Il me semble qu'en tant qu'ordre d'activité, celui de l'interaction, plus que tout autre peut-être, est en fait ordonné, et que cet aspect ordonné repose sur une large base de présuppositions cognitives partagées, sinon normatives, et de contraintes autoentretenues. La manière dont un ensemble donné de telles compréhensions prend naissance historiquement, s'étend et se contracte dans sa distribution géographique au fil du temps, et comment, en un lieu et à un moment donnés, des individus particuliers acquièrent ces compréhensions sont de bonnes questions, mais auxquelles je ne peux pas apporter de réponse. [Goffman, 1983 ; notre traduction]1
À l’image d’Erving Goffman, figurant ici comme référence et source d’inspiration, nous avons jusqu’alors consacré beaucoup d’attention à comprendre les mécanismes de la communication interpersonnelle s’appuyant sur différentes cultures et identités. Nous avons moins évoqué la manière dont les savoirs culturels et identitaires se cultivent et circulent dans l’espace social, à travers les interactions. En essayant de « boucler la boucle » et de comprendre l’influence des interactions sur les cultures, les transfigurations interculturelles qui s’opèrent lors de rapprochements ou d’oppositions symboliques entre groupes sociaux, médiatées par les interactions de tous les jours, nous portons le regard à un autre niveau, mais nous intéressons toujours à un seul et même processus.
Après une discussion autour du terme d’interculturation, le présent chapitre évoque la dimension sociale des cultures en évolution, l’influence des groupes dans ce processus et la manière dont la sémiotique aborde cet environnement signifiant, mouvant. L’analyse s’appuie, tour à tour, sur la psychologie sociale appliquée aux dynamiques intragroupes et intergroupes, puis sur la sociologie de Bourdieu et les cultural studies,2 pointant l’influence des institutions sociales et des rapports de pouvoir dans l’interculturation.
De nombreux concepts existent pour évoquer les façons dont des cultures peuvent se mêler, se mélanger à l’échelle sociétale. Certains, comme l’acculturation, l’assimilation, l’intégration ou l’adaptation renvoient à une idée plus ancienne d’homogénéisation progressive, là où des approches plus récentes insistent davantage sur l’existence de « zones de contact » ou de diasporas entretenues à distance. Ces approches mettent davantage l’accent sur la coexistence, la conservation ou la réinvention de traits culturels et identitaires différenciateurs, par exemple lorsqu’une communauté minoritaire expatriée érige sa patrie supposée en mythe et puise sa solidarité dans cette appartenance imaginée entretenue socialement. Le rapport entre cultures et territoire est mis en avant à travers des concepts comme la territorialisation, la déterritorialisation (un restaurant McDonalds à Moscou présenté comme un havre de culture américaine déterritorialisée) et la reterritorialisation (lorsque le restaurant en question se reterritorialise en adaptant ses menus au supposé « goût russe »). Il est question aussi du maintien de « frontières culturelles » (Barth, 1969), ou au contraire de mestizaje (un concept latino-américain pour désigner un mélange d’espagnol et d’indien), ou de métissage, de créolisation, de transculturation, d’hybridation, d’interférence culturelle, de bricolage culturel, de pluralisme, de syncrétisme, d’universalisme, etc. (cf. Lie, 2003, p. 81 et seq. pour une discussion de ces termes).
L’anthropologue Jean-Loup Amselle critique, parmi ces concepts, ceux qui à l’instar de la créolisation ou du syncrétisme, divisent implicitement les cultures entre « cultures pures » et « cultures mélangées » et renvoient, in fine, à l’idée de cultures originelles qui correspondraient à un état « antédiluvien » de la mondialisation.
Il ne suffit pas non plus d’affirmer la créolité ou le métissage de toutes les cultures pour sortir de cette aporie, car supposer une multi-origine de chaque culture reconduit précisément la distinction entre les différentes cultures, dispositif que l’on entend justement écarter. Seul un agnosticisme culturel absolu, c’est-à-dire la volonté de débrancher toute forme de pensée d’une origine quelconque, permet d’échapper à ce cercle. [Amselle, 2001, p. 205‑206]
Amselle propose d’échapper à ce problème en adoptant le terme de « branchements », titre qu’il donne à son ouvrage de 2001, afin d’évoquer les multiples influences réciproques et continues entre cultures différentes, telles qu’elles figurent dans le palimpseste symbolique de nos interactions et telles qu’elles ont toujours figuré, selon lui. Dans son ouvrage, Amselle rejette l’hypothèse selon laquelle la mondialisation aurait fondamentalement changé les relations entre les cultures. Il avance, par exemple, que les grandes religions organisées comme l’Islam ou le Christianisme jouaient autrefois le rôle de référents communs et de sources de signifiants et de symboles partagés que jouent également aujourd’hui des marques transnationales comme Coca-Cola ou des styles de musique comme le rap ou le hip-hop. En lieu et place d’un tableau de la mondialisation dans lequel chacun entre en conflit face aux cultures hégémoniques (Barber, Huntington), Amselle cherche à montrer que les identités expriment leur singularité en empruntant ce langage globalisé lié aux médias et à la consommation, thèse séduisante qui sera évoquée au septième chapitre.
Définir l’interculturation comme processus
On est dans un processus antagoniste qui entraîne les cultures à devenir en même temps homogène et hétérogène. Il faut être en mesure de définir ce qui circule entre les cultures et peut même à un moment, s’installer chez toutes. [Demorgon, 2000, p. 39]
En donnant crédit aux arguments d’Amselle, en vertu d’une approche « liquide » des cultures, nous préférons substituer au terme de « branchements » celui d’interculturation, plus ancien, mais qui retient aussi cette idée de dynamiques culturelles en constante évolution. Le terme d’interculturation a notamment été popularisé par Jacques Demorgon, entre autres dans son ouvrage de 2000, L’interculturation du monde.
À travers cette notion, Demorgon invite à penser les interactions entre cultures à tout niveau, médiatées par les interactions interpersonnelles. Au-delà de ce qu’il appelle « l’interculturel d’ajustement », lorsque des individus ou groupes cherchent à s’adapter à autrui dans une situation identifiée comme « interculturelle » (supra, section 4.1.1), il évoque aussi « l’interculturel de genèse », ce processus moins conscient et plus profond, à travers lequel les cultures évoluent sans cesse au contact les unes des autres, à travers la communication de tous les jours, dans un monde hyperconnecté. Alors que l’interculturel d’ajustement serait un « interculturel post », impliquant l’existence préalable des cultures en question, l’interculturel de genèse, comme son nom l’indique, est un « interculturel ante », responsable de l’émergence et de l’évolution des cultures, qu’il s’agit de penser comme un continuum (Demorgon, 2010, p. 37). L’interculturation regroupe ces deux processus.
L’interculturation est la vraie notion opératoire centrale des études historiques et sociologiques. Elle seule permet de poser clairement les questions : pas seulement entre qui et qui mais encore entre quoi et quoi, y a-t-il interculturation ? L’interculturel d’ajustement regarde du côté des personnes, des groupes, des organisations qui cherchent à coopérer. Mais, pendant ces coopérations, souvent bienvenues, une autre interculturation est à l’œuvre qui surprend par ses conséquences soudaines parfois positives comme la fin pacifique de l’empire soviétique ou le règlement final de l’apartheid en Afrique du Sud mais, souvent aussi, très négatives.
L’interculturation humaine, dans son hypercomplexité globale, est d’une approche difficile. Il y faut de nouvelles études cherchant à comprendre cet interculturel de genèse. [Demorgon, 2010, p. 20]
Notre projet répond précisément à cette volonté de penser la genèse et l’évolution continue des dynamiques culturelles à travers la communication entre individus et groupes et via les médias, en partant de l’ancrage microsocial de l’interculturel d’ajustement3 pour penser le méso et le macro. Tout en restant attachés aux interactions comme point de rencontre et de performance des normes et des représentations à travers les actes symboliques incarnées, nous nous inscrivons ainsi dans une posture d’analyse diachronique de la trivialité (Jeanneret), en visant à mettre au jour les facteurs qui permettent de mieux comprendre la circulation des « êtres culturels » dans nos sociétés complexes et hyperconnectées. Parmi les autres travaux autour du concept d’interculturation, citons l’ouvrage de Cloet et Pierre qui s’y rapporte à plusieurs occasions afin d’évoquer un processus global d’évolution sociétale où s’inscrivent les actions individuelles.4
Le concept d’interculturation a été appliqué dans d’autres champs disciplinaires, comme par exemple celui de la linguistique, pour évoquer les évolutions morphosyntaxiques des langues à travers leur contact (Paulin, 2009), et notamment en psychologie interculturelle. Citons à cet égard les travaux du « Pôle Interculturation Psychique et Contacts Culturels », dirigé par Patrick Denoux, au sein du « Laboratoire Clinique Pathologique et Interculturelle » à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès (Denoux, 1994, 2013 ; Guerraoui, 2009 ; Oulahal et Denoux, 2018 ; Teyssier et Denoux, 2013). Cette équipe « développe des recherches sur les effets psychologiques du contact entre cultures au sens anthropologique, générationnel ou organisationnel [et…] élabore le concept générique d'interculturation recouvrant l'ensemble des processus psychologiques spécifiques (intrapsychiques et interpersonnels) de métabolisation de la différence se déployant dans les rencontres ou mutations culturelles ».5 Cette définition remplace la notion trop réductrice d’acculturation, en abordant la socialisation comme un processus complexe dans lequel des repères culturels se structurent mutuellement (Guerraoui, 2009), dans des situations que Demorgon qualifie d’« interculturel d’ajustement », dans lesquelles l’interculturalité est définie comme la prise en compte de la différence.
Contrairement à ces derniers travaux qui s’intéressent tout particulièrement aux manifestations intrapsychiques de l’interculturation à travers les contacts interpersonnels, l’accent est mis dans notre projet sur les manifestations à l’échelle macrosociale, conformément à l’appel de Demorgon pour des recherches axées autour de « l’interculturel de genèse ». Du point de vue des sciences de l’information et de la communication, l’enjeu est de comprendre l’évolution, à travers la communication microsociale, des repères de signification impliqués dans la sémiogenèse aux échelles méso et macro. Ce projet nécessite de prendre en compte l’environnement social dans lequel se déroulent les interactions afin de bien saisir la dialectique entre le social et le culturel.
La caractéristique la plus marquante de la vie contemporaine est la variété culturelle des sociétés, plutôt que la variété des cultures dans la société. [Bauman, 1999, p. xliii ; notre traduction]6
Les modèles évolutionnistes des cultures suggèrent qu’un groupe développe une culture pour s’adapter à un environnement (Demorgon, 2010, p. 139). Ainsi, l’Homme préhistorique vivant en groupes a appris et transmis, à travers la socialisation, des techniques, des normes et des pratiques permettant sa survie dans un environnement physique hostile. De la même manière, les normes et pratiques culturelles de certains groupes, y compris des groupes professionnels, semblent adaptées à leur environnement physique, que ce soit lié à des conditions climatiques extrêmes (pays très chauds ou froids, etc.), à des cycles naturels (en agriculture…), ou à d’autres facteurs géographiques, par exemple. Mais en dehors de l’environnement physique, dans la mesure où tous les groupes sont liés, il faut également prendre en compte l’environnement social (composé d’individus et de groupes) dans lequel un groupe évolue, dans ses dimensions symbolique (définie par les identités) et sémiotique (structurée par des processus de signification). De cette manière, il faut penser le social, à tout niveau des sociétés, afin de penser le culturel : les relations entre les groupes, médiatées par les relations entre les individus, selon des identités et des traits culturels mis en avant pour faire sens dans les interactions, constituent un facteur important dans le changement culturel.
Du point de vue de la sémiotique, une réflexion s’impose autour de l’impact de l’environnement social sur la manière dont les acteurs sociaux pluriels en coprésence, appartenant tous à divers groupes, « bricolent » du sens à partir de signifiants ou d’interprétants plus ou moins partagés. L’on peut s’interroger également sur l’impact de ce bricolage signifiant sur l‘évolution des repères de signification culturels marquée par l’environnement social dans lequel il se déroule. Puisque les sujets, porteurs de répertoires culturels multiples auxquels ils se réfèrent en fonction des situations sociales, construisent aussi la culture à travers leurs performances et leurs interprétations, les liens entre sémiotique et interculturation demandent à être creusés.
L’une de ces implications de la polychrésie des objets de communication est une interrogation sur ce que peut la sémiotique. En effet, si tous les objets sont reconfigurés par l’usage, il paraît vain de prétendre en délivrer le sens. [Jeanneret, 2008, p. 95]
Yves Jeanneret critique les approches sémiotiques classiques (saussurienne ou peircienne) qui supposent une culture partagée par un groupe plutôt homogène, qui viendrait sérieusement réduire le champ des interprétations possibles. Trop souvent, écrit-il, l’on évacue la culture, ou la prend comme présupposé non explicité, ce qui pose problème car c’est dans la culture que réside l’interprétation. « En somme, qui voudrait se conformer strictement à l’alternative entre la sémiotique du système et celle de l’interprétant devrait admettre que la culture s’impose massivement comme un donné ou glisse sans cesse à la poursuite d’elle-même. Or, ce qui est en jeu avec les pratiques triviales, c’est-à-dire la circulation concrète d’objets réels saisis par des pratiques et des interprétations, exige une élaboration particulière, qu’aucun de ces modèles, dans sa pureté théorique, ne peut réellement prendre en charge » (Jeanneret, 2008, p. 49).
Afin de dépasser ces limites, Jeanneret dessine les contours d’une « cybernétique de l’imparfait », reposant toujours sur des interprétations incertaines (ibid., p.136 ; cf. aussi supra section 3.2.4). Pour ce faire, il propose les notions de trivialité, d’altération (« ce sur quoi vient buter toute explication de la culture en termes de règles » ibid., p. 92 puisqu’il « n’existe de culture qu’altérée » : ibid., p. 87) et de polychrésie (tout être culturel « est exposé à faire l’objet de constantes réappropriations et à être ainsi pris sans cesse dans un large spectre de logiques sociales différentes. » : ibid., p. 83). Cette sémiotique ancrée dans le social s’attache à comprendre la manière dont les réappropriations successives par des acteurs sociaux, d’une situation à une autre, contribuent à altérer les cultures, au niveau des repères de signification qui évoluent. Jeanneret introduit aussi le terme de prédilection pour dépasser l’opposition entre sémiotique et pluralité sociale : « L’idée de prédilection vise à éviter l’alternative entre le social et le sémiotique : elle consiste à penser que les différences sociales et culturelles dans l’appréhension, la qualification et la manipulation des objets s’exercent au sein de l’univers sémiotique en produisant du texte, de la forme, de la signifiance. ».7 En déplaçant ainsi la sphère sémiotique à l’extérieur des sphères sociales, Jeanneret ouvre clairement la voie pour penser, grâce à son approche sémiotique, les évolutions des cultures entre les groupes.
Cette vision élargie de la sphère sémiotique n’est pas sans rappeler la « sémiotique de la culture » de Youri Lotman, et en particulier sa notion de sémiosphère définie comme « espace sémiotique nécessaire à l’existence et au fonctionnement des différents langages […]. À l’extérieur de la sémiosphère il ne peut y avoir ni communication ni langage. » (Lotman, 1999, p. 10). Lotman cherche à penser les relations entre différents éléments signifiants, faisant partie de différents « langages » au sein d’une sémiosphère qui correspond à une culture (nationale) : « La sémiosphère est marquée par l’hétérogénéité. Les langages qui emplissent l’espace sémiotique sont variés, et reliés les uns aux autres le long d’un spectre qui va d’une possibilité complète et mutuelle de traduction à une impossibilité tout aussi complète et mutuelle de traduction » (ibid., p. 13). À l’intérieur de la sémiosphère, les différents langages, associés à des groupes sociaux et à des contextes d’énonciation différents proposent différentes manières d’exprimer ou d’interpréter la relation à un objet. Ces langages en compétition structurent l’espace sémiotique.
Lotman précise qu’au centre de la sémiosphère se trouve le langage naturel de la culture en question, institutionnellement légitimé et normé, et entouré d’autres langages davantage périphériques. Si les repères de signification du langage central sont généralement stabilisés à travers une grammaire, le développement et les évolutions culturelles se font davantage en périphérie, en marge, à travers le contact où s’opposent des langages moins stabilisés, sous tension par rapport aux normes établies. Ils produisent alors des éléments qui peuvent graduellement être réinterprétés ou non dans le contexte idéologique dominant.
