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Couverture du livre Des cultures à l’interculturation (A. Frame) Show/hide cover

Transfigurations culturelles et mondialisation

Pour mieux mettre en perspective ces derniers paragraphes, dans une visée d’ouverture et de projection programmatique, rappelons d’abord, dans leurs grandes lignes, les notions développées au fil des chapitres qui précèdent. En voulant penser les dynamiques culturelles en communication, nous avons été amenés à prendre position dans un débat qui déborde la sphère académique pour s’immiscer dans les représentations sociales et les discours politiques de la cité. La première partie de l’ouvrage a donc été consacrée à délimiter et à préciser les contours d’une mobilisation scientifique du concept de culture comme processus communicationnel, en dépit des travers essentialistes qui caractérisent certains discours, sociaux ou bien académiques. L’approche sémiopragmatique permet de saisir l’articulation entre structures et structuration, la dialectique figurative qui caractérise la communication comme un processus émergeant mêlant identifications, formes et styles culturels continuellement performés, au service du sensemaking. Elle met en évidence l’interculturalité de toute communication à l’échelle microsociale, tout en ouvrant des perspectives d’analyse de l’interculturation aux échelles mésosociale et macrosociale.

La deuxième partie passe en revue des terrains et des objets d’étude en communication qui ont pu ou qui pourraient bénéficier, à notre sens, de cet éclairage sémiopragmatique « ouvert » et critique, consistant à prendre en considération la pluralité culturelle et identitaire à l’échelle microsociale, sous-tendue par des rapports de pouvoir. La gestion de la diversité au niveau de l’organisation ou de la société tout entière, les dynamiques culturelles des marques, les médias et le numérique : des pistes de recherche et des méthodes d’analyse sont proposées dans tous ces domaines. Les aborder à travers le figuratif permet d’échapper à une vision trop centrée sur des formes stabilisées, stéréotypées, tout en prenant en compte ces formes figées au niveau des représentations mobilisées dans la communication. Dans certains cas, l’approche sémiopragmatique propose ainsi une alternative pour remplacer le positivisme culturel axé sur l’unique dimension internationale.

Enfin, la troisième partie aborde l’interculturation en tant que processus social complexe, caractérisé par des dynamiques identitaires ancrées dans la médiatisation de nos sociétés mondialisées. Comme une mise en abyme de cette interculturation étudiée, nous avons cherché à mobiliser, à chaque étape, une littérature scientifique francophone et anglophone, endossant un rôle de médiateur pour faire dialoguer, autant que possible, des traditions épistémologiques voulues complémentaires. Penser l’évolution des cultures et leurs rapports aux identités est un enjeu majeur de demain. Les notions invoquées dans cette troisième partie, de sémioscape, de mille-feuille culturel, de figurations sociales, issues elles-mêmes de courants de pensée différents, sont présentées ici comme autant d’outils heuristiques pour comprendre les dynamiques sociales et culturelles de notre monde actuel interconnecté.

Le sémioscape global peut être comparé à une sorte de matrice mouvante, ubiquitaire, le reflet d’une omniscience idéale, mais nécessairement une matrice imparfaite, impossible. Elle est composée d’ontologies différentes qui se rejoignent, se recoupent, mais aussi se contredisent. Comme une ontologie (au sens informatique) est construite par rapport à un point d’entrée (thématique, disciplinaire…), elle déforme naturellement par sa structure les liens entre les éléments qui la composent, pour les projeter depuis un certain angle. L’espace métaphorique du sémioscape est ainsi plastique et dépasse les trois dimensions, pour envisager tous les liens possibles, pour les uns et les autres, à un instant t.1 Son évolution est structurée par les relations évoquées au fil des chapitres précédents, entre individus, groupes sociaux, formes communicationnelles médiatisées et déterritorialisées, identités et mille-feuilles culturels. Les individus sont connectés socialement et via les médias, dans un monde social liquide et aux frontières multiples et poreuses. La littératie culturelle des individus est multiple et évolutive elle aussi, au gré de leurs expériences sociales, de leur socialisation et de leurs figurations.

Cette complexité est à prendre en compte pour l’entreprise qui a été la nôtre : penser l’évolution du sémioscape à travers la communication, tenter de comprendre les transfigurations (Boutaud, 2016, 2019 ; cf. aussi supra 3.2.4) triviales (au sens de Jeanneret), des formes culturelles en circulation. À travers la problématique des « styles » appliquée à l’individuation, la sémiotique modale et les cultural studies soulignent l’importance de penser l’identitaire en relation avec le culturel dans la communication, le micro avec le macro et le méso. Le sémioscape est refaçonné en lien avec les phénomènes identitaires, à l’échelle micro : les formes communicationnelles adoptées sont des instanciations actualisées, synchrones, de styles, d’idées, de relations, qui s’expriment de manière diachronique.

