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Couverture du livre Des cultures à l’interculturation (A. Frame) Show/hide cover

L’évolution culturelle à l’ère de la mondialisation hyperconnectée - médias, sociétés et interculturation

On manque d’études sur les processus de métissage liés à la colonisation, sauf dans la tradition anglo-saxonne des cultural studies ou des post-colonial studies. Mais ces travaux sont peu en prise avec les enjeux sociopolitiques de la mondialisation. Un énorme travail est donc à faire pour comprendre l’élargissement de ce que l’on appelle la culture, la mutation du sentiment national, les rapports entre État et société, les perceptions de l’Autre, les stéréotypes et les représentations, l’ouverture sur les autres sociétés et religions, la crise du modèle occidental, la sourde inquiétude à l’égard de la mondialisation, la mutation des formes des identités nationales, l’impact des médias de masse… [Wolton, 1993, p. 40‑41]

Le fil de cette recherche nous a conduit à caractériser notre vision théorique de la communication. Elle s’attache tout particulièrement aux processus intersubjectifs et performatifs de signification, enracinés dans un contexte et dans une représentation d’autrui faisant appel à des identités et à des cultures. Cette vision s’éclaire, dans la première partie, à travers l’approche sémiopragmatique, dont le rendement théorique s’accorde à la valorisation du caractère émergent et ancré de la communication interpersonnelle. Dans un deuxième temps, nous illustrons cette approche à partir de nos travaux en nom propre ou collaboratifs, auxquels s’ajoutent ceux de collègues et d’étudiants ayant mis en œuvre cette approche dans leurs propres études. Ces exemples servent à proposer ainsi un nouvel outil de lecture, avec des objectifs clairs : renouveler de manière pertinente l’étude de certaines problématiques et apporter des éclairages nouveaux à certains objets en SIC, en dépassant résolument le nationalisme méthodologique et d’autres déterminismes encore trop souvent rencontrés. En troisième lieu vient l’ouverture : il est question désormais de développer notre réflexion et nos recherches en appliquant cette même conceptualisation des cultures au processus d’interculturation sur une échelle macrosociale, c’est-à-dire penser l’évolution des cultures dans l’espace social globalisé, à partir de leur performance à travers les interactions miscrosociales. Cette troisième partie programmatique ouvre ainsi des chantiers en devenir, en utilisant cette approche pour penser l’interculturation. Elle vise à mieux comprendre les dynamiques et les évolutions culturelles dans nos sociétés mondialisées, médiatisées et caractérisées par la proéminence des identités.

Le défi consiste à penser les relations entre les cultures : à la fois l’enchevêtrement des cultures qui recouvre celui des groupes sociaux, dans des rapports de filiation et de distinction, mais aussi les dynamiques d’hybridation, de métissage, de transformation via les interactions sociales, à l’échelle microsociale, répercutée aux échelles méso- et macro. Cette pensée de l’interculturation part nécessairement du principe que les cultures sont multiples et liquides, floues et en constante évolution. Elles se matérialisent à travers des traces indicielles et reconstruites dans l’esprit de tout un chacun, en tant que projections de savoirs associés à une appartenance sociale présumée. Il s’agit de penser les continuités, les ruptures, les mouvements et les transformations au sein de cet ensemble flou de symboles qui englobe toute action humaine, tout artefact, tout discours. Un véritable sémioscape, s’il faut oser le néologisme, en référence à Appadurai (2001), pour récuser la fermeture des sémiosphères à la Lotman (1999) et penser, plus finement, la liquidité (Bauman, 2011), la trivialité (Jeanneret, 2008), les figurations (Elias, 1978) et même les transfigurations (Boutaud, 2019) qui s’opèrent dans nos sociétés à l’aune de la cohabitation mondialisée (Wolton, 2003) et de la médiatisation profonde (Hepp, Breiter et Hasebrink, 2018a). La communication étant le processus par lequel ces transfigurations se réalisent, au quotidien et de manière incrémentale, ce projet a pour objectif de mettre en relief l’impact de ce processus sur le monde social dans lequel nous vivons, à travers les dynamiques culturelles qui le structurent.