À la périphérie – et plus on s’éloigne du centre, plus cela devient apparent – les relations entre la pratique sémiotique et les normes imposées deviennent plus tendues encore. Les textes qui s’accordent avec ces normes sont suspendus dans le vide, dépourvus de tout contexte sémiotique réel, tandis que des créations organiques, nées dans un milieu sémiotique véritable se trouvent en conflit avec les normes artificielles. Ceci est la zone du dynamisme sémiotique. C’est le champ de tension où les nouveaux langages voient le jour. [Lotman, 1999, p. 25‑26]
Du point de vue de l’interculturation, l’innovation arrive à travers les interactions et les contacts entre langages et donc de groupes différents. Lotman précise que tout dialogue suppose de l’asymétrie, c'est-à-dire une variance entre les langages des différents participants. « Cependant, si un dialogue dépourvu de différences sémiotiques n’a pas raison d’être, lorsque la différence est absolue au point que les participants s’excluent mutuellement, le dialogue devient impossible. L’asymétrie doit donc comporter un degré minimal d’invariance. » (Lotman, 1999, p. 41). La possibilité d’interaction repose, chez Lotman, sur l’appartenance minimale à une sphère culturelle commune, structurée en sémiosphères nationales.
Malgré sa complexité qui cherche à intégrer l’évolution culturelle comme processus polychrésique ancré dans les interactions sociales et langagières, en dernière analyse l’approche lotmanienne, n’échappe pas totalement à l’écueil reproché par Jeanneret aux traditions sémiotiques « classiques » (supra), puisque la possibilité pour des individus de naviguer entre plusieurs sémiosphères, ainsi que les relations entre les sémiosphères elles-mêmes, restent en grande partie non explicitées chez le sémioticien russe. Il est question de l’emprunt ou de l’adoption culturelle d’un objet ou d’une tradition étrangère au sein d’une sémiosphère. Cela passe par la réception de l’objet, sa naturalisation et un reniement de sa forme étrangère (son appropriation par la sémiosphère locale), puis son éventuel accès au centre de la sémiosphère pour occuper une place d’objet culturel étranger naturalisé, dans le système de la culture réceptrice (Lotman, 1999, p. 47‑48). Cette question de l’innovation culturelle revient dans l’ultime ouvrage de Lotman, L’explosion et la culture, où l’auteur pose le paradoxe du système dont les principes sont (en partie) responsables de sa propre évolution. La notion d’explosion, ou de changement imprévisible et précipité, est associée aux influences culturelles étrangères. Le changement culturel résulte ainsi d’innovations intrinsèques et continues ou extrinsèques et ponctuelles. Les premières constituent des évolutions prévisibles, incrémentales, par rapport aux éléments déjà existants dans le système, alors que les secondes non : elles résultent de l’intégration dans le système d’éléments étrangers, dont il est impossible de prévoir ni la forme qu’ils prendront, ni leur impact sur le système lui-même, une fois qu’ils auront été appropriés.
La pensée de Lotman nous permet d’envisager l’influence de différents groupes par rapport à une culture nationale qui les englobe.8 Mais dans un contexte de mondialisation, la fermeture des sémiosphères autour d’une culture nationale constitue une rigidité supplémentaire qu’il convient de dépasser. Pour contourner cette limite, Andrea Semprini propose de multiplier les sémiosphères, en les situant à différents niveaux, et en faisant des espaces symboliques ouverts et perméables.
La configuration de l’espace de flux est donc caractérisée par la présence d’une multiplicité de sémiosphères qui peuvent entretenir des rapports « horizontaux » ou « verticaux ». Dans le premier cas, le flux sémiotique est découpé en plusieurs sémiosphères, de taille variable, mais qui se situent toutes sur un même plan. Dans le deuxième cas, les sémiosphères se disposent sur plusieurs plans, avec des niveaux de généralité différents. Ainsi, par exemple, on peut considérer qu’en France l’univers de sens de la citoyenneté républicaine constitue une sémiosphère qui est très étendue, car elle est associée à l’idée même de la nation, et qu’elle se situe à un niveau de généralité très élevé, car elle définit certains éléments propres aux fondations du pacte social. En revanche, des univers de sens comme « la pensée unique », « le libéralisme sauvage » ou « l’exception culturelle » constituent des sémiosphères qui se situent à un niveau de généralité différent. [Semprini, 2003, p. 191]
Dans cette conception, plus dynamique, l’individu se réfère à plusieurs sémiosphères, thématisées, qui peuvent être d’étendues différentes et plus ou moins fermées. Cela ouvre cette perspective sur la question de la diversité culturelle, dans la mesure où différents individus peuvent, en fonction de leur socialisation, de leur éducation, de leurs expériences, avoir plus ou moins de connaissances de différentes sémiosphères et, supposons-le, articuler ces connaissances et ces sphères de références au cours de leurs pratiques sociales. Plusieurs questions essentielles restent, cependant, en suspens : comment les sémiosphères s’articulent-elles entre elles ? Quels rapports entre sémiosphères et groupes sociaux ? Tout en reconnaissant l’avantage de chercher à penser une multiplicité de sémiosphères à différents niveaux de spécificité ou de généralité, nous proposons, dans ce travail, d’envisager plutôt un continuum sémiotique qui englobe l’ensemble des sémiosphères. Ceci ne se réduit pas au « flux sémiotique » de Semprini, cette « masse de sens inorganisée », préalable aux sémiosphères, « où toutes sortes d’éléments culturels circulent de manière fluide » (Semprini, 2003, p. 192). Au contraire, à l’image de la sémiosphère, ce continuum « regroupe le flux en entités sémantiques cohérentes et définissables, mais encore relativement peu organisées » (idem).
Nous proposons donc de passer de la sémiosphère nationale au « sémioscape » global : terme faisant écho aux scapes d’Appadurai (2001), des réseaux ouverts qui restructurent le monde au-delà des frontières nationales. Là où la sphère enferme en unités distinctes, le scape s’étend en toile de fond, hétérogène et reliant. Tout comme l’étude des « linguistic landscapes » s’attache à la diversité des signes linguistiques dans un environnement donné, penser le sémioscape suppose alors une diversité d’éléments signifiants structurée non pas en unités distinctes, mais bien dans un continuum abstrait aux relations multiples. Ce « paysage sémiotique » n’est pas propre à l’individu, mais englobe tous les signifiants possibles dans leurs relations les uns aux autres. Chaque individu n’a accès qu’à une partie infime du sémioscape global, en fonction de ses connaissances et de ses expériences, mais cette toile de fond supposée relie l’ensemble, dans une structuration connective abstraite qui dépasse les trois dimensions. L’on trouve déjà certaines occurrences du terme semioscape dans la littérature scientifique anglophone, appliqué notamment aux paysages urbains contemporains, au tourisme et à la mondialisation (Ferenčík, 2015 ; Shep, 2015 ; Thurlow et Aiello, 2007). Le sémioscape représente ainsi le continuum sémiotique global, comprenant les différentes sémiosphères, avec une logique de globalité qui suppose un ensemble de sous-espaces correspondant à des groupements nationaux et autres, qui se chevauchent, se recouvrent totalement ou en partie, dans une structuration complexe de figurations communicationnelles qui sera développée plus loin (infra, section 7.2.2).
Cette vision de sémioscape (mais non le terme) est celle du projet anthroposémiotique de Katriina Siivonen (2009). S’appuyant sur l’approche développée par John Deely (1993, 2004) et ancrée dans la sémiotique peircienne, Siivonen cherche à appliquer la pensée sémiotique à la mondialisation, afin de penser l’interculturation. Pour ce faire, l’auteure envisage un réseau anthroposémiotique continu, matériel et immatériel, reliant entre eux tous les interprétants, indépendamment des groupes culturels. La culture, à travers les « chaînes d’interprétants » est un processus continu qui concerne et relie l’humanité tout entière :
Les champs d'interaction humains ne sont limités par aucune frontière dans le temps, l'espace ou l'organisation sociale. Les individus sont toujours connectés à d'autres individus, et ces derniers sont encore connectés à d'autres individus, jusqu'à ce que le monde entier soit encerclé plusieurs fois. La sémiose est donc un processus global, ce qui est évident dans le monde globalisé de notre époque.
Le réseau anthroposémiotique se compose d'abord du monde physique avec la nature, les individus, et un environnement matériel produit par les individus, c'est-à-dire les artefacts, les bâtiments et le paysage culturel. Ensuite, ce réseau se compose de concepts, de pensées et d'histoires, que les individus échangent entre eux. Ainsi, dans ce réseau, les éléments matériels et immatériels sont égaux et s'influencent réciproquement. Le changement est une qualité fondamentale du réseau, car les individus, leurs pensées, leurs perceptions, etc. sont en constante évolution. Le noyau créatif de la culture varie et change continuellement dans le processus d'anthroposémiose. Il est impossible d'empêcher les évolutions culturelles. [Siivonen, 2009, p. 1666‑1667 : notre traduction]9
Voici la pensée de la trivialité projetée, mutatis mutandis, à l’échelle mondiale, sans perdre de vue les structurations intermédiaires de la signification. La culture est définie « primarily as a signification process, in which exist different cultural wholes, both conscious and unconscious » (Siivonen, 2009, p. 1664). Si le réseau anthroposémiotique dépasse les frontières culturelles, Siivonen reconnaît un niveau méso-, composé sur la base d’habitudes communicationnelles liées aux structures sociales, et l’existence de groupes définis par leurs pratiques communicationnelles, associés à des cultures aux contours flous :
Tous les individus sont reliés àl'anthroposémiose dans sa globalité par leur environnement matériel et immatériel. Toutes les personnes font partie du processus d'anthroposémiose, qu'elles recréent constamment, mais aussi qu'elles répètent et se rappellent tout au long de leur vie. Lorsque certains individus forment des éléments relativement homogènes d'anthroposémiose par le biais d'une interaction mutuelle, il est possible de rendre visible une culture relativement homogène avec une sorte de frontières vacillantes. Des souvenirs et des traditions connectifs, mais pas totalement communs, guident les perceptions, les interprétations, les actions et les productions de nouveaux éléments par des procédés quelque peu similaires. Les interactions peuvent se produire dans un lieu, qui peut aussi être sur internet, ou par le biais d'intérêts communs, des médias, des organisations internationales ou du commerce international, avec des chaînes entrelacées de signes locaux et globaux. [Siivonen, 2009, p. 1669 ; notre traduction]10
L’auteure remarque que les individus peuvent être conscients, ou non, des groupements sociaux d’usage auxquels ils participent et de l’émergence des éléments culturels associés. Lorsqu’ils s’identifient à des groupes particuliers, elle s’appuie sur Barth (1969) pour anticiper l’invention de nouveaux symboles érigés en traits identitaires qui viennent complexifier encore le processus. La pensée globalisante de Siivonen est ainsi très riche dans la mesure où elle envisage les dynamiques réelles de communication au-delà de toute frontière, tout en intégrant les phénomènes d’habituation et d’identification dans une vision liquide des cultures qui ne sont jamais réellement distinctes du soubassement anthroposémiotique en perpétuelle évolution : « All stories and symbols telling about distinctive cultures are eventually subordinate to and subsumed in the global process of anthroposemiosis. As symbols always do, they are unavoidably changing and varying, growing and becoming unconscious habits in the local and global process of semiosis. » (Siivonen, 2009, p. 1670).
Cette conception d’un sémioscape constitué en continuum d’interprétants, constamment façonné par des groupements culturels « relativement homogènes », nous allons continuer à l’explorer en posant la question des relations entre les cultures, au sein du mille-feuille sociétal, voire mondial, de groupes sociaux. Comme il ressort de l’approche sémiopragmatique, ces relations intergroupes sont médiées par les interactions interpersonnelles ancrées dans des contextes sociaux. Ouvrir l’analyse au-delà des frontières nationales exige en parallèle de prêter une attention particulière au soubassement anthroposémiotique local : les micro-contextes sociaux dans lesquels évoluent les individus et les repères de signification culturels qu’ils performent. Les modes et les styles de vie, qu’ils soient hyperlocalisés ou bien d’inspiration globale ou cosmopolite, sont interprétés par les acteurs dans un contexte social particulier.
La question de la relation entre formes ou styles de vie et cultures a fait l’objet du numéro 115 de la revue Nouveaux Actes Sémiotiques, paru en 2012, intitulé « Les formes de vie à l'épreuve d'une sémiotique des cultures ».11 En s’inspirant de la notion de « forme de vie » telle qu’utilisée par la sémiotique tensive de Jacques Fontanille, Marion Colas-Blaise et d’autres cherchent à montrer comment des formes circulant dans l’espace social (« styles expérientiels »), sont appropriés par les acteurs sociaux (« styles praxiques ») et deviennent des formes figées et reconnaissables (« styles pratiques »).12 À travers les exemples qu’elle développe, Colas-Blaise espère « contribuer à la réflexion sur le processus de la culturalisation, depuis l’incarnation des formes culturelles jusqu’à leur stabilisation et leur remise dans le jeu. » (Colas-Blaise, 2012). Elle remarque que cette dynamique interne de l’évolution culturelle est à mettre en relation avec les phénomènes de contact culturel et donc avec les relations intergroupes et leur dimension identitaire.
En dehors de la sémiotique à proprement parler, les travaux en marketing culturel de Douglas Holt (2004 ; supra, section 5.2.1), les études anthropologiques de Jean-Loup Amselle (2001), ou bien les Cultural Studies ont souligné, chacun à sa façon, toute l’importance de la relation entre formes ou styles de vie et contextes sociaux. Représentant des Cultural Studies britanniques, Dick Hebdige illustre cette idée dans son ouvrage : Subculture :The Meaning of Style (Hebdige, 1979). À travers une lecture fine de l’évolution des codes liés à différents groupes de jeunes contestataires, il montre, par exemple, la manière dont les styles comportemental et vestimentaire des punks en Grande-Bretagne pendant les années 1970 puisent dans une mythologie de la classe ouvrière, tout en reflétant les conditions matérielles et symboliques de l’époque, marquée par un niveau élevé de chômage, une pauvreté accrue parmi cette classe ouvrière, une évolution dans les mœurs, etc. (Hebdige, 1979, p. 87).
Chaque « instance » sous-culturelle représente une « solution » à un ensemble spécifique de circonstances, à des problèmes et des contradictions particuliers. Par exemple, les « solutions » du mod et du teddy boy ont été produites en réponse à des conjonctures différentes qui les ont positionnées différemment par rapport aux formations culturelles existantes (cultures immigrées, culture parentale, autres sous-cultures, la culture dominante). [Hebdige, 1979, p. 81 ; notre traduction]13
L’auteur analyse la manière dont le style « teddy boy » évolue en fonction du contexte social, entre les années 1950 et les années 1970, soulignant le fait que les formes culturelles qui se développent, à un instant t, résultent des représentations dominantes à propos du groupe en question et de sa place dans la société au sens large, ainsi que des conditions matérielles, sociales dans lesquelles le groupe se trouve. Tout en exigeant l’ouverture large du sémioscape global, l’analyse de l’interculturation doit nécessairement s’attacher à une compréhension fine de la manière dont les interprétants interagissent et s’articulent dans différents contextes sociaux et sociétaux particuliers.
Il existe une tradition selon laquelle les sociologues se limitent presque entièrement à l'étude des processus au sein des sociétés. Les théories sociologiques, surtout dans un passé récent, se sont presque toujours tenues à une tradition dans laquelle les frontières des États sont considérées comme coïncidant globalement avec celles des “sociétés”. De l'avis général, les relations entre les États appartiennent à un autre domaine universitaire, celui des “sciences politiques”. La distinction entre les relations au sein des sociétés ou des États et celles entre les sociétés ou les États n'est pas seulement erronée dans le contexte des problèmes contemporains de développement - elle est toujours trompeuse. [Elias, 1978, p. 168 ; notre traduction]14
Le rapport d’interdépendance qui vient d’être évoqué, entre cultures et contextes sociaux, n’a rien d’étonnant, compte tenu de la dialectique de la structuration selon laquelle le social structure les cultures tout en étant performé par elles (supra, section 2.1) et puisque nous avons déjà défini l’existence d’un groupe social imaginé, ou d’au moins d’une activité sociale commune, comme condition d’émergence d’une culture (supra, section 2.2). Comme il apparaît en exergue, avec Norbert Elias, le niveau de référence du social est généralement la société, mais le social n’est pas réductible au sociétal : il dépasse celui-ci, dans la mesure où les rapports intergroupes ne sont pas confinés à l’État-nation. Sur le plan analytique mais aussi d’un point de vue phénoménologique et institutionnel, le social peut être structuré par champs sociaux dans le sens de Bourdieu.15 En tant qu’espaces de lutte entre acteurs sociaux et institutions, des champs peuvent exister à l’intérieur d’une société donnée, comme à l’échelle internationale. Pour Bourdieu, la lutte entre les acteurs est un moteur de changement et d’évolution constante, ce qui nous donne une clé pour penser les relations et rapports de force intergroupes en dehors de l’État-nation.
