Cultures, identités et sensemaking dans la communication interpersonnelle
[U]ne voie prometteuse pour étudier ce que nous appelons “culture” consiste […] à déceler ce qui est littéralement cultivé dans les discussions et les conduites des interlocuteurs. [Cooren, 2013, p. 25]
Les chapitres précédents ont mis en avant la possibilité et la nécessité de penser le concept de culture à plusieurs niveaux de la communication interpersonnelle, entre répertoires d’action pluriels liés à différentes identités sociales, représentations du réel et construits intersubjectifs ancrés dans un contexte social. Le présent chapitre vise à situer ces dimensions culturelles de la communication les unes par rapport aux autres, au service d’un paradigme global de la communication interpersonnelle, une approche sémiopragmatique axée sur le sensemaking, qui sera ensuite exploitée dans les parties 2 et 3 de l’ouvrage, au service de l’étude de différents terrains et problématiques de communication. Cette réflexion s’inscrit dans une vision constructionniste, phénoménologique, intersubjective et performative de l’activité humaine, selon laquelle les individus co-construisent à la fois les formes et les conditions de leur interaction, via l’interaction elle-même, tout en se référant à des repères de signification culturellement préfigurées. Selon Alex Mucchielli :
Dans une position constructionniste, nous dirons que non seulement les contextes contribuent à forger la signification des échanges, mais que contextes et significations se construisent à travers les échanges eux-mêmes. Elles ne sont donc pas des « données », mais des « émergences ». Le sens émerge des configurations situationnelles dans lesquelles les activités se déroulent et qui sont co-construites par les acteurs en co-présence. [Mucchielli, 2006, p. 177]
En tournant notre regard désormais vers les interactions sociales et le phénomène d’émergence évoqué par Mucchielli, nous examinerons d’abord la relation entre cultures et identités dans l’intersubjectivité de la communication interpersonnelle. Au même titre que la culture, l’identité est un concept aux contours sémantiques bien instables, du fait de son succès sur le plan scientifique et la popularisation du terme dans le langage courant (Jullien, 2016). Cependant, à condition de s’attacher, comme pour la culture, non pas à la délimitation d’identités particulières, mais bien à la compréhension du processus d’identification et de sa relation avec la communication et avec les cultures, ce processus peut éclairer notre compréhension de l’ensemble. Tel sera l’objet de la première partie du chapitre, à propos de la manière dont on cherche à « faire sens » (sensemaking) dans les interactions, à travers le repérage identitaire de traits culturels. La deuxième partie du chapitre resituera cette réflexion par rapport à la sociologie de la figuration et au cadre théorique de la sémiopragmatique en communication (Boutaud, 1997, 1998, 2003, 2005, 2016 ; Frame, 2008, 2012a, 2013b, 2013a ; Frame et Boutaud, 2010), afin de bien saisir la relation entre macro et micro et le processus d’actualisation des repères de signification culturels à travers la communication.
3.1. Cultures et identités dans les interactions
Une vision située de la culture est particulièrement importante pour comprendre la relation entre la culture et le processus de groupe, car les interactions sociales dans le contexte du groupe constituent des situations sociales spécifiques. Tout au long de leur vie, les individus s'engagent dans de nombreux types de groupes - groupes familiaux, groupes d'amis, groupes de loisirs, groupes de travail, grandes organisations, groupes nationaux, et ainsi de suite - qui diffèrent considérablement en termes de taille, de structure, d'objectif et d'extension temporelle. Ces caractéristiques de groupe constituent des indices situationnels qui activent des structures de connaissances culturelles appropriées à ce contexte social particulier [...]. Ainsi, nous ne pouvons pas simplement supposer que les individus d'un milieu culturel particulier apportent un ensemble unique et fixe de croyances et de valeurs à toutes les rencontres de groupe. Au contraire, pour comprendre l'interface entre la culture et le processus de groupe, nous devons savoir quelles significations culturelles sont mises à contribution dans des groupes qui varient dans leur forme et leur fonction. [Brewer et Yuki, 2014, p. 4 ; notre traduction]1
Brewer et Yuki soulignent ici le caractère pragmatique et dynamique des traits culturels, qui ne sont réalisés, performés, que dans des situations particulières, en présence d’individus particuliers, sachant, comme l’écrit Sylvie Chevrier, qu’« [e]n pratique, un individu […] participe de [sic] plusieurs cultures » (Chevrier, 2003, p. 27). L’idée de « participer » dans une culture donne à l’individu un rôle actif dans un processus, avec un répertoire de connaissances et de références culturelles qu’il va utiliser pour bricoler du sens selon le contexte. L’idée de participer à plusieurs cultures suppose alors l’existence de tout un ensemble de traits culturels en évolution constante, sur lequel les individus peuvent s’appuyer, lié à différentes appartenances, en fonction du contexte, pour concevoir ou interpréter leurs actes symboliques. Comme le précisent Mary Zellmer-Bruhn et Cristina Gibson, à la suite d’Anne Swidler : « whereas the values-based approach tends to view individuals from a single cultural background as having one perspective on each value, the constructivist view indicates that individuals have a toolkit or repertoire of cultural knowledge at their disposal. » (Zellmer-Bruhn et Gibson, 2014, p. 175).