Du point de vue macroscopique, l’on pourrait être tenté de rapprocher ce travail de l’étude de la circulation des mèmes qu’envisage Richard Dawkins dans Le gène égoïste (1975). Le biologiste y suggère que la circulation et la réplication des idées dans la population mondiale et entre les générations successives pourraient être en quelque sorte analogiques à la réplication génique (ibid., p. 189 et seq.). Si, pour Dawkins et certains de ses disciples, l’humain peut être conçu, au même titre que les autres organismes, comme un véhicule dédié à la survie de gènes ou des molécules qui les forment, peut-on en dire autant du sémioscape humain qui serait dédié, lui, à la survie des idées ?2 Même à considérer que le sémioscape, en tant qu’abstraction théorique, ait sa propre « existence » imaginaire collective, à travers l’accumulation (mais aussi les oublis) de l’héritage culturel de l’humanité, le parallèle anti-anthropocentrique semble difficile à mener plus loin. Cela reviendrait à dire que les idées, ou les mèmes en circulation, façonneraient indirectement le développement de l’esprit humain pour qu’il puisse les contenir, à l’image des gènes qui contribueraient indirectement à l’adaptation des espèces, permettant leur survie.

Certes, le cerveau humain s’est progressivement développé en lien avec les activités sociales et intellectuelles, entre autres. La culture, les cultures, le sémioscape semblent indissociables de l’Homme moderne dans la mesure où ils sous-tendent la quasi-totalité de ses actes et de ses institutions. Mais le caractère fluide, changeant, « vivant » en ce sens, de la culture, en est une propriété essentielle, comme cela a été longuement argumenté ci-dessus. On ne peut admettre la causalité inversée consistant à prétendre qu’une continuité d’idées, d’« idèmes » ou de mèmes, « se servirait » des humains comme d’un véhicule pour assurer sa propre survie, précisément parce que cette survie n’est pas assurée. Les évolutions continues du sémioscape se font par distinction et différenciation : tout ce qui se fige « meurt », pour ainsi dire, ou assume de nouvelles significations du fait de sa réification en tant qu’artefact, selon la logique de la patrimonialisation (Davallon, 2006, 2016).

Ce point, en apparence mineur, est rappelé ici car il met en exergue des tensions implicites à notre conception de la transfiguration, entre continuité et renouvellement, entre héritage et inventivité. L’actualisation sociale du sémioscape reflète, d’une part, le repli, la crispation identitaire et une focalisation sur les structures et, d’autre part, la réappropriation innovante et la déconstruction du culturel (à grand ou à petit C), au service de la figuration identitaire et du sens, dans la communication. La prise en compte de ces tensions sur le plan analytique constitue l’un des apports de l’approche ouverte de l’interculturation que nous défendons. Dans l’espace de cette conclusion, il sera question d’illustrer cet apport heuristique, en revisitant plusieurs débats socio-politiques contemporains, à propos des modèles de vivre-ensemble, de la patrimonialisation des cultures, ou encore de la médiation technique et de la datafication.

L’approche ouverte de l’interculturation, appliquée à nos sociétés mondialisées, met en scène des cultures malléables, liquides, détachées des groupes sociaux « d’origine », et des identités socialement ancrées dans des processus de figuration (facework). Jean-Loup Amselle évoque bien cette vision à travers un discours que l’on pourrait qualifier de « culturalo-réaliste ». En évoquant la prétendue « américanisation » de la culture française, sa remarque est la suivante :

[P]lutôt que de protester contre la domination américaine et de réclamer un état d’exception culturelle assortie de quotas, il serait préférable de montrer en quoi la culture française contemporaine, son signifié, ne peut s’exprimer que dans un signifiant planétaire globalisé, celui de la culture américaine. Si celle-ci, à l’instar de la culture française du 18e siècle, est devenue un opérateur d’universalisation, ainsi que le démontre le sens – France-États-Unis [sic] – dans lequel sont produits les remake, cela ne correspond pas pour autant à une situation d’aliénation ou de colonisation de l’esprit français par la puissance américaine, situation stigmatisée naguère par Étiemble à l’aide du vocable « franglais ». Parler franglais, c’est peut-être, pour les Français, énoncer la vérité de leur culture, de même que, pour le groupe sarcellois Bisso na Bisso, se brancher sur le rap américain est le meilleur moyen de retrouver ses racines congolaises. Contrairement à ce que pensent les obsédés de la pureté des origines, la médiation est le chemin le plus court vers l’« authenticité », la relation palimpsestueuse étant ici simplement le moyen de mettre au jour l’identité du texte sous-jacent. Par le biais du « samplage » (sampling) s’exprime l’originalité d’une culture dont on serait bien en peine de dire si elle est française, américaine, ou africaine (Amselle, 2001, p. 13‑14).

Puisque les traits culturels en mille-feuille sont associés à différentes identités que l’on revendique à travers une posture intersectionnelle qui peut être à la fois locale, (multi-)nationale, voire internationale, toute recherche des « origines » est vaine, à moins de se situer au niveau des discours ou des postures identitaires des acteurs sociaux. En reproduisant un style évocatif du rap « américain », le groupe en question revendique (explicitement ou implicitement) ou peut se voir attribuer des identités congolaise, française, internationale, hip-hop, et ainsi de suite. Pour étudier les transfigurations culturelles ayant abouti à une telle situation, il faudrait s’attacher à la circulation des influences musicales, des formes et des styles de vie, aux figurations sociales territorialisées et déterritorialisées, aux contextes sociaux de la mise en scène de ces identités, à leur statut par rapport aux identités mainstream, etc.