Précisons également que la vision du social défendue ici est proche de celle des théoriciens de l’acteur-réseau (Actor Network Theory / ANT), selon laquelle « [l]e social ne peut être saisi que par les traces qu’il laisse (au cours d’épreuves) lorsqu’une nouvelle association se crée entre des éléments qui ne sont aucunement « sociaux » par eux-mêmes » (Latour, 2007, p. 17). Le social, les groupes sociaux, sont eux-mêmes des construits sociaux, d’où l’importance accordée dans l’approche sémiopragmatique à l’interprétation et à la figuration à l’échelle microsociale. Une approche performative du social met l’accent moins sur les groupes en tant que tels, mais bien sûr « les processus contradictoires de formation ou de démantèlement des groupes » (ibid. p.43). Sans aller jusqu’à remettre en cause l’existence de la société comme peut le faire l’ANT, nous défendons ici l’idée que la société, en tant que construit social, et ses formes instituées, façonnent les actions des individus. L’un des enjeux pour penser l’interculturation est de dépasser le seul niveau sociétal de la prise en compte du social. Or, dépasser n’est pas évacuer : afin de bien comprendre la relation entre social et culturel, une approche ternaire s’impose qui implique le niveau sociétal comme troisième point de référence, déterminant dans les évolutions culturelles.16 Il convient donc de revenir ici sur la question de la société, dans le sens d’État-nation, afin de mesurer l’importance et l’influence, en tant que référence partagée, de ce niveau de cohésion sociale qui participe à structurer les cultures, notamment via ses institutions.
L'on ne peut comprendre de nombreux aspects des comportements ou des actions des individus que si l'on part de l'étude du modèle de leur interdépendance, de la structure de leurs sociétés, en bref des figurations qu'ils forment les uns avec les autres. [Elias, 1978, p. 72 ; notre traduction]17
Même dans un monde globalisé, l’État-nation reste un niveau d’appartenance privilégié, du fait du contrôle institutionnel et culturel qu’il exerce sur les individus et les groupes coexistant en son sein (cf. aussi supra, section 2.2.2). Le système législatif ou juridique, l’école publique, les médias, la police, l’armée, l’industrie culturelle, la réglementation de l’économie, de la langue, ou bien d’autres sources étatiques d’influence directe ou indirecte contribuent à façonner, de manière globale, les pratiques sociales de ceux qui vivent en société.18 Les groupes sociaux qui émergent au sein d’une société, que ce soient des entreprises, des associations, des groupes d’amis, etc. se structurent en fonction des institutions et des attentes culturelles normatives dominantes de la société. Même des groupes étrangers qui s’étendent à de nouveaux territoires sont obligés de composer socialement avec le cadre institutionnel local, en adaptant, le cas échéant, leurs pratiques, ou en les conservant comme traits symboliquement différenciateurs.
Les institutions représentent ainsi un facteur non négligeable dont Yves Jeanneret souligne l’importance dans la conceptualisation de la circulation triviale des savoirs (Jeanneret, 2008, p. 111). Elles contribuent souvent à l’homogénéisation sociétale mais peuvent aussi, dans le cas de groupes qui cherchent à se différencier comme les punks d’Hebdige (supra), provoquer des réactions de rejet et d’opposition. Or, parler dans ces termes des institutions peut donner l’impression qu’il s’agit de forces sociales autonomes qui reflètent la volonté d’un État désincarné et tout-puissant. Naturellement, il n’en est rien. Comme le rappellent Berger et Luckmann (1966), Castoriadis (1975), Elias (1978), Giddens (1987), Luhmann (1996), Bauman (1999), Bourdieu (2000), Latour (2007) et d’autres sociologues penseurs de la dialectique entre structure et agence, les institutions ne sont que les corps institués des États, qu’il convient de penser comme faisant partie d’une dynamique sociale incarnée. Elles sont simultanément les conditions et les produits des interactions entre différents éléments du système. Mais, dans leurs évolutions, elles fournissent aussi un cadre majoritaire plutôt consensuel qui sert de repère pour les interactions.
La connaissance primaire de l'ordre institutionnel est une connaissance au niveau pré-théorique. C'est la somme totale de « ce que tout le monde sait » sur un monde social, un assemblage de maximes, de morales, de pépites de sagesse proverbiale, de valeurs et de croyances, de mythes, et ainsi de suite [...]. Au niveau préthéorique, cependant, chaque institution possède un corpus de connaissances transmises sous forme de recettes, c'est-à-dire des connaissances qui fournissent les règles de conduite institutionnellement appropriées.
Ces connaissances constituent la dynamique qui motive la conduite institutionnalisée. Elles définissent les domaines de conduite institutionnalisés et désignent toutes les situations qui en relèvent. Elles définissent et construisent les rôles à jouer dans le contexte des institutions en question. Ainsi, elles régissent et prédisent toutes ces conduites. Puisque ce savoir est socialement objectivé comme une connaissance, c'est-à-dire comme un ensemble de vérités généralement valables sur la réalité, toute déviance radicale par rapport à l'ordre institutionnel apparaît comme une déviation de la réalité. Une telle déviance peut être qualifiée de dépravation morale, de maladie mentale ou tout simplement d'ignorance. Bien que ces distinctions fines aient des conséquences évidentes sur le traitement du déviant, elles partagent toutes un statut cognitif inférieur au sein du monde social particulier. De cette façon, le monde social particulier devient le monde tout court. Ce qui est considéré comme acquis en tant que connaissance dans la société devient coextensif avec le connaissable, ou en tout cas fournit le cadre dans lequel tout ce qui n'est pas encore connu le sera à l'avenir. C'est la connaissance qui est apprise au cours de la socialisation et qui joue un rôle de médiation dans l'intériorisation, au sein de la conscience individuelle, des structures objectivées du monde social. La connaissance, dans ce sens, est au cœur de la dialectique fondamentale de la société. Elle « programme » les canaux par lesquels l'extériorisation produit un monde objectif. Elle objective ce monde à travers le langage et l'appareil cognitif fondé sur le langage, c'est-à-dire qu'elle l'ordonne en objets à appréhender comme réalité. Il est à nouveau intériorisé en tant que vérité objectivement valide au cours de la socialisation. La connaissance de la société est donc une réalisation au double sens du terme, dans le sens de l'appréhension de la réalité sociale objectivée, et dans le sens de la production continue de cette réalité. [Berger et Luckmann, 1966, p. 83‑84 ; notre traduction]19
Les formes et figures institutionnalisées qui structurent les sociétés sont profondément ancrées dans celles-ci, que ce soit au niveau des pratiques sociales ou des idées. Elles résultent du processus d’habitualisation et d’institutionnalisation décrit par Berger et Luckmann et déjà évoqué à propos de la reconfiguration (supra, section 3.2.4). Les institutions étatiques sont le reflet sédimenté de nombreuses années d’interactions sociales ayant permis de les façonner, de les maintenir et de les faire évoluer, en relation avec l’appareil politique de l’État. Les institutions n’agissent pas directement, mais toujours à travers la médiation des interactions interpersonnelles dans lesquelles chacun situe son action par rapport à elles (Cooren, 2013). Dire qu’une institution possède sa logique est donc métaphorique, rappellent Berger et Luckmann, puisque la logique « does not reside in the institutions and their external functionalities, but in the way these are treated in reflection about them. Put differently, reflexive consciousness superimposes the quality of logic on the institutional order » (Berger et Luckmann, 1966, p. 82). Comme l’a montré Ervin Goffman dans ses études des institutions totales (Goffman, 1961), et comme l’évoque ci-dessous François Cooren, le fonctionnement du système autopoïétique (Luhmann, 1996)20 dépend de la coopération de tous les acteurs qui le performent sans cesse.
Chaque système, collectif ou société doit être produit, mis en acte, construit pour une autre prochaine première fois, une production/mise en acte/construction qui résulte, chaque fois, d’une configuration d’agentivités dont les contributions ne se réduisent jamais à leur participation dans ce processus. Un système, oui, mais un système composé d’effets de systémacité, produits par des agents mandatés pour parler et agir en son nom. Ainsi, pour qu’un système parvienne à s’organiser, il faut justement qu’une pléthore d’agents, parlant et agissant en son nom, produise des effets répétitifs et itératifs de configuration et d’assemblage, effets qui seront attribuables au système dans son ensemble. [Cooren, 2013, p. 229]
Les institutions représentent toujours des figures réifiées, qui ont tendance à préserver le statu quo ; pour cette raison elles peuvent être ressenties comme étant conservatrices, en plus ou moins grand décalage par rapport aux aspirations de la société en général et de certains groupes en particulier, surtout lorsqu’elles s’opposent à des pratiques socialement préconisées par ces groupes. La reconfiguration des institutions nécessite un consensus social (changement intrinsèque et incrémental pour Lotman) ou bien un déclencheur externe (innovation extrinsèque et « explosive »), voire une combinaison des deux. Une guerre ou une révolution politique ou, dans une moindre mesure, une innovation technologique peuvent provoquer ce dernier type de reconfiguration, même si l’on constatera peut-être par la suite que les formes institutionnelles du nouveau régime tendent à reproduire certaines figures associées à leurs antécédents (Bauman, 1999, p. 11‑12 ; Elias, 1978). La reconfiguration incrémentale, plus courante, correspond à un glissement graduel, par exemple dans les mœurs, tel qu’on l’observe autour de débats sociaux actuels, en France et dans d’autres sociétés, autour de la procréation médicalement assistée (PMA), du mariage pour tous, ou bien la légalisation du cannabis ou l’euthanasie.
Lorsque ces questions arrivent sur l’agenda législatif, il y a généralement eu une évolution majoritaire dans ce que l’on nomme par convention « l’opinion publique » (Bourdieu, 1984, p. 222‑235). Or, le fait de légiférer, pour acter cette évolution sur le plan institutionnel, peut être vécu comme un point de rupture par une partie de la population et donner lieu à des heurts ou à des manifestations à travers lesquels elle exprime son désaccord. Les penseurs du postmoderne et de la mondialisation mettent en cause la force des institutions sociétales à la lumière de sociétés davantage cosmopolites aux prétentions particularistes (Bauman, 2011, p. 32‑33). Cette position pose cependant question, car la diversité des sociétés a également tendance à renforcer les courants conservateurs pro-institutionnels. Il serait sans doute plus prudent de parler d’une polarisation grandissante, au sein des sociétés, entre ceux qui défendent et ceux qui contestent le pouvoir institutionnel.
Bien qu’il soit question ici des institutions propres aux sociétés dans le sens d’États-nations, notre discussion de l’interculturation nous amène à évoquer l’existence d’autres formes institutionnalisées, par exemple dans les organisations au sens large (entreprises, associations, organisations internationales…). Comme le soulignent Berger et Luckmann (1966, p. 73), tout collectif est susceptible de développer des formes institutionnalisées, à travers un processus de réification et d’habitualisation de pratiques sociales (reconfiguration). Ces formes peuvent être considérées comme faisant partie de la culture des groupes en question, à un moment donné.
Or, lorsque l’organisation exerce du pouvoir sur d’autres groupes sociaux, y compris ceux qui la composent, ses institutions peuvent aussi affecter les cultures de ces (sous-)groupes. Dans le cas d’une entreprise, par exemple, son règlement intérieur, ses pratiques administratives et commerciales formalisées peuvent affecter non seulement son activité en interne, mais aussi la manière dont évoluent les différents départements et services qui la composent, ainsi que ses fournisseurs, ses clients et ses partenaires, entre autres. De ce point de vue, l’entreprise se trouve ainsi dans un rôle de « société », dans la mesure où ses institutions influencent l’évolution culturelle d’autres groupes sociaux, des sous-systèmes dans le sens de Luhmann (1996). Ce point n’est pas anodin pour la discussion à venir des dynamiques d’interculturation. Afin de dépasser le niveau de référence de l’État-nation, nous proposons donc non seulement de penser les institutions sociétales dans leur relation ternaire au social et au culturel, mais aussi de considérer, dans ce rôle de « société », tout collectif exerçant un pouvoir institutionnel sur d’autres groupes sociaux, à quelque échelle que ce soit.21 Autrement dit, selon sa position vis-à-vis d’autres groupes dans l’organisation sociétale, tout groupe peut potentiellement influencer ceux sur lesquels il exerce une pression institutionnelle.
L'histoire des théories de légitimation fait toujours partie de l'histoire de la société dans son ensemble. Aucune “histoire des idées” ne se déroule indépendamment du sang et de la sueur de l'histoire générale. Mais il faut souligner une fois de plus que cela ne signifie pas que ces théories ne sont que des reflets des processus institutionnels “sous-jacents” ; la relation entre les “idées” et les processus sociaux qui les soutiennent est toujours de nature dialectique. [Berger et Luckmann, 1966, p. 145 ; notre traduction]22
Dans sa visée fonctionnaliste, l’argumentation développée jusque-là conduit à relativiser, une nouvelle fois, l’importance des sociétés (nationales) dans la structuration sociale du monde, en les ramenant à un fonctionnement institutionnel et en les mettant sur le même plan que d’autres groupes ayant des formes institutionnalisées. Or, il ne faut pas négliger les dimensions symbolique et sémiotique fortes de la société et de ses institutions qui jouent un rôle structurant pour le monde vécu et le monde possible des citoyens.
Selon l’approche constructionniste, la société existe à travers les multiples médiations de ses membres, qui agissent en la présupposant (Latour, 2007). Si les membres de la société disparaissaient, la société disparaîtrait elle aussi, en dehors des traces matérialisées de son existence passée, à l’image des sociétés antiques dont on cherche à déduire le fonctionnement à partir des textes et autres vestiges laissés derrière elles. Les institutions étatiques sont la preuve de l’existence de la société, matérialisées par leurs bâtiments et leurs fonctionnaires, et capables d’opposer la force (violence symbolique ou réelle) à ceux qui ne se conformeraient pas au mode de fonctionnement qu’elles préconisent. Une prison, un asile ou d’autres institutions totales sont ainsi des manifestations concrètes de la société, qui peuvent être décomposées en acteurs plus ou moins contraints par leurs rôles ou qui utilisent leurs rôles respectifs pour légitimer socialement leurs actes (Goffman, 1961). Pour une grande majorité de citoyens, on ne peut échapper au contrôle de la société, maintenue et légitimée par l’action collective. La place de chacun dans la société est matérialisée sur le plan administratif, via l’état civil, le numéro de sécurité sociale, l’identité fiscale, la fonction professionnelle, etc. Elle est aussi exprimée socialement et symboliquement, à travers la manière dont on se présente à autrui, en se conformant ou non aux codes en vigueur du point de vue de l’intersubjectivité (supra, section 3.1.2).23
La performance de la société et la performance des cultures des groupes qui la composent reposent, dans les deux cas, sur un socle partagé de connaissances, actualisé à travers les interactions sociales.24 Le changement culturel est de cette façon intimement lié au changement sociétal et vice versa. Ce changement peut être abordé à travers les notions de figurations et de constellations d’Elias (supra, section 3.2.3). Dans leur dimension sociale, les constellations concernent les rapports entre les acteurs et les groupes sociaux ainsi mis en relation dans les structures sociétales, leur dimension culturelle recouvre les connaissances et les représentations associées à ces groupes. Elias insiste sur la nécessité d’une lecture diachronique des changements sociétaux, pris dans une logique de figurations successives.
Il ne faut pas accorder la plus grande attention au nouveau, qui vient d'apparaître, tout en négligeant l'ancien, qui décline ou disparaît au cours du développement. De nouvelles positions avec de nouvelles fonctions peuvent apparaître ; les fonctions des positions plus anciennes peuvent être soit augmentées, soit réduites, peut-être à néant. Mais il est faux de penser que deux courants au sein d'une figuration, l'un en ascension, l'autre en déclin au cours de l'évolution sociale, peuvent être considérés comme des événements impersonnels sur un plan extra-humain. En termes réels, ce double mouvement de montée et de descente signifie la montée et la descente de groupes sociaux. Cela signifie que certains groupes auront de plus grandes chances d'accéder au pouvoir ; cela signifie que d'autres, perdant une partie ou la totalité de leurs fonctions, perdront tout ou partie de leurs chances d'accéder au pouvoir. [Elias, 1978, p. 172 ; notre traduction]25
Le pouvoir est social dans la mesure où il repose sur les relations interindividuelles ou intergroupes et sur la légitimité perçue de tel acteur ou groupe dans tel rôle ou position dans la hiérarchie sociétale. Mais il a aussi nécessairement une dimension culturelle, à travers la manière de mettre en scène et d’incarner le pouvoir, les représentations des rôles, des styles, etc., qui sont culturellement préfigurées et (re)configurées. Penser l’interculturation, c’est donc penser à la fois la structuration du social, les institutions et les représentations culturelles, les trois en constante coévolution. Dans ce cadre, nous allons désormais examiner de plus près les configurations et dynamiques sociales qui jouent un rôle structurant dans l’évolution des cultures à travers les interactions.