Il s’ensuit que, dès lors que l’on s’intéresse au niveau microsocial des interactions, il semblerait plus pertinent, nous le rappelle Philippe Pierre (2002, p. 43), de raisonner non pas en termes de cultures mais bien d’identités culturelles, afin de prendre en compte la manière dont les individus vivent et mobilisent leur(s) culture(s) hic et nunc. Dans les interactions sociales, c’est en partie à partir de leurs identités et des traits culturels qu’ils y associent, implicitement ou explicitement, que les individus cherchent à donner une certaine image d’eux, à se rendre prévisibles (ou non) et à faire sens des comportements d’autrui.
L’époque de la modernité tardive est marquée par une prévalence de relations sociales de type sociétaire et une propension pour l’Homme de s’inventer Autre (supra, section 1.1.3), à condition de disposer de capitaux sociaux et symboliques suffisants pour le faire. Mais, comme Philippe Pierre et Pierre-Robert Cloet le soulignent, nombreuses sont les études en communication interculturelle qui réduisent l’étranger à sa seule appartenance étrangère et ignorent la complexité intersubjective située de la construction identitaire (Cloet et Pierre, 2018). Dans cette littérature « culture-comparative », centrée sur le niveau national, l’on sépare artificiellement la communication interculturelle de la communication interpersonnelle, alors que les approches « culture-interactionnelles » plus récentes, que Helen Spencer-Oatey et Peter Franklin (2009) appellent de leurs vœux, s’attachent plutôt à comprendre la dimension interculturelle de toute communication interpersonnelle (Dacheux, 1999).
Les études culture-interactionnelles, pour reprendre la terminologie de Spencer-Oatey et Franklin, renouent ainsi avec les approches interactionnistes symboliques de la communication, depuis le pragmatisme de Cooley et de Mead, en passant par Erving Goffman, Herbert Blumer ou Sheldon Stryker. Elles abordent l’interculturalité comme un processus de négociation intersubjective, à travers lequel les identités et les traits culturels sont définis ou actualisés au cours des interactions. Puisque toute interaction interpersonnelle implique des individus qui sont participants de plusieurs cultures, toute interaction est marquée par ce processus de négociation qui fait appel à des répertoires culturels plus ou moins partagés, liés à des identités. La perspective culture-interactionnelle, interprétiviste, a parfois été accusée, par des partisans d’approches postmodernes et critiques de la communication interculturelle (Romani et al., 2018), comme n’étant pas suffisamment attentive aux rapports de pouvoir et d’hégémonie dans les relations entre groupes sociaux, rapports qui viendraient prédéterminer les conditions de signification.
Or, dans l’approche communicationnelle proposée ici, problématiser le sens, tout en reconnaissant l’existence de relations de pouvoir à travers les jeux identitaires des acteurs sociaux permet de distinguer ces travaux de ceux menés, par exemple, en études culturelles, postcoloniales ou bien en sociologie critique. L’approche sémiopragmatique, propre à notre démarche, s’inscrit donc dans la tradition interprétiviste des études culture-interactionnelles, tout en restant attentive, comme le précise la suite du chapitre, aux problématiques identitaires ancrées dans les relations de pouvoir qui animent les mécanismes intersubjectifs reliant cultures et identités dans les interactions.
3.1.1. Les identités plurielles dans les interactions
[T]out corps (individuel) plongé dans une pluralité de mondes sociaux est soumis à des principes de socialisation hétérogènes et parfois même contradictoires qu’il incorpore. [Lahire, 2001, p. 50]
Dans L’homme pluriel, le sociologue Bernard Lahire (2001) examine la manière dont l’individu assume de multiples identités sociales, à la fois sur le plan psychologique et au niveau de son comportement social. L’acteur social moyen cherche à rationaliser ses différentes identités, afin d’entretenir une image cohérente de soi : cette multiplicité identitaire, précise Lahire, n’est pas celle de Freud lorsqu’il parle de schizophrénie, mais plutôt un fonctionnement normal de l’individu socialisé. Au fur et à mesure de ses expériences, l’acteur social incorpore un stock de schèmes et d’habitudes associées à différents contextes sociaux (Lahire, 2001, p. 61‑62). Ces schèmes d’action peuvent être activés par analogie, afin de servir de repères de comportement et d’interprétation pour l’acteur social, en fonction de l’identité saillante et du rôle qu’il joue dans une situation.
En plus des schèmes d’action susceptibles d’affecter les comportements, les identités supposent aussi généralement l’adoption de « traits » identitaires, définis comme des comportements ou des discours que l’individu et/ou d’autres acteurs sociaux sont susceptibles d’associer à l’identité en question (Frame, 2016a, p. 19). Les traits identitaires peuvent être d’ordre culturel, lorsqu’ils relèvent de l’appartenance à un groupe social, ou plus idiosyncrasiques dans le cas de traits liés à la manière dont un individu particulier joue généralement tel ou tel rôle social, ou pour ce qui relève de la personnalité que chacun à tendance à projeter.2 C’est en se montrant prévisible ou non par rapport à des traits identitaires, que les individus performent leurs identités au quotidien, dans le jeu de figuration goffmanienne (Goffman, 1967).
