Nous savons parfaitement comment passer du niveau macro- au niveau micro-, en termes d’impact des structures et des changements de la société sur les attitudes individuelles. Il est beaucoup plus difficile de remonter du micro- au macro- et de faire des hypothèses sur les effets de l’agrégation des attitudes individuelles sur les phénomènes macro-. [Luhmann, 2001, p. 31]
Les penseurs de la mondialisation soulignent depuis longtemps l’importance croissante des échanges transnationaux économiques, démographiques et symboliques pour penser les sociétés d’aujourd’hui (cf. par exemple, Appadurai, 2001 ; Bauman, 1998, 2011 ; Beck, 2006 ; Beck et al., 1994 ; Castells, 2009 ; Featherstone, 1990, 1995 ; Featherstone et Lash, 1999 ; Mattelart, 2002, 2009 ; Wolton, 2003). Ils mettent en avant l’importance des médias et des technologies de la communication dans cette transformation sociale, technologies qui facilitent le contact, qui soutiennent à distance l’imaginaire national des diasporas (Appadurai, 2001, p. 32 ; Castells, 2009 ; Wimmer et Glick Schiller, 2002, p. 323) et qui participent à la généralisation d’une conscience « cosmopolitique » (Beck, 2006) du monde. Parallèlement, le rapprochement physique, virtuel ou imaginé des peuples, à travers les migrations et les réseaux de communication (médias de masse ou interpersonnels), est cité comme un élément favorisant l’émergence de sentiments antimondialistes et plus généralement xénophobes, dans des sociétés tiraillées entre l’internationalisation et le repli sur soi (Breton, 1992, p. 124 ; Dacheux, 2010 ; Featherstone, 1995, p. 91 ; Wolton, 2003). Déjà en 1995, Michael Featherstone commentait la montée de formations politiques populistes qui faisaient valoir des discours nostalgiques de préférence nationale :
le résultat du contact croissant entre les États-nations et d'autres organismes est de produire un choc des cultures, qui peut conduire à des tentatives accrues de tracer les frontières entre le soi et les autres. Dans cette perspective, les changements qui se produisent à la suite de la phase actuelle de mondialisation intensifiée peuvent être compris comme provoquant des réactions qui cherchent à découvrir la particularité, le localisme et la différence, ce qui génère un sentiment des limites des projets culturellement unifiants, ordonnateurs et intégrateurs associés à la modernité occidentale. [Featherstone, 1995, p. 114 ; notre traduction]1
L’une des clés de la compréhension de cette mondialisation semble donc être un double mouvement paradoxal et simultané d’ouverture et de fermeture : le « cosmopolitisme banal » de Beck (2006) renforce le patriotisme nationaliste, mais aussi le « nationalisme banal » de Billig (1995), et vice versa, dans une reconfiguration de la sociabilité et des dynamiques identitaires fondée sur la « médiatisation profonde » de la société mondialisée (Hepp, 2015 ; Hepp et al., 2018a). Sans revenir sur l’ensemble de la littérature scientifique consacrée aux relations entre (nouveaux) médias et mondialisation, ce chapitre interrogera cette relation du point de vue de l’interculturation, notamment à travers les nouvelles formes de sociabilité et de structuration des groupes sociaux induites par cette double transformation.
Dans la logique sémiopragmatique qui est la nôtre, nous mettrons l’accent sur les relations entre micro et macro, en adoptant d’Anthony Giddens (cité par Rico Lie, 2003) une définition de la mondialisation qui met en avant son rapport avec le local et la performance figurative contextualisée des repères de signification : « Globalisation can thus be defined as the intensification of worldwide social relations which link distant localities in such a way that local happenings are shaped by events that are happening many miles away and vice versa […]. Local transformation is as much a part of globalisation as the lateral extension of social connections across time and space. » (Giddens, 1990, p. 64). La mondialisation est appréhendée par les acteurs sociaux qui l’interprètent subjectivement dans leurs interactions au quotidien. De ce point de vue, le mondial réside aussi et avant tout dans le local (Lie, 2003, p. 103‑104), lorsque les individus mobilisent dans leurs figurations des discours, des pratiques, des signes et des symboles présentés comme venant « d’ailleurs », performant par la même occasion la mondialisation à l’échelle locale, du point de vue de l’interculturation. Ce processus passe en partie par les médias et les TIC, éléments structurants pour penser les nouvelles constellations et figurations du national et du transnational, par exemple à travers les jeux vidéo, le streaming audiovisuel via internet, les réseaux socionumériques ou bien le commerce électronique.
Le chapitre évoquera d’abord l’influence du processus de la médiatisation sur l’interculturation, à travers les (re)configurations médiatiques des pratiques et des relations sociales engendrées par ce processus (Hepp, Breiter et Hasebrink, 2018a). L’impact des relations interpersonnelles médiatisées à l’échelle microsociale sur la reconfiguration d’espaces publics ou socioculturels (Semprini, 1997) à l’échelle globale, sera discuté à la lumière des tensions entre le national, le global et le local. Dans un second temps, il sera question d’une lecture sémiopragmatique de la mondialisation, afin de saisir l’interculturation au niveau macrosocial, caractérisant les rapports entre cultures et groupes et la circulation des repères de signification culturels et identitaires au sein du sémioscape global.
Nos interactions en face à face sont continuellement imbriquées dans des pratiques liées aux médias : pendant que nous parlons à quelqu'un, nous pouvons vérifier quelque chose sur notre téléphone portable, recevoir des SMS, nous référer à divers contenus médiatiques. Sonia Livingstone (2009) résume ce phénomène par le terme “médiation de tout”. Cependant, comme le monde social n'est pas seulement une série de choses discrètes disposées les unes à côté des autres (une complexité de premier ordre) mais un réseau d'interconnexions fonctionnant à un nombre considérable de niveaux et d'échelles, la “médiation de tout” génère automatiquement de nouvelles complexités, puisque chaque partie de "tout" est elle-même déjà médiatisée. Cette énorme complexité de second ordre est ce que nous essayons de capturer par le terme “médiatisation”, et elle dérive de la médiation des pratiques communicatives qui, à tous les niveaux, contribuent à la construction du monde social. Si nous voulons comprendre comment les processus de construction communicative se déroulent à travers une variété de médias différents, notre analyse doit atteindre une dimension de complexité plus élevée que celle qui est possible en se concentrant sur le “face à face” et “ici et maintenant”. [Couldry et Hepp, 2016, p. 17 ; emphase d’origine, notre traduction]76
Dans une tradition qui a suivi l’émergence de nouvelles technologies de la communication, depuis l’invention de l’imprimerie, en passant par le cinéma, la radio et la télévision, jusqu’à l’arrivée d’internet et des médias socionumériques, la réflexion autour de l’impact social des médias est bien établie. Dans le monde anglo-saxon, les Media Studies, à l’origine une émanation des Cultural Studies appliquée aux objets techniques de médiation, ont poursuivi dans les traces de l’École de Francfort, des théories de la réception et des « usages et gratifications », dans une approche des supports médias populaires marquée par Richard Hoggart (1957), Raymond Williams (1974) et Stuart Hall (1980, 1981), mais aussi par Marshall McLuhan (1964) et d’autres visionnaires. Dans le monde francophone, la sociologie des usages s’est développée au sein des SIC autour de figures influentes telles que Armand Mattelart (Mattelart et Mattelart, 1986), Josiane Jouët (1987, 2000), Patrice Flichy (1995), Philippe Breton (1992), Serge Proulx (Proulx et Breton, 1990), Bernard Miège (2005), Dominique Wolton (1999), François Jost (1999) et Eric Maigret (2003), à ne citer que certains des travaux fondateurs.77 Le projet médiologique de Régis Debray (1994) représente également une tentative globalisante de penser les transformations sociales à la lumière des technologies médiatiques. Debray évoque explicitement l’influence sur les formes culturelles des « médiasphères » successives, à travers la « logosphère » de la transmission orale, la « graphosphère » (l’imprimé), la « vidéosphère » (supports analogiques de la photographie et de la vidéo) et « l'hypersphère » (réseaux numériques).
Les technologies médiatiques et notamment les médias de masse sont indissociables du développement des formes sociales et culturelles, quelle que soit l’époque. Ils participent au processus continu d’individuation (Simondon, 1964), à la structuration de l’« écologie de la communication » avec des « logiques médiatiques » qui leur sont propres et qui ont un effet sur la manière dont on construit le savoir dans une société (Altheide, 2004, 2013 ; Altheide et Snow, 1979). Sur le plan des contenus, les médias de divertissement jouent traditionnellement un rôle de régulateurs symboliques à l’échelle d’une société, exposant la population à grande échelle à un répertoire de traits identitaires et culturels à performer, renforçant les catégories utilisées pour faire sens du monde social (Hebdige, 1979, p. 85), et faisant évoluer de manière incrémentale les représentations sociales (Cooren, 2013, p. 210) à travers un framing généralement ancré à l’échelle nationale (Van Gorp, 2007). Les médias entretiennent aussi l’imaginaire collectif d’une audience spécifique (dans le cas de la presse spécialisée, par exemple) ou bien nationale (chaînes télévisées généralistes), voire internationale pour certains « événements médiatiques » (media events) couverts simultanément dans différents pays et pour lesquels les téléspectateurs peuvent avoir l’impression de partager en direct des émotions à l’échelle globale (Dayan et Katz, 1992).
La multiplication des technologies et des canaux, ainsi que la convergence des médias et la fragmentation des audiences à l’ère des réseaux numériques, n’ont fait que complexifier cette vue d’ensemble. Les nouveaux usages ne mettent pas fin nécessairement aux anciens, mais peuvent leur donner une nouvelle dimension : les media events mondiaux (Hepp et Krotz, 2008) sont désormais filmés et relayés, tweetés, likés et commentés dans toutes les langues sur les réseaux socionumériques. Le développement de ces réseaux et la généralisation des smartphones participent à dessiner de nouveaux schémas de sociabilité et d’influence, par exemple à travers la « présence connectée » (Licoppe, 2004, 2012) de nombreux individus, jeunes et moins jeunes, qui maintiennent un contact virtuel régulier, mais aussi grâce à l’émergence de groupes sociaux déterritorialisés, virtuellement rassemblés autour d’un centre d’intérêt ou d’une croyance politique, religieuse, etc. Plus encore que ces groupes, plus ou moins structurés, stables et socialement engageants pour les individus qui y participent, la démocratisation des technologies numériques impliquent un accès facilité, massif et sans précédent à des informations et à des contenus médiatiques, à l’échelle planétaire. Comme le dévoile la sociologie des usages, un accès sur le plan technique ne suffit pas à impulser une pratique sociale. Mais même si les technologies numériques et le cyberespace ont tendance aussi à reproduire les frontières nationales, linguistiques, économiques, etc., l’on assiste parallèlement à l’émergence de nouvelles logiques sociales de circulation des savoirs, s’appuyant sur les contenus au-delà des anciennes frontières. Nick Couldry et Andreas Hepp, cités en exergue, l’affirment : cette complexité nécessite de repenser le social, en intégrant ces formes de communication et ces relations déterritorialisées qui représentent autant de vecteurs nouveaux d’interculturation dans le monde hyperconnecté.
La médiatisation est un processus à long terme qui, à un premier niveau, consiste en un nombre croissant de médias et un nombre croissant de fonctions que les médias remplissent pour les individus. À un deuxième niveau, nous devons tenir compte du fait que les médias sont des technologies utilisées par les individus pour communiquer, et que la médiatisation consiste donc en la médiatisation de la communication et des actions communicatives. À un troisième niveau, nous devons garder à l'esprit que la communication est une activité humaine fondamentale par laquelle les êtres humains construisent le monde social dans lequel ils vivent, et leur propre identité. La médiatisation comprend donc un processus dans lequel la construction communicative du monde social et culturel changera à mesure que nous utiliserons les médias. En somme, la médiatisation doit être considérée comme un métaprocessus à long terme qui inclut ces trois niveaux. [Krotz, 2011, p. 36 ; notre traduction]78
Afin de mieux comprendre et mesurer les implications de ces nouvelles formes de sociabilité via les médias pour le processus d’interculturation, nous prenons appui sur les travaux des sociologues des médias sur la « médiatisation profonde » (Hepp et Krotz, 2008 ; Hjarvard, 2013 ; Hjarvard, Lundby, et Hepp, 2010 ; Jansson, 2013 ; Jensen, 2013 ; Knoblauch, 2013 ; Krotz, 2007, 2011) et notamment sur la théorisation socioconstructiviste des « figurations communicatives » qu’y associent Andreas Hepp et ses collègues de l’École de Brême (Averbeck-Lietz, Hepp, et Venema, 2015 ; Couldry et Hepp, 2013, 2016 ; Hepp, 2012, 2013, 2015, 2017 ; Hepp et al., 2018 ; Hepp et Hasebrink, 2018 ; Kuipers, 2018 ; cf. aussi supra chapitre 3.2.3). Comme le souligne en exergue Friedrich Krotz, pour les chercheurs de ce courant, la médiatisation contribue à reconfigurer les pratiques sociales de manière durable, à travers l’utilisation accrue des médias dans les pratiques de communication quotidienne. Pour Yves Jeanneret, « [s]i, dans l’interaction de face-à-face on ne peut pas ne pas communiquer, dans la production médiatique, on ne peut pas ne pas configurer l’échange communicationnel » (Jeanneret, 2008, p. 167). Mais il est important de remarquer qu’ici la médiatisation ne se réduit pas à un quelconque déterminisme techniciste : les médias ne transforment pas autant la communication que ses préconditions (Andersson, 2013, p. 391). Ils préfigurent et configurent la communication de différentes manières (agenda-setting, personnalisation algorithmique des flux, choix et adaptation des contenus et de la forme en fonction des canaux de communication, communication à distance multimodale, synchrone et asynchrone, gestion d’identités numériques, présence connectée et course aux likes…). Au-delà de l’impact des médias sur la communication, c’est l’impact sur la société qui intéresse les chercheurs de ce courant. « Generally speaking, mediatization is a concept used to analyse critically the interrelation between changes in media and communications on the one hand, and changes in culture and society on the other. » (Couldry et Hepp, 2013, p. 197). La médiatisation est présentée comme un concept sensible (Jensen, 2013) dans le sens d’Herbert Blumer (1969), servant à penser les transformations sociales à la lumière de l’utilisation croissante des médias dans tous les secteurs de la vie sociale.
Le caractère intégré et omniprésent de l’usage des médias à l’ère de la communication numérique a conduit les chercheurs à caractériser comme « profonde » la médiatisation à l’heure actuelle. « Deep mediatization is a stage of mediatization where our practices and sense-making in the very different domains of our social world are closely interrelated with mediated communicative practices. The specificity of deep mediatization is its cross-media, multifaceted and reflexive character. » (Hepp, 2017, p. 13). Le caractère « cross-media » fait référence à la multiplication et à la convergence des formes médiatiques qui sont mobilisées en relation les unes avec les autres ; son caractère multi-facettes renvoie aux transformations contradictoires engendrées par différents aspects de la médiatisation : davantage de libertés offertes à travers le choix, l’ubiquité et la facilité d’utilisation mais, en même temps, davantage de contrôles et d’obligations sociales. Enfin, le caractère réflexif se manifeste à travers la manière dont les acteurs sociaux anticipent leur utilisation des médias, en fonction des caractéristiques perçues de ceux-ci, ou bien l’utilisation d’indicateurs statistiques à partir de ses données d’usage pour évaluer ou ajuster ses pratiques (Hepp, 2017, p. 16).
À partir de leurs recherches, Hepp et ses collègues identifient certaines tendances qui marquent la médiatisation profonde : une tendance à la différenciation des formes médiatiques et des pratiques sociotechniques associées, selon les logiques sociales et organisationnelles de leur utilisation. La différenciation est aussi le résultat d’une rapidité d’innovation perçue qui fait évoluer sans cesse ces formes, instaurant de nouveaux équilibres de pouvoir en fonction de l’accès, de la compétence et de l’adaptabilité des uns et des autres par rapport aux formes émergentes. Elle aboutit à une interconnectivité des médias (« traditionnels » ou « nouveaux ») qui augmente les possibilités d’utilisation et les rend potentiellement omniprésents, même lors d’activités sociales jusqu’à récemment peu médiatisées, dont le repas de famille n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. L’interconnectivité et l’ubiquité favorisent la connexion permanente des acteurs sociaux, même si cela peut conforter une fragmentation sociale du point de vue des structures traditionnelles, à mesure que les configurations d’acteurs se définissent davantage par leurs pratiques médiatiques que par leur localité géographique, familiale, etc., affaiblissant certains liens sociaux forts en faveur de liens faibles associés à des groupements sociaux déterritorialisés (infra, section suivante). Enfin, la « datafication » des technologies numériques représente la vie sociale sous la forme de données numériques, ce qui induit des effets d’infrastructures et d’algorithmes ainsi que des traces pouvant servir à construire un regard méta sur les pratiques (Hepp, 2017, p. 17‑20).
L’intégration profonde de pratiques médiatiques au cœur des relations sociales, dont celles qui se développent autour des pratiques médiatiques elles-mêmes, constitue un vecteur important d’interculturation à travers la reconfiguration des contacts interindividuels et intergroupes qui en résulte. Comment peut-on mesurer et analyser l’impact de ce processus ? Pour les chercheurs de l’École de Brême, il s’agit de regarder ce qui se passe au niveau mésosocial, là où la médiatisation se manifeste en se matérialisant à travers les interactions. Pour cela, ils proposent les notions de « mondes médiatisés » (« mediatized worlds ») de « cultures médiatisées » (« media cultures ») et de « figurations communicationnelles ».
Les mondes médiatisés sont des formations sociales intermédiaires, des lieux d’interaction et d’identification, sur le modèle des « mondes vécus » (lifeworlds) des phénoménologues ou des mondes sociaux (social worlds) selon les sociologues interactionnistes (Hepp, 2012, p. 76 et seq.). « Mediatized worlds are the level at which mediatization becomes concrete and can be analysed empirically. For example, while it is impossible to research the mediatization of a culture or society as a whole, we can investigate the mediatized world of stock exchange dealings, of schools, of the private home and so on. » (Hepp, 2013, p. 621). Ils sont associés à une structuration sociale et à des pratiques et des savoirs, culturels, qui peuvent être ceux d’une organisation ou bien d’un groupement de personnes autour d’une activité ou d’une relation particulière (ex. : la famille). En regardant les pratiques médiatiques spécifiques à l’échelle de ces groupements, les chercheurs entendent progressivement bâtir une vision d’ensemble. « By studying such specific mediatized worlds we can, step by step, arrive at a comprehensive understanding of today’s cultures of mediatization » (Hepp, 2012, p. 83).
Dans son ouvrage Cultures of Mediatization, Hepp introduit la notion de « media cultures » ou « cultures médiatisées »,79 abordées comme des cultures façonnées par les pratiques médiatiques. « Media cultures are cultures of mediatization: that is, cultures that are 'moulded' by the media. » (Hepp, 2012, p. 2). Les cultures médiatisées ne résultent pas, pour Hepp, d’une pratique médiatique particulière ou spécifique à un seul média, mais bien de l’impact de l’ensemble de pratiques, via différents médias, associées à un monde médiatisé et à un groupe ou formation sociale donnée. D’un point de vue socioconstructiviste, l’auteur cherche à comprendre l’impact des pratiques médiatiques non seulement sur la communication mais sur les cultures qui la structurent. De cette façon, écrit-il, les mondes médiatisés sont marqués par « a certain binding intersubjective knowledge inventory, specific social practices and cultural thickenings. » (Hepp, 2013, p. 621). Il s’agit d’une culture propre à la formation sociale induite par la pratique sociale étudiée, caractérisée par des cultures qui la traversent selon le phénomène d’« épaississement » (thickening) que l’auteur définit comme suit :
Cela signifie que les nombreux modèles culturels qui apparaissent empiriquement sont caractéristiques de différentes cultures, ou qu'ils peuvent être trouvés d'une manière ou d'une autre dans différentes cultures. Par conséquent, les cultures se fondent les unes dans les autres, et leurs frontières deviennent floues. Malgré cela, au « cœur » d'un épaississement il est possible d'identifier une culture, ce qui la caractérise, ce qui la distingue des autres cultures. [Hepp, 2015, p. 4 ; notre traduction]80
La notion d’épaississement est empruntée, précise Hepp (2012, p. 72), à l’anthropologue suédois Orvar Lofgren, qui l’emploie pour évoquer la manière dont les pratiques médiatiques viennent renforcer, de manière incrémentale et à l’échelle microsociale, certains imaginaires culturels, à l’image de l’impact de la carte météo sur la conscience nationale. Elle suppose une culture à la fois spécifique et ouverte, puisque malgré sa spécificité « some, or many, of its cultural patterns are shared with other cultures » (Hepp, 2012, p. 137). L’épaississement est lié à une deuxième métaphore, celle des « couches » de culture. Chaque culture et alors conçue comme un agglomérat de multiples couches façonnées à partir de cultures différentes, qui se chevauchent et se tissent entre elles au sein d’une formation sociale particulière, et que les pratiques médiatiques viennent reconfigurer. Ces métaphores permettent à Hepp de concevoir la médiatisation comme une couche supplémentaire de la culture, sans se poser a priori la question du rapport aux autres « couches », afin de mieux étudier ensuite l’appropriation des pratiques médiatiques dans les recherches qu’il envisage.81 Ces notions d’épaississement et de couches culturelles seront davantage développées dans la deuxième section du chapitre (infra, section 7.2.2).
L'étude des figurations communicationnelles nous offre une approche cross-média et processuelle de la construction des domaines sociaux et de leur transformation par une médiatisation profonde. Aujourd'hui, sous l'emprise des médias, nous sommes confrontés à des figurations variées et en constante évolution. Nous y avons accès en examinant leurs constellations d'acteurs, leurs cadres de pertinence et leurs pratiques communicatives liées à un ensemble de médias. [Hepp, 2017, p. 27 ; notre traduction]82
Le monde médiatisé et la culture médiatisée sont propres à un ensemble d’acteurs sociaux qui forment une « figuration communicationnelle ». Rappelons qu’ici, la théorie développée par Hepp et ses collègues prend explicitement appui sur la notion de figuration de Norbert Elias (cf. supra section 3.2.3) pour évoquer ces « constellations » d’acteurs, d’objets et d’institutions, réunies par des pratiques et réseaux communicationnels, qui « habitent » les mondes médiatisés et en partagent les cultures. Ce sont les familles, les organisations, les groupes d’amis, les diasporas, les participants à un voyage organisé, les spectateurs d’un événement, les concepteurs, développeurs et joueurs d’un jeu en ligne, etc. Les figurations communicationnelles représentent des « patterns d’entrelacement [du social] à travers des pratiques de communication ».83 Nos interactions quotidiennes nous mettent en relation avec d’autres individus au sein de multiples figurations communicationnelles, associées à différentes facettes, activités ou secteurs de notre vie quotidienne. Hepp rapproche ces figurations de nos « réseaux de communication », potentiellement plus larges, plus éclectiques et plus éphémères que les « réseaux sociaux » qui nous relient à autrui de manière plus structurée. « [C]ommunication networks have no independent existence in themselves, but are continually created by people’s communicative activity » (Hepp, 2012, p. 90). Ils réunissent les membres d’un même groupe social, mais aussi de groupes sociaux différents, opposés, qui interagissent au sein d’une même figuration communicationnelle, généralement soutenue par un ensemble plus ou moins partagé de pratiques médiatiques. Ces idées sont résumées à travers trois caractéristiques clés de la figuration communicationnelle :
Premièrement, une figuration communicationnelle a une certaine constellation d'acteurs qui peut être considérée comme sa base structurelle : un réseau d'individus en relation et communiquant les uns avec les autres.