Commencer par le petit pour évoluer vers le grand consiste dès lors à étudier ces effets de re-production à travers lesquels une entité quelconque sera mimétiquement diffusée. Ce qui est crucial, cependant, c’est qu’une telle diffusion ne se produit ni magiquement, ni instantanément, mais qu’elle doit se réaliser, pour une autre prochaine première fois, à travers l’ensemble des interactions qui vont participer de sa propre dissémination […]. En d’autres termes, nous ne quittons jamais la terre ferme des interactions, ce qui implique que chaque itération, chaque répétition, chaque routine, chaque imitation devienne également pour ces êtres/figures une occasion de différer (dans le temps et vis-à-vis d’elles-mêmes) à travers leur appropriation pour une autre prochaine première fois. [Cooren, 2013, p. 191]
Il est souvent constaté, comme ici par François Cooren, que les interactions microsociales sont la clé de compréhension des évolutions macrosociales. Un apport majeur de l’approche sémiopragmatique consiste à proposer une articulation productive pour penser ensemble ces deux niveaux d’analyse. Or, tout comme les interactions microsociales, les phénomènes d’ordre macrosocial, situés au niveau d’organisation sociétale le plus élevé, peuvent également être affectés par des dynamiques intergroupes ou intragroupes, situées à un niveau méso, intermédiaire, dont il sera question ici. Des travaux en sociologie et en psychologie sociale seront donc évoqués afin d’éclairer un phénomène qui s’actualise à travers la communication interpersonnelle.
La discussion qui suit appelle deux remarques préalables d’ordre méthodologique. Tout d’abord, le fonctionnement décrit ici semble avoir des prétentions d’universalité. Puisque nous cherchons à décrire les mécanismes de l’évolution des cultures, cela sous-entend que ces mécanismes ne sont pas culturellement spécifiques. Or, des travaux critiques en communication interculturelle questionnent, à juste titre, la possibilité de généraliser à ce niveau, indiquant notamment la possibilité de biais occidentalistes dans certains raisonnements en psychologie sociale, faussement présentés comme universalistes (Yuki et Takemura, 2014). Si l’on admet la pertinence, au niveau macrosocial, d’une distinction entre sociétés dites individualistes et collectivistes (nonobstant toutes les réserves qui s’imposent dès lors qu’il s’agit de transposer une telle distinction à l’échelle microsociale : supra), on peut, en effet, envisager que certaines logiques intergroupes ou intragroupes seront plus ou moins opérantes, selon la relation culturelle au groupe en lui-même. Il s’agit de prendre en compte des effets supposés culturels sur l’évolution des cultures : une logique circulaire qui constitue une limite du raisonnement qui suit, dans la mesure où le facteur culturel est lui-même susceptible d’influencer le processus décrit. De la même manière, les groupes sociaux diffèrent au niveau de leur ouverture ou de leur exclusivité envers des non-membres ou d’autres groupes, leurs frontières imaginées sont plus ou moins clairement définies pour les membres et les non-membres (Wimmer, 2008, p. 979‑982).
Cela appelle la deuxième remarque, concernant le fait que les groupes sociaux sont (très souvent) des construits subjectifs (cf. supra chapitre 1.3.2). Lorsqu’il s’agit d’analyser des interactions individuelles, du fait de la pluralité des identités, il est souvent difficile d’attribuer une seule identité de groupe à un individu particulier (supra, section 3.1.1). Cela constitue même l’une des clés pour comprendre les évolutions culturelles, comme cela sera précisé plus loin. La réflexion nous ramène ici à la limite entre cultures et identités dans les interactions : les traits culturels performés ont une dimension identitaire en raison de l’impératif d’accountability dans la relation intersubjective (supra, section 3.1.3). Comme évoqué précédemment, lorsqu’un individu se comporte de telle ou telle manière, les traits performés se rapportent potentiellement à une ou à plusieurs de ses identités (sociales, de rôle, de personne), sachant que souvent l’individu privilégie des traits qui correspondent à plusieurs des identités saillantes, en fonction de sa relation à ses interlocuteurs. Savoir quels groupes sociaux sont ainsi visés par tel ou tel acte symbolique ou trait identitaire revendiqué relève de l’interprétation de chaque interlocuteur et, pour cette raison, reste généralement inaccessible à l’analyste observateur.
Puisque les motivations identitaires et culturelles des actes symboliques attribués à autrui dans une interaction donnée peuvent être interprétés différemment par tout un chacun, il est quasi impossible de constater avec certitude, à l’échelle d’une interaction, la reconfiguration incrémentale des traits d’une culture particulière. Qui plus est, les évolutions culturelles dont il est question résultent de la reconfiguration de représentations propres à chaque individu, qui s’agrègent et se performent dans les interactions suivantes. Sauf exception, le phénomène qui nous intéresse n’est donc pas directement observable à l’échelle microsociale, de manière synchronique. Il pourrait le devenir en adoptant une perspective diachronique et en regardant la manière de performer une même identité par différents individus, dans différentes situations, sur une échelle de temps donnée. D’un point de vue méthodologique, l’utilisation de corpus textuels d’interactions en ligne pourrait satisfaire cette exigence. Or, l’objectif présent n’est pas d’observer mais bien de théoriser les dynamiques sociales en jeu, à partir de la littérature scientifique, afin de mieux comprendre les logiques d’interculturation dans les interactions sociales quotidiennes. À ce titre seront exposés par la suite des cas de figure théoriques, censés correspondre à des phénomènes statistiquement observables, mais qui peuvent naturellement varier en fonction du contexte social particulier, des identités des individus présents et ainsi de suite (selon la configuration, la figuration, le contexte figuratif).
Le groupe social, unité de base de la culture, peut varier considérablement en taille et en degré d’intégration et de cohésion sociale. Entre une nation et une association sportive locale, par exemple, le degré de spécificité culturelle n’est pas le même, les modalités de transmission et d’évolution culturelle non plus. Dans le premier cas, l’évolution culturelle est plutôt lente et passe par l’intermédiaire des médias alors que, dans le deuxième cas, la culture peut évoluer plus rapidement, du fait du nombre bien plus restreint de participants au groupe et du caractère plus inclusif, le cas échéant, des interactions sociales entre ses membres, davantage susceptibles de tous se connaître.
Bien des évolutions culturelles résultent de nouveautés, dans l’environnement physique ou social ou par rapport à l’activité du groupe, qui amènent progressivement le changement, comme suggéré plus haut dans ce chapitre. Parallèlement, du point de vue de la psychologie sociale, les groupes sociaux subissent des tensions internes et externes favorisant à la fois l’homéostasie et la transformation. En interne, l’homéostasie est encouragée par l’injonction implicite à la normalité. Comme défendu par la théorie de l’identité sociale de l’École de Bristol (Abrams et Hogg, 1990 ; Tajfel, 1974, 1982 ; Tajfel et Turner, 1986 ; J. C. Turner, 1982 ; J. C. Turner, Hogg, Oakes, Reicher, et Wetherell, 1987), les membres d’un groupe ont tendance à se conformer au prototype du groupe, afin de souligner leur appartenance commune. De manière générale, soulignent Michael Hogg et Deborah Terry (2000, p. 126), plus un membre du groupe ressemble au prototype, plus il est apprécié. La norme collective s’impose alors tel le « mythe » de Barthes : une évidence toute sociale que Bourdieu évoque à travers les notions de doxa et d’habitus (supra, section 1.1.2) et même, nous le verrons, d’hexis corporelle (infra, note infrapaginale 148)comme intériorisation des manières de se comporter.
Cette pression à la conformité se manifeste, par exemple, lorsqu’un individu cherche à intégrer un nouveau groupe social. Débute alors, typiquement, une phase d’apprentissage des normes par observation et par participation, phase au cours de laquelle le nouveau venu cherche à se faire accepter autant que possible par les membres déjà reconnus du groupe, en adoptant, le cas échéant, un langage, un style vestimentaire, un comportement, des propos qui semblent se conformer en tout point à ceux valorisés socialement par le groupe. Plus le groupe est homogène et hiérarchisé, plus ce mécanisme, visible dans de nombreuses situations quotidiennes et qui constitue un facteur de stasis, est accentué.
En revanche, d’autres individus, souvent dans une position particulière dans le groupe, que ce soit au centre ou en marge, introduisent à travers leurs comportements de nouveaux traits, qui peuvent être retenus par le groupe, contribuant à faire évoluer la culture depuis l’intérieur. La position perçue de l’individu dans le groupe, manifestée par la typicité des comportements, la capitale symbolique et la force des liens sociaux avec d’autres membres, a toute son importance dans ces phénomènes. Comme l’explique la théorie de la catégorisation sociale (Reicher, 1982), il peut s’observer une sorte de course à la centralité, selon laquelle les membres du groupe cherchent à se dépasser mutuellement en incarnant le prototype du groupe. Cela engendre un cercle vertueux ou vicieux autour des prototypes poussés à l’extrême lorsque les individus se font concurrence pour occuper une position toujours plus « centrale », ce qui peut aussi signifier « extrême » du point de vue des comportements manifestés. L’implication de telles dynamiques a été évoquée pour expliquer des phénomènes sociaux tels que le hooliganisme, caractérisé par une spirale de violence (Ehrenberg, 1991, p. 45‑65).
L’une des raisons de cette course à la centralité est l’image positive et l’influence au sein du groupe pour ceux qui semblent en incarner le mieux les pratiques prescrites. Lié à cette dynamique, le leader « naturel » du groupe est souvent choisi, écrivent Hogg et Terry, en raison de sa prototypicalité. Ainsi, un groupe qui présente une cohésion forte aura tendance à choisir des leaders inefficaces et peu originaux, parce que déterminés par les seuls traits prototypiques du groupe. Dans la mesure où ces traits dictent ensuite le comportement et le style de leadership de ces personnes, cela peut engendrer un phénomène de « groupthink » où la dynamique du groupe dicte les choix et les comportements valorisés (Hogg et Terry, 2000, p. 130 ; Weick, 2010).
Or, d’autres leaders, plus sûrs de leur rôle et moins soumis au diktat du groupe, tiendront leur légitimité non pas du respect des normes du groupe, mais bien de leur capacité à les faire évoluer. Endossant la responsabilité de guider le groupe, après avoir prouvé leur centralité en accédant à une position de pouvoir, ces leaders peuvent transgresser les normes. Ces transgressions soulignent alors leur position hiérarchique. Bourdieu évoque cette pratique à travers la figure du taste maker :
Celui qui, comme on dit, « peut se permettre » de se situer au-delà des règles toute juste bonnes pour les cuistres ou les grammairiens – dont on comprend qu’ils ne soient guère portés à inscrire ces jeux avec la règle dans leurs codifications du jeu linguistique – se pose comme posant les règles, c’est-à-dire comme taste maker, arbitre des élégances dont les transgressions elles-mêmes ne sont pas des fautes mais l’amorce ou l’annonce d’une nouvelle mode, d’un nouveau mode d’expression ou d’action voué à s’imposer comme modèle. [Bourdieu 1979 : 285]
Ce positionnement paradoxal du leader est analysé par Judy Burgoon (1995) dans la théorie de la violation des attentes (Expectancy Violations Theory). Burgoon explique que la non-conformité aux normes est interprétée différemment selon la position dans le groupe : pour un individu non central, cela est généralement attribué à sa marginalité et n’a pas ou peu d’influence sur la culture du groupe.26 En revanche, la non-conformité du leader peut être perçue comme avant-gardiste, du fait de sa légitimité incontestée au sein du groupe. Elle aura alors plus de probabilité de générer des transformations dans la culture de celui-ci.
Dans d’autres contextes, par exemple en milieu professionnel, le leader n’est pas nécessairement celui qui émerge par consensus au sein d’un département ou d’un service, mais bien une figure statutaire nommée en raison de ses qualités de gestionnaire, parfois pour impulser du changement au sein du groupe. Sa capacité à influencer la culture en introduisant de nouvelles normes et pratiques sera alors corrélée à son pouvoir institutionnel et à sa légitimité perçue, même si le résultat de telles innovations sera souvent difficile à prévoir, étant donné le fonctionnement complexe des cultures en organisation (supra, chapitre 4.2.1). Dans le contexte des communautés de pratique, Etienne Wenger évoque le cas du leader qui joue un rôle d’intermédiaire ou de « broker », participant à plusieurs groupes (multimembership) et profitant de son pouvoir pour faire passer une pratique de l’un à l’autre (Wenger, 1999, p. 108‑110). C’est le cas, par exemple, du chef qui change d’unité, et qui impose des pratiques de l’ancienne unité dans sa nouvelle affectation.
Ce type de leader est l’une des figures marginales qui contribuent à la transformation culturelle du groupe en l’exposant à de nouvelles pratiques. Mark Granovetter souligne l'influence possible de figures marginales dans l’exposition à de nouvelles pratiques, dans sa théorie des liens faibles. Leur appartenance à d’autres groupes fait d’elles une source d’éléments extérieurs nouveaux : « those to whom we are weakly tied are more likely to move in circles different from our own and will thus have access to information different from that which we receive » (Granovetter, 1983, p. 13). L’influence réelle des figures marginales sur la culture dépend aussi de la manière dont elles sont perçues au sein du groupe, du sujet en question, etc. Un spécialiste reconnu par le groupe comme légitime sur une question spécifique, même s’il n’est pas central au groupe par ailleurs, peut jouer un rôle d’expert et donc d’influenceur dans ce domaine particulier. La figure de l’étranger de Simmel (1908) ou de Schutz (1944) est une autre figure marginale qui occupe une place particulière dans le groupe. L’étranger est admis en connaissance de sa différence, ce qui l’autorise à ne pas connaitre ou à ne pas respecter toutes les normes et lui donne une crédibilité et une légitimité en tant que voix exotique capable d’apporter une autre vision sur certaines questions (supra, section 4.1.1).
L’activation simultanée de plusieurs identités est une autre source d’innovation intrinsèque au groupe. Les individus pluriels que nous sommes (Lahire, 2001) mobilisons plusieurs identités (supra, section 3.1), y compris dans les interactions dans lesquelles nous interagissons en tant que membres d’un groupe social clairement identifié. Selon les identités activées, celles-ci peuvent faire évoluer ou non les représentations associées au groupe. Cela ne va pas de soi : ce n’est pas parce j’ai un ami qui est à la fois professeur d’économie et amateur de danse que je vais poser ensuite des questions d’économie à tous les danseurs que je rencontre. En revanche, une identité secondaire qui vient se confondre avec l’identité du groupe participera souvent à la reconfiguration des traits culturels. Cela peut être le cas, par exemple, lorsqu’un groupe est composé de sous-groupes et que l’un d’entre eux, en raison de l’influence et de la centralité perçue de ses membres, devient légitime au point que des traits auparavant liés au sous-groupe se généralisent aux autres membres (cf. Frame, 2008, p. 324‑325 pour un exemple).
Le changement peut aussi être associé à l’arrivée dans un groupe de nouveaux membres, venant d’un groupe social déjà constitué dont ils « importent » certaines pratiques, par exemple si plusieurs personnes avec un passé commun en tant que coéquipiers rejoignent une association sportive. Cela peut aussi être le fait de l’arrivée de personnes d’une nouvelle catégorie sociale ou démographique qui se réfèrent à des normes ou à des représentations non majoritaires dans le groupe en question. On assistera alors, par exemple, à des phénomènes tels que le rajeunissement ou la féminisation d’une association à travers ses nouveaux membres. Dans ces situations, les différentes identités coactivées sont interprétées et reconnues socialement via les traits culturels mis en avant. Si de jeunes membres d’une association instaurent entre eux un nouvel rituel, par exemple d’aller boire un verre en fin de réunion, cela peut être interprété initialement comme la manifestation d’une sociabilité « jeune » qui rompt avec les pratiques antérieures. Or, au fil du temps et du développement des relations sociales, si d’autres membres de l’association, plus anciens dans leur appartenance et plus âgés, commencent à fréquenter eux aussi le groupe de buveurs, le trait identitaire n’est plus associé uniquement au « jeunes » mais bien à l’association en question : cela devient une configuration habituelle en fin de réunion, et peu à peu un élément prévisible dans la culture associative. Pour de nouvelles personnes arrivant par la suite dans l’association et qui ignorent l’historique, il est plausible que cette activité soit perçue davantage comme un trait culturel de l’association que comme un trait culturel « jeune », puisque le groupe de buveurs recouvre désormais différents âges.
Cette discussion soulève aussi les enjeux de pouvoir qui sous-tendent ces dynamiques de changement intragroupes, liés à la problématique de légitimation. Dans son ouvrage, La distinction, Pierre Bourdieu donne une lecture politique de la lutte sociale entre les dominants dans une classe ou dans un groupe donné et les plus jeunes, les nouveaux venus ou les prétendants au pouvoir qui peuvent chercher à en redéfinir les normes reconnues. Les dominants ont tout intérêt à maintenir le statu quo, explique Bourdieu (1979, p. 554‑561), afin de défendre leur position de privilège et leur légitimité qui repose sur l’ordre existant. Pour ce faire, ils cherchent à transformer la doxa en orthodoxie : à empêcher le changement en sacralisant les pratiques culturelles qui leur sont associées ou qui leur donnent de l’importance et en dénigrant la nouveauté. Parallèlement, les plus jeunes ou les nouveaux venus cherchent à innover culturellement afin de « faire leur place » en marquant eux aussi la culture du groupe, dans ce qui peut être analysé comme une démarche d’appropriation et/ou comme une volonté de délégitimer les membres au pouvoir.