La question des évolutions culturelles n’est pas nouvelle, ayant, de longue date, attiré l’attention d’anthropologues, d’historiens, de sociologues, de critiques littéraires et de philosophes. Max Weber (1905), Norbert Elias (1973) et Michel Foucault (1972) ont notamment analysé avec finesse et de manière diachronique l’évolution progressive des mœurs dans différentes sociétés. Pierre Bourdieu a aussi examiné de près les mécanismes intersubjectifs qui alimentent ce processus dans La Distinction (1979), entre opportunisme socialement ascendant et snobisme exclusif qui mettent en cause ou défendent l’habitus des uns et des autres, alors que Georg Simmel (1988) souligne la créativité « tragique » de la culture, qui est condamnée, par ce même mécanisme, à devoir sans cesse se renouveler. Pour Zygmunt Bauman, cette créativité néguentropique est ce qui réinjecte de l’énergie dans le système, rendant vivantes les sociétés humaines (Bauman, 1999, p. 47). Par ce jeu continu de changements incrémentaux, les signifiants et les signifiés se muent progressivement. Que dire aujourd’hui de l’exemple cité par Bourdieu dans Questions de sociologie : « Quand quelqu’un lève son chapeau pour saluer, il reproduit sans le savoir le geste par lequel, au Moyen Age, les chevaliers levaient leurs casques pour manifester leurs intentions pacifiques. » (Bourdieu, 1984, p. 74) ? Si le geste reste aujourd’hui reconnaissable, les significations possibles se multiplient encore et toujours, selon les contextes et les identités : galanterie ironiquement exagérée ou bien clin d’œil nostalgique à une politesse démodée ?

Les dynamiques sociales de l’évolution culturelle font l’objet de notre sixième chapitre, en vue d’élargir la focale de l’analyse. Passant du micro et du méso au macro, il s’agira d’appliquer le modèle sémiopragmatique à l’évolution des cultures et des sociétés, à travers un processus global d’interculturation. Pour caractériser ce processus, en empruntant à la psychologie sociale, à la sociologie et aux Cultural Studies, nous évoquerons la pluralité des groupes sociaux et des cultures qui structurent la vie en société, ainsi que les tensions et les rapports de pouvoir et de normativité qui existent au sein de chaque groupe et entre eux. À côté de ces logiques identitaires et politiques au sens large, le chapitre met en avant le fonctionnement et l’impact des institutions aux niveaux méso et macro sur l’évolution culturelle des groupes.1

Ces processus sociaux sont aussi indissociables du contexte sociétal dans lequel ils se déroulent. Nous avons déjà évoqué l’impact de la mondialisation et les TIC, avant de reprendre ces points en détails (infra, chapitre 7). Paul Rasse (2006) retrace l’influence des infrastructures et des technologies de la communication sur le processus d’interculturation en France, d’un point de vue historique qui met en avant la dialectique entre global et local. Alors que l’on présente souvent la « décroissance » et les « circuits courts » comme des tendances actuelles, voire nouvelles, on peut déjà trouver un parallèle avec le repli sur le local observé sur le territoire français au Moyen Age, analysé par Rasse comme un résultat de la décadence des infrastructures routières romaines. Puisqu’il n’y avait plus assez de commerce pour maintenir en bon état et en sécurité les axes routiers, il s’en est suivi un manque de communication entre les régions ou avec la capitale, qui a favorisé l’émergence de spécificités locales et de commerces hyper-localisés. Sur le plan culturel, même l’Église, en tant qu’institution centralisée détentrice d’un considérable pouvoir à l’époque, a été confrontée à l’émergence de pratiques locales bien difficiles à contrecarrer. C’est seulement après la Révolution et avec l’arrivée d’une autre technologie de communication que le commerce et une nouvelle ouverture à l’échelle du territoire ont inversé cette tendance. Il s’agit du chemin de fer, venu décloisonner les régions au 19e siècle, créant un réseau plus rapide et plus étendu que celui du transport fluvial (Rasse, 2006, p. 115 et seq.).

Paradoxalement, la nouvelle ouverture du pays engendrée par le rail déclenche cette double logique de standardisation et de localisation, réactivée plus tard en contexte de mondialisation. Le commerce et la communication à l’ère industrielle permettent, en effet, une certaine harmonisation des pratiques sociales et de consommation à l’échelle nationale, mais, en même temps, se crée un besoin pour les régions et les localités de se différencier. Lorsque les mêmes produits proviennent potentiellement de différents endroits, une logique d’offre et de demande fait baisser les prix, principalement en faveur de ceux qui ont le plus facilement accès aux ressources primaires. Comme l’analyse très justement Paul Rasse, au fur et à mesure que certaines industries locales, moins compétitives, perdent de leur attractivité, en raison de l’ouverture et des infrastructures de la communication, d’autres secteurs remportent des parts de marché nouvelles grâce à ces mêmes infrastructures. La spécialisation régionale qui s’ensuit est elle-même vecteur de repères culturels nouveaux, que ce soit sur le plan de l’agriculture, de l’artisanat, de l’industrie manufacturière, du tourisme ou de la gastronomie. Les identités régionales liées à ces spécialisations se sont développées ou renforcées au cours du 19e siècle et continuent d’exister et de faire sens, dans la quête d’une « authenticité » liée à une logique patrimoniale.