Compte tenu de l’accélération (Rosa, 2013) et de la dématérialisation des transfigurations à l’ère de la modernité tardive, comme du renforcement des sentiments d’appartenance selon la vision cosmopolitique (Beck, 2007), il semble urgent, pourtant, de penser ces dynamiques communicationnelles. Cela concerne certes le champ de la communication interculturelle, mais aussi le domaine de la vie sociale de manière beaucoup plus large. L’on peut ainsi imaginer des études appliquées, diachroniques, de transfigurations culturelles, reliées à différentes figurations sociales, médiatées et déterritorialisées ou non, qui auraient pour objectif de mieux comprendre la manière dont la communication contribue à faire le ciment du lien social à l’époque actuelle.

Certains terrains d’étude ont déjà été évoqués dans ces pages, notamment dans la deuxième partie sur les applications de l’approche sémiopragmatique. Au niveau mésosocial des organisations, par exemple, penser le vivre ensemble « multiculturel » suppose une attention moins tournée sur le culturel, à proprement parler, que sur l’identitaire, afin d’interroger les rapports de pouvoir et les discours identitaires fondés sur la différence, tout en considérant les multiples sources de repères de signification et les phénomènes de négociation des normes, des codes et du sens. Sur le terrain de la communication des marques, de telles études des transfigurations culturelles permettraient de mieux orienter la stratégie, à la suite des travaux de Douglas Holt (2004 ; cf. aussi supra section 5.2.1) et à l’ère de la communication numérique généralisée qui exige de nouveaux rapports aux publics.3

Au niveau macrosocial, une approche ouverte de l’interculturel laissant toute sa place à la dimension identitaire permet également de renouveler le regard porté sur la « diversité culturelle » (Dervin, 2011b) dans le vivre-ensemble sociétal. La discussion engagée ici à propos des modèles politiques multiculturaliste, interculturel, de cohabitation et républicain (cf. supra, section 4.3.1) a souligné l’importance croissante des revendications identitaires qui nécessite de prendre en compte les relations de pouvoir et d’aliénation, réelles ou perçues. Derrière les discours fondés sur l’égalité et quelle que soit la place que laissent les modèles respectifs à l’expression des identités « ethniques » dans l’espace public, il s’agit de chercher à comprendre les inégalités perçues et les tensions intergroupes engendrées par ce traitement de différenciation ou bien d’indifférenciation. Ces tensions sont généralement posées en termes culturels, liées à des différences supposées de valeurs, de normes, de traditions, qui servent à expliquer ou à justifier la différenciation. En réalité, selon nous, les tensions sont davantage de nature identitaire et doivent être dissociées, de manière critique, des fondements essentialistes qui leur sont abusivement attribués, souvent pour des raisons politiques (Dervin et Machart, 2015b).

Cela ne revient pas à nier la diversité, mais bien à penser, au niveau micro, la litéracie ou la compétence culturelle multiple des acteurs sociaux. Les différents modèles cités le reconnaissent : l’« étranger » qui évolue au sein de la société n’a pas fait l’objet, en règle générale, uniquement de formes strictement alternatives (étrangères) de socialisation, de surcroît lorsqu’il s’agit d’un « migrant » dit « de deuxième » ou « de troisième génération ». Souvent, cette personne a même un répertoire particulièrement développé de compétences de communication dans différents contextes, du fait de son parcours de socialisation. Or, ériger l’identité étrangère en « bien culturel » à protéger (modèle multiculturaliste) ou bien chercher à l’exclure autant que possible de l’espace public au profit d’une culture dominante (modèle républicain) peut avoir comme résultat de renforcer les clivages identitaires, notamment lorsque les groupes sociaux concernés s’estiment défavorisés par rapport à d’autres. Le cercle vicieux de la discrimination et de l’exclusion est conforté par les discours identitaires essentialisants des partis politiques qui cherchent à tirer profit de la xénophobie ambiante résultant de la cosmpolitisation et de la mondialisation (Beck, 2006 ; Wolton, 2003, 2009), mettant le lien social sous une pression inédite dans de nombreuses sociétés (Dacheux, 2010a). Le cycle aboutissant à une polarisation politique entre cosmopolitisme assumé et repli sur soi semble désormais bien rôdé, quasiment inébranlable, alimenté par le terrorisme international et l’impérialisme géopolitique.

Attirer l’attention sur ce malentendu fondamental, en proposant une autre lecture des relations « culturelles », semble alors urgent. Requalifier les soi-disant tensions « culturelles » en tensions identitaires ne réduit pas la gravité du problème posé. Mais cela change de tout au tout son analyse diagnostique, mettant en avant le caractère symbolique des conflits « ethniques », les théories implicites sur lesquelles ils se fondent,4 et donc les éventuels remèdes à apporter pour tenter de rétablir le lien social. Or, les alertes lancées régulièrement par les universitaires à ce sujet (Beck, 2006 ; Dervin et Machart, 2015a ; Hannerz, 1999 ; Sommier et al., à paraître ; Wolton, 2009) n’ont que peu ou pas d’impact sur la situation. Leur capacité éventuelle à influencer les politiques publiques, de sorte à chercher à sortir du cycle, est fortement conditionnée par le jeu politique du pouvoir en place et par l’opinion publique. Peu de formations politiques semblent actuellement prêtes à oser un discours qui va à l’encontre des idées reçues dans ce domaine, sans doute en partie pour des raisons électoralistes.