Deuxièmement, chaque figuration communicationnelle possède des cadres de pertinence dominants qui servent à guider ses pratiques constitutives. Ces cadres définissent le « sujet » et donc le caractère d'une figuration communicationnelle en tant que domaine social.
Troisièmement, nous avons affaire à des pratiques de communication spécifiques qui sont imbriquées dans d'autres pratiques sociales. Dans leur composition, ces pratiques s'appuient généralement sur un ensemble de médias et y sont entremêlées. (Hepp, 2017, p. 27 ; emphase dans l’original, notre traduction).84
Cette pensée ouverte du social, complémentaire de l’approche sémiopragmatique dans sa vision émergente, processuelle et praxéologique de l’interculturation, laisse aussi la place aux rapports de pouvoir et aux conflits qui font partie des « cadres de pertinence » des figurations communicationnelles.85 Comme il ressort des exemples listés plus haut, les figurations communicationnelles montrent des degrés différents de stabilité dans le temps et d’ouverture, en fonction de l’activité ou des relations qui les caractérisent. Les membres de l’audience à un concert de musique représentent une constellation autour d’un cadre situationnel précis et de pratiques sociales préfigurées et configurées. Cette figuration peut être assez éclectique au plan social et traversée par d’autres figurations plus durables (ex. : des fans du groupe musical en question, des familles ou groupes d’amis étant venus ensemble assister au concert), des « figurations de figurations » (Couldry et Hepp, 2016, p. 71‑78) qui composent ainsi le social.
Du point de vue de l’interculturation, de telles figurations communicationnelles sont le théâtre d’interactions interindividuelles et intergroupes qui peuvent marquer les participants à titre individuel ou collectif. Pour le jeune qui assiste avec ses parents à son premier concert, la reconfiguration de ses attentes pourrait être relativement forte. Sur le plan identitaire, l’on peut imaginer que l’expérience lui donne envie d’afficher une image de fan auprès de ses amis via son style vestimentaire et ses choix musicaux, les contenus qu’il poste sur les réseaux socionumériques, ce qui lui permettrait par la suite d’échanger avec d’autres fans, d’intégrer de nouvelles figurations, etc.86 Si les interactions sociales sont le lieu de telles reconfigurations des repères de signification, tant au niveau individuel que collectif, le cadre conceptuel des figurations communicationnelles nous donne des clés pour penser l’interculturation, entre micro, méso et macro, à travers la manière dont les individus et les groupes interagissent via les constellations d’actants qui s’entrecoupent et se chevauchent.87 Cela se fait en fonction de l’activité communicationnelle des uns et des autres, mais aussi des formes organisées et institutionnalisées de pouvoir dans la société (cf. supra, section 6.1.2).
Pour relier l'analyse détaillée de figurations spécifiques à des questions de transformation à l'échelle macro, il est important d'être conscient du fait que les figurations des domaines sociaux sont reliées entre elles de diverses manières : par le biais de leurs constellations d'acteurs qui se chevauchent, différentes figurations peuvent être liées les unes aux autres [...]. Les figurations de diverses organisations agissant ensemble dans un certain champ institutionnel en sont un exemple. En outre, nous devons tenir compte du fait que les figurations ne coexistent pas simplement les unes à côté des autres, mais qu'elles sont agencées les unes avec les autres de manière significative. Par exemple, dans la majorité des sociétés occidentales, la famille se voit attribuer une signification sociétale particulière en raison des loisirs et de l'éducation des enfants ; des organisations telles que l'école ou les centres d'éducation des adultes sont construites comme ayant certaines responsabilités en matière d'éducation des individus ; les organisations médiatiques du journalisme traitent de l'information et du divertissement, tandis qu'en tant qu'entreprises, elles ont également pour rôle de générer des revenus et des emplois. [Hepp, 2017, p. 29 ; notre traduction]88
Pour les chercheurs de l’École de Brême, la théorie des figurations communicationnelles représente un cadre conceptuel leur permettant de penser le social et ses évolutions à la lumière du « méta-processus » de médiatisation qui constitue leur objet principal de recherche. Par rapport à la posture traditionnelle en études des médias, il s’agit alors de décentrer le regard des médias eux-mêmes (Hepp, 2012, p. 132‑136) afin d’aborder le changement de manière globale et trans-médias. Du point de vue de l’approche que nous avons développée, la posture n’est pas la même, dans la mesure où l’approche sémiopragmatique constitue déjà en soi un modèle théorique du changement social. Outre l’intérêt de rapprocher les deux modèles afin de comprendre et comparer leurs éclairages respectifs, comme cela vient d’être fait, la « phénoménologie matérialiste » de Couldry, Hepp et leurs collègues, apporte deux considérations intéressantes pour notre approche. Elle constitue, d’une part, un modèle « transculturel » de la communication (Hepp, 2015) qui vise à penser le social en dehors des structures nationales. D’autre part, en revisitant les principes du socioconstructivisme à l’ère de la médiatisation profonde (Couldry et Hepp, 2016), elle nous aide à mieux saisir l’impact de cet environnement médiatisé numérique sur l’ensemble des interactions, du point de vue des transfigurations culturelles.
Une figuration communicationnelle est très rarement basée sur un seul média, mais généralement sur plusieurs. Par exemple, pour la figuration communicationnelle des familles, une figuration qui est de plus en plus dispersée de manière translocale, le téléphone (mobile) est tout aussi important que le web social, les albums photos (numériques), les lettres, les cartes postales ou le fait de regarder la télévision ensemble. Si nous considérons les sphères publiques comme des figurations communicationnelles, il est assez facile de voir qu'elles sont constituées par une série de médias différents. Il ne s'agit pas seulement des médias classiques de communication de masse, mais aussi de WikiLeaks, de Twitter et des blogs, ainsi que des médias du web social. Nous devons également nous pencher sur les figurations communicationnelles des organisations sociales, par exemple lorsque les agences sociales, les banques de données, les portails internet ainsi que les prospectus et autres médias de relations publiques s'entremêlent pour tenter de réorganiser et de réorganiser différents domaines du social - de l'éducation préscolaire à l'emploi après la retraite. Le changement dans les mondes médiatisés peut être étudié à travers les changements des figurations communicationnelles. [Hepp, 2013, p. 623 ; notre traduction]89
À l’ère de la médiatisation profonde, l’heure est aux logiques « polymédia » (Madianou et Miller, 2013) : les médias dits « traditionnels » co-existent et co-agissent avec différentes formes médiatiques nouvelles qu’il n’est plus pertinent de chercher à séparer de manière analytique afin de mesurer leur impact prétendu. Les chaînes radio renvoient souvent à leur site web et à leur fil Twitter et les formes hybrides numériques rajoutent une dimension supplémentaire à la télévision, au cinéma et à la presse écrite, sans oublier les flash-codes intégrés dans les affiches, sur les emballages ou dans des messages publicitaires. Lorsqu’elles permettent une mise en relation à distance avec d’autres personnes, ces formes numériques sont créatrices de figurations communicationnelles nouvelles ouvrant de nouveaux horizons sociaux :
La médiatisation profonde rend possible de nouvelles figurations, comme les rassemblements en ligne dans les chats, sur les plateformes ou via les applications. De nos jours, certaines figurations sont entièrement construites par les technologies médiatiques. Par exemple, les « collectivités de goût » sont représentées par le calcul de groupes d'individus ayant les mêmes intérêts d'achat dans des magasins en ligne comme Amazon [...]. D'autres exemples qui nous intéressent dans le cadre de nos projets sont les « collectivités médiatiques en réseau » telles qu'elles sont constituées autour de certains événements et sujets médiatiques ou les « collectivités de débat » telles qu'elles émergent dans les discours cross-médiatiques. [Hepp, 2017, p. 26 ; notre traduction]90
Les plateformes numériques étendent l’espace de sociabilité. Selon les logiques d’usage, elles mettent les individus en contact avec d’autres individus ou des groupes qu’ils n’auraient pas côtoyés sans l’intermédiaire des réseaux. Mais ils permettent aussi à des amis ou à des relations professionnelles de se « retrouver » sur les réseaux socionumériques afin d’étendre leur sociabilité en dehors des moments de coprésence physique. Au-delà des formes de sociabilité associées à la « présence connectée » (supra), Lance Bennett et Alexandra Segerberg soulignent l’influence des contacts numériques sur le comportement et les opinions exprimées publiquement par les uns et les autres. À travers la notion d’« action connective » (« connective action »), ils évoquent cette tendance à suivre et à relayer les recommandations de leurs « amis » sur les réseaux sociaux, sous forme des contenus « likés », retweetés, etc. (Bennett et Segerberg, 2012). Les avis de personnes anonymes ou inconnues peuvent avoir un impact bien plus important sur les croyances et les représentations des individus qu’un message institutionnalisé ou publicitaire, comme par exemple dans le cadre de recommandations ou avis d’utilisateurs autour d’un produit ou d’un service, sur les forums spécialisés ou bien les sites d’e-commerce ou des sites dédiés à l’e-réputation, tels que TripAdvisor. Les logiques de socialisation numérique recoupent alors les logiques commerciales des acteurs qui cherchent à maîtriser ou à suivre ces échanges (Galibert, Pelissier et Lépine, 2012). Dans le contexte politique, l’action connective implique une organisation via les réseaux de proximité sociale ou bien communicationnelle, autour de sujets qui intéressent et mobilisent les internautes.
Les individus qui participent à ces échanges peuvent parfois se trouver à l'autre bout du monde, mais ils n'ont pas besoin d'un club, d'un parti ou d'un cadre idéologique commun pour établir la connexion. Au lieu du problème initial de l'action collective, qui consiste à amener l'individu à contribuer, le point de départ de l'action connective est le partage auto-motivé (mais pas nécessairement égocentrique) d'idées, de plans, d'images et de ressources déjà intériorisés ou personnalisés avec des réseaux d'autres personnes. Ce « partage » peut avoir lieu sur des sites de mise en réseau tels que Facebook, ou via des médias plus publics tels que Twitter et YouTube, par le biais, par exemple, de commentaires et de re-tweets. [Bennett et Segerberg, 2012, p. 753 ; notre traduction]91
Ces partages d’idées et d’opinions participent à la reconfiguration des repères de signification des individus concernés, y compris sous l’influence de personnes inconnues ou géographiquement lointaines, autant de vecteurs d’interculturation ciblés autour d’un centre d’intérêt ou d’une pratique sociale particulière.
Face aux discours naïvement idéalistes qui feraient de la « révolution numérique » un bouleversement pur et simple de l’ordre social établi, des voix s’élèvent pour rappeler la primauté du social sur le technique. Dans les mots de Dominique Wolton, « [o]n peut donner aux six milliards d’êtres humains sur la terre un ordinateur et Google, Microsoft, Yahoo comme symboles, cela ne changera rien à la question de la diversité. Ce n’est pas parce que l’on utilise les mêmes « outils » que l’on pense de la même manière. »92 Il est vrai que les logiques de structuration des espaces numériques ont tendance à reproduire des logiques de structuration des espaces sociaux hors-ligne et notamment les divisions linguistiques et nationales (infra), et que les travaux autour de « l’espace public » numérique ont tendance à privilégier l’idée de multiples petits espaces fragmentés, plutôt qu’un espace décloisonné de communication, affranchi de toute frontière (Dacheux, 2003 ; Mercier, 2012 ; Musso, 2008 ; Thimm, 2015 ; Wolton, 2009). Or, même si les logiques d’interprétation varient de part et d’autre, y compris au sein d’une même société, les constellations engendrées par les figurations communicationnelles numériques apportent aussi des logiques sociales et culturelles propres.
Le possible impact culturel des dispositifs sociotechniques, entre artefacts culturels préfigurés par leur contexte de production et traces d’interactions constitutives d’environnements virtuels normatifs qui reflètent les usages, a déjà été évoqué (cf. supra chapitre 5.2.2). Pour rendre compte des constellations numériques émergentes du point de vue social, Caja Thimm (2015) propose la notion de « mini-publics », évoquant ainsi des individus qui communiquent de manière plus ou moins réciproque, via les réseaux socionumériques, autour d’une question politique, d’un événement, etc. Ces mini-publics peuvent être « ad hoc » et éphémères, échangeant de manière plus ou moins intense sur une courte durée, ou bien plus durables, à l’image de groupes qui défendent systématiquement certains intérêts ou certaines positions sur une ou plusieurs plateformes et sur une thématique donnée. En se constituant en « communautés », le cas échéant, les mini-publics peuvent développer des formes culturelles susceptibles d’influencer leurs membres et de participer à l’interculturation.
Les dynamiques culturelles liées à des communautés en ligne ont été étudiées par Robert Kozinets (2010, p. 21‑40). L’expert de la netnogaphie distingue les « communautés » des « réseaux » : ces derniers supposent une mise en contact technique, souvent autour d’un bouquet de services que les internautes viennent chercher, mais sans véritable degré d’interaction entre eux, de nature à développer une culture propre entre les membres du réseau. Une communauté, au sens fort de Kozinets, repose au contraire sur des interactions répétées et l’élaboration progressive et incrémentale d’une culture commune.93
Indépendamment du support ou du chemin exact vers la participation, la théorie suggère qu'avec le temps et des communications de plus en plus fréquentes, le partage d'informations sur l'identité personnelle et la clarification des relations de pouvoir et des nouvelles normes sociales se produisent dans la communauté en ligne - que les informations sociales et culturelles imprègnent chaque échange, exerçant une sorte d'attraction gravitationnelle qui fait que chaque échange se colore d'éléments émotionnels, affiliatifs et riches en significations. [Kozinets, 2010, p. 28 ; notre traduction]94
Les communautés varient par leur taille, même si, pour Kozinets, il doit exister des limites inférieure (qu’il estime à une dizaine de personnes) et supérieure (entre 150 et 200 personnes), car il suppose une nécessité d’interaction directe (2010, p. 8‑9).95 Les individus ont des degrés de centralité différents par rapport au groupe. Ils en apprennent progressivement la culture, à travers plusieurs étapes suivies ou non de manière linéaire, de la participation passive (lurking) à la contribution de contenus (posting), passant par la réitération des visites, l’apprentissage des normes et la reconnaissance par ses pairs. À l’image de certains groupes sociaux, la question d’appartenance ou non à une communauté n’est pas binaire mais progressive, fondée sur la pratique, l’identification, la reconnaissance sociale. « Its boundaries are somewhat indistinct, but must be understood in terms of self-identification as a member, repeat contact, reciprocal familiarity, shared knowledge of some rituals and customs, some sense of obligation, and participation » (Kozinets, 2010, p. 10).
En tant que lieux de sociabilité et d’échange culturels, les communautés en ligne constituent des vecteurs de socialisation venant compléter et concurrencer les structures sociales géographiquement localisées. « As new sites and forms of community become institutionalized – a process whose alacrity cannot help but impress anyone watching YouTube or Facebook’s meteoric rise – local communities may find their own norms and standards taking a backseat to those of these new institutions. » (Kozinets, 2010, p. 39). Comme le souligne le modèle des figurations communicationnelles, la relation n’est pas exclusive, mais plutôt à situer dans la continuité et l’extension. Ainsi, Kozinets remarque aussi que la participation à une communauté en ligne peut encourager les mêmes individus à s’engager davantage hors ligne, autour des mêmes questions, ou bien d’autres (idem.). Il cite également une étude de la culture « skinhead » dans des communautés en ligne, pour noter que cette identité y est exprimée de façon très hétérogène, avec des rapports plutôt nuancés aux notions de race et de racisme. L’espace de délibération en ligne semble alors venir compléter les pratiques sociales et manifestations identitaires hors ligne, pour donner à ce mouvement social une dimension jusque-là peu observée. Kozinets souligne l’utilité voire la nécessité d’études de ce type, portant sur les communautés en ligne, « to help reveal additional nuances to our understanding of existing cultures and communities, and to demonstrate how these communities are inflecting, hybridizing, and transformed by the unique abilities conferred by Internet connectivity. » (2010, p. 37).
C’est en raison de ces transformations du social par les médias numériques et du processus associé de « datafication » que Couldry et Hepp défendent l’idée d’une rupture entre la phénoménologie sociale classique, exemplifiée par les travaux d’Alfred Schutz (1967 [1932]) et de Berger et Luckmann (1966), et l’approche phénoménologique matérialiste qu’ils proposent (Couldry et Hepp, 2016, p. 122). Celle-ci prend en compte non seulement les savoirs ordinaires des acteurs sociaux (« socially available stock of knowledge »), mais aussi les savoirs sous forme de données générées à partir des traces numériques laissées par les individus à travers leur utilisation des technologies numériques. Ces savoirs, collectés et stockés sous forme de données, sont utilisés par les plateformes et les institutions pour optimiser les algorithmes et préfigurer leurs relations avec les acteurs sociaux ainsi répertoriés.96 La datafication, comprise comme la transformation en données numériques des traces de comportements à signification sociale, soulève des problématiques fonctionnelles et éthiques sur l’interprétation algorithmique de significations sociales, dans un monde social d’une complexité redoutable. Comme le précisent Couldry et Hepp, le processus implique une matérialisation en données des actes symboliques, suivie d’une forme d’institutionnalisation des savoirs associés. Cette « mise en données » procède nécessairement de généralisations et de simplifications semblables à tout procédé de catégorisation sociale. De cette manière, « today’s data-based artefacts now themselves operate to typify humans mostly for commercial ends and surveillance, to construct a seamless world for commerce and control. » (Couldry et Hepp, 2016, p. 132). Comprendre ce nouvel environnement social façonné par les algorithmes des médias numériques est l’un des objectifs majeurs des recherches en humanités numériques, afin d’éclairer les « forms of knowledge of the social world now in play, not always self-evident to social actors, over which they have no control and yet which impact them deeply. »97 Toute tentative de comprendre l’interculturation à l’échelle macrosociale doit aussi prendre en compte ce facteur.
De manière générale, l’impact de la personnalisation des expériences médiatiques numériques, grâce aux cookies et aux algorithmes, est un facteur d’atomisation sociale. En cherchant à adapter l’expérience de l’internaute en fonction de ses pratiques habituelles et de son profil social, à renfort de big data, les plateformes ont tendance à créer des « bulles de filtrage » (filter bubbles) et des « chambres de résonance » (echo chambers), en fragmentant les publics au sein de la société nationale, selon une logique désormais bien connue. « Ces évolutions semblent aller dans le sens d’une légère régression des liens forts et d’un accroissement des liens faibles, mais surtout d’un renforcement des inégalités relationnelles et de l’homophilie. Pour les personnes numériquement équipées ou non, les réseaux contribuent à renforcer les inégalités sociales et tendent à favoriser l’entre soi et la ségrégation sociale. » (Grossetti, 2014, p. 205). Le paradoxe est que les constellations et les figurations communicationnelles associées à l’émergence de ces réseaux fortement polarisés qui viennent fragmenter l’espace social, y compris autour des croyances les plus extrêmes, peuvent ouvrir en même temps les communautés (dans le sens de Kozinets) au-delà des frontières nationales. Il est temps d’examiner de plus près ce phénomène.
Comment pouvons-nous comprendre la culture et l'identité à l'heure actuelle, si ce n'est à travers la mobilité, les intersections immédiates et médiatisées et les juxtapositions de la différence ? Comment comprendre les identités situées, si ce n'est à travers les pratiques qui interconnectent ou interrompent l'action humaine dans et à travers les lieux ? [Georgiou, 2010, p. 17 ; notre traduction]98
Le réseau socionumérique Snapchat propose une image parlante d’un réseau socio-médiatique mondial : une interface sous forme d’une carte dynamique du monde. La Snap Map permet aux utilisateurs de localiser sur la carte, à l’instant t, tous leurs contacts ayant activé la fonction correspondante, affichés sur la carte sous forme d’avatars (bitmojis), et de suivre leurs déplacements récents. Mais elle met aussi en avant des « stories » sous forme de courtes vidéos postées publiquement par des utilisateurs « anonymes » partout dans le monde pendant les derniers jours, fonction directement consultable sur internet pour ceux n’ayant pas de compte sur l’application. Il est ainsi possible de se déplacer virtuellement dans le monde entier, de zoomer jusqu’à une échelle locale, afin de découvrir les vidéos de personnes inconnues, donnant un court aperçu (mis en scène) de leur vie quotidienne.
Bien que cette fonction puisse paraître, de prime abord, anecdotique et sans grand intérêt, tant qu’elle n’est pas ancrée dans une pratique sociale établie, il nous semble que son importance peut résider dans l’imaginaire mondial qu’elle véhicule. Les cartes collaboratives dynamiques existent depuis plusieurs années, généralement avec une utilisation ciblée (affichage de l’implantation géographique d’offres de services, suivi temporel de phénomènes météo, epidémologiques, etc.). Mais, associée à un réseau socionumérique à grande échelle, la Snap Map constitue une métaphorisation de l’espace qui différencie Snapchat de la majeure partie de ses concurrents qui affichent les contenus de manière temporelle, en évacuant le spatial. Ainsi, les « murs » et autres fils d’actualité de Facebook, Twitter ou Instagram présentent les contenus filtrés par algorithme selon une logique de proximité sociale et non (seulement) géographique. Il s’agit là de l’une des caractéristiques qui ont contribué au succès de Facebook après son lancement : le fait d’anéantir les distances géographiques perçues, permettant la présence connectée avec des amis, peu importe leur localisation. Il est intéressant d’observer que Snapchat, tout en détrônant Facebook auprès des jeunes dans beaucoup de pays,99 a réintroduit le spatial et en limitant le temporel, réduisant à son minimum la fonction historique, puisque les snaps ne peuvent être lus que quelques fois, ayant vocation à disparaître une fois regardés. Serait-ce le signe d’une nouvelle appréhension, notamment chez les plus jeunes, de leur ancrage dans un espace mondialisé de l’instantané ?