Ce serait toutefois un peu simpliste d’opposer ainsi les anciens et les nouveaux venus. Comme nous l’avons remarqué plus haut, de nouveaux membres d’un groupe social sont souvent plutôt conformistes, cherchant à s’intégrer en reproduisant les normes dominantes. En revanche, comme l’affirme Etienne Wenger, dans un groupe à la structure établie, en dehors des leaders, il y a souvent d’autres membres déjà impliqués dans la politique du groupe et qui voient dans l’arrivée de nouvelles personnes aux idées différentes une occasion de faire évoluer les pratiques et l’équilibre du pouvoir en leur faveur (Wenger, 1999, p. 157), via des relations tactiques et des alliances impromptues.
Les dynamiques relationnelles dépendent aussi de la taille du groupe, de l’échelle sociale et de sa nature : les enjeux politiques ne sont pas les mêmes dans tous les groupes, même si l’on peut retrouver des enjeux symboliques forts, selon la perception des uns ou des autres, dans tout groupe auquel l’individu tient en tant que source d’identification et de capital symbolique. Bourdieu analyse avec finesse la façon dont le style et la manière deviennent des marqueurs fortement investis, permettant d’opérer des distinctions sociales quelconques sur fond de lutte de légitimité. Les détenteurs du pouvoir au sein d’un groupe peuvent remettre en cause la légitimité de personnes venues menacer leur position, via des procédés de distanciation sociale sur le plan symbolique. Ainsi, par exemple, des individus « de vieille famille », détenteurs d’un certain capital social et symbolique, peuvent mépriser les « arrivistes » ayant fait fortune sur le plan professionnel qui viennent fréquenter les mêmes cercles. Les bonnes manières constituent alors un moyen de distinction efficace :
La manière n’existe par définition que pour autrui et les détenteurs statutaires de la manière légitime et du pouvoir de définir la valeur des manières, prononciation, tenue, maintien, ont le privilège de l’indifférence à leur propre manière (qui les dispense de faire des manières) ; au contraire, les « parvenus » qui prétendent s’agréger au groupe des détenteurs légitimes, c’est-à-dire héréditaires, de la bonne manière sans être le produit des mêmes conditions sociales, se trouvent enfermés, quoi qu’ils fassent, dans l’alternative de l’hyper-identification anxieuse ou du négativisme qui avoue sa défaite dans sa révolte même : ou la conformité d’une conduite « empruntée » dont la correction ou l’hypercorrection même rappelle qu’elle singe et ce qu’elle singe, ou l’affirmation ostentatoire de la différence qui est vouée à apparaître comme un aveu d’impuissance à s’identifier. [Bourdieu, 1979, p. 105]
Ainsi marginalisés, les prétendants ne peuvent s’imposer au sein du groupe. Au-delà de l’exemple cité ici, cette logique peut, bien entendu, s’appliquer à des groupes de tout type et à tout niveau de capital économique, social et culturel. Gerry Philipsen analyse, par exemple, les dynamiques sociales servant à afficher, à travers le style discursif, l’appartenance locale dans un quartier populaire d’une ville américaine. « Changes in speech are easily noticed, so speech is therefore a means by which a person can signal a desire either to move upward on the social scale or to affirm a commitment to the norms of the present group. » (Philipsen, 1992, p. 34). L’accent, la syntaxe, le lexique : sur le plan discursif, tout peut potentiellement devenir marqueur d’appartenance ou de non-appartenance, en prenant de l’importance symbolique pour le groupe, au fil des interactions. Au-delà du discours, tous les modes de communication sont concernés, dans le syncrétisme modal et la consistance figurale qui caractérise l’adoption d’un style.27 C’est en performant un style que l’individu souligne sa place dans le groupe. Il compose à la fois avec une image de soi préfigurée et configurée dans l’espace social (diverses identités sociales, de rôle, de personne, « réputation » pour ses interlocuteurs, etc.) et avec un répertoire de traits culturels susceptibles d’être interprétés comme relevant de l’identité du groupe, traits par rapport auxquels il se situe à travers ses actes symboliques, participant ainsi à leur évolution incrémentale.
Les frontières sont des lieux importants, mais pas seulement en raison de leur caractère potentiellement problématique. Les discontinuités peuvent être aussi productives que les continuités pour la négociation du sens. Les frontières sont comme des lignes de faille : elles sont le lieu d'une activité volcanique. Elles permettent le mouvement, elles libèrent les tensions ; elles créent de nouvelles montagnes ; elles ébranlent les structures existantes. [Wenger, 1999, p. 254 ; notre traduction]28
Que ce soit dans une logique interpersonnelle de conformité ou bien d’exclusion, les mécanismes intragroupes participent ainsi à reconfigurer la culture et à en maintenir les frontières. Comme le souligne Etienne Wenger, les frontières entre le « nous » et l’« eux » sont les « lignes de faille » de l’interculturation. Elles sont le point de rencontre des dynamiques sociales endogènes et exogènes, car la logique identitaire intergroupe décrite par Fredrik Barth (1969), au niveau méso, passe aussi par la médiation des relations interpersonnelles internes à chaque groupe (niveau micro). En effet, l’opposition faite ici entre relations intragroupes et intergroupes est avant tout analytique, car l’on n’observe que des interactions entre individus qui se considèrent comme appartenant (ou non) à différents groupes sociaux. La notion d’appartenance groupale repose évidemment sur un jugement subjectif, ce en quoi s’accordent la théorie de l’identité sociale et la théorie de l’acteur-réseau. Cela ne veut pas dire que les individus choisissent librement les groupes sociaux auxquels ils participent, mais bien qu’ils se comportent vis-à-vis les uns des autres en fonction d’appartenances imaginées, subjectives, qui sont à l’origine des dynamiques « intragroupes » et « intergroupes » mises en avant ici.
Wenger évoque plusieurs cas de figure dans lesquels le contact entre membres à la frontière de communautés de pratique différentes peuvent jouer un rôle dans le changement culturel (Wenger, 1999, p. 114). Outre l’influence éventuelle déjà évoquée de figures marginales isolées au sein d’une communauté, il distingue :
les « pratiques frontières » (Boundary practices), lorsque des individus de communautés différentes prennent l’habitude de travailler ensemble et développent, avec le temps, leurs propres pratiques, un peu en marge des communautés en question.
les « chevauchements » (Overlaps), lorsque deux communautés, liées mais distinctes, travaillent ensemble sur certaines activités, comme par exemple des experts techniques travaillant aux côtés des opérateurs d’assurance. Les experts participent à l’activité des opérateurs, à travers des conversations, des conseils…, mais à d’autres moments les deux communautés poursuivent des activités séparées.
les « périphéries » (Peripheries), lorsque des personnes en formation, etc. participent indirectement à l’activité, avec un rôle secondaire.
Ces trois cas de « contact intergroupes » peuvent être extrapolés, ceteris paribus, des communautés de pratique aux groupes sociaux en général, afin de donner une idée de la manière dont les cultures peuvent co-évoluer au gré des interactions. À la différence des communautés de pratique qui, selon la théorie de Wenger, existent dans un contexte bien particulier, les groupes sociaux sont généralement sans cesse en contact avec d’autres, dans des constellations variées en fonction de la structure sociétale. Le type de rapport qui existe entre les groupes impacte l’influence qu’ils peuvent avoir les uns sur les autres. Aussi l’on distinguera les rapports de hiérarchisation, de transversalité, de dépendance, de concurrence, de collaboration, etc., sachant que différents groupes peuvent entretenir de multiples rapports les uns par rapport aux autres (cf. infra, section 7.2.2). Une entreprise, par exemple, peut être dans un rapport de dépendance hiérarchique vis-à-vis d’un État-nation, en concurrence et/ou en collaboration avec d’autres entreprises (rivales, fournisseurs, sous-traitants, etc.), être marquée par plusieurs cultures de métier ou professionnelles transversales, des cultures régionales ou locales, et compter en son sein plusieurs sous-groupes liés à des sites ou à des départements différents. Elle évolue au gré des évolutions législatives, des innovations techniques et de l’actualité sociétale. Les interactions entre les individus qui représentent l’entreprise, y compris avec son contexte social immédiat, impliquent ainsi en permanence des dynamiques « intergroupes » qui participent à l’évolution culturelle de l’ensemble de ces groupes.
Plusieurs approches en sociologie et en psychologie sociale nous renseignent sur ces dynamiques. La théorie de l’identité sociale a déjà été évoquée. Elle met l’accent sur la prise en compte des identités sociales dans certains contextes, ce qui peut contribuer à exacerber ou à atténuer les différences culturelles perçues, selon la situation (Tajfel, 1982 ; Tajfel et Turner, 1986). La théorie de l’accommodation communicationnelle (Gallois, Giles, Jones, Cargile, et Ota, 1995 ; H. Giles et Coupland, 1991 ; Howard Giles et Ogay, 2007), ou encore la théorie de l’identité ethnolinguistique (Noels, 2014), mettent en avant la manière dont on adapte ou non son style de communication et les traits culturels mis en avant, en fonction de l’identité sociale de ses interlocuteurs et des rapports de rivalité, de statut social, etc. entre les groupes. À partir de la théorie de l’ethnicité de Barth (1969) Andreas Wimmer (2008) propose un modèle pour penser les dynamiques de maintien des frontières entre groupes ethniques dans un champ social donné. Mais pour saisir les effets de ces dynamiques sur les plans méso et macro, nous allons revenir, dans cette section, sur les éclairages offerts par la sociologie de la culture, à travers le mécanisme de la distinction bourdieusienne, complétés par les cultural studies et les analyses fines des transformations culturelles proposées par l’approche des sous-cultures de Dick Hebdige (1979).
Le principe majeur de l'écologie culturelle est qu'il existe un élan interne d'émulation et d'innovation au sein de tous les systèmes culturels, motivé principalement par le désir de distinction et de différenciation sociales. La clé cachée pour travailler dans cette veine est l'existence de seuils sociaux à partir desquels l'émulation se transforme en différenciation. [Kaufman, 2004, p. 346 ; notre traduction]29
Le terme d’écologie culturelle est proposé ici, dans un article publié dans la Annual Review of Sociology, par Jason Kaufman, sociologue à Harvard, afin de rendre compte de ce qu’il présente comme un intérêt nouveau en sociologie de la culture pour les mécanismes endogènes de transformation culturelle, dans l’héritage de Bourdieu (Kaufman, 2004, p. 346‑353). Bien que le terme soit également employé en géographie, afin d’évoquer l’adaptation de populations à leur environnement physique, il semble très bien convenir à une pensée de l’interculturation qui cherche à comprendre les relations entre les cultures à travers l’activité sociale. C’est une telle vision écologique qui sans doute a été à l’origine de l’approche bourdieusienne en sociologie de la culture, lorsqu’il sonde le continuum et les mécanismes de distinction à l’œuvre entre haute culture et culture populaire (Bourdieu, 1979, p. 109). Si la pensée bourdieusienne a volontairement mis l’accent sur la lutte des classes, des classements, et la reproduction des élites, la nouvelle écologie culturelle, écrit Kaufman, vise à rendre explicites les mécanismes endogènes dans les relations intergroupes qui produisent la distinction, plutôt que d’en chercher les causes au niveau de la structure sociale existante (Kaufman, 2004, p. 249). Cette écologie culturelle dépasserait ainsi ce qui a été perçu comme trop déterministe dans la théorie bourdieusienne par ceux qui voient dans l’habitus un facteur de stasis, de maintien du statu quo social, peu compatible avec la notion d’une évolution continue des cultures.30
Or, face à de telles lectures, il est important de noter, chez le Sociologue français, que la volonté de maintien de la stabilité de la structure sociale et sociétale par les individus en position de pouvoir est elle-même un facteur de changement continu :
par un paradoxe apparent, le maintien de l’ordre, c’est-à-dire de l’ensemble des écarts, des différences, des rangs, des préséances, des priorités, des exclusivités, des distinctions, des propriétés ordinales et, par-là, des relations d’ordre qui confèrent à une formation sociale sa structure, est assuré par un changement incessant des propriétés substantielles (c'est-à-dire non-relationnelles). [Bourdieu, 1979, p. 183]
C’est en faisant évoluer sans cesse et de manière incrémentale les traits culturels (propriétés substantielles) que les groupes cherchent à maintenir les différences entre eux (propriétés relationnelles). Face à des individus qui cherchent, pour des questions d’image, à s’approprier le style et les manières d’un groupe socialement désirable, les membres établis du groupe en question, pour ne pas accorder de légitimité ou être associés à ces prétendants, maintiennent la distance sociale à travers des innovations culturelles (supra, section 6.2.1).
Les choix esthétiques explicites se construisent en effet souvent par opposition aux choix des groupes les plus proches dans l’espace social, avec qui la concurrence est la plus directe et la plus immédiate et sans doute, plus précisément, par rapport à ceux d’entre ces choix où se marque le mieux l’intention, perçue comme prétention, de marquer la distinction par rapport aux groupes inférieurs. [Bourdieu, 1979, p. 64]
Le goût et le style socialement approuvés sont le mécanisme de la distinction et de l’interculturation. Dans les mots de Zygmunt Bauman : « it is very likely that both the benefits from and the need for telling beauty from ugliness, or subtlety from vulgarity, will last as long as there exists a need and a desire to tell high society from low society, and the connoisseur of refined tastes from the tasteless, vulgar masses, plebs and riff-raff… » (Bauman, 1999, p. 5). Chez Bourdieu, ce mécanisme permet de mieux comprendre le lien entre « culture populaire », « culture bourgeoise » et « culture savante ». Si le domaine de l’art, au sens large, est celui de l’élite créative, les références culturelles du domaine sont progressivement appropriées par les groupes se trouvant plus bas sur l’échelle sociale, à travers les actions d’individus aspirant à une position sociale supérieure. Les canons culturels (artistiques) sont, de ce point de vue, un mécanisme de distinction permettant de maintenir la structuration sociale existante.
La structure du champ est un état du rapport de force entre les agents ou les institutions engagés dans la lutte ou, si l’on préfère, de la distribution du capital spécifique qui, accumulé au cours des luttes antérieures, oriente les stratégies ultérieures. Cette structure […] est elle-même toujours en jeu : les luttes dont le champ est le lieu ont pour enjeu le monopole de la violence légitime (autorité spécifique) qui est caractéristique du champ considéré, c’est-à-dire, en définitive, la conservation ou la subversion de la structure de la distribution du capital spécifique. [Bourdieu, 1984, p. 113]
Pour Bourdieu, la question du pouvoir reste centrale dans les dynamiques de groupe, dans la compétition directe pour des ressources au sein d’un champ. Cela est aussi vrai en interne dans les groupes (supra) et lorsqu’il s’agit de défendre ou de remettre en cause la place de ceux qui détiennent les privilèges : « [c]’est l’hérésie, l’hétérodoxie, comme rupture critique, souvent liée à la crise, avec la doxa, qui fait sortir les dominants du silence et leur impose de produire le discours défensif de l’orthodoxie, pensée droite et de droite visant à restaurer l’équivalent de l’adhésion silencieuse à la doxa. » (Bourdieu, 1984, p. 115). Les notions d’institutionnalisation et de légitimation des groupes dominants comme instruments de conservation de la hiérarchie sociale ont déjà été évoquées. Bauman dessine un cycle historique, dans lequel la culture hiérarchique mise en place par les dominants provoque des révolutions lorsque les classes opprimées se rebellent, avant d’instaurer un nouveau régime qui installe ses propres procédés de légitimation culturelle, et ainsi de suite (Bauman, 1999, p. 11‑12). C’est cette lutte de pouvoir qui constitue ainsi le moteur du changement ou de la conservation culturels. La légitimation de l’ordre existant implique un contrôle idéologique (Mannheim, 1929 ; Ricœur, 1997) face aux utopies alternatives de ceux qui viennent contester le pouvoir en place, une idéologie que l’on cherche à imposer comme allant de soi. Pour Bourdieu, « [e]st légitime une institution, ou une action, ou un usage qui est dominant et méconnu comme tel, c’est-à-dire tacitement reconnu […]. C’est un langage qui produit l’essentiel de ses effets en ayant l’air de ne pas être ce qu’il est. » (Bourdieu, 1984, p. 110).31 Le contrôle idéologique par l’élite au pouvoir passe par le maintien des univers symboliques dominants. Dans les mots de Berger et Luckmann, « [t]he appearance of an alternative symbolic universe poses a threat because its very existence demonstrates empirically that one’s own universe is less than inevitable. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 126). Cela explique le conservatisme souvent prôné par les classes dominantes et aussi le recours fréquent aux valeurs religieuses (non rationnelles donc difficilement contestables) pour justifier et conforter cette position.
Dans des cas extrêmes, ce conservatisme peut assumer un caractère de renfermement totalitaire sur une identité de groupe, visant à anéantir intellectuellement ou même physiquement les groupes dont l’idéologie alternative est présentée comme une menace à l’ordre établi (Berger et Luckmann, 1966, p. 132‑133). À travers les opérations de « nettoyage ethnique » au Rwanda et en ex-Yougoslavie, Jean-François Bayart évoque ce type de comportement qui repose sur des « stratégies identitaires potentiellement totalitaires ».