Ce contexte généralisé de repli sur soi est celui des « nationalismes introvertis », défensifs que décrit Beck (2006, p. 14 ; cf. aussi supra). Ce phénomène semble s’intensifier depuis le début des années 2000 dans de nombreuses sociétés, associé à une volonté de protection ou de préservation des « cultures » face à la menace cosmopolitique perçue. Il s’agit alors de résister à la mondialisation et de protéger des formes culturelles considérées à haute valeur symbolique, sur le plan patrimonial. Selon Paul Rasse, la question de la « défense de la diversité des cultures se pose avec la même acuité » que celle de la diversité écologique (Rasse, 2006, p. 277). Divina Frau-Meigs retrace le mouvement au sein de la gouvernance mondiale qui a érigé la « diversité culturelle » en patrimoine collectif à protéger.

La diversité culturelle est un nouveau droit de l'homme, issu d'une série de débats sur la place des médias dans la culture, dans un monde globalisé. Les débats ont commencé pendant la crise de 1993 sur la politique « d’exception culturelle », lorsque la France, le Canada et l'Europe se sont opposés à l'inclusion du contenu audiovisuel dans les « services culturels », alors que le cycle d'Uruguay s'efforçait de libéraliser les marchés via l'Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS). Les discussions se sont poursuivies à l'Unesco qui a joué un rôle clé dans la transformation de « l’exception culturelle » d'un slogan de résistance en un principe juridique novateur : la « diversité culturelle ». Ces efforts ont abouti à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. (Frau-Meigs, 2012, p. 45 ; notre traduction).5

L’Unesco (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organisation) a proclamé, lors de sa 31e conférence en novembre 2001, sa « Déclaration universelle sur la diversite culturelle » (Unesco, 2001, p. 73‑77), avant d’adopter, lors de la 33e conférence en 2005, la « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles » (Unesco, 2005). La Convention reconnait notamment que les biens culturels ne sont pas assimilables à d’autres biens de consommation et à ce titre peuvent bénéficier de mesures de protection particulières. Elle autorise et incite les États-nations « à protéger et à promouvoir la diversité des expressions culturelles sur leur territoire » (Article 6), et en particulier lorsque celles-ci se trouvent face à « un risque d’extinction, à une grave menace » (Article 8) (Unesco, 2005 ; cf. aussi Rasse, 2006, p. 281).

Au principe juridique de « diversité culturelle » s’est ajouté en 2003 celui de « patrimoine culturel immatériel », à l’occasion de la 32e conférence de l’Unesco. Est née la « Déclaration concernant la destruction intentionnelle du patrimoine culturel », dans le contexte géopolitique des conflits au Moyen-Orient. L’assemblée a également adopté la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel » (Unesco, 2018), ratifiée par la France en 2006. Le deuxième article de la Convention définit le patrimoine culturel immatériel dans les termes suivants :

On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable. (Unesco, 2018, p. 5).

À travers sa focalisation sur la culture immatérielle,6 la définition intègre un ensemble subjectif de traits « culturels » dont la valeur identitaire pour des communautés, des groupes ou même des individus doit être démontrée en vue de leur inclusion sur les listes de patrimoine culturel immatériel à sauvegarder. Bien que la définition indique que le patrimoine hérité est « recréé en permanence » par les groupes concernés, ce caractère dynamique, peu compatible avec des listes de traits,7 s’efface devant les sentiments identitaires explicitement cités. La Convention légitime sur les plans juridique et social les mouvements identitaires, à travers la reconnaissance des traits immatériels qu’ils revendiquent comme relevant d’un droit humain fondamental (Ichijo, 2017, p. 267).

Bien que les objectifs de l’Unesco, qui cherche à travers son action à protéger les plus faibles en valorisant et en préservant leur patrimoine pour la postérité, soient à ce titre louables, cette entreprise semble ouvrir une véritable boîte de Pandore. Ce qui a commencé comme un mouvement protectionniste dans le domaine des médias (Frau-Meigs, 2012) semble avoir préparé le terrain pour encourager, en pratique, un certain nombre d’actions relevant davantage du soft power ou du nation branding. Des États-nations ou des groupes séparatistes font du lobbying pour faire inscrire sur les listes des pratiques, des rites, des sites, etc. pour des raisons non seulement culturelles ou identitaires, mais bien politiques, touristiques ou commerciales.8 Pour Atsuko Ichijo, « Unesco is the most authoritative guardian of a variety of forms of culture on the planet because the diversity of culture in itself is seen as the common good, an idea which various nation states and other groups mobilise in pursuit of their own nationalist agenda » (Ichijo, 2017, p. 264).

Sur le plan socio-politique, la notion de patrimoine culturel immatériel ouvre une brèche conceptuelle en légitimant des visions du culturel qui versent parfois dans l’essentialisme. Dans certains cas, la diversité peut être présentée comme un devoir et non seulement un droit. Rapport et Overing (2000), à l’image de Bayart (1996), d’Appadurai (2001) et d’autres anthropologues, remarquent ironiquement la tendance des administrations étatiques ou coloniales à exiger des peuples autochtones un comportement jugé « authentique ».9 Cette même quête de « l’authentique » anime certains touristes qui cherchent à s’immerger dans des (mises en scène de) pratiques autochtones sur leurs lieux de vacances, ou bien la stratégie marketing des sites Unesco qui les visent. Plus banals, les débats autour de l’appropriation culturelle appliquent la même logique, que nous avons dénoncée tout au long de ces pages, consistant à réduire la culture à des formes figées, propriété de certains groupes et, par le même principe, interdites à d’autres.