La redéfinition de nos rapports à l’espace géographique et au temps est l’une des caractéristiques associées à la modernité tardive et à la mondialisation. Anthony Giddens évoque les processus de « délocalisation » et de « relocalisation » (disembedding et reembedding), autrement dit le « désencastrage de pratiques locales », et leur « réancrage » (Giddens, 1990). Dans une extension métaphorique, le local n’est plus uniquement relié au plan géographique mais relève de la familiarité,100 par exemple dans les relations sociales à distance rendues possibles par les technologies communicationnelles. Cette logique est évidente dans les réseaux socionumériques mais aussi à travers le commerce mondial et son extension électronique qui nous permet d’aller chercher du local venu d’ailleurs. Outre le fait que la provenance des produits quotidiens est désormais très diverse, le commerce électronique offre la possibilité (technique) aux consommateurs de faire leurs achats directement à l’international, que ce soit pour des produits technologiques vendus moins chers ailleurs, ou bien des produits associés à un style de vie qu’ils souhaiteraient afficher. Ainsi, sous l’influence des séries télévisées et des vidéos sur YouTube, de jeunes Français importent via des sites internet spécialisés des bonbons et autres friandises américains, japonais, etc. afin de goûter à l’exotisme authentique et participer aux pratiques alimentaires d’un local d’ailleurs qui les fait rêver.101
Ces pratiques de consommation sont nécessairement (ré)interprétées simultanément à l’échelle locale (cf. supra, chapitre 5.1.2) : leur signification pour les jeunes Français prend racine dans leurs représentations sociales préfigurées, autour du Japon ou des États-Unis, mais aussi du goût et des pratiques alimentaires (Boutaud, 2005 ; Frame, 2010). C’est le sens de la relocalisation chez Giddens, car les lectures diffèrent en fonction des acteurs sociaux concernés et de la locale, terme utilisé en localisation pour désigner une aire culturelle de production ou de réception. Un peu trop vite balayée par les thèses impérialistes de la mondialisation (cf. infra, chapitre 7.2), la notion de lectures dominantes, négociées et oppositionnelles (Hall, 1980) est également utile pour analyser une mondialisation caractérisée aussi par l’accentuation de tensions identitaires liées à la proximité perçue (Wolton, 2003, 2009). Lorsque la mondialisation est perçue comme hégémonique, la relocalisation implique aussi des mouvements de négociation et de rejet. « Tee-shirts, panneaux d’affichage, tags et rap, danse urbaine et banlieues défavorisées : tout nous prouve que, dans chaque région du monde, les images proposées par les médias sont rapidement passées au filtre de l’ironie, de la colère, de l’humour et de la résistance locaux. » (Appadurai, 2001, p. 33).
L’extension métaphorique du concept de local dans cette approche de la mondialisation, le relie à une culture (familière), à un ancrage dans l’expérience vécue, tout en déformant le rapport au territoire.102 Dans la mesure où l’expérience vécue est commune à des individus se trouvant à des endroits différents, on estime qu’ils peuvent « recréer du local » à travers leurs interactions, en s’appuyant sur des savoirs préfigurés et configurés communs. Des organisations « translocales » ou des réseaux diasporiques peuvent ainsi exister en plusieurs endroits du globe, tout en partageant, grâce aux médias et aux technologies numériques, une expérience commune au quotidien (Hepp et Hasebrink, 2018, p. 20). Même si ce « local virtuel » a souvent un ou plusieurs ancrages territoriaux, des endroits de référence où des personnes socialisées dans le groupe se retrouvent régulièrement, il existe aussi des mediascapes (Appadurai, 2001) sans rapport territorial. C’est le cas de certains forums sur internet, par exemple, pour lesquels l’interface numérique constitue la seule « localité » vécue.
Enfin, notons que les technologies numériques peuvent aussi provoquer le mouvement inverse, en favorisant la constitution de groupes ad hoc à partir d’une localité, en dépit de toute relation sociale préexistante. C’est le cas des applications exploitant la fonction localisation des appareils des utilisateurs, ainsi que d’autres données profilées, afin de proposer des contenus filtrés par localité (offres commerciales), le partage d’informations (ex. : Waze) ou bien des rencontres (ex. : Tinder).
La territorialisation peut être définie comme le processus dans lequel un territoire identifiable (un “pays”, une “région”, un “continent”) est construit comme un point de référence physiquement ancré pour une culture (médiatique) particulière, ou comme une forme de communautarisation liée à celle-ci. Le processus le plus répandu de ce type est peut-être l'articulation de la culture nationale comme point de référence de la communautarisation : être “Allemand” à la fois culturellement et communautairement, dans les deux cas en relation avec le territoire de “l’Allemagne”. La déterritorialisation est, en revanche, le “relâchement” de cette relation apparemment “naturelle” entre culture, communautarisation et territorialité. [Hepp, 2012, p. 108 ; notre traduction103]
Cette discussion du local, dans le sens métaphorique de savoirs culturels partagés à distance, est à situer non seulement par rapport à la notion de territoire, mais en relation aussi avec les processus de territorialisation, de déterritorialisation et de reterritorialisation, qui reposent sur la relation de complémentarité perçue entre territoire, culture et communauté. Dans le contexte de l’État-nation, ce recouvrement fonde la communauté imaginée de Benedict Anderson. Or, comme le souligne Andreas Hepp, les formes de translocalité participent au processus de déterritorialisation et viennent remettre en cause, via les pratiques communicationnelles quotidiennes, l’intégrité de ces liens supposés.
Par rapport aux cultures nationales, la déterritorialisation comporte deux dimensions qui se nourrissent mutuellement : une dimension physique, liée aux migrations internationales, et une dimension communicationnelle à travers la circulation transnationale des contenus médiatiques, phénomène qui touche particulièrement le public adolescent (Hepp, 2012, p. 108‑109). Par exemple, la culture « hip-hop » s’est progressivement déterritorialisée, dans la mesure où ce style musical et vestimentaire développé à New York et dans d’autres espaces urbains nord-américains, a été adopté ailleurs aux États-Unis et dans d’autres pays. Cela s’est fait via des migrations d’individus dans un premier temps, puis, une fois la culture suffisamment répandue pour intéresser les médias spécialisés puis généralistes, surtout via des clips et vidéos musicales. En parallèle de la déterritorialisation qui consiste à l’adoption de traits culturels associés à ce style par certains groupes à l’international, de nouvelles formes reterritorialisées peuvent aussi émerger, aux États-Unis ou dans d’autres pays, régions ou villes, sous l’influence localisante d’une scène musicale territorialisée particulière (Hepp, 2012, p. 75).
La cuisine est un vaste domaine pour voir tout aussi bien à l’œuvre ces processus à l’échelle internationale, par exemple à travers le phénomène des « cuisines ethniques ». Sous l’influence de la colonisation et des populations diasporiques, mais aussi du tourisme et des modes culinaires, différents styles de cuisine nationaux, régionaux ou ethniques ont été d’abord popularisés, puis retravaillés, adaptés aux goûts, aux logiques et aux pratiques culinaires et aux ingrédients locaux, reterritorialisés dans d’autres régions ou d’autres pays. Cela n’empêche pas la quête essentialisante de « l’authentique », qui peut aujourd’hui passer par des blogs culinaires ou des chaînes YouTube dédiées, qui se disputent les « véritables » origines, ingrédients et méthodes culinaires à utiliser pour créer tel ou tel plat selon « la tradition ». De cette façon, le sémioscape global se reconfigure sans cesse sous l’influence des médias et des connexions numériques, qui impactent les dynamiques sociales incarnées.
Outre les artefacts et savoir-faire culturels qui circulent entre les groupes sociaux dans l’espace mondialisé, des groupes eux-mêmes déterritorialisés développent et entretiennent des pratiques culturelles particulières, parfois appelées « cultures tierces » (third cultures : Featherstone, 1995, p. 114). Andreas Hepp distingue, sur le plan heuristique, quatre types de logiques translocales de développement communautaire déterritorialisé (« deterritorial translocal communitizations ») : ethniques, thématiques, politiques et religieux.
En ce qui concerne l'ethnicité, il existe un nombre croissant de réseaux de communication au sein des diasporas. Au niveau thématique, on constate une augmentation des communautarismes culturels populaires déterritorialisés, ceux d'une culture jeune ou d'une scène sociale, par exemple. Au niveau politique, les mouvements sociaux déterritorialisés gagnent en importance, par exemple ceux associés à la critique de la mondialisation ou le mouvement Occupy. Enfin, les communautarismes religieux représentent une forme très ancienne de communautés déterritorialisées qui ont récemment pris de l'importance. [Hepp, 2012, p. 111 ; notre traduction]104
Les formes culturelles déterritorialisées n’ont rien d’inédit. Cette dimension est observable depuis longtemps à travers des communautés religieuses, des diasporas, des associations ou fan-clubs et des mouvements idéologiques internationaux, au même titre que pour les cultures professionnelles ou managériales façonnées localement mais aussi à travers les réseaux internationaux de formateurs. Or, la déterritorialisation est devenue plus marquée grâce aux médias numériques et à des horizons qui s’internationalisent au service d’une vision du monde davantage cosmopolitique (Beck, 2006). L’exemple des mouvements politiques transnationaux nous permet de distinguer différents degrés de déterritorialisation. Des mouvements politiques ancrés dans des luttes liées à des territoires particuliers, comme par exemple les Zapatistes (Castells, 1997, p. 72‑83), peuvent connaître une certaine influence transnationale grâce aux réseaux socionumériques, y compris sur le plan culturel. Mais ils restent davantage ciblés sur un territoire de référence, par rapport à des réseaux internationaux altermondialistes ou pro-environnementaux, dont le rapport au territoire vise le supranational. Les médias numériques permettent à ces derniers d’incarner la déterritorialisation au niveau de leur structuration et leur mode d’action, ce qui n’exclut pas des manifestations physiques à travers des actions concrètes territorialisées.
Comme le souligne également Hepp, les différentes formes culturelles et groupes déterritorialisés n’existent pas en autarcie. Parfois les mouvements se confondent, comme dans le cas du mouvement open-source, à la fois thématique (lié à l’informatique) et porteur de revendications politiques autour d’une idéologie de partage gratuit. Les groupes diasporiques s’entrecroisent aussi avec des groupes religieux, mais aussi des groupes constitués autour de thèmes particuliers, de formes culturelles populaires et de groupes d’âge, etc. (Hepp, 2012, p. 121). Par ailleurs, une abondante littérature scientifique traite des relations entre médias et diasporas, dans la lignée des travaux fondateurs d’Arjun Appadurai (2001) et de Manuel Castells (1997).105 Le sujet dépasse le périmètre du travail actuel, mais constitue un terrain très prometteur pour les études d’interculturation appliquant une approche sémiopragmatique.
Le rapport au territoire des populations diasporiques est complexe. Outre le fait de communiquer au-delà des frontières nationales, créant ainsi un « espace de flux » (Castells, 1997) ou des « ethnoscapes », des « technoscapes » et des « mediascapes » selon la terminologie d’Appadurai (2001), les communautés diasporiques créent à leur tour du « local transnational » (Basch, Glick Schiller et Szanton Blanc, 1994). Magnus Andersson montre, par exemple, que des migrants bosniaques en Suède et des migrants suédois aux Pays-Bas maintiennent une connexion quasi-quotidienne non seulement entre le pays d'origine et le pays d'accueil, mais avec des connaissances partout dans le monde, via les réseaux socionumériques (Andersson, 2013). La sociabilité diasporique concerne à la fois des médias dominants et minoritaires, du pays d’accueil et du pays d’origine, car la sociabilité des individus est complexe. D’un individu à un autre, ils entretiennent des relations médiatées avec différentes personnes, membres ou non de diasporas (Georgiou et Silverstone, 2006). Une étude des figurations communicationnelles de populations migrantes en Allemagne, menée par Hepp et ses collègues, dessine un tableau complexe de pratiques sociales multiples et multilingues, en présentiel et via les médias, avec des individus d’origines différentes, en des endroits différents :
les réseaux de communication directe jouent un rôle, puisque la mise en réseau communicationnelle des migrants a lieu localement, lors de conversations familiales, de réunions de clubs et d'associations et d'autres événements. Mais au-delà de cela, il existe également une communication médiatique réciproque qui ne se déroule pas dans un lieu local, mais par le biais du téléphone (mobile), de courriers, de courriers électroniques ou de forums de discussion (vidéo), qui permet d'entrer en contact avec des proches dans le pays d'origine, avec d'autres migrants de la même origine, avec des migrants d'autres origines en Allemagne et à l'étranger. Tout cela doit également être compris en termes de réseaux de communication basés sur la communication médiatique produite : la connexion à l'espace linguistique allemand par le biais de la télévision (pour apprendre la langue), ou l'accès aux contenus produits dans le pays d'origine par le biais de la télévision par satellite, de la radio via internet ou des journaux (en ligne), grâce auxquels l'accès au réseau de communication correspondant dans le pays d'origine est maintenu. Enfin, nous avons constaté que la communication par les médias virtualisés sous forme de jeux vidéo est importante, du moins chez les jeunes migrants. [Hepp, 2012, p. 94‑95 ; notre traduction]106
Outre le fait de permettre à des communautés diasporiques de maintenir le contact, les jeux vidéo en ligne, accessibles par ordinateur, smartphone ou tablette, mais aussi les jeux de console connectés ou non, constituent, à eux seuls, une force d’interculturation non négligeable. En tant que technologies déterritorialisées, ils participent, dans certains cas, à constituer des communautés thématiques (dans la terminologie de Hepp), autour du jeu, qui constitue un centre d’intérêt partagé par des joueurs de pays, d’âges, de catégories socio-professionnelles, etc. différents, qui peuvent se connaître en s’affrontant directement à travers un jeu en ligne, ou bien en fréquentant des forums ou d’autres espaces virtuels centrés sur le jeu en question.
Des jeux de rôle massifs multi-joueurs, dont World of Warcraft et plus récemment Grand Theft Auto et Fortnite, figurent parmi les plus populaires. Accessibles depuis de multiples plateformes, ils recréent des hiérarchies sociales au sein de « mondes virtuels », impliquant des interactions textuelles ou via des avatars avec des personnages contrôlés par ordinateur ou par d’autres joueurs. Les joueurs peuvent, avec le temps, développer une sociabilité propre au jeu. Elle se prolonge, au besoin, en dehors de celui-ci, au risque d’altérer le rapport au monde réel des individus concernés.
Les jeux en réseau, comme d'autres plates-formes en ligne, donnent aux individus les moyens de partager leurs passions à l'échelle mondiale. Et partager ses passions permet de créer des liens. Les individus qui rencontrent de nouveaux amis sur internet par le biais de Facebook ou de World of Warcraft commencent à s'intéresser aux pays dans lesquels ils vivent. Tout à coup, ils peuvent s'identifier beaucoup mieux à ce qui se passe dans d'autres parties du monde. Ils savent ce que signifie vivre avec un petit salaire à Bangkok parce que leurs amis internet en ont parlé dans un salon de discussion. Ils comprennent l'impact de la guerre en Irak sur la vie des familles qui se sont réfugiées en Jordanie, parce qu'ils ont vu les photos publiées par leurs amis internet sur Facebook ou Flickr. [Cambié et Ooi, 2009, p. 210 ; notre traduction]107
Même sans interaction directe, les jeux vidéo constituent, à l’égal des jeux de société avant eux, une source de savoirs communs qui traverse d’autres frontières sociales. Beaucoup de jeux populaires, comme par exemple Clash of Clans, procèdent du principe d’une progression valorisée dans le jeu : le joueur commence avec peu de ressources et un accès restreint à l’environnement du jeu, puis progresse, en complétant des niveaux, à débloquer des récompenses, des ressources et des droits d’accès supplémentaires. La progression peut aussi se monnayer, selon le modèle économiquedu jeu. Ce procédé, utilisé par les communicants professionnels en dehors des jeux dans les stratégies de gamification, suppose un investissement de la part du joueur, ce qui contribue également à le fidéliser selon une double logique de retour sur investissement et de valorisation sociale dans l’environnement du jeu. « L’expertise » développée dans le jeu devient alors une ressource sociale et culturelle que l’individu peut exploiter dans d’autres contextes, dans une conversation avec d’autres personnes qui connaissent le jeu, par exemple. Cette activité sociale souvent solitaire constitue alors un vecteur de culture, du fait de la préfiguration technique de l’activité par l’interface et la conception du jeu, qui fait que des individus qui ne se fréquentent pas via le jeu puissent se référer à des expériences vécues analogues.
Cet argument vaut bien entendu aussi pour les jeux vidéo hors ligne. Ainsi avec Just Dance, les joueurs reproduisent à l’identique des pas de danse imposés par l’interface. Cela expose toute une génération de joueurs à reproduire les mêmes pas de danse, sur les mêmes musiques, créant ainsi un code universel auquel peuvent se référer des joueurs/danseurs de tous les pays. Sans toutefois surestimer l’impact de tels jeux, sur la population en général, il serait intéressant d’étudier l’interculturation ainsi induite sur les styles de danse dans différents pays.
À l’image de Just Dance, chaque jeu peut aussi être conçu comme un artefact culturel qui véhicule des repères de signification préfigurés par ses concepteurs. Un univers de jeu tel que Civilisation de Sid Meier, dans ses différentes versions, véhicule une vision du monde et des relations géopolitiques culturellement marquée par le néolibéralisme américain, jusque dans la scénarisation du jeu et ses algorithmes. Les joueurs adoptent le rôle du dirigeant (des figures historiques représentant des peuples réels) et bâtissent progressivement une nation propère, fondant des villes (aux noms de villes réelles en fonction du pays), en développant le commerce, en stimulant les découvertes technologiques et en batissant une armée. Dans une scénarisation qui rappelle l’imaginaire de la conquête de l’Ouest étasunien, les « colons » se battent pour survivre contre des « barbares » indigènes à l’apparence d’autochtones amérindiens, africains ou asiatiques. « Civilisations » historiques et contemporaines s’affrontent, entre « Américains » (des États-Unis), Allemands, Français, Anglais, Espagnols mais aussi « Arabes », Perses, Mongols, Chinois, Japonais, Zoulous, Grecs (anciens), Romains et Aztèques, à ne donner que ces exemples. L’on peut changer de régime politique, l’un des régimes les plus performants en fin de jeu étant la démocratie, propice au développement du soft powervia le rayonnement culturel. Dans le jeu, le despotisme et le fondamentalisme sont des régimes guerriers, le communisme favorise la production mais nuit à la production culturelle, la monarchie est un régime assez stable disponible plus tôt dans le jeu que la démocratie, les « Américains » étant les seuls à pouvoir adopter cette dernière en début du jeu. Pour gagner la partie, qui dure généralement plusieurs heures, il faut asseoir sa domination militaire, économique, scientifique ou bien culturelle sur le monde virtuel qui réunit les joueurs humains et les puissances rivales gérées par l’intelligence artificielle du jeu. Les joueurs intègrent ces logiques de manière implicite, au fur et à mesure qu’ils se familiarisent avec le jeu, apprennent les stratégies gagnantes et se conforment à la vision du monde ainsi scénarisée.
Que ce soit, comme dans ce cas, sur le plan de l’idéologie politique ou géopolitique, ou bien une question de scénarisation des relations genrées, de violence contre les représentants des forces de l’ordre, etc., les logiques véhiculées par les jeux vidéo et dans les produits médatiques de manière générale posent question depuis de nombreuses années. Dans ce sens, David Altheide voit à travers les jeux vidéo des exemples de « logiques médiatiques » assez fortes pouvant influencer par leur fonctionnement même non seulement les comportements mais aussi les représentations des joueurs. « Computer games are one of the purest examples of the process of media logic and an ecology of communication perspective. » (Altheide, 2013, p. 228).
À travers leurs pratiques médiatiques au sens large, les groupes déterritorialisés, illustrés ici à travers les joueurs des jeux vidéo et les membres de diasporas, entretiennent des rapports complexes avec un environnement social traversé de toute part par des constellations d’acteurs obéissant à différentes logiques. « Not only does this complexity involve the existence of many hybrid forms, but from a subjective perspective the different aspects of communitization are overlaid upon one another: membership of one social movement does not necessarily exclude membership of a popular-cultural communitization » (Hepp, 2012, p. 121). Des groupes sociaux avec différents rapports au territoire108 et les formes culturelles associées s’ajoutent les uns aux autres et leur interaction rend omniprésent et continu le processus d’interculturation, selon les dynamiques sociales évoquées au chapitre précédent. Cette structuration des figurations communicationnelles, ainsi que la multiplication des formes techniques qui médiatisent l’activité sociale affaiblissent davantage l’intégrité imaginaire de l’espace public national, au point de menacer l’existence de celui-ci, selon certains commentateurs. L’imaginaire national a déjà souffert de la fragmentation des audiences médiatiques liée à l’arrivée du numérique (Wolton, 1993, p. 37), exposant moins les citoyens à des références partagées et privilégiant les logiques et les lectures individuelles. Mais faut-il pour autant considérer que la médiatisation profonde et la mondialisation marquent la fin des identifications nationales ? Rien n’est moins sûr.
C’est paradoxalement le déclin de la souveraineté étatique et non son triomphe, qui a rendu l’idée de l’État si populaire. [Bauman, 1998, p. 100‑101]
À la fin du 20e siècle, la mondialisation semble avoir sonné la fin d’une époque moderne caractérisée par des États-nations puissants sur les plans politique, économique et symbolique, en ouvrant une ère « post-nationale » où identités et unité politique ne se recoupent plus forcément (Castells, 1997 ; Featherstone, 1995 ; Ferry, 1992 ; Habermas, 1992). L’internationalisation dans différents secteurs, dont l’économie, les médias, mais aussi le crime, voit l’État-nation perdre une partie de son pouvoir de contrôle sur certains aspects importants de la vie collective (Castells, 1997 ; Elias, 1978). La séparation effective de l’économie et du politique donne davantage de poids à des intérêts commerciaux multinationaux : « faced with inadequate means of balancing their books, or practising independent social politics, governments are in effect left with the single strategy of so-called ‘deregulation’: ceding control over economic and cultural processes to ‘market forces’, forces which are essentially extraterritorial, and thus unfettered from political control. » (Bauman, 2011, p. 79). Parallèlement, sur le plan politique, les migrations démographiques et la mondialisation de la communication contribuent à renforcer des communautés imaginées alternatives à celle de l’État-nation. Pour Jürgen Habermas, les rapports entre les citoyens et les États-nations se transforment alors, perdant de leur force symbolique pour devenir davantage fonctionnels, administratifs, juridiques ou constitutionnels, autrement dit davantage remplaçables par d’autres enracinements identitaires (Habermas, 2006, p. 37‑40).
