
  • 15 Cité par Demey Évelyne, Paul Reynaud, mon père, Paris, Plon, p. 282.
  • 16 Lettre de Paul Reynaud à Charles de Gaulle, 8 février 1962, cité par Tellier Thibault, Paul Reynaud, op. cit., p. 789.