Si les technologies contribuent à créer de nouvelles pratiques culturelles, elles peuvent aussi en détruire. Rasse met en avant le rôle de l’industrialisation, puis du commerce mondial, dans la disparition, ou du moins la folklorisation de certaines pratiques locales, lorsque les logiques techniques ou économiques qui motivent ces pratiques évoluent :

La manie des veillées persiste pour le plaisir, mais il n’y a plus de lin à filer, de châtaignes à trier, ni de pommes de terre à dégermer en collectivité, ou plutôt tout cela se fait maintenant à une autre échelle, qui n’a plus rien à voir avec la consommation familiale. Tout le monde a maintenant suffisamment de moyens pour s’éclairer et se chauffer ; il est donc aussi bien à rester chez soi, ou pour le moins, n’a plus l’absolue nécessité de se rassembler, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, pour économiser le bois et la bougie […]. Le fait de boire, de chanter et de danser pendant le battage du grain survit à la machine à battre, entraînée par des animaux – le cheval ou le bœuf (introduite en Haute-Bretagne vers 1880) – mais disparaît lorsque les batteuses mécaniques se répandent au tournant du siècle, trop bruyantes pour les chants sans doute, mais aussi trop rapides et dont il faut rentabiliser la location, amortir le coût. [Rasse, 2006, p. 126]

En tournant son regard à la fois vers le présent et le futur, Rasse anticipe la position d’Hartmut Rosa (2013) en soulignant l’accélération générale du monde globalisé, via les voies de communication, à la suite de ce qu’il appelle « la révolution connectique » (Rasse, 2006, p. 199). La mondialisation dépasse désormais la sphère des seules élites qui pouvaient jusque-là en tirer profit, en voyageant, en investissant ou en consommant des biens étrangers. Pour Rasse, cette mondialisation constitue une menace, en tout cas du point de vue de la patrimonialisation, dans la mesure où elle semble précipiter la disparition de certaines cultures : « on observe un accroissement de la diversité comme jamais probablement auparavant, mais inversement, la communication de masse lamine les identités séculaires, stables, holistiques, qui explosent en une multitude de formes caractéristiques des modes de vie contemporains » (Rasse, 2006, p. 201).

C’est donc ce processus qui sera passé au crible dans le chapitre 7, pour mettre l’accent sur la relation entre médias et formes culturelles, dans nos sociétés mondialisées et fortement interconnectées, où internet et les médias socionumériques préfigurent et configurent, à leur tour, les possibilités et les modalités d’interaction. L’on assiste à l’émergence très rapide de phénomènes « culturels » à l’échelle mondiale, via les réseaux, dont la richesse des contenus a donné lieu à une fragmentation sociale sans précédent, avec une dimension diasporique qui pose question aux projets politiques de cohésion sociale. Il s’agit d’interroger les logiques de sociabilité induites par ces nouvelles formes qui raccourcissent les distances sur le plan technique, tout en prêtant attention aux phénomènes identitaires en jeu, qui ne vont pas nécessairement dans le sens de l’homogénéisation. À partir de différents modèles de la mondialisation culturelle, le chapitre interroge le double processus de standardisation mercatique et de différenciation identitaire qui semble caractériser l’évolution des cultures, nationales et autres, dans ce monde hyperconnecté. Enfin, dans la mesure où ce processus généralisé d’interculturation semble s’accélérer en se dématérialisant, se déterritorialisant, le chapitre et la conclusion qui le suit identifient ce qui semble relever de grandes questions non dépourvues d’idéologies pour la société de demain. S’ouvrent alors des perspectives d’analyses, essentielles pour penser le vivre ensemble à travers la communication.

  1. 1Le chapitre répondra ainsi aux critiques parfois formulées à l’égard de la perspective interactionniste symbolique, qui voient dans la focalisation sur le micro et l’importance des comportements, des rôles et des structures sociales préfigurés, un modèle de reproduction d’un système statique, sans possibilité d’évolution. Pour montrer le caractère infondé de tels reproches, le chapitre reviendra sur les dynamiques culturelles qui font évoluer sans cesse ces structures et ces éléments préfigurés, en soulignant l’articulation entre les échelles micro et macro, entre dispositifs et (pré)dispositions (Boutaud, 2015).