Ces arguments reflètent une transformation sociétale largement observée, et restent valables, à certains égards, pour caractériser le monde actuel. Cependant, le concept de « post-national » ne doit pas cacher le mouvement inverse mais non contradictoire aboutissant à la résurgence des identités nationales. Ce mouvement est lui aussi le produit de l’affaiblissement des États-nations, dans la mesure où il peut être attribué à une réaction identitaire défensive face à une menace perçue. Pour Manuel Castells, la fin de l’État-nation est absolument à dissocier de la fin des États et de la fin des nationalismes : les deux formes vont continuer à exister. Les États perdureront sans doute comme niveau d’organisation sociale, calqués sur des divisions linguistiques et culturelles plus ou moins anciennes, entretenues par des nationalismes devenus des projets identitaires défensifs. Ces nationalismes cherchent à rebâtir l’État-nation sur des lignes nationales, tout en mettant en péril des États-nations qui sont fondés sur les alliances politiques, historiques ou territoriales, mais non « ethniques » dans le sens de l’appartenance à une seule nation (Castells, 1997, p. 306). En somme, dans un mouvement paradoxal, « while global capitalism thrives, and nationalist ideologies explode all over the world, the nation-state, as historically created in the Modern Age, seems to be losing its power, although, and this is essential, not its influence ». (Castells, 1997, p. 243). Sur le plan politique, cela s’exprime à travers le succès aux urnes de mouvements politiques associés à des discours ouvertement nationalistes et semble symptomatique de décisions comme celle de la Grande-Bretagne de sortir de l’Union Européenne.
Pour Castells, ce nouveau nationalisme n’est pas nécessairement orchestré par l’élite dans le sens d’un projet politique de rassemblement et de contrôle, comme l’évoquent Gellner et Anderson à propos des nationalismes de l’époque moderne. Aujourd’hui, ce sentiment s’ancre davantage dans un mouvement défensif de rejet et de repli sur soi (Castells, 1997, p. 30). Sur le plan politique, le sentiment nationaliste en réponse à la mondialisation perçue se manifeste de différentes manières. Chez les plus extrémistes, des groupes marginaux ultranationalistes voire anarchistes rejettent en bloc les institutions politiques (Lapeyronnie, 2005, p. 314). Mais l’expression majoritaire du sentiment concerne une droite « ferme », entre modérée et extrême, où se retrouvent des classes populaires qui se sentent menacées par la concurrence mondiale, notamment au niveau de l’accès à l’emploi, ou bien celle des classes moyennes privilégiant un conservatisme parlementaire libéral aux accents nationalistes. Parfois ce nationalisme se double d’un traditionalisme religieux explicite ou implicite, ce qui lui confère une légitimité sociale supplémentaire pour certains électeurs, tout en fondant dans l’orthodoxie religieuse des positions conservatrices qui échappent ainsi au débat rationnel. Enfin, le caractère supposé non-élitiste de ce nationalisme de la mondialisation peut être nuancé à la lumière de mouvements politiques qui semblent allier un discours populiste nationaliste et des politiques économiques et écologiques ultra-libérales qui favorisent les très grandes entreprises et les investisseurs, au plus grand désarroi des classes moyennes intellectuelles. L’accès au pouvoir, de figures telles que Donald Trump aux États-Unis et Jair Bolsonaro au Brésil, peut être analysé de cette manière, dans la mesure où les mouvements qu’ils représentent semblent relier une élite très riche et une base électorale plutôt défavorisée.
Un autre élément clé dans l’accès au pouvoir des leaders aux discours nationalistes « décomplexés » est un contexte médiatique « post-vérité » (Keyes, 2004 ; Suiter, 2016) marqué par la fragmentation sociale et algorithmique des espaces publics, la délégitimation de la figure d’expert et un climat qui favorise les fake news (Mercier, 2018). Ces discours, de droite ou de gauche, expriment typiquement une appartenance identitaire nationale bâtie autour d’une vision « traditionnaliste » ethnique et/ou religieuse de la nation, présentée comme une victime face à « l’Europe » (en ce qui concerne les pays européens), « les migrants », etc. (Charaudeau, 2018). Ils vont généralement à l’encontre du politiquement correct et confortent les préjugés à l’égard de groupes minoritaires ou étrangers, visant à remporter une adhésion affective, à la place d’une adhésion rationnelle fondée dans un rapport vrai-faux.
Mais au-delà de discours politiques nationalistes, la structuration même des médias véhicule l’imaginaire national, y compris aujourd’hui, contribuant à ce que Michal Billig appelle le « nationalisme banal » (Billig, 1995, 2017). Ce phénomène résulte de toutes les structures et les formes qui renforcent implicitement l’imaginaire national, comme par exemple les cartes météorologiques colorées aux frontières nationales, l’utilisation du drapeau national, les discours médiatiques dont l’énonciation mobilise un « nous » national implicite, etc. Les médias « traditionnels », dont la presse écrite (la PQN mais aussi la presse spécialisée), les chaînes radio et télévisées nationales, reflètent cette posture, tout comme une grande partie des médias socionumériques, structurés par noms de domaines nationaux.109 D’un côté, les médias nationaux ou locaux de service public assument et affichent généralement un cadre de référence national, jusque dans leur nom ; de l’autre, les médias privés ont tendance à reposer sur un modèle économique publicitaire consistant à véhiculer des contenus commerciaux qui répondent à un marché local, régional, mais également le plus souvent national. Les langues nationales ainsi que les spécificités législatives des États encouragent les médias à se calquer sur les espaces publics nationaux conçus comme des marchés et à produire des contenus qui reflètent l’imaginaire national des consommateurs-citoyens. Des groupes médiatiques internationaux, comme News Corporation / 21st Century Fox, groupe longtemps présidé par Rupert Murdoch et présent, à travers ses filiales, dans de nombreux pays anglo-saxons et en Chine, développe des stratégies éditoriales uniques et souvent opposées selon le support et le marché national, malgré d’éventuels positionnements politiques ou commerciaux du groupe à l’échelle internationale.
Ainsi s’entremêlent logiques politiques et commerciales, y compris dans les chaînes de télévision transnationales (CNN, France 24, Russia Today, Press TV, BBC World, Al Jazeera…) visant ostensiblement un public étranger. Elles constituent souvent des outils de soft power, cherchant à véhiculer une image positive, favorable à l’État-nation propriétaire. Elles renforcent, de fait, les imaginaires nationaux à travers leur énonciation connotée, les choix de sujets et d’angles qui peuvent donner l’impression d’un regard « étranger » sur l’actualité. De la même manière, une organisation transnationale comme l’UNESCO, qui semble travailler pour des universels humains à travers le patrimoine culturel de l’humanité, contribue à renforcer le niveau national de référence, en raison de l’approche de la culture qu’elle incarne et institutionnalise, mettant à l’honneur des traditions culinaires nationales, tels que le Wahsoku ou le « Repas gastronomique des Français » (Ichijo, 2017).
Le nationalisme banal de Billig est une forme de nationalisme non politiquement engagé. À l’image des communautés imaginées d’Anderson, il est cependant généralement présenté comme étant plus ou moins orchestré par les États-nations ou leurs élites. D’autres chercheurs, à l’image de Michael Skey et Marco Antonisch (2017) mettent en avant l’idée d’une conscience nationale provoquée non par les élites, mais venant des individus eux-mêmes, à travers les représentations sociales utilisées implicitement dans leurs interactions. Le concept de « conscience nationale quotidienne » (« everyday nationhood ») entend rendre compte du caractère apolitique et non élitiste du sentiment national organique implicite qui existe en tant que repère de signification pour une grande majorité des populations et qui conditionne ainsi sa vision du monde.110 Ce repère implicite communément admis sans recul critique est par ailleurs à l’origine des accusations de nationalisme méthodologique portées à de nombreuses recherches en sciences humaines et sociales qui ne problématisent pas le rapport à l’État-nation (Beck, 2007 ; Dervin, 2014 ; supra, section 4.1.1).
Même si l’utilisation des médias socionumériques et des pratiques comme le partage de vidéos et de photos à travers les plateformes comme YouTube, Instagram et Snapchat peuvent intégrer une dimension déterritorialisée forte, faut-il voir là l’existence d’un nouvel imaginaire cosmopolite transnational ? Souvent les pratiques sur les réseaux socionumériques impliquent des amis proches également sur le plan géographique. Et même lorsque les contenus échangés proviennent d’autres pays, la conscience nationale des individus qui les regardent peut les appréhender comme « étrangers », ce qui n’agit pas nécessairement pour remettre en cause cette conscience. Malgré la volonté politique de voir émerger un espace public numérique européen (Dacheux, 2003, 2004), celui-ci peine encore à mobiliser les citoyens, que ce soit dans la vie politique (Brachotte et Frame, 2018) ou associative (Frame, 2008a). Comme le montre toute cette discussion, la relation entre médias et mondialisation semble impliquer deux forces opposées : d’une part une tendance à la déterritorialisation et au dépassement de l’État-nation comme niveau de référence, et, d’autre part, une tendance contraire et renforcée, contribuant à entretenir et à alimenter la conscience et le sentiment d’appartenance nationaux. Au nationalisme banal de Billig s’oppose le « cosmopolitisme banal » d’Ulrich Beck : notre conception de l’interculturation doit comprendre la dialectique entre ces deux forces a priori opposées.
Maintenir une perspective nationale permet de prendre en compte la pression des infrastructures et de l'économie sur l'individu, dont la capacité d'autonomisation par des pratiques singulières est ainsi contrainte. Aux formes de médiation telles que la désincarnation et le désemboîtement, il faut ajouter la dématérialisation et la désintermédiation des relations et des flux économiques. L'économie politique de ces processus et ses puissantes forces de régulation (qui ne sont pas toutes fondées sur la nation) doivent être réinjectées dans l'analyse. L'accès, les aptitudes et compétences en matière de TIC et de médias, le pouvoir matériel et symbolique qui permet la participation, tout cela structure les formes de sociabilité possibles et la diversité culturelle qui en découle. [Frau-Meigs, 2007, p. 265 ; notre traduction]111
Divina Frau-Meigs distingue deux formes médiatiques qui coexistent à l’ère de la mondialisation et des médias numériques, correspondant à deux logiques différentes. Les médias audiovisuels « traditionnels », liés à l’appareil étatique, ont tendance à refléter l’imaginaire national, écrit-elle, tandis que les médias réticulaires sur lesquels les pratiques individuelles dépassent potentiellement le cadre national introduisent d’autres logiques d’appartenance en dehors de l’État-nation. Les médias audiovisuels véhiculent généralement des rapports spatio-temporels classiques, postulant une histoire linéaire, des relations sociales de proximité et un gouvernement étatique, là où les réseaux socionumériques rompent avec ce rapport à l’espace et au temps, pour rendre possibles des relations de sociabilité à distance et des structurations politiques diasporiques ou déterritorialisées, autres que l’État-nation (Frau-Meigs, 2007, p. 264). La coexistence ou « bi-stabilité » de ces deux logiques contraires caractérise, selon la chercheuse, le mediascape actuel. Le sentiment nationaliste en constitue une partie intégrante, du fait de l’inscription politique, économique et sociale des individus dans les États-nations. Mais les diverses formes médiatiques qui peuplent ce mediascape constituent des vecteurs d’interculturation, dans la mesure où elles peuvent aussi bien refléter la conscience nationale que d’autres niveaux de référence, du local au global.
En termes de circulation mondiale de contenus médiatiques, l’influence historique nord-américaine est toujours d’actualité. S’il existe une « cultura franca »médiatique en Europe, écrit Daya Kishan Thussu, « it is based on American-style popular entertainment forms – soaps, game shows, talk shows, hospital and detective stories – but preferably with nationally specific themes and settings. » (Thussu, 2006, p. 17). Or, les théories originales d’impérialisme culturel médiatique (Herman et Chomsky, 1988) ont largement cédé la place à des visions plus nuancées (Boyd-Barrett, 2014 ; Hepp, 2015, p. 16), qui mettent en avant les « contre-flux » médiatiques : des séries ou des films provenant de pays en dehors de l’Europe et des États-Unis et devenus populaires dans le monde entier, grâce en partie à la médiation des diasporas, à l’accès massif à une offre plus vaste de contenus et à une critique culturelle devenue plus cosmopolite. En témoignent le cinéma de Bollywood et la création, aux États-Unis, en Russie, en Europe et en Inde, de télénovelas, genre originaire d’Amérique latine (Thussu, 2006, p. 25). La massification du streaming légal ou illégal de séries télévisées et de films vient complexifier davantage le tableau, notamment en ce qui concerne les adolescents et jeunes adultes.
Le succès global de ces contenus médiatiques peut alors tenir de leur « authenticité culturelle » perçue, notamment pour le connaisseur qui préfère la version originale sous-titrée à son doublage. Une autre stratégie de localisation médiatique passe par des adaptations nationales ou remakes d’émissions étrangères, de séries ou de jeux télévisés, vendus sous licence en tant que « concepts » à adapter pour mieux refléter des préoccupations nationalement spécifiques des audiences. À l’inverse, une logique de standardisation dans la conception et la production médiatique peut être adoptée, afin de chercher à passer outre des différences législatives et culturelles nationales ou régionales. Les contenus sont alors conçus pour plusieurs pays ou une « zone » du monde, de sorte à réaliser des économies d’échelle et supprimer des phases d’adaptation ultérieures. L’on évite, par exemple, dans la scénarisation même de séries télévisées, des éléments de récits et des scènes pouvant paraître offensifs pour certaines audiences (Thussu, 2006, p. 21). Ce type de stratégie régionaliste est souvent adopté par des chaînes transnationales de l’information, structurées en réseaux dédiés à des aires géographiques et/ou linguistiques. CNN Europe, par exemple, est censé refléter une vision géopolitique et des centres d’intérêts supposés communs aux audiences nationales de la chaîne. Glissant vers une logique de propagande, de telles stratégies peuvent servir les intérêts géopolitiques d’États impérialistes cherchant ainsi à influencer l’opinion en leur faveur (Boyd-Barrett, 2014, p. 138‑156), ou bien à préparer ou à justifier une politique étrangère agressive (idem p. 65‑117).
Ces exemples illustrent les différentes manières dont la mondialisation, recouvrant ici un ensemble de logiques économiques, politiques et culturelles, contribue à la transfiguration des médias audiovisuels à l’échelle nationale. Par le jeu de l’interculturation médiatée et malgré les procédés de localisation et le contrôle législatif,112 les cadres de référence d’audiences nationales intègrent, depuis plusieurs décennies déjà et de manière de plus en plus marquée, des repères de signification, des formats et des représentations qui échappent à un simple ancrage culturel national. Ulrich Beck voit là l’arrivée d’une nouvelle « conscience cosmopolitique » qui change notre rapport au monde et à l’imaginaire global. À travers l’exposition quotidienne à l’étranger via les médias, entre autres, les citoyens développent une vision du monde qui les met directement en relation avec autrui.
Cette conscience passe notamment par la médiatisation et l’intériorisation de risques mondialisés, au niveau de l’environnement, du terrorisme transnational, de crises financières ou sanitaires globales, etc., problèmes liés à l’activité humaine et qui dépassent le cadre de l’État-nation, nécessitant une coordination intergouvernementale pour tenter d’y faire face. Les images de guerres ou de famines, même si elles peuvent être associées à une mise à distance d’autrui, provoquent de l’empathie et parfois une solidarité internationale. « Quand des civils et des enfants, en Israël, en Palestine, en Irak ou en Afrique souffrent et meurent, et que des images poignantes de cette souffrance sont présentées dans les médias, alors on assiste à la formation d’une compassion cosmopolitique qui oblige à agir » (Beck, 2006, p. 18).
Rappelons que la réflexion de Beck autour de la cosmopolitisation se situe au niveau de l’imaginaire social global, quelle que soit la posture philosophique des individus vis-à-vis de la mondialisation. Il distingue le cosmopolitisme, d’une part, qui caractérise le positionnement idéologique « globaliste » pro-mondialisation et pro-commerce mondial, et la cosmopolitisation d’autre part, définie comme un processus social involontaire. Celui-ci est lié aux technologies de communication, à l’économie mondialisée et à la migration, dont les conséquences sont souvent associées à la souffrance, comme celle des demandeurs d’asile et autres populations déplacées de force (Beck, 2006, p. 41). Dit autrement, la cosmopolitisation ne suppose pas l’adhésion à un idéal pro-mondialisation. Plus souvent, l’effet inverse se produit, lorsque l’exposition à l’Autre est perçue comme une menace et provoque un sentiment anti-cosmopolite : « l’anticosmopolitisme s’affirme comme négation du monde moderne globalisé, tout en étant un authentique produit de la face cachée de la cosmopolitisation de la réalité » (Beck, 2006, p. 216).
La cosmopolitisation suppose ainsi une dose de nationalisme, qui exprime naturellement des tensions proprement cosmopolitiques. Face à un mediascape cosmopolite qui nous expose à l’Autre sans la médiation d’un recadrage local (Wolton, 2003), la conscience nationale, comme si elle n’allait plus de soi, redouble d’importance sur le plan symbolique, identitaire.
La cosmopolitisation […] nous force à voir quelque chose de passif et d’incontrôlable qui nous arrive, nous touche. De là se nourrit l’opinion selon laquelle la mondialisation serait un fléau pour l’humanité, et la tentation d’adopter la posture de la victime – victime des États-Unis, de l’Occident, du capitalisme, du néolibéralisme, etc. Il s’ensuit une impression paradoxale : tout le monde semble subir d’une manière ou d’une autre un destin de minorité, le destin d’une espèce menacée d’extinction. Même les majorités se sentent chassées de chez elles, comme étrangères à leur propre pays. [Beck, 2006, p. 43]
Or, souligne l’auteur, ces « néonationalismes » ne sont pas agressifs, voués comme autrefois à la conquête impérialiste, mais plutôt bâtis sur un modèle défensif : « Ce sont des nationalismes introvertis qui se défendent, se calfeutrent, s’isolent contre l’invasion du “monde global” » (Beck, 2006, p. 14). La résurgence des identités nationales est donc à analyser à la lumière d’une banalisation de la conscience cosmopolitique qu’elle contribue à masquer. « C’est donc un cosmopolitisme que l’on peut en ce sens qualifier de « banal » qui se développe sous la surface, derrière les façades des espaces, des souverainetés, des étiquettes nationales qui continuent à exister, même si l’on hisse le pavillon national et que les opinions, les identités, les modalités de conscience nationales dominent. » (Beck, 2006, p. 42).
Effet paradoxal de la cosmopolitisation, le sentiment national se déterritorialise en même temps qu’il s’intensifie. Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller évoquent à ce titre le « nationalisme à distance » (« long-distance nationalism ») des diasporas qui contribuent à travers leurs interactions en ligne à entretenir la conscience nationale (Wimmer et Glick Schiller, 2002, p. 323). La proximité médiatique déterritorialisée est aussi à l’origine de tensions nouvelles entre lectures locales ou nationales différentes de certains contenus médiatiques. En France, dans les années 1980, l’émission télévisée Ondes de choc, devenue Culture pub avec son site web éponyme, tourne en dérision les différences culturelles implicites dans les publicités étrangères. L’effet humoristique visé répond à une logique d’incompréhension et de recadrage national, local ou religieux qui peut, dans d’autres cas, provoquer des réactions parfois violentes face à des images ou à d’autres contenus médiatiques jugés inappropriés à l’aune des grilles de lecture dominantes des uns ou des autres.
Avec Manuel Castells (1997), Arjun Appadurai (2001) est parmi les premiers à s’intéresser à l’impact des médias et des réseaux diasporiques sur la stabilité géopolitique. Il a mis en avant le cocktail explosif constitué par la diffusion potentiellement globale de contenus médiatiques, les identités et rapports géopolitiques perçus, et les différences de codes marquant les contextes de production et de réception. En fonction de l’actualité, les résultats d’une élection nationale étrangère, un discours ou une prise de position politique, ou bien des contenus jugés inappropriés, peuvent être à l’origine d’émeutes ou autres manifestations dans différentes parties du globe. Les réactions violentes en 2005, à la suite de la publication de caricatures du Prophète Mahomet dans le quotidien danois Jyllands-Posten, en sont une illustration devenue classique. L’activité médiatique n’est qu’un facteur parmi d’autres permettant d’expliquer ces événements, indissociables de leurs contextes politique, géopolitique et idéologique plus larges. Or, bien souvent, selon Appadurai, la couverture médiatique de l’incident déclencheur semble jouer le rôle de la goutte d’eau métaphorique. Sa découverte à travers la presse locale, la télévision ou les réseaux socionumériques provoque spontanément une vague de protestations qui échappe en grande partie au contrôle des structures politiques formalisées. Appadurai souligne l’effet massifiant des médias qui rapportent, à l’échelle locale ou nationale, des événements survenus ailleurs et réinterprétés simultanément en différents lieux, en fonction d’imaginaires locaux comportant une vision propre du monde et des relations sociales, géopolitiques, etc., y compris vis-à-vis de la société étrangère dont il est question.113 Les interconnexions entre les sociétés et les reportages en temps réel favorisent par la suite des réactions en chaîne ou en cascade, selon la structuration du monde en scapes décrite par Appadurai.
De cette manière, la mondialisation des espaces médiatiques déterritorialisés et interconnectés ne donne pas seulement lieu à des interculturations inédites, elle constitue aussi un facteur d’instabilité à l’échelle globale, réduisant les distances perçues et opposant les identités collectives nationales ou religieuses. Pour aborder l’interculturation via les médias, il convient donc de prendre en compte ces deux éléments : les logiques d’usage et d’exposition à différents types de contenus d’une part, et les dynamiques identitaires qui affectent la manière dont on en fait sens. Ces dynamiques identitaires sont à interpréter à la lumière de la cosmopolitisation, consistant à concevoir le sentiment national exprimé comme un symptôme du développement d’une conscience globale. Il s’agit alors, selon Beck, de remplacer l’ancienne optique nationale, ontologique, par une méthodologie cosmopolitique qui comprend le national comme point de référence populaire, sans focaliser uniquement sur lui.