Les approches critiques de l’interculturel peuvent ainsi reprocher à cette patrimonialisation institutionnelle des cultures une tentative d’intervention législative de réification, sur un processus social organique et évolutif. Même lorsqu’elle est motivée par de « bonnes » intentions, toute tentative interventionniste comporte un risque de renforcement des sentiments identitaires et du phénomène d’ethnicité, et aboutit potentiellement à un appauvrissement des libertés individuelles, à des phénomènes d’exclusion, d’élitisme, et au diktat des bureaucrates de la culture qui ont la prétention d’imposer une manière de faire. De ce point de vue, la culture est un phénomène qu’il convient de décrire, non de prescrire (ni de proscrire).

Mais d’autres voix relèvent dans cet interventionnisme une volonté antilibérale de régulation de marchés commerciaux et de protection de formes culturelles délaissées, à associer à un devoir de mémoire, d’histoire et de traçage de filiations. Laisser appliquer une sélection naturelle au domaine culturel au prix des plus faibles, c’est renoncer à protéger la diversité qui fait la richesse de l’humanité. Telle est la posture anti-anti-essentialiste de Paul Rasse (2006, 2013), à travers ses travaux sur la diversité culturelle, au plan historique et face à la mondialisation. Evoquant la diversité culturelle à l’échelle territoriale de la France, il plaide pour la sanctuarisation des cultures locales à travers une politique subventionnaire. « Il s’agit de défendre, de construire et de médiatiser la différence, dans un mouvement dont on pressent ici ou là le resurgissement. » (Rasse, 2006, p. 301). L’argumentaire avancé en appui de cette proposition est lui aussi fondé sur les identités réprimées :

« L’histoire nous apprend que les laissés pour compte de la modernité, les peuples abandonnés, les paysans spoliés, les travailleurs licenciés ou déclassés par le progrès technique, les petits commerçants ruinés, ont tendance à se réfugier dans la reconstruction de modèles identitaires schizophréniques, de se bricoler de la culture en ayant recours à des identités primordiales, transposées dans l’imaginaire : le territoire ancestral, la pureté du sang, la langue originelle, le passé fantasmé, les héros nationaux…. Ce mouvement inquiète et ensanglante le monde, mais il a si peu à voir avec la quête identitaire, au sens où nous l’entendons. Bien au contraire, l’expérience des dernières années tendrait plutôt à montrer que cette construction pathologique de modèles identitaires se développe chaque fois que la société, l’État, renoncent à assurer, au moins en projet, l’éducation, la sécurité, l’intégration, l’ouverture au monde et l’ancrage dans le local, des fractions de la population exclues du progrès. Chaque fois que la société les abandonne à leur sort, elle sécrète des poches propices à l’ensemencement de projets réactionnaires. Là aussi se situe l’enjeu des années à venir. » (2006, p. 301‑302).

Renforcer les identités locales serait ainsi, pour Rasse, le moyen d’éviter le repli sur soi nationaliste xénophobe ou réactionnaire. Or, il s’agit d’un pari risqué dans un périmètre d’action bien précis et ciblé, visant à augmenter le capital symbolique et économique de groupes en souffrance (ici autour de valeurs traditionnelles locales ou régionales), tout en évitant de créer un déséquilibre sur le plan identitaire avec d’autres groupes. Car renforcer les valeurs locales ou traditionnelles peut aussi engendrer un sentiment d’exclusion de la part de ceux qui ne s’y retrouvent pas, aboutissant de la même manière à des « poches propices à l’ensemencement de projets réactionnaires ».

Rasse propose de lutter contre la mondialisation hégémonique en capitalisant sur : (a) la montée en réseaux des cultures locales via les TIC, au service de leur expression et de leur valorisation à l’international et (b) les politiques de protection culturelle au service du développement local (2006, p. 266). La condition principale de réussite, dans les deux cas, serait que ces logiques s’inscrivent dans le processus de transfiguration culturelle. Pour cela, il faudrait pouvoir compter sur des figurations sociales adaptées qui donneraient un nouveau sens aux formes culturelles menacées. Cela pourrait être le cas à travers des initiatives de patrimonisalisation via internet, qui mettraient en avant la diversité culturelle selon une logique folklorique ou historique, ou bien par une politique de subventions qui viendrait soutenir un marché touristique (Bideran et Fraysse, 2015)10 ou artisanal, par exemple, jouant sur les valeurs d’authenticité, de qualité, de singularité. Sur le plan symbolique, le fait que l’identité ou le savoir-faire local soient perçus comme menacés peut favoriser des modalités de résistance, de solidarité locale ou de traditionnalisme, un esprit de clocher défensif, au service de la mémoire. Ou alors, grâce à un phénomène d’inversion du signal, il est possible d’imaginer l’instauration d’une logique bourdieusienne de distinction à l’échelle locale, valorisant des savoir-faire communs issus d’un héritage territorial et réservés à un groupe restreint d’initiés. En tout état de cause, en l’absence de l’un ou de plusieurs de ces éléments permettant de raccrocher les formes culturelles menacées à un usage socio-culturel signifiant, des politiques de subventions ou bien une médiatisation sur internet ne feraient que ralentir, le cas échéant, une disparition ou un étiolement inéluctables.