D’abord parce que la culture imaginée comme authentique se définit par opposition à des cultures voisines mais qui sont appréhendées comme radicalement différentes, et parce que cette altérité supposée entraîne un principe d’exclusion dont la conclusion logique devient l’opération de purification ethnique : l’échange interculturel est alors vécu comme une aliénation, une perte de substance, voire une pollution. Ensuite parce que la culture imaginée prescrit aux individus censés relever de celle-ci une identité simplifiée, on serait tenté de dire un kit identitaire, qu’ils sont sommés d’endosser, le cas échéant sous coercition. Telle est la logique des islamistes ou, aussi bien, celle des « hommes en noir » d’Israël, qui imposent à leurs coreligionnaires une reconstruction idéologique parfaitement arbitraire de leur histoire et de leur foi. [Bayart, 1996, p. 51]
En dehors de ces cas extrêmes évoqués par l’anthropologue, les forces conservatrices et de subversion, plus ou moins apparentes, caractérisent les relations au sein d’un champ. La plupart du temps, les tensions restent maîtrisées puisque les différents groupes, même s’ils représentent des intérêts opposés, ont un commun intérêt dans la perpétuation du champ qui leur donne leur légitimité, ce qui pose des limites à tout conflit qui remettrait en cause la continuité du champ en lui-même (Bourdieu, 1984, p. 115). Par extension, on peut considérer l’idéologie hégémonique des groupes au pouvoir comme un élément structurant pour ceux qui s’y opposent, et vice versa. Ces derniers tirent leur légitimité de leur caractère oppositionnel, ce que Manuel Castells appelle les « resistance identities » des groupes minoritaires qui s’inscrivent contre le groupe dominant (Castells, 1997, p. 8).
Les études culturelles en sont venues à se concentrer sur la manière dont les groupes sous-culturels résistent aux formes dominantes de culture et d'identité, en créant leur propre style et leurs propres identités. Les individus qui se conforment aux codes dominants en matière d'habillement et de mode, de comportement et d'idéologies politiques produisent ainsi leurs identités au sein des groupes majoritaires, comme membres de groupes sociaux spécifiques (tels que les Américains blancs, conservateurs de classe moyenne). Les individus qui s'identifient à des sous-cultures, comme la culture punk ou les sous-cultures nationalistes noires, ont une apparence et un comportement différents de ceux du mainstream, et créent ainsi des identités d'opposition, en se définissant par contraste aux modèles dominants. [Kellner, s. d. ; notre traduction]32
La relation structurante entre dominant et dominé fonctionne bien dans les deux sens, comme l’explique Jean-François Bayart dans son analyse de la colonisation. Dans beaucoup d’anciennes colonies, les colonisés ont dû adapter leurs pratiques culturelles par rapport au modèle colonial imposé, qui va jusqu’à prétendre définir la culture et l’identité des colonisés. En Afrique, la notion de « tribu » doit ainsi beaucoup à la vision des Européens sur les Africains, qui se sont trouvés contraints de définir en ces termes leur appartenance (Bayart, 1996, p. 44). En Inde, après avoir habillé les militaires autochtones, dans un premier temps, dans des uniformes de style occidental, l’administration coloniale leur a ensuite inventé une tenue « autochtone », censée mieux correspondre à leur « culture ». Or, face à ces distinctions imposées, il est intéressant d’observer les formes de résistance qui s’expriment selon des modalités souvent bien contraintes :
[P]endant que l’administration britannique fabriquait l’indianité, les intellectuels hindous produisaient de l’hindouité en recourant à un « syncrétisme stratégique ». Il s’agissait, selon Christophe Jaffrelot, de « structurer son identité contre l’Autre en assimilant ses traits culturels prestigieux et efficaces ». Par exemple en prônant la lutte armée, et les structures militaires, inventées sous une forme néotraditionnelle. [Bayart, 1996, p. 50]
C’est encore en ce sens que Manuel Castells relève « the exclusion of the excluders by the excluded. That is, the building of defensive identity in the terms of dominant institutions / ideologies, reversing the value judgement while reinforcing the boundary » (Castells, 1997, p. 9). Le phénomène d’appropriation culturelle (supra) peut être interprété dans ces termes : le fait d’interdire aux dominants d’adopter des codes culturels associés aux groupes socialement défavorisés est un moyen d’exclusion face à des pratiques ayant aussi du sens dans le répertoire de la culture majoritaire.
Bourdieu intègre dans son analyse la notion de « contre-cultures », présentées comme « tout ce qui est en marge, hors de l’establishment, extérieur à la culture officielle. Dans un premier moment, on voit bien que cette contre-culture est définie négativement par ce contre quoi elle se définit. » (Bourdieu, 1984, p. 11). Or, les chercheurs en Cultural Studies (supra, chapitre 1.1.2) opposent les deux termes de « sous-culture » et de « contre-culture ». Contrairement à Bourdieu qui utilise le second pour évoquer tout qui se définit contre la culture dominante, ils adoptent une distinction entre les « contre-cultures » oppositionnelles des jeunes des classes moyennes, telles que le mouvement hippie des années 1960, et les « sous-cultures », plus radicales et plus idéologisées, des classes populaires et de ceux plus éloignés de la société mainstream (Hebdige, 1979, p. 148). Dans l’extension des travaux sur la déviance de Howard Becker (1966), le terme de « sous-culture », pour les chercheurs de l’école de Birmingham, assume un statut inférieur, d’opprimé, face au groupe majoritaire qui se situe dans la norme sociale. On exprime cette identité en cherchant à s’affirmer en choquant ou en offensant l’opinion publique à travers des comportements tabous, illégaux, ou jugés « antisociaux », et souvent à travers un style vestimentaire qui obéit à ces mêmes logiques : « spectacular subcultures express forbidden contents (consciousness of class, consciousness of difference) in forbidden forms (transgressions of sartorial and behavioural codes, law breaking, etc.). They are profane articulations, and they are often and significantly defined as ‘unnatural’. » (Hebdige, 1979, p. 91‑92). À travers le concept lévi-straussien de bricolage, Hebdige explique la manière dont le style vestimentaire punk, dans la Grande-Bretagne des années soixante-dix, incarne le rejet de la société :
Des objets empruntés aux contextes les plus sordides ont trouvé leur place dans les ensembles des punks : des chaînes de toilettes sont drapées en arcs gracieux sur des poitrines enveloppées dans des sacs poubelles en plastique. Les épingles à nourrice sont sorties de leur contexte d'utilité domestique et portées comme d'horribles ornements à travers la joue, l'oreille ou la lèvre. Les tissus trash “bon marché” (PVC, plastique, lurex, etc.) aux motifs vulgaires (par exemple, la fausse peau de léopard) et aux couleurs “vilaines”, depuis longtemps rejetés par l'industrie de la mode de qualité en tant que kitsch obsolète, sont récupérés par les punks et transformés en vêtements (pantalons de combat serrés, minijupes “ordinaires”), autant de commentaires conscients sur les notions de modernité et de goût. Les idées conventionnelles de la beauté ont été jetées aux orties, tout comme les traditions féminines en matière de cosmétiques. Contrairement aux conseils de tous les magazines féminins, les garçons et les filles se maquillent pour être vus. Les visages deviennent des portraits abstraits : des recherches d'aliénation finement observées et méticuleusement exécutées. Les cheveux sont manifestement teints (jaune foin, noir de jais, orange vif avec des touffes de vert ou décolorés piques), et les T-shirts et les pantalons racontent l'histoire de leur propre construction avec leurs multiples fermetures éclair et leurs coutures extérieures clairement visibles. [Hebdige, 1979, p. 107 ; notre traduction]33
Le chercheur britannique offre ici un éclairage précieux sur le fonctionnement des sous-cultures, selon une dynamique fondée sur la subversion et la résistance, mais tout aussi puissante, en termes d’interculturation, que la distinction mainstream à laquelle elle s’oppose. Fidèle aux principes et à la méthodologie des Cultural Studies, il met l’accent sur la culture matérielle, au service des styles et des formes de vie à travers lesquels se manifeste, à l’échelle microsociale, la figuration culturelle et identitaire. Son regard permet de saisir aussi la reconfiguration diachronique de ces styles subversifs, dans la mesure où leur codage fin est en constante évolution, car opposé à une norme qui évolue elle aussi, et rattrapé par la mode qui banalise progressivement le sensationnel, le transgressif et le choquant. Cela oblige les pionniers à réinventer sans cesse leur style subversif et les pousse aussi à être de plus en plus extrêmes, pour faire face à l’habituation, à la généralisation et à la normalisation des styles et des comportements, par les médias et la consommation de masse.
C'est par ce processus continu de récupération que l'ordre fracturé est réparé et que la sous-culture est incorporée en tant que phénomène de diversion dans la mythologie dominante dont elle émane en partie : en tant que « diable populaire », en tant qu'Autre, en tant qu'Ennemi. Le processus de récupération prend deux formes caractéristiques : (1) la conversion des signes sous-culturels (vêtements, musique, etc.) en objets produits en série (c'est-à-dire la forme de marchandise) ; (2) « l’étiquetage » et la redéfinition du comportement déviant par les groupes dominants - la police, les médias, le système judiciaire (c'est-à-dire la forme idéologique). [Hebdige, 1979, p. 94 ; notre traduction]34
Il est notable que les dynamiques de récupération et d’innovation mises en avant ici pour les traits culturels subversifs s’approchent en bien des points des mécanismes décrits par Bourdieu, dans son ouvrage publié la même année, à propos des cultures dominantes. La lecture parallèle des deux ouvrages permet de couvrir un spectre assez large d’innovations culturelles à travers la figuration et les relations intergroupes, que l’attention soit centrée sur la culture des groupes dominants, ou des logiques d’opposition. Comme le remarque Éric Maigret (2014), par leur prise en compte des problématiques de résistance, de subversion et de culture populaire, les Cultural Studies offrent un regard complémentaire à celui de la sociologie bourdieusienne sur l’évolution des cultures. Elles nous encouragent enfin à prendre en considération la consommation de masse, elle aussi un puissant vecteur d’interculturation.
C'est à travers les rituels distinctifs de la consommation, à travers le style, que la sous-culture révèle à la fois son identité “secrète” et communique ses significations interdites. C'est essentiellement la manière dont les biens de consommation sont utilisés dans la sous-culture qui la distingue des formations culturelles plus orthodoxes. [Hebdige, 1979, p. 103 ; notre traduction]35
L’analyse d’Hebdige met l’accent sur l’importance des accessoires et des biens matériels à travers lesquels les acteurs sociaux incarnent leurs styles. François Cooren (2013) a rappelé leur statut d’actants dans les interactions (cf. supra, section 3.2.2), en raison de leur potentiel de signification associés à des groupes ou à des institutions, que ce soit des artefacts « marqués » par une culture, ou ayant une épaisseur culturelle en tant qu’ensembles de traces d’interactions passées (cf. supra, section 5.2.2). Nous avons déjà souligné le rôle central que peuvent jouer des objets dans l’élaboration d’une culture, lorsque l’interaction avec un objet définit l’appartenance au groupe (ex. les joueurs de jeux vidéo), parfois plus encore que les interactions avec d’autres membres du groupe (cf. supra, section 2.2). Etienne Wenger évoque aussi les « objets frontières » (boundary objects), qui prennent des significations différentes pour différentes communautés de pratiques, tout en reliant ces communautés entre elles. Il donne l’exemple du formulaire médical qui relie le médecin et l’assureur dans le cas qu’il a étudié, ou bien la forêt, avec des significations différentes pour des promeneurs, des ornithologues, des défenseurs de l’environnement, etc. (Wenger, 1999, p. 106‑108). Les objets frontières jouent un rôle de médiation ou de transfert culturel, dans la mesure où ils mettent en relation les groupes, étant mis en scène selon des logiques différentes.
L’artefact étranger est un type particulier d’objet frontière qui illustre bien le mécanisme à l’œuvre. Les emprunts étrangers sont monnaie courante dans la société mondialisée, que ce soit via l’industrie du divertissement (musique, films, séries télévisées, jeux vidéo…) de la communication (web, réseaux socionumériques, univers applicatif des smartphones…), de la distribution (commerce physique ou électronique, spécialisé ou généraliste) ou simplement en raison des imaginaires et des styles de vie qui s’internationalisent grâce à la « révolution numérique » et à une mobilité démographique croissante. L’emprunt d’un artefact étranger suppose une double logique d’adoption et d’adaptation au nouveau contexte, à travers la médiation des interactions. L’objet façonné dans un contexte national quelconque36 est marqué par un ensemble de cultures en rapport avec l’objet dans le contexte d’origine, dans lequel certaines sont plus influentes que d’autres.
Dans le contexte national où l’objet est emprunté, quelques-unes de ces cultures « d’origine » restent présentes, dans une forme plus ou moins proche, dans la mesure où elles ont une dimension transnationale, alors que d’autres, spécifiques au pays d’origine, s’effacent. Cela suppose donc que l’objet sera plus ou moins adéquat pour l’utilisation qui en sera faite dans le contexte figuratif d’emprunt, utilisation qui peut être ou non la même que dans le contexte « d’origine », en fonction des savoirs culturels de ceux qui l’utilisent et à leur degré de ressemblance aux savoirs culturels ayant contribué à le façonner à l’origine. Là où il y a des différences, l’objet sera (ré)interprété, adapté, localisé en fonction du nouveau contexte figuratif, sachant que son statut d’objet étranger, tant qu’il est perçu comme tel, constituera un élément signifiant supplémentaire dans ce contexte (cf. supra, section 5.1.2).
À titre d’exemple, prenons un artefact culturel à forte identité nationale : le manga japonais. Développé au Japon et marqué par la langue, le style de dessin et de narration et par une vision du monde que l’on associe, au moins en occident, à ce pays, il a connu un succès grandissant en France à partir des années 1980 (Ferrand et Langevin, 2006 ; Guilbert, 2012). Comment comprendre ce phénomène du point de vue de l’interculturation à l’œuvre ? À un premier niveau, on peut voir un produit culturel qui reflète des références culturelles japonaises au sens large, des codes et des préoccupations plus spécifiques à des groupes sociaux ou à des catégories de lecteurs davantage restreints (les hommes, les femmes, les enfants…) en fonction des ouvrages, ainsi qu’un genre artistique du roman graphique développé par des dessinateurs et des professionnels de l’édition au Japon. Ce produit est acheté et lu, en France et ailleurs, par des individus ayant plus ou moins de connaissances précises du Japon et du genre littéraire. Y figurent des passionnés de bandes-dessinées ou des professionnels du champ qui retrouvent certains codes connus dans le manga, des personnes ayant des connaissances développées du Japon qui y cherchent des repères culturels familiers, et puis tout un chacun, correspondant aux mêmes catégories supposées de lecteurs, pour les différents ouvrages, que dans le pays d’origine, avec des préoccupations plus ou moins similaires à ceux-là.
Alors que le produit peut paraître plus ou moins « étrange(r) » en fonction du profil de lecteur et de sa proximité avec le contexte d’origine, on considérera que, pour certaines personnes, l’exposition au manga participera à la reconfiguration de leurs représentations liées au Japon, aux bandes-dessinées, etc. Ces représentations reconfigurées alimenteront potentiellement leurs futurs échanges en tant que membres de tel ou tel groupe, que ce soit au niveau de leurs savoirs préfigurés ou bien en leur permettant d’endosser un rôle de spécialiste, d’initié, ayant lu tel ou tel ouvrage. Même sans le lire, le manga peut être utilisé par les uns ou les autres comme un accessoire signifiant sur le plan identitaire : gage d’une identité d’adolescent ouvert sur le monde, de geek, de nipponophile, de professionnel de l’édition, etc. À travers leurs figurations, ils contribueront à actualiser, le cas échéant, à l’échelle micro, les significations associées à l’objet au sein de tel ou tel groupe (d’adolescents, de cosplayers, de sympathisants du Japon...) et/ou dans la société en général.
À un second niveau d’analyse, en dépassant le simple transfert unilatéral de significations, l’interculturation peut être saisie dans une évolution plus large du sémioscape global réunissant les acteurs et les actants en France, au Japon, et dans les autres pays. Cette influence réciproque continue remonte au tout début de développement du manga comme genre, puisant dans le style graphique des estampes et des rouleaux narratifs peints, mais aussi dans l’art nouveau et le dessin de presse humoristique à l’occidental, des comic strips américains et britanniques, grâce notamment à la présence de dessinateurs de presse occidentaux présents au Japon pendant l’ère Meiji, à partir de 1868 et pendant la première moitié du 20e siècle (Poupée, 2014). L’engouement international pour les mangas a ensuite donné lieu à de l’appropriation et de la localisation du genre par les éditeurs étrangers, au niveau de la langue, mais aussi, parfois, des images, dont certaines ont été censurées ou adaptées aux marchés cibles. Les éditeurs opèrent aussi un choix dans les ouvrages traduits et donc rendus accessibles au plus grand public, choix qui participe à façonner l’image du genre hors Japon (Guilbert, 2012). Cette image évolue, en même temps que les attentes du lectorat étranger. Si le sens de lecture a pu être localisé pour les Occidentaux dans un premier temps (gauche-droite et non droite-gauche), face à un lectorat plus éclairé, en quête de l’authentique, et sans doute aussi pour des raisons de coût, la plupart des éditeurs français ont désormais adopté le sens de lecture japonais. Enfin, en tant qu’artefact culturel, le manga est aussi à saisir dans un contexte artistique et commercial plus large, marqué par l’industrie du dessin animé en général et par l’existence de nombreux produits dérivés : les animations télévisées, les cartes de jeu et autres figurines pour enfants ou collectionneurs, qui ont contribué à la popularisation du genre. Penser la circulation du manga en tant qu’objet culturel suppose ainsi la prise en compte de tout un univers sémiotique : sa place dans le sémioscape global et l’influence des différents groupes qui y participent.