L'optique nationale, la grammaire nationale sont désormais fausses : elles sont aveugles au fait que l'action politique, économique et culturelle, avec son cortège de conséquences (connues et non connues), ignore les frontières ; elles ne tiennent même pas compte du fait que là où la globalité fait à nouveau flamber le nationalisme, on ne peut comprendre le phénomène que dans une perspective cosmopolitique. [Beck, 2006, p. 40]
Si l’optique nationale, consistant à concevoir le monde organisé politiquement en États-nations, reste un fait social pour la grande majorité des citoyens, les chercheurs en SHS ne doivent pas tomber dans le piège du nationalisme méthodologique, en se laissant aveugler par un tel présupposé qui constituerait une limite scientifique majeure (Beck, 2006, p. 51). Pour les raisons évoquées au premier chapitre (supra, section 1.2.3), notre approche sémiopragmatique de l’interculturation aborde le national comme un niveau privilégié d’identification et de structuration du social, souvent perçu par les individus comme un repère de signification sur le plan culturel. Mais pour comprendre l’interculturation de manière non essentialiste, il faut remettre en perspective l’ensemble des identifications possibles des individus au cours de leurs interactions, en face à face ou dématérialisées, déterritorialisées. Comme le propose aussi Andreas Hepp (2015), à travers son approche transculturelle de la communication, il s’agit de renoncer à chercher les divisions territoriales (régionale, nationale, internationale…), afin de rompre méthodologiquement avec ce prisme déformant. L’interculturation comme processus de communication reconnait les frontières uniquement dans la mesure où elles structurent les représentations des acteurs sociaux dans leurs relations à autrui. La dernière section du chapitre examinera la nature de ces relations dans le contexte d’une mondialisation ouverte et liquide, pour mieux comprendre l’évolution des cultures à l’échelle globale.
Du point de vue axiologique, les relations culturelles ne sont plus verticales mais horizontales : aucune culture ne peut exiger ou avoir droit à la soumission, à l'humilité ou à l'asservissement de la part d'une autre, simplement en raison de sa supériorité ou de son “progressivité” supposées. Les modes de vie d'aujourd'hui dérivent dans des directions variées et pas nécessairement coordonnées ; ils se rencontrent et se séparent, se rapprochent et s'éloignent les uns des autres, s'embrassent et se repoussent, entrent en conflit, ou initient un échange mutuel d'expériences ou de services - et ils font tout cela (pour paraphraser la phrase mémorable de Simmel) en flottant dans une suspension de cultures, toutes d'une gravité spécifique similaire, ou tout à fait identique. [Bauman, 2011, p. 37 ; notre traduction]114
L’effet déterritorialisant des médias numériques et de la « médiatisation profonde » sur la communication et sur les contacts intergroupes à l’échelle globale, ressort de notre discussion. Il met en perspective le double mouvement contradictoire de renforcement et de dépassement des frontières nationales. Pour éclairer notre problématique centrale de l’évolution macrosociale des cultures (l’interculturation) à travers la communication à l’échelle microsociale, il convient désormais de chercher à caractériser les relations et les influences entre les groupes et les cultures, à travers la communication, dans la « suspension » liquide qu’évoque Zygmunt Bauman (citation détachée). Cette métaphore, qui nous aidera à penser la structuration du « sémioscape global » (supra, section 6.1.1), dessine une mondialisation cosmopolite, de flux, un processus reposant sur les innombrables interactions interpersonnelles ayant lieu tous les jours à l’échelle locale. Ulrich Beck relie le cosmopolitisme banal à la consommation des biens matériels et symboliques. « Il s’illustre dans l’immense brassage des plats, de produits alimentaires, de restaurants et de menus que l’on ne s’étonne plus de trouver dans toutes les villes, aux quatre coins du monde. » (Beck, 2006, p. 84). La gastronomie ou encore la musique participent à la trivialité cosmopolite, au même titre que des cultures ethniques globalisées qui constituent des ressources identitaires exploitées bien au-delà des groupes d’origine. Beck cite l’exemple de la « culture noire » qui influence des styles vestimentaires, musicaux, langagiers, dans différentes parties du monde : « [o]n vend la culture noire, la créativité et les styles noirs à un public qui ne connaît pas de frontières […]. On ne porte pas les symboles d’un « nationalisme banal », au contraire, on bat pavillon cosmopolitique, qu’on le veuille ou non » (ibid.).
Adopter l’optique cosmopolitique, pour le chercheur, c’est prendre en compte ces influences globales, mises en relation avec les références nationales dans un rapport d’opposition et de résistance, le tout indissociable de problématiques identitaires et intergroupes. Dans le cosmopolitisme, « le loyalisme local, l’ouverture au global et l’interdépendance morale se combinent les uns aux autres » (Beck, 2006, p. 88). Pour bien comprendre la manière dont les traits culturels peuvent être repris, transmis d’un groupe à un autre, il est nécessaire de comprendre les logiques sociales qui animent les groupes dans l’espace social global, caractérisé par l’ouverture, mais aussi par des tensions identitaires et des rapports de pouvoir. Dans une optique cosmopolitique, cette section vise à dépasser les modèles de la mondialisation marqués par le nationalisme méthodologique, afin d’articuler, d’interdéfinir, les dimensions identitaires, techniques, politiques et économiques, telles qu’elles s’actualisent à travers la communication interpersonnelle et intergroupes. Cela permet, en bonne progression (section 7.2.2), de mettre en avant les principes et les logiques sociales et identitaires de l’interculturation à l’œuvre à l’échelle macrosociale.
Le monde de l’optique cosmopolitique est en quelque sorte un monde de verre. Les différences, les oppositions, les frontières doivent être définies et fixées en gardant à l’esprit que les autres sont par principe identiques à nous. Les frontières entre nous et les autres ne sont plus fermées, obscurcies par une altérité ontologique, mais transparentes. Cette similitude, qui ne peut être remise en question, ouvre un espace d’empathie et d’agression qui se laisse difficilement délimiter. [Beck, 2006, p. 22]115
Les modèles pionniers de la mondialisation ont eu tendance à présenter ce processus de deux manières, assez stéréotypées et catastrophistes. Soit par peur d’une « dilution » progressive des cultures les unes dans les autres, au profit des cultures « dominantes », « impérialistes » vouées à s’imposer, à terme, à la place des cultures plus « faibles » ou « minoritaires » (Rasse, 2006, p. 214‑215) ; soit en redoutant une opposition inévitable entre blocs « civilisationnels » fondamentalement incompatibles et concurrents pour s’imposer à l’échelle mondiale (Barber, 2001 ; Fukuyama, 1992 ; Huntington, 1996). Leur dimension simpliste et essentialisante ayant vite été dénoncée et évacuée à juste titre, ces approches peuvent être réévaluées selon une optique cosmopolitique, non pas pour les réhabiliter, mais pour mettre en avant différents mouvements inhérents à la mondialisation, qu’il s’agit de saisir, afin de les intégrer dans une compréhension globale du phénomène. Comme l’écrit Jean-Loup Amselle, « la globalisation ne se traduit donc pas par l’affaissement des différentes cultures ni par l’affrontement entre des segments culturels épars qui seraient restés intacts au cours de l’histoire. Elle engendre ou abrite une production différentielle des cultures » (Amselle, 2001, p. 22). C’est précisément cette complexité qu’il importe de comprendre désormais, en mobilisant une fois encore les ressources sémiopragmatiques.
Les craintes à l’origine de la théorie de l’impérialisme culturel reposent sur une critique du néolibéralisme mondialisé, supposé promouvoir une standardisation des pratiques de consommation afin de réduire les coûts d’adaptation à différents marchés. Des produits de consommation emblématiques, comme le cinéma hollywoodien ou bien le secteur de la restauration rapide ont longtemps symbolisé ce mouvement à l’échelle planétaire, même si les études de la réception ont permis de mettre en avant des logiques d’appropriation et de lecture locales (Liebes et Katz, 1993) qui écartent la thèse brute du transfert culturel pur et simple. Toutefois, la logique de standardisation commerciale ou industrielle reste un facteur à prendre en compte dans l’interculturation, comme cela a déjà été souligné. Dans son ouvrage dédié à la « Rencontre des mondes », Paul Rasse évoque avec pertinence l’impact des technologies de la communication et de la production sur la diversité des artefacts culturels, que ce soit à l’international ou bien à une échelle nationale, régionale ou même locale. L’ouverture des sociétés, le développement des transports, des médias et de la production industrielle entraînent, selon lui, « par l’intermédiaire des usages, l’uniformisation des modes de vie, des façons de travailler et de consommer qui leur sont liées » (Rasse, 2006, p. 265 ; cf. aussi supra, section 5.2.1). Cela se traduit par exemple dans le domaine alimentaire : si la mondialisation apporte des influences nouvelles, la structuration commerciale et industrielle du secteur tend à réduire cette diversité.
La recherche technologique à grande échelle est pilotée par les multinationales de l’agroalimentaire, de la distribution, ou de la restauration collective, en fonction de leurs priorités de standardisation, de simplification et de normalisation du travail : elles seules ont les moyens, soit de financer directement, soit d’acheter les brevets des innovations produites pour elles. Pour amortir les coûts, elles imposent ensuite leurs technologies à l’ensemble des entreprises franchisées ou filialisées du groupe et les commercialisent à d’autres chaînes. Finalement, la restauration traditionnelle en profite, mais est à son tour transformée par elles. La recherche, les technologies, les procédures managériales convergent pour industrialiser et standardiser la cuisine. [Rasse, 2006, p. 228]
La standardisation des produits ne se traduit pas pour autant par une standardisation de l’expérience de consommation, dans la mesure où chacun la vit ou se l’approprie à sa manière. Sur le plan phénoménologique, configuré, informé par les représentations culturelles, le sens que l’on accorde à tel ou tel produit varie selon les identités respectives. Manger un plat industriel « mexicain » vendu à l’identique dans plusieurs pays par une marque internationale n’est certes pas vécu nécessairement chez les consommateurs comme une expérience « authentiquement » mexicaine. Mais les représentations autour de ce style de cuisine et sa place par rapport aux habitudes alimentaires des uns et des autres varient d’un pays à un autre, d’une classe sociale à une autre, d’une famille à une autre, d’une situation sociale à une autre et contribuent à structurer autant d’expériences de consommation différentes.116
Sur le plan culturel, l’appropriation ou l’influence de produits « venus d’ailleurs » participe aussi à la reconfiguration des pratiques existantes dans un contexte social spécifique. À partir de son travail ethnographique en Afrique, Jean-Loup Amselle évoque le cas de l’N’Ko, système d’écriture développé pour mettre en valeur la culture mandingue. L’adoption partielle de cette écriture pouvait s’interpréter par rapport à un contexte plus large de rapports post-coloniaux de pouvoir qui s’incarnaient à travers la maîtrise de langues écrites arabes et latines, mais aussi par rapport à des aspirations symboliques et politiques d’afrocentrisme et à un sentiment d’infériorité associé à l’oralité des langues africaines (Amselle, 2001, p. 165). Comme l’illustre cet exemple, la prise en compte de la dimension identitaire (et non seulement culturelle) nous aide à dépasser une simple vision homogénéisante de la mondialisation et ouvre sur des problématiques d’adhésion, de pouvoir et de résistance. Les interactions et les identités activées à l’échelle microsociale se réfèrent aussi aux échelles méso et macro puisque nos comportements individuels agrégés sont indissociables d’un contexte social et géopolitique.
Une telle approche communicationnelle de la mondialisation, reflet de l’approche sémiotique ouverte à la perspective cosmopolitique, apporte un éclairage complémentaire par rapport à des approches économiques, démographiques, géopolitiques et autres. Cette dimension n’échappe pas aux États-nations qui, à travers leurs actions de diplomatie culturelle, agissent par le biais de leur identité nationale, en cultivant une image positive de la « culture nationale » du pays, à l’étranger. Là où le paradigme de l’impérialisme culturel part du principe que l’exposition à des artefacts culturels étrangers peut provoquer, de manière quasi-déterministe, leur adoption passive par la société cible, la diplomatie culturelle adopte, au contraire, une logique de « soft power » (Nye, 2004). Intégrant ces problématiques d’identification, d’adaptation, de résistance, l’objectif d’une politique de soft power est d’influencer de manière positive les attitudes envers l’État-nation afin d’éviter le rejet de la « marque » nationale (nation-branding). En appliquant les techniques du marketing aux États-nations, les acteurs intègrent ainsi la vision cosmopolitique, mise au service du projet national.
La prise en compte de la dimension identitaire, qui permet de relativiser le paradigme trop simplificateur de l’impérialisme culturel, ouvre parallèlement la voie au deuxième modèle de la mondialisation évoqué ci-dessus : celui du choc de civilisations, associé notamment à Samuel Huntington (1996). Huntington divise le monde de la fin du 20e siècle en neuf blocs culturalo-identitaires et religieux plus ou moins homogènes, voués à s’affronter, selon lui, sur les plans idéologique, économique et militaire, en raison de différences « civilisationnelles » quasi-ontologiques présentées comme insurmontables. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et tous les événements en chaîne, ont conféré un caractère prémonitoire à la thèse d’Huntington tout en contribuant à sa popularité, notamment pour conforter des discours d’extrême droite sur l’incompatibilité culturelle entre les « civilisations » « occidentale » et « islamique ». Cette lecture géopolitique a le mérite de sortir du seul cadre national afin de poser la problématique de l’interculturation à l’échelle mondiale, en rapport avec les identités. Elle part du postulat qu’il existe des différences culturelles marquées, à l’échelle macrosociale, entre différentes régions du monde, le reflet du commerce interactionnel des siècles passés et son institutionnalisation à travers les structures étatiques, religieuses, etc. Là où le prisme d’analyse sémiopragmatique et une lecture cosmopolitique de la mondialisation nous incitent toutefois à une grande prudence face à ce paradigme, c’est dans l’interprétation du résultat de ces différences culturelles macrosociales. Dans sa version vulgarisée, le modèle d’Huntington semble rendre les acteurs prisonniers des « civilisations » qui les meuvent. Or, un tel déterminisme passe sous silence la distance que peuvent avoir les acteurs sociaux face à leur répertoire culturel multiple dans leurs interactions microsociales, ignorant le fait que les acteurs se positionnent aussi les uns par rapport aux autres dans leurs interactions. Les tensions et les conflits qui existent à l’échelle macrosociale ou microsociale procèdent en partie de telles dynamiques identitaires, liées à des problématiques de pouvoir et de relations intergroupes, fondées sur et justifiées par des représentations et des croyances aliénantes à l’égard de l’Autre et de son comportement culturellement irréductible. Une lecture déterministe du paradigme du Choc des civilisations contribue à renforcer ces représentations et ces croyances,117 à l’instar d’autres discours idéologisés et réducteurs qui circulent massivement dans les médias et dans l’espace public. Une perspective cosmopolitique de l’interculturation cherche, au contraire, à prendre en compte ces dynamiques identitaires, qui constituent des repères intersubjectifs et intergroupes importants, donnant de la structure au flux culturel labile.
L’identité qui pendant longtemps fut l’obstacle à la communication est aujourd’hui, au contraire, devenue la condition de la communication, tout simplement parce que, dans un univers ouvert et dépourvu de repères, l’identité devient un jalon essentiel. C’est vrai aussi bien au niveau des individus que des groupes, des collectivités ou des États. Contrairement à un discours naïf, la mondialisation ne provoque pas la fin des États, elle appelle leur existence, comme contrepoids indispensable. [Wolton, 2003, p. 68]
En France, des travaux en communication politique autour de Dominique Wolton (2003, 2005, 2009) et d’Éric Dacheux (2004, 2005, 2010a ; Dacheux et Meyer-Bisch, 1999), ont en commun avec la vision cosmopolite de Beck le fait de mettre en avant l’importance des tensions identitaires dans les processus d’intégration européenne et de mondialisation. « Les distances ne sont plus physiques, elles sont culturelles », écrit Wolton (2003, p. 10). Selon ces auteurs, la présence permanente de l’Autre, médiatée ou physique, est devenue un facteur de crispation identitaire (cf. aussi Ollivier, 2007, p. 91) et une nouvelle menace pour la cohésion sociale :
Les réseaux devaient instaurer un modèle de société interactif, libre, non hiérarchisé. Ce que l’on découvre ? L’omniprésence de l’Autre, l’obligation et la difficulté de cohabiter avec lui ; l’absence de « communication » entre les cultures et les peuples ; les fondamentalismes ; le terrorisme et la haine de l’Autre. Là où tout devait être fluide, rapide, en ligne, interactif, on rencontre résistance, incompréhension, blocage. [Wolton, 2003, p. 205]
Cette perte de repères, caractéristique de la modernité « liquide » selon Bauman (2011), provoque la résurgence non seulement de l’identité nationale mais d’autres niveaux ou sources d’appartenance perçus comme étant menacés par un quelconque Autre hégémonique : identités religieuses, ethniques, sexuelles, régionales, etc.
Dans ce contexte, Wolton et ses collègues proposent le concept de cohabitation culturelle comme projet politique et nouvelle utopie, permettant de reconnaître la légitimité des différentes aspirations identitaires, tout en évitant un morcellement multiculturaliste grâce à une utopie partagée (supra, section 4.3.1). Selon Wolton, la cohabitation culturelle est la réponse adéquate pour penser les sociétés à l’ère de la mondialisation et « les relations de ce triangle infernal : identité, culture, communication » (Wolton, 2003, p. 12). L’enjeu social est de taille et le risque, si la question n’est pas prise au sérieux, est celui d’un « retour de bâton de l’identité » (ibid., p. 25). Avant le retour de flamme des nationalismes en Europe, Eric Dacheux et d’autres soulignaient déjà l’importance de prendre en compte et laisser s’exprimer les identités nationales dans le discours européen, pour ne pas renforcer les mouvements souverainistes face à l’hégémonie perçue des institutions européennes. « Autrefois un obstacle au dialogue entre les peuples, les identités nationales sont, aujourd’hui, le passage obligé d’une communication européenne », écrit Dacheux (2004, p. 61).118
Sur le plan national, Dominique Wolton théorise les limites du modèle républicain français, face à cette nouvelle perception de la réalité, par rapport à son objectif affiché d’assurer la cohésion sociale (supra, section 4.3.1 ; cf. aussi Frame, 2018). Il défend la position selon laquelle « [o]n ne peut plus imposer aux autres sa culture. On est obligé de se respecter et de cohabiter, c’est-à-dire de gérer ces deux dimensions contradictoires de l’identité et de la communication. Il y aura toujours du métissage, mais dans un monde ouvert, les peuples voudront d’abord être respectés pour leurs identités. » (Wolton, 2009, p. 41 ; emphase rajoutée). En mettant ainsi en contradiction les concepts d’identité et de communication, Wolton fait écho à Ricœur (1990) et à Landowski (1997), à travers le constat paradoxal selon lequel nos identités, construites dans la communication, constituent des indicateurs de prévisibilité intersubjective nous permettant de communiquer, tout en réaffirmant les différences qui nous séparent, nous individuent. L’auteur met aussi en avant la primauté de l’identité sur le métissage culturel :119 la « cohabitation culturelle » et l’interculturation reposent donc avant tout, selon cette vision, sur des problématiques identitaires.
Cette réflexion rejoint ainsi les travaux déjà cités de Fredrik Barth (1969), qui analysent la manière dont des processus identitaires de maintien de frontières symboliques entre groupes sociaux contribuent à faire évoluer les cultures des mêmes groupes. Elle rejoint également le point de départ des travaux de l’École de Bristol sur les relations intergroupes (supra section 2.2), qui postule que l’unité culturelle des groupes sociaux peut être attribuée au processus de l’identification sociale et non au principe de la cohésion sociale.120 Enfin, dans l’approche « fluide » des cultures proposée par Tania Ogay et Doris Edelmann (2016), ce sont des crispations identitaires qui provoquent la « cristallisation » de la culture fluide. Affirmer ainsi la primauté de l’identité sur la culture, même si l’on conviendra aisément que les deux processus restent indissociables et doivent être pensés ensemble avec la communication, consiste ainsi à déplacer le curseur davantage sur la dimension identitaire de l’interculturation, en réaffirmant ses aspects symbolique et sensible.
À la lumière de ces remarques, il nous semble pertinent de penser la mondialisation en posant le problème de la « cohabitation identitaire » en lieu et place de la dimension culturelle mise en avant par Dominique Wolton. Les identités nourrissent l’imaginaire social. Multiples, processuelles et construites, elles unissent et divisent sur le plan symbolique, là où les répertoires culturels divers donnent la possibilité de négocier intersubjectivement des repères communs. Cette entrée identitaire, essentielle dans l’approche présentée ici, nous permet de conceptualiser le sémioscape composé de flux culturels liquides et d’aborder la transfiguration culturelle du point de vue de sa sociologie (supra chapitre 6).
La caractéristique la plus marquante de la scène culturelle actuelle est que la production et la distribution des produits culturels ont désormais acquis, ou sont en train d'acquérir, une grande indépendance vis-à-vis des communautés institutionnalisées, et en particulier des communautés territoriales politiquement institutionnalisées. La plupart des modèles culturels atteignent le domaine de la vie quotidienne depuis l'extérieur de la communauté, et la plupart d'entre eux exercent un pouvoir de persuasion bien supérieur à tout ce que les modèles nés localement pourraient espérer mobiliser et pérenniser. [Bauman, 1999, p. xliv ; emphase d’origine, notre traduction]121
La remarque de Zygmunt Bauman détachée ici tend à amoindrir le pouvoir de socialisation des institutions étatiques, mais non de l’institutionnalisation en soi. Cela est propre à la modernité liquide, écrit-il, marquée par une fluidité et une accélération généralisée (Rosa, 2013).122 Cette vision de l’ancrage identitaire déterritorialisé de la mondialisation ressort également dans les travaux, contemporains de ceux de Bauman, d’Arjun Appadurai (2001) et de Manuel Castells (1997), sur la mondialisation connectée. Ils mettent en avant l’importance des frontières symboliques qui remplacent, en quelque sorte, les frontières physiques. Ou encore, dans les mots de Marc Abélès, « [c]e sont les groupes qui produisent leur local dans un contexte historique déterminé, et non la pesanteur d’un territoire qui façonne le groupe comme tel. » (Abélès, 2001, p. 17).
La « liquidité » des sociétés contemporaines « de flux » offre ainsi aux individus plus de choix pour s’inventer, mais exige aussi d’eux qu’ils investissent de l’énergie pour se définir et pour revendiquer leur place. (Semprini, 2003, p. 120‑123), puisque la « production du local » identitaire se fait à partir de matériaux culturels divers. Dans la lignée de la pensée cosmopolitique, ces matériaux peuvent être déracinés, exotiques, ou bien néo-traditionnels et voulus « authentiques », leur adoption étant guidée notamment par des choix individuels en rapport avec les relations intergroupes (cf. supra section 6.2.2). Dans son approche liquide de la culture, Bauman distingue ces matériaux divers qui composent les répertoires symboliques plus ou moins partagés et voués à la construction identitaire, qu’il identifie comme la dimension primaire de la « réalité culturelle », de la dimension secondaire relevant des formes culturelles façonnées par les interactions sociales qui sont performées et reconfigurées progressivement dans le contexte d’une relation sociale donnée.