Admettons que les formes culturelles en question puissent être « sauvegardées », mais à condition de retrouver une nouvelle place en tant qu’objet patrimonial dans une figuration sociale actuelle. Cela ferait alors partie de la « vie » de ces formes en tant qu’« êtres culturels » au sens d’Yves Jeanneret, mais aussi leur donnerait une signification nouvelle. En ce sens, la patrimonialisation constitue moins le fait de « figer » une forme culturelle que l’attribution d’une valeur nouvelle à un être culturel qui continue à circuler (Jeanneret, 2008, p. 189). Jeanneret fait ainsi écho à l’approche communicationnelle de la patrimonialisation que défend Jean Davallon (2006, 2015, 2016), qui rattache le statut de patrimoine à l’usage social qui est fait de l’objet en question. Selon cette approche sociosémiotique, il n’y a pas d’objets patrimoniaux en tant que tels, simplement des processus de patrimonialisation appliqués à des objets, qui leur apportent de nouvelles significations.

Dans un article de 2015, Davallon revient sur la distinction entre patrimoine matériel et immatériel. D’un côté, le patrimoine matériel nécessite « qu’il y a[it] eu rupture, réelle ou symbolique, dans la transmission. La patrimonialisation est alors le processus par lequel un nouveau lien va être construit entre le présent et le passé » (2015, [en ligne]). Ce lien nouveau se fonde sur une documentation et des savoirs scientifiques (ethnologique, historique, archéologique…) destinés à présenter le patrimoine à ses publics, savoirs de médiation qui font alors partie intégrante des objets de patrimoine en tant qu’êtres culturels en circulation. Or, souligne Davallon, l’existence d’un patrimoine culturel immatériel suppose précisément qu’il n’y ait « aucune rupture […] entre le monde d’origine du patrimoine et le monde présent, mais au contraire une continuité entre les deux mondes, celle-ci venant même garantir le fait qu’il s’agit bien du patrimoine du collectif : serait patrimoine ce que ce dernier considère comme lui appartenant. » (ibid.). Il s’agit donc, en définitive, pour Davallon, de deux régimes de patrimonialisation différents. Le premier « est confronté à la difficulté à revivifier en mémoire collective le savoir construit scientifiquement (c’est-à-dire à produire de l’empathie) et à dépasser une relation uniquement esthétique à l’objet afin d’assurer une continuité entre le collectif présent et le groupe imaginaire des hommes du monde d’origine des objets ». En revanche, « la difficulté du patrimoine immatériel réside paradoxalement dans le risque de mise à distance de sa propre culture par l’effet de la réflexivité et dans les modalités à mettre en œuvre pour maintenir le lien entre la manifestation présente et ce qui fait patrimoine dans la culture. » (ibid.). Autrement dit, le risque est que les formes culturelles en question se figent du fait d’une altération de leur signification, en raison de leur patrimonialisation.

Face aux débats autour de la patrimonialisation immatérielle, il ne faut donc pas perdre de vue, dans la perspective des transfigurations culturelles, le fait que le statut patrimonial de la forme culturelle doit être compris comme une nouvelle étape dans sa circulation triviale, à prendre en compte dans l’analyse de l’activité sociale qui la met en scène. Ce processus participe à l’intégration de ces formes dans le mille-feuille culturel de différents groupes, grâce à la médiatisation et aux nouveaux usages qui en sont faits. A ce titre, il semble opportun de souligner la différence entre cette vision communicationnelle de la patrimonialisation immatérielle et la posture incarnée par les dénonciateurs de l’appropriation culturelle, qui revendiquent un droit de propriété sur certaines formes culturelles. Or, leur refus de voir ces formes reprises en dehors d’un périmètre ethnique qu’ils imposent, fait aussi partie, en dernière instance, de la circulation triviale de ces mêmes formes, rajoutant une nouvelle strate de signification à leur performance et à leur reconfiguration sociale. Comme pour réfuter une nouvelle fois la vision de Dawkins, les formes (mèmes) ne peuvent rester les mêmes : le sémioscape continue d’évoluer, inéluctablement, au service du sens, à travers les multiples médiations symboliques de l’activité humaine.

Enfin, un dernier domaine du social qui cherche à prendre en compte le global et qui se trouve ainsi face à l’obligation de penser les transfigurations culturelles est celui de la communication numérique. L’impact des opérations algorithmiques qui façonnent le social et le culturel n’est plus à démontrer, à travers l’influence des dispositifs sociotechniques, ainsi que la datafication qui préfigure les possibilités de mise en relation social et engendre des filter-bubbles (cf. supra chapitre 5.2.2). La prise en compte des identités des consommateurs au service de stratégies commerciales a déjà été évoquée, à travers des logiques de standardisation (le global, l’exotique, l’authentique), de localisation (URLs, langues, segmentation de l’offre), jusqu’à la personnalisation des contenus (historique, contacts…). Pour cela, les GAFAM et autres opérateurs sur internet se servent des big data, de l’apprentissage automatique des habitudes et des préférences via les traces numériques, à travers les cookies et le profilage individuel des consommateurs. Mais au-delà de ces logiques, dans la communication homme-machine, l’ordinateur doit aussi prendre en compte la structuration des référents culturels dans le sémioscape, afin d’optimiser l’interprétation des messages humains.