Le modèle de l’emprunt simple d’un artefact étranger culturellement « pur » manque de pertinence pour ce cas et pour la plupart des produits culturels « étrangers ». Comme le rappelle Jean-Loup Amselle, la quête des cultures sources est généralement illusoire : mieux vaut penser les « branchements » de l’interculturation comme un processus dialogique continu. Ce processus n’implique pas directement des sociétés ou des « cultures » entières. Il passe par la médiation d’individus, plus ou moins experts, et de leurs interactions, dans lesquelles ils font appel à leurs divers savoirs et expériences et endossent différentes identités dans des stratégies figuratives qui les relient à des groupes, ou font valoir des traits de caractère supposés, pour défendre telle ou telle image de soi. Dans cette perspective sémiopragmatique, les rapports de pouvoir sont implicites. La rivalité intergroupes est intériorisée et se manifeste à travers les stratégies figuratives : il ne s’agit pas de groupes qui s’affrontent, mais bien d’individus qui poursuivent des stratégies de figuration à l’aide de traits culturels et identitaires matériels et immatériels potentiellement associés à des groupes différents. Cela n’exclut pas non plus les stratégies institutionnelles de soft power, mais celles-ci sont à mettre en relation avec un phénomène social plus puissant encore, qui résulte de la distinction et se manifeste tout particulièrement à travers les biens de consommation matériels : la mode.
À toutes les époques de l'histoire, dans tous les territoires habités par l'homme et dans toutes les cultures, la mode a joué un rôle majeur pour transformer le changement constant en une norme du mode de vie humain. Pourtant, son modus operandi, tout comme les institutions qui servent ses opérations, change avec le temps. La forme actuelle du phénomène de la mode est définie par la colonisation et l'exploitation par les marchés de consommation de cet aspect éternel de la condition humaine. [Bauman, 2011, p. 22‑23 ; notre traduction]37
Dans sa Philosophie de la mode,38 Georg Simmel explique que le phénomène de la mode est « un pur produit des besoins sociaux » (1905, p. 14) : il s’agit d’un mécanisme d’imitation et de différenciation sociale correspondant à un besoin humain fondamental de se positionner par rapport à autrui. Le texte de Simmel représente une pensée de la distinction avant l’heure, évoquant la mode comme un « produit de la division en classes » : « les modes sont toujours propres à des classes sociales : les modes de la classe la plus élevée se différencient de celles de la classe inférieure, et elles sont abandonnées sitôt que la classe inférieure commence à se les approprier » (Simmel, 1905, p. 12). Il expose le mécanisme par lequel un acteur social peut chercher à adopter un style inspiré par telle mode afin de mettre en avant des atouts sociaux positivement connotés (goût, capital économique et social…) et ainsi prétendre à un statut social supérieur, que ce soit en se faisant reconnaître au sein d’un groupe d’appartenance, ou bien en aspirant à se faire accepter dans un groupe jugé supérieur. Dans « Le bleu est à la mode cette année », Roland Barthes esquisse les grandes lignes d’une sémiotique de la mode, fondée sur l’étude d’un nombre limité de « vestèmes », afin de retracer les évolutions quasi programmées des tendances, à partir d’un nombre limité d’éléments combinatoires manipulés socialement dans une quête perpétuelle de pseudo-nouveauté (Barthes, 1960). Car, avant tout, la mode constitue un moyen de différenciation, face aux classes considérées comme légèrement inférieures sur l’échelle sociale, quelle qu’elle soit.
La mode est donc à la fois l'expression du lien qui rattache l'individu à ceux qui partagent sa situation, de l'unité d'un groupe qu'elle définit, mais aussi, et du même coup, la clôture que ce groupe oppose à ceux qui lui sont inférieurs et qui s'en voient par là exclus. Relier et distinguer sont les deux fonctions fondamentales qui œuvrent ici inséparablement, et bien que ces deux termes soient strictement contraires, ou peut-être bien pour cette raison même, chacun est la condition de possibilité de l'autre. [Simmel, 1905, p. 13‑14]
Simmel met en avant le mécanisme social paradoxal par lequel les individus sont pris entre deux envies opposées de conformisme et d’individuation. C’est en se soumettant aux pressions sociales de se conformer aux conventions changeantes de la mode que l’on cherche à exprimer son individualité et à se démarquer d’autrui.39 Se soumettre aux codes jugés socialement désirables pour mieux se distinguer : en guise d’uniformisme, remarque Bauman, la mode « multiplies and intensifies the very divisions, differences, inequalities, discriminations and handicaps which it promises to smooth away and ultimately eliminate altogether » (2011, p. 19), en raison des différences de capital culturel, économique et symbolique.
La différence symbolique induite par la mode se matérialise souvent à travers des biens de consommation, dont la désirabilité éphémère liée aux dernières tendances est entretenue par les professionnels du marketing. Déjà en 1905, Simmel avait identifié la consommation comme un vecteur de mode et donc d’amplificateur de différences sociales. « La pénétration grandissante de l'économie monétaire ne peut que rendre plus flagrant encore ce processus en même temps qu'elle l'accélère considérablement, puisque les objets de la mode, qui sont les apparences extérieures de la vie, sont très facilement accessibles à qui possède de l'argent. » (Simmel, 1905, p. 17). La distinction passe par la consommation chez Bourdieu également, pour qui la consommation et la production de biens culturels sont intimement liées. En effet le goût se structure en fonction des biens qui composent l’offre et de la volonté des acteurs sociaux de se distinguer d’autres groupes. Bourdieu met en relation les effets de champs entre celui de la production, au sein duquel les acteurs luttent pour mieux correspondre à la demande et ceux de la consommation où l’on cherche à mieux se distinguer d’autrui à travers les biens et les comportements adoptés :
les transformations incessantes de la mode sont le produit de l’orchestration objective entre, d’une part, la logique des luttes internes au champ de la production qui s’organisent selon l’opposition de l’ancien et du nouveau […] et, d’autre part, la logique des luttes internes au champ de la classe dominante qui, on l’a vu, opposent les fractions dominantes et les fractions dominées ou, plus exactement, les tenants et les prétendants. [Bourdieu, 1979, p. 259]
Le champ de la mode évolue, selon Bourdieu, sous des influences homologues à celles qui s’exercent sur la consommation : « les couturiers qui occupent une position dominante dans le champ de la mode n’ont qu’à se laisser aller aux stratégies négatives de discrétion et d’understatement que leur impose la concurrence un peu agressive des prétendants, pour se trouver directement ajustés aux demandes de la bourgeoisie ancienne qu’une relation homologue aux audaces tapageuses de la nouvelle bourgeoisie renvoie vers le même refus de l’emphase » (Bourdieu, 1979, p. 259). En extrapolant, l’on perçoit, à travers ces lignes, l’embryon d’une analyse culturelle des marques. Les marques évoluent avec leurs clients afin de refléter leurs idéologies sociales dominantes (Holt, 2004 ; cf. aussi supra section 5.2.1), tout en veillant à rester des marqueurs de distinction. À Bauman de conclure : « One might say that [culture] serves not so much the stratifications and divisions of society, as the turnover-oriented consumer market. » (Bauman, 2011, p. 13).
Notre discussion de la sphère culturelle suggère donc le besoin d'une notion plus différenciée de la sphère culturelle qui permette d'étudier l'autonomie relative des différents sous-domaines. Cela nous aiderait à mieux comprendre la relation entre les secteurs qui cherchent à atteindre une plus grande autonomie (haute culture) et les secteurs qui sont plus directement liés à la production pour les marchés populaires de biens culturels (culture de consommation de masse). [Featherstone, 1995, p. 32 ; notre traduction]40
L’importance des biens de consommation et du phénomène de mode dans les évolutions culturelles nous incite à prendre en compte l’existence de plusieurs hiérarchies sociales pouvant jouer un rôle dans le processus d’interculturation. La hiérarchisation bourdieusienne des groupes dominants en termes de pouvoir social et institutionnel étatique est certes à prendre en considération du point de vue des codes élitistes et bourgeois. Mais ce ne sont pas les seuls codes en vigueur dans la société, ni nécessairement les plus influents au niveau de la mode. Comme l’indique ici Michael Featherstone, différents secteurs et sous-champs de la société ont des logiques propres qui représentent aussi des influences importantes sur le processus.
Par ailleurs, l’analyse bourdieusienne ne semble plus tout à fait adaptée à une époque postmoderne caractérisée par le foisonnement des identités et une remise en cause des structures établies, époque aux prémices de laquelle il écrivait. Selon Bauman :
Bourdieu observait un paysage illuminé par le soleil couchant, qui aiguisait momentanément des contours qui allaient bientôt se dissoudre dans le crépuscule qui approchait. Il a donc saisi la culture à son stade homéostatique : la culture au service du statu quo, de la reproduction monotone de la société et du maintien de l'équilibre du système, juste avant la perte inévitable et rapide de sa position. [Bauman, 2011, p. 11 ; notre traduction]41
Nous le verrons au chapitre suivant : la mondialisation et l’hyperconnexion ont profondément altéré la circulation des produits et des référents culturels et ont contribué à faire évoluer le système de classes sociales. En s’appuyant sur des travaux dirigés par le sociologue oxfordien John Goldthorpe, Bauman affirme qu’il n’est plus possible de détacher une élite culturelle de positions moins élévées dans la hiérarchie sociale, en ne regardant que les signes classiques, tels que l’engouement pour les pratiques artistiques élitistes ou le rejet de la culture populaire et de l’industrie de divertissement. Ces élites sont aujourd’hui davantage susceptibles de maîtriser à la fois les codes associés aux formes classiques d’art et ceux liés à d’autres formes de divertissement, ayant des pratiques plutôt éclectiques dans la consommation de produits culturels (Bauman, 2011, p. 2).
De ce point de vue, le cosmopolitisme semble être devenu le nouveau snobisme, dans un mouvement où le statut social de l’individu peut se mesurer, en quelque sorte, à travers sa liberté de s’inventer (Beck, Giddens et Lash, 1994).42 Pour ceux qui disposent d’un capital culturel, social et économique suffisant, la possibilité d’accéder à de nouveaux groupes et de nouvelles expériences sociales, de redéfinir les codes qui incombent à leur statut social est le marqueur ultime de leur pouvoir. Ainsi, les identités s’endossent et s’achètent dans des « supermarchés de la culture » métaphoriques (Mathews, 2000) ou bien réels (Halter, 2002). À en croire Bauman, peu importe le style en question, c’est le statut de l’individu et sa place dans la structure sociale qui priment sur les jugements esthétiques : « The chosen ones are chosen not by virtue of their insight into what is beautiful, but rather by the fact that the statement ‘this is beautiful’ is binding precisely because it was uttered by them and confirmed by their actions. » (Bauman, 2011, p. 4‑5). À l’ère des influenceurs et des célébrités mondiales sur internet, des séries étrangères en streaming et de la télé-réalité, ces nouvelles figurations (dans le sens d’Elias) supposent des hiérarchies concurrentes à celle des classes sociales étudiées par Bourdieu. La mode, les médias, la consommation et le divertissement de masse créent des élites populaires (oxymore assumé) qui produisent aussi des cultures vers lesquelles d’autres groupes aspirent socialement, ou bien contre lesquelles ils s’inscrivent. L’interculturation doit être pensée par rapport à ce nouveau contexte caractérisé par la multipolarité et l’hyperconnexion, évolutions qui complexifient plus qu’elles ne remettent en cause les mécanismes sociaux décrits par l’auteur de La distinction.
Les sous-cultures oppositionnelles et les contre-cultures alternatives sont deux hiérarchies sociales concurrentes fournissant modèles et styles pouvant influencer l’interculturation, dans la mesure où elles constituent des contre-modèles subversifs, potentiellement séducteurs pour des individus ou groupes sociaux cherchant à se démarquer du conformisme aux codes dominants de l’Establishment. Pour ces individus et ces groupes, cela ne suppose ni un choix binaire entre deux styles, ni l’adoption de tous les codes subversifs du groupe en question, mais bien l’intégration progressive de quelques traits dans leur figuration, afin de « se donner un genre », en écoutant tel chanteur ou style de musique, en adoptant tel accessoire vestimentaire, tel vocabulaire ou manière de parler, etc. Les styles peuvent être très éclectiques, quitte à rapprocher des tendances elles-mêmes opposées. En citant l’exemple des skinheads britanniques en tant que groupe social émergent, Hebdige note que pour mieux exprimer des valeurs d’opposition à la société mainstream, à travers des choix de musique et de style vestimentaire, le groupe « drew on two ostensibly incompatible sources: the cultures of the West Indian immigrants and the white working class. » (Hebdige, 1979, p. 55).
La musique reggae est un bon exemple d’une forme culturelle qui s’est peu à peu démocratisée dans de nombreux pays, dont la Grande-Bretagne, où elle a progressivement perdu ses accents révoltés et révolutionnaires, au fur et à mesure de son intégration en tant que référence dans la culture dominante. Cette démocratisation suppose une diversification des styles au sein même du mouvement reggae, avec des variantes plus soft et l’émergence parallèle de nouvelles formes underground davantage contestataires (Bousquet, 2016, 2019). En France, l’évolution du rap au sein de la culture hip-hop a suivi un parcours similaire d’institutionnalisation depuis les années 1980, style parfois associé à la figure de « l’immigré » banlieusard, qui reste un archétype de la contestation et une source de codes et de styles (musicaux, vestimentaires, langagiers…) pour des jeunes ou autres individus cherchant à affirmer une identité rebelle en France.
L’émergence en 2018 et 2019 des « gilets jaunes » en France est un autre exemple d’une identité contestataire, même si ce mouvement constitue une identification semble-t-il éphémère, en partie à cause de la faible structuration sociale du groupe. Pour cette raison, la question de la durabilité de cette sous-culture contestataire peut être posée, même si elle reste un exemple intéressant du point de vue de l’interculturation. En plus de l’emblématique vêtement de sécurité détourné, le mouvement s’est approprié, en les condensant, d’autres symboles de contestation en vigueur en France et ailleurs : occupation de ronds-points ou d’espaces urbains, opérations « péage gratuit », feux de palettes, organisation via les réseaux socionumériques…. La chronologie du mouvement en 2018 et début 2019, avec une escalade de la violence sous l’impulsion de groupuscules d’extrême droite et d’extrême gauche, ainsi que des tensions en interne entre ces différentes sensibilités, reflète une opinion publique médiatisée qui s’est peu à peu désolidarisée des manifestants : après un engouement populaire initial, il est progressivement devenu un acte de plus en plus engagé, socialement, d’arborer son gilet jaune derrière le pare-brise de sa voiture. En l’espace de quelques mois, le mouvement avait contribué à faire évoluer les significations possibles de nombreux symboles et êtres culturels, à commencer par le gilet jaune lui-même43. La question de la violence répressive des forces de l’ordre, des « flashball » et autres « lanceurs de balles de défense », la figure de l’avenue des Champs-Elysées, celle de l’écotaxe sur le carburant, ont toutes été reconfigurées par le mouvement, qui a participé ainsi à altérer le sémioscape global, en créant même des émules dans d’autres pays.44
Quant aux identifications les plus subversives, du point de vue des États-nations en Europe de l’Ouest et dans d’autres pays occidentalisés, l’amalgame salafiste-djihadiste est particulièrement craint à l’heure actuelle.45 L’imaginaire djihadiste véhicule la révolte d’un certain nombre de jeunes idéologisés, dont ceux qui se convertissent à cette doctrine particulièrement radicale de l’Islam, afin de donner forme à leur révolte, dirigée contre la société occidentale tout entière. La quasi-totalité de la société (y compris leurs propres parents) contemple avec effroi et dans l’incompréhension les jeunes qui « se laissent enrôler » dans ce mouvement, à l’image des réactions et des discours médiatiques face aux scènes de violence provoquées par les punks, les mods et autres skinheads pendant les années 1960 et 1970 (Hebdige, 1979, p. 97‑98). Peut-on parler pour autant d’une « sous-culture » djihadiste en France ? La dimension religieuse du phénomène le distingue des groupes qui viennent d’être cités, issus tout particulièrement des classes populaires, et limite sa portée. En revanche, et malgré les oppositions entre eux, l’on peut percevoir l’existence d’un continuum entre les djihadistes, forme radicale, extrême et violente, et les salafistes quiétistes non-violents, modérés, ce qui pourrait favoriser l’adoption de certains traits culturels par un plus grand nombre (Hebdige, 1979, p. 55).