La motilité, l'absence d'enracinement et la disponibilité/accessibilité mondiale des modèles et produits culturels constituent désormais la « réalité primaire » de la culture, tandis que les identités culturelles distinctes ne peuvent émerger qu'au terme d'une longue chaîne de « processus secondaires » de choix, de rétention sélective et de recombinaison (qui, surtout, ne s'arrêtent pas une fois que l'identité en question a émergé). [Bauman, 1999, p. xlv ; notre traduction]123
Il est à noter que la « réalité primaire » de la culture, pour Bauman, renvoie ici à son existence sous formes de traces, d’artefacts, de référents, en tant que traits symboliques à se réapproprier. En revanche, est reléguée au statut de « processus secondaire », intervenant dans un second temps, l’activité sociale consistant à revendiquer (explicitement ou implicitement) tel ou tel trait en l’associant, plus ou moins durablement, via ses interactions symboliques, à une identité de groupe. Bauman affranchit ainsi la culture de son attachement primordial au groupe social, pour mettre en avant son existence liquide sous forme de signifiants pouvant servir à la composition identitaire. Ces signifiants, structurés en réseaux et plus ou moins associés, symboliquement, à des identités sociales, composent le sémioscape global (supra, section 6.1.1). Alors que le lieu de production des cultures est l’interaction sociale et qu’un trait culturel fait sens, sur le plan intersubjectif, par rapport à un groupe social, l’histoire de la médiatisation de la culture, à travers les écrits et l’art au sens large, puis l’ensemble des technologies de médiation et de la trace développées depuis le début du 20e siècle, ont progressivement donné à la culture (au singulier) une existence propre en tant qu’ensemble de référents matérialisés et en partie coupés des instances sociales de production.124 Cette deuxième réalité, devenue première selon Bauman dans les sociétés liquides et hyperconnectées de la modernité tardive, est une ultime clé importante pour comprendre le processus d’interculturation et de circulation triviale des cultures dans nos sociétés contemporaines. Elle éclaire la manière dont les individus composent avec le sémioscape, fait de répertoires culturels, savants et populaires, de styles de vie et d’autres référents, à partir desquels ils s’inventent au quotidien, dans leurs interactions.
Comme le remarquent plusieurs commentateurs, la liberté individuelle de s’inventer dans nos sociétés contemporaines est tout de même limitée par la situation des uns et des autres, et souvent fortement corrélée au capital social, économique et symbolique (Mathews, 2000). Tout comme la mobilité profite surtout, sur le plan financier, à ceux qui disposent du capital économique, le cosmopolitisme identitaire est généralement l’affaire des individus mobiles qui composent ce que Bauman appelle « l’élite mondiale ».125 À l’inverse, ceux qui n’ont pas l’impression de pouvoir profiter de l’ouverture de la mondialisation pour se réinventer ont davantage tendance à adhérer à des valeurs conservatrices, à un récit identitaire traditionnaliste qui se méfie de l’étranger et au discours sécuritaire qui accompagne souvent ce type de position, notamment dans les discours politiques populistes (Bauman, 2011, p. 82).
Les analyses cosmopolitiques mettent en avant le pouvoir comme élément différenciateur, reconnaissant les deux mouvements ainsi décrits comme complémentaires, antagonistes et inévitables. Cependant, une telle perspective binaire des « gagnants » et des « perdants » de la mondialisation sur le plan social et symbolique simplifie sans doute une réalité autrement plus complexe. Des membres de cette « élite » mobile peuvent parfois vivre leur mobilité géographique et identitaire comme une obligation subie (Smith et Favell, 2006). Plus largement, tout un chacun est confronté, à différents niveaux, à l’obligation de recomposer les identités et les styles de vie. Même si elles ne sont pas aussi libres de s’inventer, des populations davantage défavorisées sur le plan économique qui se déplacent, tels que les immigrés clandestins, composent elles aussi avec différentes identités, dans un contexte plus ou moins marqué par la discrimination et des tensions sociales liées aux identités nationales ou ethniques (Cloet et Pierre, 2018 ; Hall, 2018). Les mouvements altermondialistes se sont internationalisés et même les nationalistes les plus convaincus se trouvent face à des contenus médiatiques et à des biens de consommation issus d’autres pays, contre lesquels ils se positionnent, le cas échéant. Les identités sont l’affaire de tous, la différence étant plutôt au niveau de la distance assumée par les uns ou les autres par rapport aux identités revendiquées ou, au contraire, la force des sentiments identitaires ressentis.126
Cette vision « liquide » des cultures les associe à des groupes sociaux mais de manière non exclusive, et souligne l’existence propre des traits culturels, sous forme de traces, en tant que signifiants dans le sémioscape global. Ces traits circulent comme des ressources identitaires exploitées dans un jeu intersubjectif performatif et continu, qui met en relation individus et groupes dans un contexte social politisé, mondialisé et médiatisé. Face à la prééminence de l’identitaire, comment ces cultures en circulation évoluent-elles ? Comment penser l’interculturation dans ce contexte social particulier ?
[Les nombreux modèles culturels qui apparaissent de manière empirique sont caractéristiques de différentes cultures, ou se retrouvent d'une manière ou d'une autre dans différentes cultures. Par conséquent, les cultures se fondent les unes dans les autres, et leurs frontières deviennent floues. Malgré cela, au “cœur” d'un épaississement, il est possible d'identifier une culture, ce qui la caractérise, ce qui la distingue des autres cultures. [Hepp, 2015, p. 4 ; notre traduction]127
Andreas Hepp conçoit son approche “transculturelle” de la communication (cf. supra, section 7.1.1) comme l’étude d’une sorte de continuum entre des cultures hybrides, qui partagent certains traits, mais se distinguent par les combinaisons de traits qui leur donnent respectivement leur coloration ou leur « épaisseur » centrale. Il s’agit d’abandonner les approches comparatives ou fondées sur une vision unitaire de la culture (Hepp, 2015, p. 15), en faveur d’une conception des cultures formant un continuum de signifiants (que nous définissons comme sémioscape), qui évolue au fil de l’activité sociale, et dont certains traits sont associés à plusieurs groupes sociaux. D’un point de vue terminologique, cela correspond à ce que nous avons appelé plus haut une « approche interculturelle ouverte », ouverte sur un ensemble de cultures et sur leur liquidité, leur caractère évolutif et socialement performé à travers la communication.
Plutôt que d’aborder les cultures comme les produits de groupes sociaux, cette approche nous conduit à les appréhender à travers les artefacts et les traits culturels qui peuvent à leur tour être associés à, ou revendiqués par, plusieurs groupes sociaux, en fonction des significations que les individus souhaitent y attribuer, sur le plan identitaire. Les cultures ont toujours évolué à travers le contact intergroupes, les emprunts et les réappropriations de traits existants (Frame, 2013b, p. 260‑270), mais la médiatisation et la mondialisation ont contribué à créer un contexte dans lequel les signifiants semblent échapper aux groupes en question. Les accusations d’appropriation culturelle sont symptomatiques à la fois de cette nouvelle promiscuité culturelle et des mouvements identitaires de résistance qui s’y opposent, selon la logique cosmopolitique.
La « culture hip-hop » est un exemple d’une culture déterritorialisée (supra, section 7.1.2), associée à l’origine à l’identité afro-américaine, mais qui s’est propagée dans le monde entier, ainsi qu’entre les groupes ethniques aux États-Unis et ailleurs, selon Wan et Yu. De ce fait, « the global spread of the culture and the diversity of individuals participating in the culture mean that it cannot easily be defined by group boundaries. » (Wan et Yu, 2014, p. 73). Elle reste plus ou moins associée à une identité « africaine » elle aussi déracinée, qu’Amselle compare à un « signifiant flottant » ou un « concept à géométrie variable qui appartient aussi bien aux banlieues françaises qu’aux ghettos nord-américains, aux favelas brésiliennes aussi bien qu’aux villages africains. En ce sens l’Afrique est un élément essentiel de l’imaginaire planétaire, elle se décline dans toute une série de figures qui font partie intégrante de la globalisation contemporaine. » (Amselle, 2001, p. 15). La « culture hip-hop », construite autour de valeurs de résistance ou de révolte face à la discrimination de la majorité (Rodriquez, 2006), fait partie de ce même mouvement et n’est donc pas rattachée à un seul groupe social mais recouvre un ensemble de traits culturels reconnaissables par des personnes averties, comprenant un style de danse, mais aussi des références musicales et vestimentaires. Si la culture a été socialement construite à l’origine autour d’une forme d’expression artistique, dans un contexte social particulier et associée à un groupe, elle s’est disséminée par la suite notamment à travers des artefacts (musiques, style vestimentaire, etc.) adoptés par d’autres individus, en raison de ce que ces traits représentaient pour eux, du style de vie qu’ils évoquaient.
Jason Rodriquez (2006) analyse ces représentations chez de jeunes Blancs fans de hip-hop dans le Massachusetts, pour constater qu’ils évacuent majoritairement la lecture raciale de la lutte sociale des Noirs, insistant davantage sur les valeurs de révolte et de solidarité. Jason Bennett étudie, de son côté, la manière dont ses fans blancs se sont appropriés cette musique dans la ville britannique de Newcastle-upon-Tyne et l’ont adaptée aux réalités sociales de la classe ouvrière blanche du Nord de l’Angleterre (Bennett, 1999) et Andreas Hepp note que les formes que prend cette culture diffèrent d’un pays européen à un autre (Hepp, 2012, p. 74). Les signifiants culturels se propagent, amplifiés par la médiatisation de la forme culturelle, devenue, en l’occurrence, un phénomène de mode à l’échelle mondiale, et leurs significations évoluent selon le contexte social. Ils font l’objet d’emprunts, d’intertextualités, de références complices entre « marginaux » initiés qui jouent le rôle de médiateurs entre les groupes sociaux, en se distinguant ainsi de la doxa habituelle du groupe, puis se généralisent progressivement au plus grand nombre via le mécanisme de reproduction sociale déjà évoqué (supra, section 6.2).
À travers ce processus, au grand dam des critiques de l’appropriation culturelle, les traits culturels échappent au contrôle du groupe social au sein duquel ils ont émergé, évoluant de différentes manières au sein du sémioscape, au fil de de leur circulation triviale, de leurs figurations successives dans différents contextes sociaux. Le lien identitaire, qui relie un trait culturel à un groupe social « d’origine », peut alors perdurer ou non, ou bien pour certains individus ou groupes uniquement. Par exemple, le « twerk », style de danse hip-hop impliquant un déhanché prononcé pour secouer les fesses, est devenu populaire, au point que son héritage afro-américain est ignoré de certains pratiquants, notamment en dehors des États-Unis (Toth, 2017). Parallèlement, un mouvement identitaire contre l’appropriation culturelle nourrit à son tour les significations qui circulent dans le sémioscape, soulignant cette « origine » en revendiquant pour les femmes afro-américaines l’appartenance culturelle de ce style de danse. Des études universitaires vont plus loin en retraçant les influences historiques des diasporas noires brésiliennes, cubaines et haïtiennes sur ce style de danse aux origines religieuses, popularisé par le mouvement hip-hop (Pérez, 2016).
Les études postcoloniales se sont intéressées aux problématiques de réappropriation culturelle et aux différentes manières de traiter l’héritage culturel de la colonisation. Dans le processus « d’indigénisation » des traits qui en résulte, il est impossible de dissocier l’adaptation culturelle des traits et des traces laissés par les colonisateurs, et la relation identitaire ambiguë que l’on peut entretenir avec ceux-ci dans les sociétés décolonisées, du fait du contexte historique et géopolitique. Arjun Appadurai donne l’exemple du cricket en Inde, devenu un sport national dans le contexte postcolonial, comme dans d’autres pays du Commonwealth. Ce processus est à analyser, écrit-il, non pas uniquement par rapport aux différentes cultures en contact, mais bien en relation avec le contexte social mondialisé et médiatisé et de toutes les références que ceci apporte. « L’indigénisation est souvent le produit d’expériences collectives et spectaculaires avec la modernité, et non pas nécessairement de l’affinité sous-jacente de nouvelles formes culturelles avec les modèles existants du répertoire culturel. » (Appadurai, 2001, p. 140).
Le contexte postcolonial, qui pose cette problématique de manière aiguë, en raison notamment de la dimension identitaire (sur)investie, peut ainsi servir de miroir grossissant pour éclairer un phénomène plus global d’interculturation, dans un contexte de mondialisation et de médiatisation. Mais, pour faire écho une nouvelle fois à Jean-Loup Amselle, à Ulrich Beck et à Zygmunt Bauman, l’objectif que fixent certains historiens ou anthropologues de la mondialisation, c’est-à-dire de remonter aux « origines » de tel ou trait culturel, à son essence pure et authentique en quelque sorte, correspond à une logique de recherche qui n’est pas la nôtre.128 Des mythes autour des origines et de l’authenticité font partie des discours et des représentations qui circulent à propos des cultures, mythes souvent instrumentalisés par les acteurs sociaux pour des questions de pouvoir, de légitimité, d’exclusion, etc. Ils jouent un rôle fondamental dans l’interprétation des traits culturels. S’attacher à établir la vérité ou non de ces mythes consiste, à notre sens, à s’engager dans leur circulation, plutôt que de s’employer à comprendre les mécanismes qui gouvernent celle-ci. L’approche sémiopragmatique pose un cadre permettant de comprendre la manière dont les individus, dans des relations d’intersubjectivité, cherchent à incarner des traits culturels divers, les performant à travers leurs pratiques sociales, par rapport aux significations qu’ils peuvent y attacher. Ce phénomène est amplifié dans un contexte de modernité liquide dans lequel des ressources identitaires variées circulent dans les médias et où chacun est appelé à s’inventer à partir de répertoires culturels divers.
C’est donc comme si l’accroissement des échanges à l’échelle mondiale, la libéralisation de l’économie […] tendait à construire un cadre dans lequel un signifiant donné reçoit, selon le milieu de réception, toute une gamme d’interprétations différentes. La mondialisation ou plutôt les diverses mondialisations en cours, pour nous, engendrent une production différentielle des cultures. [Cloet et Pierre, 2018, p. 261]
Étudier cette production différentielle des cultures, cette interculturation au niveau macrosocial, nécessite non pas de regarder des cultures particulières pour chercher à en déterminer l’essence, les origines ou les influences, mais bien de chercher à comprendre les figurations (ici au sens d’Elias), les relations entre les individus et les groupes sociaux, les phénomènes de mode, de distinction sociale, les pratiques de communication médiatée et la structuration sociétale des groupes par rapport au sémioscape global. Ulrich Beck précise que pour comprendre la cosmopolitisation, il faut s’attacher à observer les changements incrémentaux incarnés dans les pratiques microsociales.129 Dans la continuité de l’approche sémiopragmatique des relations sociales, performées à travers les interactions, nous abordons, au terme de ce chapitre, la structuration du sémioscape et la circulation de traits culturels en son sein.
Dans la genèse des cultures, s’enchaînent et s’enchevêtrent, de multiples façons, les interactions des hommes avec leurs environnements externes, celles des hommes entre eux, aux différents plans sociétaux. [Demorgon, 2010, p. 139]
À travers la notion d’interculturation, Jacques Demorgon met en avant la complexité de la structuration sociale et des interactions humaines responsables du brassage des cultures. En postulant que les groupes sociaux « s’enchaînent et s’enchevêtrent, de multiples façons » et « aux différents plans sociaux », il pose les fondations d’une analyse sociologique de la trivialité qui sera explorée ici, aux échelles macro, méso et micro. Ce type d’approche fait écho aux analyses de Samuel Huntington (supra), qui postule un rapport d’emboîtement entre les cultures et les « civilisations » définies comme une sorte de dénominateur commun culturel du plus haut niveau, avant l’humanité tout entière.
Une civilisation est l'entité culturelle la plus large. Les villages, les régions, les groupes ethniques, les nationalités, les groupes religieux, ont tous des cultures distinctes à différents niveaux d'hétérogénéité culturelle. La culture d'un village du sud de l'Italie peut être différente de celle d'un village du nord de l'Italie, mais les deux auront en commun une culture italienne qui les distingue des villages allemands. Les communautés européennes, à leur tour, partageront des caractéristiques culturelles qui les distinguent des communautés chinoises ou hindoues. Les Chinois, les Hindous et les Occidentaux ne font cependant pas partie d'une entité culturelle plus large. Ils constituent des civilisations. Une civilisation est donc le groupement culturel le plus élevé d'individus et le niveau le plus large d'identité culturelle des individus, à l'exception de ce qui distingue les humains des autres espèces. Elle est définie à la fois par des éléments objectifs communs, tels que la langue, l'histoire, la religion, les coutumes, les institutions, et par l'auto-identification subjective des individus. [Huntington, 1996, p. 43 ; notre traduction]130
Aussi intuitive qu’elle puisse paraître, ce qui explique en partie sa popularité, l’approche d’Huntington, au service d’une démarche idéologique, pose plusieurs problèmes. Elle exclut les groupes transculturels (professionnels, générationnels…), fait peu de cas des migrations et de l’acculturation, et érige en catégories ontologiques absolues les « civilisations », qui semblent diviser de manière déterministe les individus en peuples définitivement séparés. Cela justifie, sur le plan idéologique, des politiques de différenciation, voire d’exclusion ou de ségrégation, qui peuvent sembler particulièrement inappropriées dès lors que l’on adopte une vision plus liquide des cultures et que l’on associe les « tensions sociales » qu’Huntington attribue à des différences civilisationnelles plutôt à des luttes identitaires à déconstruire sur le plan symbolique, mais qui sont susceptibles d’être aggravées par la propagation d’un discours essentialisant. C’est ainsi que Zygmunt Bauman analyse les sociétés européennes cosmopolites, dans lesquelles les groupes ethniques et diasporiques se chevauchent et se recoupent et où la différence ressentie renforce l’identification nationale liée à l’origine ethnique.
L'Europe se transforme sous nos yeux en une mosaïque de diasporas (ou plus précisément en une agglomération d'archipels ethniques qui se chevauchent et s'entrecroisent). En l'absence de pressions autochtones en faveur de l'assimilation, il est possible de sauvegarder son identité nationale de manière tout aussi efficace dans l'un des îlots diasporiques que dans son pays d'origine. Peut-être même plus efficacement, puisque cette identité, comme le dirait Martin Heidigger, passe dans les pays étrangers du domaine de ce qui est "donné" et évident, ne nécessitant aucun soin ou entretien particulier (zuhanden) au domaine de ce qui est "fixé", exigeant donc une action (vorhanden). [Bauman, 2011, p. 83 ; notre traduction]131
Dans nos sociétés cosmopolites, les « archipels ethniques croisés » qui émergent, renforcent et sont renforcés par les discours identitaires fondés sur la différence supposée. Outre les identités culturelles d’origine géographique (locale, régionale, nationale) ou ethnique, d’autres logiques sont visibles dans l’activité sociale qui participe à la structuration des groupes sociaux. Au niveau mésosocial, Jacques Demorgon évoque à ce titre quatre grands secteurs d’activité, à savoir l’économie, la politique, la religion et l’information. Ces secteurs jouent un rôle structurant, selon lui, dans les relations humaines et donc dans la circulation des traits culturels au sein de la société, tout en se recoupant. « Ces quatre grands secteurs – avec leurs secteurs dérivés et associés – sont en concurrence, en conflit, en arrangement relatif entre eux, au travers des implications de leurs acteurs. On a ainsi des interculturations à l’intérieur de chaque grande orientation d’action : religion, politique, économie, information, et entre elles. » (Demorgon, 2010, p. 25).132
À l’intérieur du secteur économique, par exemple, l’entreprise peut être conçue comme un enchevêtrement de groupes sociaux et de cultures différentes (Hogg et Terry, 2000 ; cf. aussi supra chapitre 4.2.1). Des phénomènes culturels et identitaires sont visibles à l’échelle de l’organisation tout entière, mais aussi au sein de différents services ou départements. Des cultures transversales sont également présentes, d’origine professionnelle (cultures de métier), géographique, ethnique, etc. Lorsqu’une entreprise se crée, c’est dans un contexte géographique (cadre législatif, linguistique, socioculturel d’origine) et sectoriel (représentations et pratiques dominantes du secteur économique, de l’industrie ou du domaine d’activité particulières). Dans une logique d’imbrication ou d’enchevêtrement entre les cultures que l’on désigne souvent en anglais à travers le terme de « nesting », l’entreprise « hérite » de certains traits culturels repris par la suite comme allant de soi au sein de l’organisation. Le politique, le religieux influencent ainsi le secteur économique. Les mélanges de cultures qui en résultent évoluent sans cesse dans une relation que l’on pourrait caractériser, par extension métaphorique, de « symbiotique », dans la mesure où les évolutions des unes se répercutent, plus ou moins directement, sur les autres. Si l’entreprise s’agrandit par la suite, s’installe dans d’autres villes, d’autres pays, investit d’autres secteurs de l’économie à travers des activités secondaires, ce sont autant de nouvelles influences culturelles, de sources d’interculturation, qui viendront reconfigurer, précipitamment ou plus discrètement, les pratiques, les normes et les représentations en vigueur dans l’organisation et dans les différents groupes en son sein.
Le secteur informationnel, pour Demorgon, renvoie au contexte médiatique dans lequel l’organisation s’inscrit, aux multiples influences des systèmes d’information et des dispositifs sociotechniques utilisés dans l’organisation (supra, chapitre 5), mais aussi des contenus médiatiques auxquels sont exposés les acteurs organisationnels. Du fait de leur nature déterritorialisée (supra, section 7.1.2), les médias rajoutent une dimension supplémentaire aux possibilités d’interculturation et à l’analyse des figurations communicationnelles qui constituent l’organisation. À propos de l’approche de l’École de Brême et citant le concept de figuration emprunté à Elias, Guiselinde Kuipers évoque « the nested nature of these figurations of people and media ». Elle poursuit, « All figurations are embedded in larger ‘figurations of figurations’. Thus, organizations and institutions also form networks, which operate by the same mediated, fluctuating logic.” (Kuipers, 2018, p. 427). L’idée d’imbrication des cultures et des groupes est ici remplacée par une notion de réseaux qui relient des individus dans des structurations sociales plus ou moins éphémères, les figurations, qui peuvent ou non être associées, via l’identification, à une culture. L’approche permet de mettre en avant les multiples liens qu’entretient toute organisation avec différentes figurations sociales, en interne comme à l’externe.
En cette ère de médiatisation profonde, les organisations ont souvent des frontières floues et de nombreuses connexions avec l'extérieur, alors qu'en interne, elles peuvent être fragmentées et dispersées. L'approche figurative nous permet de voir comment les institutions « dures » telles que les écoles, les organismes de presse et même l'Église sont composées de diverses figurations communicationnelles, avec différents liens vers le monde extérieur. En effet, dans cette perspective, les institutions et les organisations constituent le point de rencontre de nombreuses figurations, chacune maintenue par des « cadres de pertinence » partagés. [Kuipers, 2018, p. 429 ; notre traduction]133
Les « cadres de pertinence partagés » (« shared frames of relevance ») propres à ces figurations communicationnelles relèvent du sémioscape global. Rappelons qu’ils ne sont plus à penser, dans l’approche transculturelle des chercheurs de l’École de Brême, comme des cultures séparées, mais bien comme des représentations partagées de manière plus large. À chaque figuration particulière l’on associe un « épaississement de schémas culturels » (« thickening of cultural patterns »), qui donne une « culture » plus ou moins consensuelle et plus ou moins spécifique à cette figuration, dont beaucoup de traits sont partagés par ailleurs.