Dans ce domaine, le caractère ontologisant de l’approche des cultures est pleinement assumé, puisque les « ontologies » sont précisément l’outil servant à gérer le passage du micro au macro, et réciproquement. Ces bases de connaissances composées de concepts et de leurs relations par domaine d’expertise permettent aux chatbots et autres systèmes « intelligents » de (mieux) traiter le langage naturel dans des domaines particuliers. En cela, elles se rapprochent de modélisations de représentations culturelles pour des groupes spécialisés par domaines de connaissances. Mais si ces connaissances culturelles évoluent sans cesse par prédilection, comment les ontologies informatiques peuvent-elles gérer les transfigurations culturelles ? La question recèle un enjeu capital pour l’intelligence artificielle, notamment dans le contexte des objets connectés (Internet of Things / IoT). Le défi est de modéliser non seulement l’apprentissage culturel humain mais aussi l’interculturation et les transfigurations culturelles à travers la communication, afin de permettre aux machines non seulement d’apprendre mais aussi de comprendre et de participer au processus figuratif. C’est un domaine de recherche et de développement en informatique qui évolue très rapidement.

A l’heure actuelle, les ontologies sont liées à d’énormes corpus de données permettant non seulement de structurer ces données, mais d’enrichir les ontologies elles-mêmes en suggérant de nouveaux termes et de nouvelles relations (Petasis et al., 2011). Grâce à l’apprentissage profond (deep learning), elles sont capables de suivre l’évolution du corpus, valorisant éventuellement des données plus récentes pour rester au fait de la nouveauté qui se généralise. Mais passer de ce type d’approche catégorielle, ontologique, à une approche phénoménologique ouverte au sensible, apte à comprendre les transfigurations à l’œuvre, nécessiterait un changement de paradigme, afin d’intégrer une conception du fonctionnement culturel de la communication, et notamment ses dimensions intersubjectives et identitaires. L’approche sémiopragmatique, proposant une conceptualisation de la relation dialectique entre micro et macro, entre la communication interpersonnelle et l’interculturation, permet de faire ce lien et pourrait ainsi servir à opérer le changement de paradigme nécessaire pour avancer dans ce domaine.

Que ce soit dans le domaine technologique ou bien celui de la patrimonialisation ou des modèles de vivre-ensemble, le plan d’analyse déployé a traduit à plusieurs reprises une tension, une dialectique entre deux perspectives sur la culture. D’un côté, une tendance à chercher les structures sous-jacentes, la régularité, les normes collectives pouvant être mises en avant. De l’autre, une volonté d’appréhender le changement, l’innovation, la circulation des idées. Cela reflète l’articulation entre micro et macro : le besoin de penser (sans les renforcer) les figures pour comprendre les formes émergentes, tout en restant ouvert à la figuration et à la reconfiguration.

Mais au-delà de cette dialectique féconde et nécessaire à notre compréhension des relations entre cultures et communication, on peut aussi détecter deux postures intellectuelles en rivalité. L’une, anti-essentialiste, anti-cultural studies, abhorre toute possibilité de déterminisme et voit dans le culturel un processus social organique, libre et libéral, au seul service du sens et de la communication. L’autre, anti-anti-essentialiste (Gilroy, 1993, p. 99‑103), davantage critique et ancrée dans la cité avec ses relations du pouvoir, d’affect, sait que les identités ne sont pas neutres, que les cultures ont une valeur, symbolique, économique et politique, et que le relativisme (non-critique) se fait surtout sur le dos des plus faibles. Ces deux postures sont colorées épistémologiquement, associées respectivement aux approches interactionnistes en communication interculturelle, nées de l’anti-déterminisme, et aux Cultural Studies inscrites dans la tradition critique, véhiculant une certaine idée de l’hégémonie et d’une justice sociale à rétablir. Il ne s’agit pas ici de prendre position pour ou contre l’une ou l’autre, mais de souligner cette tension idéologique qui peut transparaître, à différents moments, selon les analyses menées. Ce qui relie ces postures et ces perspectives est la mise en avant de la dimension identitaire de la communication, véritable clé pour comprendre l’interculturation, que ce soit dans la performance intersubjective des traits culturels ou bien dans les diverses résistances et rapports de pouvoir qui les traversent.

L’approche sémiopragmatique ouverte, que nous proposons et défendons ici, revendique la nécessité d’une évolution paradigmatique dans notre approche analytique du social, de la communication, afin d’exposer la performativité de cette dimension identitaire, relationnelle et politique, à déceler systématiquement dans les discours sur les cultures et le culturel. Cet argument a été exposé et illustré tout au long de ces pages, en vue d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche en communication. Pour renouer avec les débats autour de l’utilité scientifique du concept de culture, il nous semble que le seul moyen de « sauver » ce concept des travers essentialistes constatés dans son utilisation sociale, d’en restaurer l’utilité scientifique et citoyenne, en définitive, est de chercher à ramener les débats vers l’identitaire, en mettant en abyme les représentations du réel exprimées lorsqu’on se plaît à opposer les « cultures ». Cet enjeu est capital pour les SIC, car, nous nous sommes employés à le développer dans ces pages, cultures et communication sont indissociables sur le plan sémiotique, le processus d’identification venant compléter, sur le plan symbolique, ce ternaire intersubjectif. Penser la communication sans cultures et sans identités est impossible, tout comme il est inenvisageable de penser l’interculturation sans logiques d’identification et sans communication, sans recherche de sens.