À ce titre, il peut être intéressant de s’interroger sur un rapprochement possible entre ce mouvement et la mode pour les jeunes hommes de se laisser pousser la barbe, mode qui s’est popularisée dans la plupart des pays occidentaux pendant les cinq dernières années. Sans proposer de lien simple de cause à effet, il se peut que l’un des facteurs motivant cette mode soit la figure de la « barbe djihadiste ». Bien entendu, le port de la barbe a toujours existé au sein des sociétés occidentales, lié à des cycles de mode ; la question ici étant de comprendre son regain récent de popularité. Le port de la barbe, très commun chez les Musulmans pratiquants et dans le monde arabe, est une prescription islamique du Prophète. Une barbe touffue, noire ou parfois teintée, souvent portée moustache rasée, peut être un marqueur d’appartenance salafiste.46 Du fait de la stigmatisation de cette mouvance, en France et ailleurs, ce trait culturel a pu assumer une signification nouvelle : la revendication forte d’une identité musulmane socialement menaçante, stratégie identitaire de rejet pour les jeunes hommes musulmans « issus de l’immigration », face à la stigmatisation de l’identité d’immigré, si l’on reprend l’analyse de Carmel Camilleri (1999). Portée par des jeunes faisant partie ou non de la mouvance salafiste mais souhaitant se donner une image de rebelle, peu à peu la signification religieuse a pu s’estomper, en même temps qu’elle s’est propagée à d’autres jeunes rebelles, autour de valeurs plus socialement acceptables : l’anticonformisme, la jeunesse et la virilité. Dès lors, elle a pu commencer à se généraliser à travers d’autres groupes sociaux, y compris chez les moins jeunes, toujours sous l’action d’individus cherchant à se démarquer du groupe ou à « se donner un genre » dans un premier temps, avant son adoption plus massive chez leurs pairs. Parallèlement, à partir de la forme « salafiste » d’origine, la barbe a très vite pris un ensemble de formes différentes : plus ou moins longue ou élégamment taillée, etc. Le port de la barbe par des célébrités, sportifs et autres stars médiatiques en vue, n’a fait qu’amplifier le phénomène, tout comme le redéveloppement de l’activité de barbier, pour ceux qui ne suivent pas les tutoriaux foisonnant sur YouTube à propos des techniques modernes de soins pilaires.47
L’hypothèse avancée ici nécessiterait bien évidemment, pour être testée, une étude diachronique des représentations sociales au sein de différents groupes. Mais le mécanisme décrit, articulant les niveaux micro (figurations individuelles) et méso (styles et représentations liés à des groupes sociaux) est celui qui caractérise le processus d’interculturation à travers la propagation progressive de traits culturels d’un groupe à un autre. C’est dans ce sens qu’il est intéressant de conserver la notion de « hiérarchie sociale », puisqu’il s’agit de chercher à saisir les dynamiques d’aspiration entre groupes sociaux, quel que soit le groupe en position de prescripteur (l’élite culturelle dans le sens de Bourdieu ou bien les punks d’Hebdige). La notion de hiérarchie est particulièrement importante, car, comme le rappellent les théoriciens de l’identité (cf. supra, chapitre 3.1), la validation d’une identité assumée dépend à la fois de sa saillance (salience) et de son adaptation (fit) : l’acteur social ne peut pas adopter n’importe quel trait identitaire mais doit le justifier par rapport à ses identités activées. Chercher à adopter un trait identitaire très éloigné de ses groupes d’appartenance affichés, tel le retraité qui s’habille à la mode des adolescents ou vice versa, pourrait poser problème sur le plan intersubjectif et donner lieu à des interprétations oppositionnelles (« a-t-il perdu la tête ? »), dans la mesure où le trait se trouverait en rupture par rapport aux styles assumés et acceptés de l’individu (rupture de la consistance figurale). De même, dans les hiérarchies socialement très codées, l’adoption d’une barbe par un cadre quinquagénaire qui souhaite jouer sur les connotations de jeunesse et de virilité suppose que la barbe ait déjà été adoptée avec de telles connotations par des hommes plus jeunes. Sinon, il serait peu probable que les significations visées l’emportent.
Opérant souvent contre l’ordre établi de la société, mais de façon moins marquée que les sous-cultures et les contre-cultures, d’autres hiérarchies sociales concurrentes existent dans nos sociétés fortement médiatisées de la modernité liquide. Dans le processus d’interculturation, tout groupe qui représente un trait socialement positif, à interpréter potentiellement comme symboliquement valorisant pour l’individu, peut donner lieu à une émulation et se trouver dans une hiérarchie sociale dans laquelle d’autres groupes vont emprunter leurs traits culturels via le mécanisme de la distinction. Des valeurs comme la jeunesse, l’anticonformisme, la richesse, l’hédonisme, l’originalité, mais aussi l’écologie, le bien-manger, etc. peuvent rendre culturellement influents des groupes comme les jeunes, les écologistes, les végans, les sportifs et les entrepreneurs à succès, la communauté transgenre, etc. De tels groupes sociaux sont généralement anticonformistes par certains aspects : à côté de l’élite artistique de la distinction bourdieusienne, ils représentent la dimension créative de la société, mais socialement moins marginaux que les sous-cultures ou les contre-cultures. En face d’eux, d’autres groupes représentent les tendances plus conservatrices, que ce soient les groupes religieux, les séniors, ou d’autres représentants plus classiques de la hiérarchie sociale élitiste qui ont intérêt à conserver l’ordre établi et le statu quo social. Chaque groupe a ses leaders charismatiques, ses « influenceurs » ou ses trend-setters individuels, souvent médiatiques, qu’ils soient YouTubers, célébrités de la télé-réalité, chanteurs, comédiens, sportifs de haut niveau, patrons charismatiques de start-ups, ou autres.
Autour de chaque groupe, dans la structure sociétale, se forme une constellation d’autres groupuscules ou groupes sociaux qui peut aussi être lue comme une hiérarchie graduée, avec des individus et des petits groupes plus extrêmes d’un côté, et de plus gros groupes, progressivement plus conformistes, plus centraux, de l’autre. Par une sorte d’effet d’osmose (rendu en anglais par « trickle-down effect » : Bourdieu, 1984 : 258), ces groupes s’inspirent les uns des autres, qu’ils se côtoient de près ou uniquement par l’intermédiaire de certains individus marginaux ou via les médias. Certains traits culturels des adolescents48 sont repris et/ou reconfigurés par les jeunes actifs, ensuite par les moins jeunes, etc. Les écologistes engagés suivent d’un œil attentif l’action des groupuscules d’« écoguerriers », d’« écoterroristes » ou d’autres altermondialistes impliqués dans des actions parfois violentes en faveur de la préservation de la planète, actions qu’ils ne cautionnent pas nécessairement de manière unanime. Pour souligner leur propre engagement, ils participent à populariser certaines causes, adoptent des slogans ou des traits des styles de vie associés à ces mouvances plus extrêmes. Les écologistes, mais aussi les végans ou les sportifs inspirent des individus moins engagés, à vivre de manière plus saine et durable, en adoptant et en adaptant certaines des pratiques ou des styles de vie qu’ils promeuvent, tout en se donnant une image socialement positive. Les styles peuvent être éclectiques au niveau individuel et les hiérarchies sont non exclusives : les adolescents expriment généralement des discours et des pratiques écologiques plus marqués que leurs aînés ; les végans peuvent aussi être actifs ou non dans l’écologie, etc.
Ce fonctionnement rappelle la vision interconnectée des « actants » dans un réseau social élargi que prône la théorie de l’acteur-réseau (Latour, 2007), mais met l’accent sur le niveau méso de conscience sociale, importante dans les médiations et le transfigurations interculturelles dont il est question ici.49 Nous proposons, à travers la Figure 3, une schématisation illustrée de ces dynamiques, comprenant une représentation abstraite des relations (partie gauche) et une illustration autour de la question de la consommation alimentaire alternative (partie droite).
Nous avons choisi de centrer la schématisation sur un groupe promoteur d’une culture alternative, pour l’illustration, celui des végans. Ce groupe est influencé par plusieurs groupuscules marginaux plus extrêmes, qui n’ont pas suffisamment d’importance ou de notoriété pour beaucoup impacter les groupes sociaux plus centraux dans la structure sociétale, représentés dans la partie inférieure de la figure et moins sensibles aux préoccupations radicales. Autour des différents groupes, ou faisant partie d’eux, se trouvent des influenceurs individuels, représentés dans la figure par les points gris. Dans le cas de la consommation alimentaire, ceux-ci peuvent être des intellectuels, des activistes connus, des bloggeurs, des chefs, etc., plus ou moins médiatiques, qui s’expriment ou qui mènent des actions en relation avec cette question. Engagés mais moins radicaux que les végans dans leur choix favorisant une consommation alternative, les partisans des produits bio et/ou locaux peuvent être mieux disposés et plus réceptifs que la majeure partie de la population au style de vie végan, dont ils adoptent certains traits ou préoccupations. Un groupe « avant-gardiste » peut influencer plusieurs groupes « progressifs », comme ici avec les associations de protection des animaux. Les groupes progressifs représentent eux aussi un groupe référent pour un groupe social plus large et central, ici le groupe bio/local influence celui des « consommateurs avertis », composé d’individus qui se préoccupent de leurs choix de consommation alimentaire. Il est à noter que les membres de ce groupe, globalement sensibles au choix bio/local, peuvent aussi être, ou non, sympathisants de la cause végane, des associations anti-chasse, etc.
Enfin, la schématisation situe les relations intergroupes dans un contexte sociétal, sous la triple influence des formes institutionnalisées de celle-ci (législation sur la protection des animaux, structuration du secteur agroalimentaire…) des formes techniques en vigueur (offre commerciale de produits agroalimentaires, infrastructure technologique de la communication …) et des médias (imaginaires autour de l’alimentation et de la consommation véhiculés par les médias dominants, spécialisés ou contestataires...).
Comme toute présentation à valeur heuristique, nécessairement simplifiée et réduite à l’essentiel, cette schématisation appelle plusieurs remarques. Elle représente une relation de hiérarchisation sociale susceptible d’influencer l’interculturation qui repose sur plusieurs abstractions. L’importance relative des groupes et le nombre de niveaux impliqués dans la hiérarchie varient en fonction de celle-ci. L’exemple donné part de l’influence de petits groupes engagés autour d’une question sociale sur des groupes relativement plus importants et moins engagés. La dynamique de distinction ne s’applique pas automatiquement à cet exemple, dans la mesure où il ne semble pas y avoir une volonté symbolique d’usurpation ou une menace de confusion entre les différents groupes, du fait de la réappropriation de certains traits culturels. Si le groupe avant-gardiste est celui des adolescents, situé en haut d’une hiérarchie sociale grâce aux valeurs de jeunesse et de modernité, il ne sera pas question d’engagement autour de ces valeurs, mais plutôt de tendances de mode qui les incarnent symboliquement. Face à un groupe progressif de trentenaires qui s’approprie les codes des plus jeunes, le mécanisme de distinction sera alors davantage opérant. Par rapport à une analyse bourdieusienne classique en sociologie de la culture, la schématisation présentée inverse ainsi l’ordre de la hiérarchie élitiste classique entre groupes socialement centraux et marginaux. La plupart du temps, les innovations culturelles et les phénomènes de mode populaires naissent du non-conformisme, comme l’ont attesté les Cultural Studies. De ce point de vue, l’élite culturelle et l’industrie de la mode décrites par Bourdieu constituent des exceptions, une sorte de « marge centrale » privilégiée de la société, cultivée par le pouvoir en place et dont l’émulation est directement le fait des groupes les plus puissants. Pour sortir de ce paradoxe, Andrea Semprini propose d’aplatir l’ensemble, à travers la notion d’« espace socioculturel ».
L’espace public, avec sa structure socio-politique hiérarchique, cède la place à l’espace socioculturel, avec une structure plate, mais construit sur le modèle centre – périphérie, avec une culture majoritaire au centre, et plusieurs cultures minoritaires sur les bords, correspondant à autant d’espaces socioculturels qui s’entrecroisent au sein du grand espace socioculturel de la nation. D’après ce modèle, on ne parle plus d’ascension sociale, mais de déplacement ou de rapprochement des espaces respectifs. [Semprini, 1997, p. 84]
Si l’espace global d’interculturation peut être conçu comme un espace plat, dans la mesure où les influences des groupes les uns sur les autres n’ont pas de sens prédéterminé, il faut cependant conserver l’idée de pouvoir et de hiérarchies multiples établies entre les groupes, en fonction de la nature des emprunts et transfigurations à l’œuvre. Les médiations intersubjectives responsables du changement s’interprètent à la lumière des hiérarchies à l’échelle mésosociale et des rapports de pouvoir perçus, qu’ils soient de nature politique, économique, ou bien social ou symbolique.
L’on remarquera également le chevauchement des groupes, indiquant que certains membres appartiennent aux deux ou aux trois groupes représentés. Or, il faudrait une schématisation en trois ou quatre dimensions pour rendre justice entre tous les liens possibles entre les groupes : certains partisans du bio/local peuvent aussi être des anti-OGM, et des consommateurs avertis peuvent être végans et anti-chasse. L’ouverture et la porosité des groupes et de leurs frontières, dont il convient de souligner une fois de plus leur caractère subjectif et socialement construit, ici au service de l’analyse, est indiquée par l’utilisation des traits en pointillés. De même, la distinction entre groupes sociaux et catégories sociales (cf. supra,section 2.2.1) doit être à nouveau évoquée, dans la mesure où les « consommateurs avertis » peuvent être assimilés davantage à une catégorie sociale à finalité marketing qu’à un groupe social composé d’individus qui interagissent directement ou indirectement autour de pratiques spécifiques et qui, en ce faisant, s’identifient à ce groupe. Certains consommateurs avertis peuvent développer une telle conscience, lisant par exemple une presse spécialisée ou participant à des associations de consommateurs, alors que d’autres non, sans que cela ne remette en cause le mécanisme décrit. Une telle diversité de profils est d’ailleurs caractéristique des individus qui composent ces catégories ou ces groupes sociaux ouverts et subjectivement constitués.
Ensuite, la schématisation est construite du point de vue d’un groupe avant-gardiste particulier, mais ne se veut pas une représentation exhaustive de tous les n groupes en relation avec celui-ci. Les groupes choisis ici pour illustrer l’influence possible dans une perspective d’interculturation ne se trouvent pas dans un rapport logique de superposition : tous les partisans du bio/local ne sont pas végans et vice versa. Or, cette représentation serait à compléter par d’autres groupes qui englobent les groupes en question : les végans font tous partie du groupe des végétaliens, qui font eux-mêmes partie du groupe plus large des végétariens. Ces deux groupes sont influencés culturellement par la culture végane. Les végans, mais aussi les groupes de libération animale, les anti-chasse et les anti-spécistes peuvent être caractérisés comme animalistes, obédience idéologique qui favorise le développement de traits culturels communs via l’exposition à une même littérature en faveur des droits des animaux, et via la co-activation des identités lors de la participation d’individus à des associations, à des manifestations ou autres actions communes. La schématisation occulte également les groupes conservateurs qui peuvent s’opposer aux groupes avant-gardistes et ainsi influencer le développement des traits culturels respectifs dans une logique d’opposition identitaire réciproque (Barth, 1969). De même, l’influence peut fonctionner dans le sens inverse de la hiérarchie sociale affichée, si par exemple, des pratiques de commerce local ou équitable, associés aux partisans du bio/local, sont prônées à leur tour par les végans. Un tel transfert serait contradictoire à la logique de distinction, mais suggérerait à l’inverse une autre hiérarchie sociale, par exemple autour de la question du commerce éthique, dans laquelle les partisans du bio/local seraient plus influents (avant-gardistes) que les végans. Il s’ensuit que, du point de vue analytique, il peut y avoir autant de hiérarchies que de groupes avant-gardistes. En fait, le nombre est bien plus important, car chaque groupe avant-gardiste peut influencer, autour de différentes valeurs, plusieurs groupes progressistes (ici non seulement les partisans du bio/local, mais aussi les protecteurs des animaux, etc.), en fonction des multiples constellations où il se trouve.
Cette schématisation doit donc être comprise, en dernière instance, comme une grille de lecture d’un processus, un outil heuristique pouvant être extrapolé à tout groupe et à tout niveau de société pour lire le méso à partir du micro et ainsi penser l’interculturation. Pour changer une nouvelle fois de focale et de granularité dans l’analyse, en cherchant à passer du méso au macro et appréhender l’interculturation à l’échelle globale, le dernier chapitre intégrera davantage le contexte sociopolitique et technique actuel, en considérant le double impact de la « révolution numérique » et de la mondialisation sur ce processus.