Nous devons traiter les cultures de médiatisation contemporaines comme des strates multicouches d'épaississements culturels divers [...]. De nombreux phénomènes sociaux composent les cultures médiatiques en tant qu'épaississements spécifiques de modèles culturels - scènes de jeunesse, mouvements sociaux, communautés de croyance, ainsi que régions, nations ou entités supranationales telles que l'Union européenne. [Hepp, 2012, p. 74 ; notre traduction]134
Or, dans cette vision, puisque les référents culturels circulent via les médias, affranchis, pour ainsi dire, de l’activité sociale d’un groupe « d’origine » particulier, la seule approche de l’interculturation par les relations structurelles entre groupes sociaux ne suffit plus. Bruno Latour, à travers ses travaux sur la théorie de l’acteur-réseau (ANT : supra, section 3.2.2 ; section 6.1.2) avait déjà prévu ce changement de perspective sur le social. « Il n’y a donc pas à ajouter une macrosociologie à une microsociologie ; il existe plutôt deux façons totalement différentes d’envisager la relation micro-macro : la première engendre une série de poupées russes – ce qui est petit est contenu dans ce qui est plus grand ; le second mesure le nombre de connexions – est petit ce qui est peu connecté, est grand ce qui l’est davantage. » (Latour, 2007, p. 263).
Au modèle organique d’enchevêtrement des cultures (la « sociologie du social » que récuse Latour) vient se substituer une deuxième logique, réticulaire, qui aborde le social à travers les liens entre des actants. Cette perspective prend en compte la dimension médiatisée et déterritorialisée des figurations communicationnelles pour définir le social à partir des formes en circulation, via la métaphore des relais, des hubs, qui connectent les actants sociaux. Bien que le cadre théorique adopté ici ne soit pas aussi radical que celui proposé par Latour, notamment en termes de la méthodologie préconisée, nous partageons avec lui une vision liquide et ouverte des cultures, des groupes sociaux et de la structuration sociale comme processus, dans une posture socioconstructiviste. Aussi défendons-nous une position intermédiaire reposant sur un postulat de complémentarité entre les deux modalités de circulation triviale qu’oppose Latour. Selon nous, certaines formes institutionnalisées peuvent avoir un effet structurant sur les dynamiques culturelles de groupes sociaux (imaginés) qui en dépendent, y compris sur le plan symbolique, identitaire. Il ne s’agit pas là des « forces sociales » obscures que dénonce Latour, mais bien d’appartenances imaginées et de relations intergroupes perçues et prises en compte par les individus (dynamique d’interculturation liée à la structuration sociétale perçue). Parallèlement, les individus qui se projettent à l’intérieur de ces groupes se nourrissent culturellement d’un réseau sémiotique qui dépasse largement les groupes en question. Ils y accèdent notamment à travers des médias, qui donnent accès à des imaginaires, à des représentations et à des signifiants culturels circulant à l’échelle globale, sans cesse actualisés en rapport avec différentes identités dans les interactions microsociales (dynamique d’interculturation liée aux relations « inter-actants » à l’échelle globale). Ces deux dynamiques sont indissociables, à notre sens, dans nos analyses de l’interculturation.
La notion d’un réseau sémiotique global nous renvoie une nouvelle fois aux concepts de sémiosphère et de sémioscape (supra, section 6.1). La théorie de Lotman (Brenner, 2017 ; Lotman, 2000) et son appropriation par Andrea Semprini dans la Société du flux (Semprini, 1997, p. 91‑92, 2003, p. 179‑219) envisagent des sémiosphères imbriquées dans un continuum sémiotique global, avec des notions de centralité et de marginalité. Mais, puisqu’elles gardent l’idée de sémiosphères séparées, quelle qu’en soit l’échelle de structuration sociétale, ces théorisations conservent une forme de clôture difficilement réconciliable avec la vision liquide et ouverte des cultures. Le concept de sémioscape permet de mieux rendre compte d’un continuum ouvert, caractérisé par des « épaississements » culturels, du fait de l’activité interactionnelle. Ce sémioscape est fait de savoirs partagés, vaguement configurés en figures, en patterns et en styles, parmi lesquels les acteurs sociaux viennent puiser des signifiants à travers leurs différentes figurations communicationnelles.
Enfin, il est possible de considérer la « somme » des systèmes de classification et des formations discursives qui composent la production de significations dans une culture médiatique comme un assemblage donné de patterns culturels. L'expression « pattern » indique clairement que nous n'avons pas affaire ici à des phénomènes singuliers, mais plutôt à des « styles » typiques de pensée, de discours ou de pratiques. En d'autres termes, le concept de pattern culturel désigne une « forme » particulière ou un « type » particulier. Nombre de ces patterns culturels sont caractéristiques de cultures très différentes ; ils apparaissent d'une manière ou d'une autre dans différentes cultures médiatiques. C'est ce que l'on entend lorsqu'on dit que les cultures médiatiques se confondent les unes avec les autres. En fin de compte, ce « flou » fait partie de notre définition des cultures médiatiques : les processus de communication sur lesquels repose la médiation des cultures médiatiques sont translocaux et passent donc par les lieux les plus divers ; les cultures médiatiques ne sont pas isolées les unes des autres et sont donc obligées de s'engager dans un processus de traduction permanent. [Hepp, 2012, p. 73 ; notre traduction].135
La définition donnée ici par Andreas Hepp des « cultures médiatiques », non totalement distinctes et continuellement actualisées, peut s’appliquer, selon nous, à toute culture médiatée, voire à toute culture, dans la mesure où l’on postule l’existence d’un sémioscape qui serait un continuum imaginé reliant entre eux, en plusieurs dimensions, tous les référents culturels possibles. Chacun aurait une compréhension subjective différente du sémioscape global, dans la mesure où il n’aurait accès qu’à une minuscule partie de celui-ci, en fonction de la somme de ses connaissances, de sa socialisation et de ses expériences sociales. Mais ce serait bien la structuration socialement complexe de ce continuum signifiant idéal, ce réseau de signes multidimensionnel en évolution continue, qui nous permettrait de comprendre la circulation triviale et l’interculturation.136
Les membres typiques d'une culture ouvrière de jeunes contestent en partie et sont en partie d'accord avec les définitions dominantes de qui ils sont et de ce qu'ils sont, et il y a une quantité non négligeable de fondements idéologiques partagés non seulement entre eux et la culture ouvrière adulte (avec sa tradition atténuée de résistance) mais aussi entre eux et la culture dominante (du moins dans ses formes plus “démocratiques” et accessibles). [Hebdige, 1979, p. 86 ; notre traduction]137
Les relations entre les signifiants culturels dans le sémioscape reflètent en partie les relations entre les groupes dans l’espace social. Comme le rappelle Dick Hebdige, cité en exergue, les différentes cultures ont des liens forts entre elles, qu’il convient d’explorer du point de vue de la structuration de l’espace social. L’enchevêtrement (nesting) est une première relation entre macro et méso, lorsqu’un groupe hérite de manière tacite des références culturelles environnantes dominantes, les « cadres de pertinence » du nouveau groupe pour l’École de Brême. C’est le cas des communautés de pratique, selon Wenger : « It is not necessary that a repertoire be completely locally produced. In fact, the bulk of the repertoire of most communities of practice is imported, adopted and adapted for their own purpose - if only the language(s) they speak. » (Wenger, 1999, p. 126). Il va de soi, pour les acteurs sociaux, qu’une grande partie du répertoire est implicitement héritée du contexte environnant et des appartenances dominantes des uns et des autres : lorsque l’on rejoint une association en France, on s’attend habituellement à l’usage du français, à ce que les représentations sociales dominantes s’articulent avec les normes françaises, que l’association soit adaptée à la législation nationale et aux institutions françaises. S’il s’agit d’une association sportive, par exemple, l’on s’attend à ce que les membres aient aussi une culture sportive dans le domaine concerné qui sera elle aussi reflétée dans la culture de l’association. De plus, lorsque les signifiants culturels « environnants » évoluent, habituellement, ceux de la culture « méso » évoluent également : le sémioscape maintient une certaine cohérence à travers la structuration sociale des groupes, sauf cas particuliers. De la même manière, la culture « méso » est généralement perméable aux innovations dans les cultures « macro », aux nouveaux signifiants adoptés, etc.138
Dans nos travaux antérieurs, nous avons esquissé une schématisation des relations culturelles hiérarchiques d’enchevêtrement, avec celles qui relient les groupes homologues rivaux, pour commencer à penser l’interculturation (Frame, 2013b, p. 268). La tentative paraît désormais vaine, au vu de la complexité de la structuration sociétale, mais aussi de la discussion déjà engagée sur la médiatisation des relations intergroupes déterritorialisées. Au motif aussi que les référents culturels circulent dans l’espace médiatique postmoderne de manière assez libre, ou en tout cas non restreint aux groupes d’appartenance. Le phénomène d’adhésion sociale à des groupes déterritorialisés fondés sur un intérêt partagé, par exemple par les adeptes d’une marque (De Los Rios Sandoval, 2019 ; Holt, 2004) ou les fans d’un groupe de musique, d’un jeu vidéo, d’une série télévisée ou d’une chaîne ASMR sur YouTube (Benarbia, 2019) fait apparaître des logiques trans-sociétales fondées sur le choix individuel, souvent dans un rapport affectif et / ou commercial (Hepp, 2012, p. 115). Ces logiques déjà évoquées (cf. supra section 7.1.2) échappent aux relations sociales organiques à la Durkheim et souvent aux relations diasporiques dans le sens classique de communautés « déplacées ». Ce sont les « néo-tribus » de Michel Maffesoli (2000, 2018) qui reconfigurent le social postmoderne, qu’elles relèvent d’un choix de style de vie, ou bien d’un engagement dans un mouvement social ou religieux, par exemple.
En évoquant ces relations sociales déterritorialisées, Andreas Hepp distingue trois catégories (Hepp, 2012, p. 113) : (i) les réseaux constitués de groupes territorialisés locaux (par exemple les diasporas ou les réseaux formés à partir de groupes locaux préexistants) ; (ii) les réseaux constitués autour d’un « horizon translocal de signification » entretenus par des communications directes médiatisées (par exemple les joueurs d’un jeu en ligne ou les adeptes d’un réseau socionumérique) et (iii) les réseaux de type (ii) qui se reterritorialisent, jusqu’à un certain point, à travers des interactions sociales renforcées à l’échelle régionale ou nationale (ex. : les sections régionales ou nationales d’un mouvement social global né sur internet, qui interagissent en présence ou à distance pour organiser ou coordonner des actions à leur échelle, appliquant les normes culturelles environnantes : langue, systèmes de représentations, etc.). « In such networks it is possible to detect both national and regional thickenings. Nonetheless, deterritorialized communitizations are not shaped by such territorial thickenings. » (Hepp, 2012, p. 113). Non seulement les cultures nationale et/ou régionale viennent enrichir le contexte figuratif au niveau de la préfiguration, mais les interactions à cette échelle performent et reconfigurent la culture associative globale, dans une variante propre à la section concernée (figures, actions menées en commun, jargon, etc.). Prendre en compte le social dans l’interculturation nécessite alors d’en adopter une conceptualisation qui comprend à la fois les logiques de réseaux et celles d’enchevêtrement, ce qui semble possible à travers la notion d’épaississement proposée par Hepp et déjà évoquée en lien avec sa vision de la médiatisation (cf. supra, section 7.1.1).
L’épaississement (thickening) national ou régional d’une culture déterritorialisée présuppose de rajouter une « couche » supplémentaire à celle-ci, ce qui la distinguerait de la « même » culture dans une autre zone régionale ou nationale.139 Comme nous venons de le noter, les interactions entre les participants à la culture dans une zone géographique font évoluer la culture, la reconfigurant avec des spécificités locales. La notion d’épaississement rend compte des multiples influences des cultures enchevêtrées et en réseau, tout en nous proposant un modèle ou une métaphore pour penser le processus d’interculturation entre les différentes « couches » des cultures.
Si une culture est construite de plusieurs couches, chacune liée à une autre culture, dans quelle mesure peut-on encore parler d’une culture propre ? Pour connaître la culture, il s’agit d’identifier les spécificités des significations partagées que les participants à un groupe social projettent sur ce groupe, malgré un « héritage » non-exclusif qui peut être important, à travers les différentes couches qui constituent un soubassement sémiotique et symbolique implicite. Sans spécificités cultivées, l’identité de groupe perd de sa valeur différenciatrice et prédictive sur le plan intersubjectif. Comme l’explique Etienne Wenger, « if there is hardly any local production of negotiable resources, and if hardly any specific points of reference or artifacts are being created in that context, then one would start to wonder whether there is really something that the people involved in are doing together and around which they engage with one another in a sustained way. » (Wenger, 1999, p. 126). Il en ressort que la « culture » d’un groupe peut se résumer, en première instance, à une couche relativement modeste de repères de signification partagés propres, suffisante pour justifier le recours implicite ou explicite à une identité de groupe. Cette forme de stratification se combine, plus encore, avec des repères de signification partagés dans l’espace social au sens large, via d’autres identifications tacites méta- ou transculturelles : nationales, régionales, professionnelles, etc.
À titre d’exemple, le déploiement d’un réseau socionumérique à vocation professionnelle, pour connecter étudiants, personnels et alumni, à l’Université de Bourgogne, a été l’occasion d’observer à l’œuvre des logiques culturelles naissantes (Frame et al., 2017 ; Frame et Brachotte, 2016, 2014). Le réseau « uB-link », ouvert à son public en décembre 2011, visait à favoriser des logiques d’usage autour des échanges entre inscrits de statuts différents, notamment sous forme de « communautés » thématiques, gérées par des community managers. Le dispositif préfigurait certaines pratiques, liées notamment à la présentation de soi (profil d’utilisateur à renseigner), aux modalités de prise de parole (synchrone ou asynchrone, à l’écrit ou à l’oral via l’interface) et à l’utilisation du bouquet de services proposé (dépôt de CVs, d’offres de stage, échanges autour de posts thématiques, annuaire, chat, etc.). Du point de vue culturel, les pratiques qui se sont développées ont (re)configuré le dispositif à travers les formes produites et les traces laissées (Frame et Brachotte, 2016).
Ces pratiques reposaient, au plan de la signification, sur un ensemble de références communes supposées, de repères de signification préfigurés, liés à des connaissances de l’Université de Bourgogne, de ses formations et de ses personnels (notamment pour les discussions thématiques), mais aussi des repères culturels français (la langue, des connaissances du système éducatif, du marché de l’emploi, etc.). Les acteurs sociaux qui interagissent avec le dispositif s’appuient sur ce contexte figuratif idéal partagé, caractérisé par « l’épaississement » de certains repères culturels autour de l’artefact uB-link, afin d’anticiper et d’interpréter l’activité sociale qui s’y exprime. La « compétence de communication » (Hymes, 1984) relative des uns et des autres vis-à-vis du dispositif dépend de leur parcours personnel de socialisation et de leur connaissance des codes en vigueur. En plus du répertoire culturel (niveau de la préfiguration), ils prennent en compte l’interface et la teneur des échanges passés (niveau de la configuration) dans leur communication.
La métaphore « d’épaississement culturel » renvoie à l’image d’une sorte de structure en mille-feuille composée de différentes « couches » de savoirs, de représentations, etc., plus ou moins partagées pour chacune d’entre elles, supposées connues par une majorité d’individus associés à un groupe social particulier. À la différence de la métaphore de l’oignon, un autre modèle de la culture à « couches », popularisé par Hofstede (1991), Trompenaars et Hampden Turner (1993) et Spencer-Oatey (2000), les couches du mille-feuille ne correspondent pas à des niveaux de « profondeur » culturelle, avec des valeurs (moins accessibles) au centre, et les rites, comportements et artefacts (visibles) en surface. Dans le modèle en mille-feuille, chaque couche correspond à une culture distincte, associée à un autre groupe lié de manière structurelle (enchevêtrement) ou réticulaire (médiatée) au groupe en question. Cela ne suppose pas de hiérarchisation ou de différence de profondeur particulière, sauf dans la mesure où l’on cherche à prendre en compte l’enchevêtrement de certaines d’entre elles.140 Entre ces couches, dans une structuration assez lâche, fluide, sont suspendus d’autres référents culturels qui ne sont pas associés de manière forte à un groupe social particulier, mais qui font aussi partie du sémioscape. À ce titre ils peuvent constituer des repères de signification communs, susceptibles d’être invoqués par les acteurs sociaux.
L’exemple du réseau socionumérique retenu ici suppose ainsi des couches nationale, régionale, locale, universitaire, organisationnelle, départementale, etc. dans la culture idéale partagée par les utilisateurs d’uB-link. Différents acteurs ne partagent pas la même socialisation et n’accèdent donc pas exactement de la même manière à ce mille-feuille culturel. Néanmoins, qu’ils soient étudiants, personnels ou diplômés de l’université, ils comptent sur le fait d’avoir suffisamment de repères de signification partagés, mais aussi de pouvoir les expliciter et les actualiser dans leurs interactions (niveau de la figuration) afin de pouvoir se comprendre dans ce contexte, sans trop de déconvenues.
Nous avons déjà remarqué, dans la discussion des cultures organisationnelles, qu’une organisation concentre plusieurs groupes sociaux et donc plusieurs cultures (cf. supra chapitre 4.2.1). La notion d’épaississement d’Hepp et la structure en mille-feuille que nous proposons comme métaphore pour l’illustrer complexifient davantage cette perspective, puisque chaque culture présente dans une organisation est alors considérée comme un épaississement, un concentré de différentes couches culturelles qui la structurent. Une organisation X réunit des individus qui s’identifient aux groupes sociaux X, Y et Z et aux cultures correspondantes, sachant que la culture X est un mille-feuille composé d’une couche propre, mais aussi par des couches des cultures Y, Z, A et B, que la culture Y est-elle-même composée d’une couche propre et de couches des cultures Z, B et C, etc. Pour illustrer cet exemple simplifié, admettons que l’organisation X est une PME familiale dans le secteur du bâtiment, composée majoritairement de maçons (culture de métier Y) et située en France (culture nationale Z). La culture organisationnelle X est marquée par sa situation propre (histoire, situation économique, direction…), et par des « couches » d’autres cultures simultanément activées qui lui donnent forme. Elle est ainsi marquée par le jargon, le savoir-faire technique et les connaissances du secteur du bâtiment partagés par une grande partie des employés maçons (Y), et par les rites sociaux, la langue, les représentations sociales dominantes, hérités du contexte national (Z). D’autres couches ne correspondent pas à des groupes présents au sein de l’organisation, comme une certaine culture managériale A que le jeune dirigeant a apprise en école de commerce et qu’il s’évertue à appliquer depuis qu’il a repris l’entreprise familiale, ou bien la culture du bureau d’études B avec laquelle travaille régulièrement l’organisation X, et dont certains aspects formels et techniques irriguent les pratiques de ses employés (connaissances d’un progiciel, préférence pour certains matériaux et techniques de construction…). Autour de ces couches, d’autres référents culturels qui ne correspondent pas à des groupes sociaux particuliers peuvent aussi constituer des repères de signification virtuels, dans la mesure où certains individus peuvent les évoquer à l’occasion : l’état de santé d’un footballeur brésilien, un concert de musique auquel s’est rendu un ami, une vidéo humoristique vue sur un réseau socionumérique…. La culture de métier Y, à son tour, est marquée par la culture nationale (les techniques françaises du bâtiment), la culture du bureau d’études B, mais aussi par d’autres couches culturelles, telles que les écoles C de formation pour maçons.
Nous avons relevé avec Joanne Martin et ses collègues (Frost et al., 1991 ; Martin, 1992, 2004 ; Meyerson et Martin, 1987) les différentes perspectives identifiées dans les études sur les cultures organisationnelles (cf. supra chapitre 4.2.1). La perspective « intégrationniste » aborderait la culture X comme une culture propre à l’organisation. Si on la considère comme un mille-feuille, le fait que sa partie spécifique ne concerne que sa couche propre (et la combinaison spécifique des couches qui la composent) reflète les arguments des détracteurs de cette perspective qui remettent en cause l’unicité supposée et le caractère consensuel d’une telle culture pan-organisationnelle. La perspective de différenciation, dans le modèle de Joanne Martin, met l’accent sur les tensions entre les cultures en organisation, qui se manifestent sous forme de rivalités, de luttes de pouvoir ou d’ambiguïté. Tout en reconnaissant cette multiplicité des groupes, l’approche de la culture en mille-feuille questionne les oppositions nettes faites entre les sous-groupes d’une organisation. Si chaque culture d’un sous-groupe est susceptible de comprendre des couches communes à l’organisation, au contexte géographique, etc., il s’ensuit que les tensions seraient davantage le fait de luttes identitaires ou de pouvoir entre ces groupes, qui maintiennent symboliquement les frontières en cultivant, justement, la différenciation.
Enfin, au-delà de la présence de différents groupes sociaux au sein d’une organisation, l’on peut se poser la question de l’existence de tensions éventuelles entre différentes couches d’une même culture. Si la culture de métier dans le bâtiment sublime des valeurs de virilité, alors que la culture nationale française a tendance à prôner une approche davantage égalitaire des sexes, comment ces valeurs se manifestent-elles au niveau de la culture de l’entreprise ? La perspective de « fragmentation », proposée par Martin, permet de rendre compte de cette ambiguïté, suggérant qu’une culture n’est pas un ensemble cohérent de représentations et de valeurs.141
La métaphore de la structure en mille-feuille apporte un éclairage complémentaire sur les relations entre les signifiants culturels dans le sémioscape, mais aussi sur notre conception de l’interculturel et de l’interculturation. Dans les rencontres « interculturelles » (c’est-à-dire toutes les rencontres interpersonnelles, physiques ou virtuelles : supra, chapitre 4), au lieu de postuler une altérité culturelle absolue, comme on peut le constater dans certaines analyses traitant d’interactions entre individus de nationalités différentes,142 il s’agit plutôt d’analyser les « mille-feuilles » culturels activés au niveau de la configuration de la situation sociale (identités des personnes présentes, interactions passées…), afin d’identifier les couches qui les composent et celles qui sont partagées ou non par les acteurs sociaux, selon une perspective intersectionnelle. Dans l’exemple de la communauté autour d’uB-link, une étudiante d’une autre université française, en se connectant sur le réseau bourguignon, pourrait retrouver certains repères familiers en raison de ses connaissances des universités françaises, de la langue et de la culture françaises, des réseaux sociaux, tout en ignorant d’autres codes plus spécifiques à l’Université de Bourgogne et à ses composantes, à la ville ou à la région.