Enfin, l’étude des faits communicationnels et des évolutions de nos sociétés actuelles ouvertes, mondialisées et cosmopolitiques, médiatisées et reterritorialisées, nécessitent une conception de la culture qui se détache de celui employé par les anthropologues du 20e siècle. Si la conception communicationnelle, figurationnelle de la culture préconisée ici peut se fonder sur une identité de groupe, sur le plan intersubjectif, elle demeure indissociable d’autres figurations et d’autres cultures dans le sémioscape global, par son caractère d’« épaississement » composite, multi-couches, en mille-feuille, diversément appréhendé par tout un chacun. Les cultures ne constituent pas en soi des barrières entre les individus et les groupes sociaux. Elles sont, au contraire, les matériaux symboliques et sémiotiques de la communication, imparfaits et idéalisés, en constante évolution sous l’effet reconfigurant de celle-ci. Si les cultures peuvent diviser, c’est en se figeant, lorsqu’elles sont réduites à ce qui les différencie, en tant que représentations sociales de soi et d’autrui, mises en scène dans les discours identitaires circulant dans les espaces publics et privés. Notre ambition, à travers les perspectives scientifiques dessinées ici, est de déployer l’approche sémiopragmatique afin d’apporter un éclairage complementaire à ces débats sociétaux contemporains qui convoquent directement ou indirectement le concept de culture. L’exploration de ces terrains d’études contribuera à la problématisation du phénomène de l’interculturation, grâce à des analyses de l’évolution des formes symboliques et des figures sensibles, parcourant les échelles micro, méso et macro de leur manifestation, au service de l’élucidation des transfigurations culturelles qui se déploient à l’échelle du sémioscape mondial.

  1. 1(cf. supra note infrapaginale n°199).
  2. 2Les idées, les concepts, ont-ils des composantes universelles distinctes, à l’image des molécules qui composent les gènes ? Si l’on remonte à un niveau phénoménologique très superficiel, celui de la conscience de soi, d’autrui, d’objets, et des relations primaires entre ces éléments, on pourrait répondre que oui. Le sémioscape, dans toute sa richesse contradictoire, dépasse de loin ces éléments constituants, mais on pourrait considérer qu’ils en forment une sorte de proto-grammaire des idées, transmise de génération en génération, chez l’homme mais aussi chez d’autres espèces animales développées.
  3. 3Le projet de recherche public/privé « Cocktail » (https://projet-cocktail.fr/), porté par la MSH de Dijon (2019-2022, dir. G. Brachotte), étudie de ce point de vue les transfigurations culturelles liées aux « discours alimentaires » dans la Twittosphère francophone.
  4. 4Ulrich Beck parle à ce propos de la théorie implicite de l’identité du « ou bien-ou bien » : on est a ou b mais pas les deux. « Cette métathéorie de l’identité, de la société et de la politique est empiriquement fausse. Elle a vu le jour dans le contexte des sociétés et des Etats de la Première Modernité, qui délimitaient leurs territoires les uns par rapport aux autres, et, transformée en nationalisme méthodologique, elle universalise cette expérience historique pour l’ériger en « logique » du social et du politique. » (Beck, 2006, p. 17‑18).
  5. 5Cultural diversity is a new human right, coming out of series of debates on the position of media in culture, in a globalized world. The debates began during the 1993 crisis over the “cultural exception” policy as France, Canada and Europe resisted the inclusion of audiovisual content in the “cultural services” as the Uruguay round struggled to liberalize markets via the General Agreement on Trade in Services (GATS). The discussions continued at Unesco that took on a key role in transforming “cultural exception” from a slogan of resistance into an innovative legal principle: “cultural diversity”. These efforts led to the Convention on the Protection and Promotion of the Diversity of Cultural Expressions. (Frau-Meigs, 2012, p. 45).
  6. 6Le patrimoine culturel immatériel (PCI) vient ainsi compléter la notion du « patrimoine mondial » culturel ou naturel, qui avait auparavant concerné l’Unesco, notamment à travers la « Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé », signée le 14 mai 1954 à La Haye, et la « Convention concernant la protection du patrimoine mondial culturel et naturel » adoptée en décembre 1973 à Paris, qui traitaient uniquement des biens culturels matériels.
  7. 7Cf. sur ce point, (Davallon, 2015).
  8. 8Rappelons à ce titre qu’il existe, pour le patrimoine culturel immatériel, une liste de sauvegarde, et, avec des engagements moindres, une liste « représentative » dont l’intérêt stratégique n’a pas échappé à certains acteurs politiques et territoriaux.
  9. 9« In Amazonia, people who never lived before within a bounded universe are today instructed by national governments to devise boundaries for themselves—and to live in accordance to their ‘authentic’ cultures; many peoples who had no singular self-denominations are now creating them in order to deal with national governments, and are recognized by government agents only insofar as they display the practice of their ‘authentic’ culture, such as through the wearing of indigenous dress and their lack of political savvy in dealing with these self-same agents. » (Rapport et Overing, 2000, p. 101).
  10. 10C’est à ce titre que le patrimoine culturel immatériel peut constituer un « label » important, mettant une pratique « sur la carte » et permettant de revigorer un marché touristique local autour de l’activité protégée.