De la même manière, un individu quittant une entreprise pour une autre peut retrouver, dans son nouvel emploi, certains repères communs, liés au métier, au secteur, au pays d’activité, etc., tout en devant s’ajuster à des normes et à des pratiques organisationnelles nouvelles. L’employé peut lui aussi être un vecteur de reconfiguration du mille-feuille culturel de l’organisation. Imaginons que l’entreprise de maçonnerie X recrute son premier employé musulman : jusque-là, admettons que cette religion n’ait eu que peu ou pas d’impact sur la culture organisationnelle. Or, l’arrivée d’un Musulman pratiquant peut soulever des questions à la fois identitaires et sociales, par exemple quant à la place laissée par l’entreprise aux pratiques religieuses pendant le temps de travail. Les réponses apportées ou non à ces problématiques pourraient, selon la position adoptée par l’entreprise, faire intégrer, pour ainsi dire, une nouvelle couche dans sa structuration culturelle, reconfigurant au passage l’ensemble, ou bien viser plutôt à exclure cette nouvelle dimension, avec plus ou moins de succès, en insistant sur le respect des pratiques sociales existantes.
Du point de vue de l’interculturation, le mille-feuille culturel suppose l’activation simultanée, à travers un « épaississement » particulier, de répertoires culturels multiples. Cette condensation des traits de diverses couches autour d’un seul épaississement culturel peut donner lieu à des transferts entre les couches, des phénomènes « d’emprunt », dans la mesure où le rattachement identitaire supposé d’un trait particulier n’est pas clairement établi (Frame, 2013b, p. 260‑265 ; cf. aussi supra, section 6.3). Le terme « d’emprunt » culturel sert généralement à évoquer l’adoption de traits perçus comme « étrangers », associés à une autre culture nationale. Or, ce type d’emprunt s’oppose à celui qui s’opère à l’intérieur d’un mille-feuille culturel. Dans le premier cas, l’emprunt d’un trait suppose l’intégration d’une pratique symbolique fléchée comme « étrangère » (supra), alors que dans le deuxième cas, le mécanisme est celui de l’indifférenciation entre les couches. Puisqu’elles sont activées ensemble, les différentes couches se performent et s’actualisent ensemble dans la figuration, ce qui peut ou non provoquer des évolutions au niveau de la configuration de la situation et la préfiguration culturelle de chaque couche par la suite.
Pour illustrer ce mécanisme, prenons l’exemple de pratiques culturelles comme le « dab » ou le « flossing », des gestes qui se sont successivement popularisés en France pendant la dernière décennie, notamment chez les adolescents et les footballeurs, pour signifier une célébration. Les gestes en question ont été médiatisés par des jeux vidéo et autres formes médiatiques, dont la retransmission de matchs de football. Lorsqu’un footballeur exécute le mouvement de « flossing » pour célébrer un but, il reproduit le geste associé par des millions de joueurs à un personnage fictif du jeu Fortnite Battle Royale. Ce geste ressemble beaucoup à un mouvement de danse popularisé auparavant par le passage à la télévision américaine de l’adolescent américain Russel Horning qui avait été découvert par Katy Perry via son compte Instagram.143 Le footballeur qui manifeste ainsi son contentement reproduit un comportement désormais reconnaissable dans l’épaississement culturel des pratiques des footballeurs, mais difficilement dissociable des couches culturelles « jeune », « amateur des réseaux sociaux », « danseur », etc. En tant qu’« être culturel », le geste circule dans (avec association à un groupe) ou entre (sans association claire à un groupe) les couches du mille-feuille de l’épaissement culturel en question. Chaque performance participe de manière incrémentale à sa polychrésie, dans le sens d’Yves Jeanneret. Chercher à identifier « l’appartenance » culturelle du trait, rappelons-le avec Amselle, n’a généralement pas de pertinence, dans la mesure où les différentes « couches » culturelles sont indifférenciées dans l’épaississement associé aux footballeurs. Seuls les chercheurs en SHS, les journalistes, ou bien des acteurs sociaux concernés par des questions identitaires et des accusations d’appropriation culturelle se posent habituellement ce type de question.
Du point de vue phénoménologique, le fait d’évoquer, dans une conversation, telle ou telle référence culturelle s’accompagne généralement d’une interrogation implicite sur la transparence ou non de la référence invoquée pour les personnes présentes. Par exemple, avant d’évoquer la « French House », lors d’un repas de famille, je peux me demander si tous mes interlocuteurs connaissent l’existence de cette villa parisienne regroupant de jeunes influenceurs sur les réseaux socionumériques, qui a vu le jour pendant quelques mois en 2020.144 Fort est à parier que cette référence ne fait pas partie pour tous de la « culture française », ni même de la « culture TikTok » à l’échelle mondiale, mais qu’elle se trouve à l’intersection des deux. Ma belle-mère, une Française d’âge mûr qui ne fréquente pas les réseaux sociaux, ne connaîtra probablement pas la référence, pas plus qu’un TikTokeur mexicain peu intéressé par la France. En revanche, pour ma nièce, adolescente française dont la sociabilité est en grande partie « connectée », cette référence culturelle lui sera sans doute familière. L’intersectionnalité (supra section 3.1.2) prend alors tout son sens pour penser la manière dont les mille-feuille culturels peuvent être appréhendés par tout un chacun, sur le plan intersubjectif, dans une situation donnée. C’est en prenant en compte de multiples identités (approche intersectionnelle multi-catégorielle) que je cherche à faire sens de l’Autre, pour l’Autre, dans l’interaction.
L’épaississement du mille-feuille culturel qui caractérise une rencontre particulière correspond ainsi à un rapprochement de couches différentes qui varie selon la situation et les individus présents.145 Chaque individu est porteur de « bagages » culturels singuliers, de sa « boîte à outils » idiosyncrasique, pour reprendre la métaphore proposée par Anne Swidler (1986). Ce raisonnement peut sembler renouer avec la notion de « culture individuelle », mais, comme affirmé plus haut (cf. supra, section 2.3), une telle conception aurait quelque-chose de paradoxal, d’impossible dans la mesure où il faut qu’une culture soit partagée avec d’autres personnes pour fonctionner en tant que telle. Le mille-feuille culturel est donc défini au niveau collectif et non individuel : les couches qui le composent dépendent des connaissances supposées partagées entre individus (dans un groupe ou toute autre figuration sociale), en fonction du vécu et du parcours de socialisation de tout un chacun.
Dans une interaction, non seulement on mobilise de multiples cultures et identités au niveau de la préfiguration, mais la nature des cultures que l’on projette sur ses interlocuteurs (les traits culturels anticipés au sein du mille-feuille) dépend de leurs identités intersectionnelles. En évoquant la « French House » à mon repas de famille en France, je m’attends à ce que les jeunes membres de la famille me comprennent, là où je devrais sans doute expliciter la référence pour des personnes plus âgées qui n’utilisent pas TikTok. La référence ne fait pas partie de la culture française pour tous. Dans la vie quotidienne, ce travail de « conciergerie culturelle » est courant : on vérifie, on actualise, on performe les références culturelles, en faisant allusion, en explicitant, en expliquant lorsque c’est nécessaire, les références inconnues des uns et des autres. L’on participe ainsi à remodeler, par traits de pinceau microscopiques, le mille-feuille culturel des références partagées, indissociable des identités.
Le sémioscape global et la conception des cultures en mille-feuille suggèrent un espace sémiotique ouvert dans lequel des référents culturels s’agrègent selon les logiques de réseau et d’enchevêtrement de l’espace social, autour d’identifications particulières qui se différencient dans l’intersubjectivité. Pour comprendre les logiques de rapprochements et de transferts de référents entre les cultures, la manière dont ils circulent entre les couches, il faut se demander ce qui leur donne un sens (orientation majeure), du sens (contenus agrégés), pour les acteurs sociaux. Cette dimension a été évoquée antérieurement (section 6.2), à travers la discussion des dynamiques sociales intersubjectives (intragroupes et intergroupes) qui peuvent expliquer les « emprunts », mais aussi la distinction et d’autres phénomènes de circulation triviale. Il nous reste désormais à appliquer ces considérations intersubjectives de recherche de repères de signification et d’estime de soi (la figuration/facework au sens de Goffman) aux figurations communicationnelles (au sens d’Elias et des chercheurs de l’École de Brême), afin de compléter le tableau dressé du processus d’interculturation à l’œuvre.
Une perspective figurationnelle ne consiste donc pas seulement à reconnaître que les groupes, les organisations, les villes et les nations sont différents types d'individus “assemblés” [...] : bien sûr qu'ils le sont, mais cela ne nous dit pas grand-chose ! Il est plus important d'analyser l'interrelation des figurations impliquées, de leurs constellations d'acteurs, de leurs pratiques et des nouvelles relations de signification (y compris les pressions pour soutenir de nouveaux cadres de pertinence, des constellations d'acteurs, des pratiques communes et des ensembles médiatiques sous-jacents) qui résultent de la construction de figurations préexistantes dans un agencement plus large, ou une figuration de figurations. [Couldry et Hepp, 2016, p. 74 ; emphase d’origine, notre traduction]146
Dans l’ordre de la figuration, l’une des clés de l’approche sémiopragmatique, la perspective dite « figurationnelle » développée ici par Couldry et Hepp souligne, sur un plan nouveau, la nécessité de dépasser le niveau d’analyse des seuls groupes sociaux pour penser les cultures. Le groupe social a été appréhendé comme un construit social subjectivement constitué (cf. supra sections 2.2 et 6.2), auquel on associe une culture sur le plan intersubjectif. Mais, puisque les cultures sont également indissociables d’autres logiques et structurations sociales, notamment à travers leur structure en mille-feuille, en relation avec le sémioscape global, cet horizon d’analyse peut s’avérer limitant. Moins rigide, plus ouverte, la figuration communicationnelle englobe et dépasse le groupe social, renvoyant à tous les liens communicationnels possibles entre les individus, qu’ils soient dans un groupe ou bien rapprochés par une relation sociale autre, ponctuelle ou durable. Une figuration peut relier passagers et employés ferroviaires dans un train, par exemple, ou bien clients, commerçants, fournisseurs et producteurs ; ou encore élèves, personnels d’établissements scolaires, parents, rectorats, corps d’inspection et Ministère de l’Éducation, etc. Les figurations sont plus ou moins éphémères (groupe de spectateurs à un événement sportif…) ou institutionnalisées (collectivités territoriales, organisations…), ces dernières étant dotées d’une forme d’agence collective et pouvant générer d’autres figurations en leur sein : les « figurations de figurations » (Couldry et Hepp, 2016, p. 74).
En ce sens, les groupes sociaux sont eux-mêmes des figurations, mais là où le concept de groupe met l’accent sur l’appartenance sociale supposée comme gage de prévisibilité intersubjective et donc sur le postulat d’unicité culturelle, celui de figuration communicationnelle part de l’activité sociale, prenant en compte divers acteurs reliés par des situations de communication (les « constellations d’acteurs »), leurs relations (affinités, rivalités, pouvoirs, dépendences, tensions…) et les multiples influences culturelles qu’ils peuvent représenter ou exercer les uns sur les autres. Le concept de figuration peut ainsi nous aider à penser les dynamiques sociales évoquées au chapitre 6, en termes interindividuels et intergroupes, en relation avec l’évolution des mille-feuilles culturels. Comme nous l’avons souligné dans la discussion des sous-cultures (cf. supra section 6.2.2), les groupes (figurations) créés à l’intérieur d’autres figurations et qui en héritent du patrimoine culturel (langue, codes dominants...) sont aussi dans une relation à ce groupe « géniteur » (relations de rejet, de subversion, d’adhésion, de renouvellement...). Il est donc pertinent de chercher à penser ensemble la structuration sociale et les relations entre les figurations.
Les groupes s’inspirent également d’autres groupes, comme points de référence (groupes d’appartenance vs. groupes de référence), puisant dans le sémioscape. Les multiples appartenances, les pratiques sociales et les relations intersubjectives des membres du groupe jouent aussi un rôle, tout comme les luttes de pouvoir internes et externes. Comme l’analyse Dick Hebdige, à propos des sous-cultures « punk » et « noire » en Grande-Bretagne qui s’opposaient dans l’espace social : « although apparently separate and autonomous, punk and the black British subcultures with which reggae is associated were connected at a deep structural level. » (Hebdige, 1979, p. 29). Bien qu’opposées sur le plan identitaire, les deux cultures partagent un positionnement relationnel qui rejette l’Establishment, avec une idéalisation de figures de souffrance et de rébellion. Prendre en compte les figurations sociales et une couche culturelle partagée, liée à la classe ouvrière, permet de mieux comprendre cette proximité paradoxale et d’éventuelles évolutions communes ou non, en relation avec la délimitation identitaire forte des groupes à travers des styles opposés.
En déplaçant l’analyse des groupes sociaux aux relations sociales, la perspective figurationnelle met en avant le processus d’interculturation à l’œuvre. Les dynamiques de rivalité et de maintien des frontières intergroupes au sein d’un champ (cf. supra, section 6.2.2) peuvent se comprendre en rapprochant les groupes rivaux au sein d’une figuration comprenant un ensemble d’acteurs et d’institutions, par rapport auxquels les uns et les autres se positionnent. De même, l’importance des frontières intergroupes dans l’innovation culturelle et l’interculturation a déjà été soulignée. La perspective figurationnelle met l’accent sur la créativité à l’œuvre en marge des groupes, là où l’ambiguïté et les multiples influences culturelles sont les plus fécondes.
Les frontières sont également des lieux où naissent souvent de nouvelles pratiques. Les processus frontaliers créent leurs propres histoires au fil du temps et, le moment venu, de nouvelles pratiques émergent aux frontières des anciennes, et de ce fait, de nouvelles communautés prennent forme. Là encore, il n'est pas toujours facile de reconnaître la valeur de ces pratiques, car elles se situent à l'intersection de multiples régimes de compétence sans pour autant s'inscrire clairement dans l'un ou l'autre de ceux-ci. [Wenger, 1999, p. 253 ; notre traduction]147
Wenger le souligne : une figuration qui rassemble les membres de différents groupes ou communautés de pratique, autour d’un objet commun, peut aboutir à un transfert de traits culturels (cf. supra, section 6.2.1 et seq.), ou bien à des dynamiques de distinction (Bourdieu, 1979) ou de création de frontières (Barth, 1969). Pour bâtir une meilleure compréhension des processus à l’œuvre, au cas par cas, il est pertinent de situer l’analyse au niveau de la figuration en tant que telle, avec une approche des cultures en mille-feuille et en prêtant une attention particulière aux dynamiques identitaires et intersubjectives (approche sémiopragmatique).
Comme l’affirment les chercheurs de l’École de Brême, les relations sociales qui forment une figuration ont souvent une dimension médiatisée, que ce soit à travers des médias numériques utilisés pour de la communication directe entre individus au sein de la figuration, ou bien via des formes institutionnalisées de communication produites par certains acteurs (Couldry et Hepp, 2016, p. 75). Plus généralement, les figurations sont à situer dans un contexte médiatique qui dépasse largement les individus qui les composent et les activités qui les focalisent. Selon ses possibilités d’accès technique et ses connaissances sociales, chacun peut se référer à des formes symboliques médiatisées circulant dans l’espace social.
À titre d’exemple, une figuration autour d’un établissement scolaire, un collège, peut utiliser une plateforme numérique dédiée pour la mise en relation des enseignants, des parents et des élèves, typiquement afin de permettre une communication entre les acteurs de l’établissement et les familles, pour gérer l’assiduité, la notation, la prise de rendez-vous, les messages individuels, le paiement de factures de cantine, etc. Outre ce média « interne » à la figuration, les acteurs de la figuration se réfèrent à des référents culturels médiatisés « externes », liés à leur utilisation des médias dans la vie de tous les jours. Même si les téléphones portables y sont désormais interdits en France, les conversations de cours de récréation porteront, entre autres, sur des jeux vidéo, des séries télévisées, des vidéos amateures sur les réseaux socionumériques tels que TikTok ou Instagram, des chansons et des clips musicaux, pendant qu’en salle des professeurs certains évoqueront l’actualité de la presse écrite, des documentaires radiophoniques ou télévisés, des films récents ou des pièces de théâtre, voire des offres de voyage en promotion sur les sites internet spécialisés, chacun selon sa logique figurative, au sens de Goffman. Ces référents culturels, qui peuvent aussi être évoqués dans les conversations entre élèves et enseignants, dans la salle de classe ou non, relèvent d’une variété de cultures médiatisées qui viennent irriguer la figuration.
A côté de la culture nationale et les référents que chacun est censé connaître, tels que les chanteurs populaires, les comédiens professionnels, les actualités, certains jeux vidéo ou sites internet, d’autres références relèvent d’identifications et de pratiques sociales plus exclusives, que ce soit au niveau de l’expérience groupale ou bien individuelle. Au moment de la rédaction de ce texte, le réseau socionumérique TikTok est surtout populaire chez les adolescents en France ; les films et les pièces de théâtre peuvent aussi avoir, selon le genre, des publics particuliers. Mais dans la mesure où l’ensemble de ces contenus médiatés peut être évoqué explicitement ou implicitement dans le contexte figuratif des interactions au sein de la figuration de l’école, cette figuration participe à leur circulation dans l’espace social et dans l’épaississement culturel qui le caractérise. Cela se traduit dans les discours et les comportements des professeurs et des élèves, mais aussi, le cas échéant, les styles vestimentaires, les jeux des élèves, les comportements en classe des uns et des autres. Les élèves apprennent de leurs enseignants et vice-versa.
Les formes culturelles médiatisées, liées à nos usages des médias, sont une source importante de signifiants, de styles et de formes de vie, de relations sociales prototypiques mises en scène, etc. Ce sont des formes incarnées dans le sémioscape, ouvertes à la réinterprétation (aux deux sens du terme) par les acteurs sociaux, dans le cadre de leurs diverses figurations. Il existe, cependant, plusieurs limites à la circulation triviale. Prenons l’exemple d’une expression popularisée parmi les adolescents grâce notamment à son utilisation au cours d’une émission de téléréalité, qui devient progressivement (re)connue à l’échelle nationale mais considérée comme une forme non standardisée de la langue. Sur le plan sociolinguistique, il est peu probable que cette expression soit reprise par les résidents d’une maison de retraite, habituellement attachés à un style « classique » ou « conventionnel » d’expression orale. Du point de vue des figurations communicationnelles, il y a déjà un facteur lié à l’exposition des résidents à la forme culturelle en question. Si l’on admet que certains reconnaissent l’expression à partir de leurs interactions en dehors de la maison de retraite, avec de jeunes membres de leur famille, à travers les médias, etc., il ne va pas de soi qu’ils l’emploient dans les conversations de tous les jours. Selon l’individu, cela pourrait être considéré comme incongru sur le plan identitaire par rapport à son style d’expression habituel. Son utilisation éventuelle pourrait s’intégrer dans une stratégie identitaire consistant à se montrer « en phase » avec les tendances de la société en général, en précédant l’expression d’un marqueur de distanciation identitaire, tel que « comme le diraient les jeunes d’aujourd’hui… ». En revanche, il est bien moins plausible qu’une telle expression soit directement adoptée par le groupe en question, étant donné son caractère incongru par rapport aux styles habituellement adoptés.
Dans la prise de forme culturelle, identitaire, la question de la complémentarité, de la consistance figurale des traits culturels entre eux et par rapport aux identités de ceux qui les mettent en scène socialement, est capitale pour comprendre leur circulation.148 Les limites de la circulation triviale dans l’espace social de communication sont donc à chercher non tant sur le plan sociotechnique que sur le plan identitaire et intersubjectif, dans les choix d’individuation, pour reprendre le concept de Simondon (1964). Les relations sociales directes ou médiatées via les figurations communicationnelles favorisent ou non l’exposition à tels ou tels traits, mais la circulation de ceux-ci sous la forme d’appropriations dans de nouveaux contextes culturels est avant tout une affaire de sens.
Cela se vérifie même dans les cultures les plus créatives. Nous avons déjà évoqué la fécondité artistique des sous-cultures qui se fondent sur la transgression, se définissant par leur opposition aux groupes dominants de la société (cf. supra section 6.2.2). Mais Stuart Hall et ses collègues insistent sur le fait que les styles de ces groupes constituent toujours un ensemble cohérent, qui fait sens pour les membres du groupe, car alignés sur des valeurs généralement admises : « The symbolic objects – dress, appearance, language, ritual occasions, styles of interaction, music – were made to form a unity with the group’s relations, situation, experience » (Clarke et al., 1976, p. 56). Malgré leur familiarité avec la culture dominante, qui constitue par définition une couche de signification pour l’ensemble des sous-cultures, et malgré les figurations communicationnelles qui peuvent les relier à différents groupes plus ou moins rebelles ou conformistes par rapport aux normes dominantes, la logique de distinction reste primordiale dans les styles adoptés.
Sur le plan social, la créativité est ainsi circonscrite et soumise à la signification sociale et aux enjeux de l’identification dans les relations interpersonnelles et intergroupes. Si les figurations communicationnelles avec leur extension médiatique nous permettent de comprendre les logiques d’exposition sociale aux formes culturelles préfigurées dans le sémioscape, il faut réintégrer les logiques d’identification sociale et donc les groupes pour comprendre leur circulation. Pour être performé et adopté par un groupe particulier, un nouveau trait vient s’intégrer dans un ensemble, par rapport aux différentes couches qui constituent son épaississement culturel. En faisant une nouvelle fois écho à Simmel149 et à Bauman (1999, p. xiv), la dialectique entre conformité et créativité qui est propre à tout processus culturel doit toujours être relié au sensible. À travers les traits qu’ils performent, les acteurs sociaux cherchent de nouvelles manières de définir et d’exprimer socialement le soi et l’autrui (Frame et Ihlen, 2018), sur les plans éthique, esthésique et esthétique (Boutaud, 2016). Pour cette raison, notre réflexion sur l’interculturation à l’ère de la mondialisation et de la médiatisation revient, en dernière instance, à la question du sens, à travers l’éclairage sémiopragmatique de la communication. C’est au niveau microsocial des rapports d’intersubjectivité entre acteurs sociaux que se jouent les transfigurations culturelles, marquées par la créativité, l’activité du sens. Elles puisent dans un ensemble de référents culturels circulant dans le sémioscape, en fonction des diverses figurations communicationnelles, mais aussi, et fondamentalement, des dynamiques identitaires intersubjectifs et d’un besoin de faire sens.