Les différents schèmes et traits identitaires relevant de ses multiples identités ne sont généralement pas opposés au point d’empêcher l’individu d’entretenir une image de soi cohérente, mais l’acteur social peut ressentir de l’ambivalence dans un contexte où plusieurs traits ou schèmes d’action peuvent être mobilisés en concurrence. Cela peut provoquer de la gêne ou de l’embarras (Goffman, 1963, p. 92 ; Lahire, 2001, p. 68‑72), lorsque l’acteur social doit choisir une ligne d’action compatible avec une identité mais pas avec une autre, ou alors qu’il essaie de justifier des postures en apparence contradictoires.3 À l’inverse, d’autres identités peuvent être très proches les unes des autres, par rapport aux traits qu’elles mobilisent ou à leurs conditions d’activation, au point de devenir difficilement dissociables (Crisp et Hewstone, 2007 ; Frame, 2016a). George McCall et Jerry Simmons parlent alors de « clusters » d’identités reliées (McCall et Simmons, 1966, p. 73‑74) susceptibles d’être mises en scène simultanément dans les interactions. La remise en cause de l’une de ces identités reliées ou des traits associés peut alors être ressentie comme une atteinte à l’ensemble du cluster, problématique sur le plan psychologique, selon sa « proéminence » (McCall et Simmons, 1966, p. 74) ou sa « centralité » pour l’individu.
À défaut de présenter une cohérence parfaite sur le plan psychologique, les différents schèmes et les traits identitaires de l’individu pluriel représentent bien une « boîte à outils » identitaire, dans le sens de Zellmer-Bruhn et Gibson (supra), que l’individu exploite sur le plan intersubjectif. Jean-François Bayart nous rappelle que :
[l]’identification qu’effectue un acteur social est toujours contextuelle, multiple et relative. L’habitant de St-Malo se définira comme Malouin face à un Rennais, comme Breton face à un Parisien, comme Français face à un Allemand, comme Européen face à un Américain, comme Blanc face à un Africain, comme ouvrier face à son patron, comme catholique face à un protestant, comme mari face à sa femme, comme malade face à son médecin. [Bayart, 1996, p. 98]
La dimension pragmatique est alors capitale, y compris dans les situations souvent abordées comme « interculturelles » puisqu’elles mobilisent des individus de nationalités différentes, alors que l’identité nationale peut, en réalité, s’avérer moins importante sur le plan intersubjectif qu’une identité professionnelle, générationnelle, sexuelle, ou autre, comme le suggère William Gudykunst.
Nous sommes tous membres de nombreux groupes sociaux qui influencent notre comportement et nous fournissent différentes identités sociales. Nous pouvons catégoriser les étrangers en fonction de l'appartenance à un groupe (par exemple, l'ethnie) et supposer que l'identité sociale liée à cette catégorie influence leur comportement. Les étrangers, cependant, peuvent baser leur comportement sur une identité sociale différente (par exemple, la classe sociale, le genre, le rôle). Pour augmenter la précision de nos prévisions, nous devons essayer de comprendre quelle identité sociale guide le comportement des étrangers dans une situation particulière. [Gudykunst, 1995, p. 32 ; notre traduction]4
Or, face à ce type d’analyse, il faut faire très attention à ne pas remplacer une approche réductrice par une autre : si la prise en compte de la situation et de la relation intersubjective nous permet de dépasser l’analyse fondée sur une culture nationale, il ne suffit pas d’échanger cette identité contre une autre, tout aussi hégémonique. Si une identité professionnelle, par exemple, permet à l’individu de disposer d’indices de prévisibilité supplémentaires face à un étranger, son identité nationale, reléguée contextuellement au second plan, peut très bien fournir d’autres indices sur ses comportements auxquels l’individu restera également attentif.5 Que l’on parle d’« étrangers » ou simplement d’individus, il faut admettre la manifestation d’une pluralité d’identités qui influencent conjointement et simultanément son comportement. À ce titre, Etienne Wenger (1999, p. 157) parle d’un « nexus de multi-appartenance » (« nexus of multimembership »). Des parents qui parlent de leurs enfants au travail activent à la fois des identités liées à leur activité professionnelle et leur identité de parents, entre autres. S’ils doivent arriver au lieu de travail à une certaine heure après avoir déposé les enfants à l’école, cela affecte leur identité professionnelle telle qu’elle est définie à travers ces pratiques. Pour cette raison, sur le plan intersubjectif, il est utile de penser ensemble les différentes identités, d’adopter une approche holistique de l’identification, car les identités fonctionnent souvent ensemble.6
Avant d’évoquer les approches théoriques de l’identité qui abordent la question de l’activation simultanée de multiples identités, soulignons le décalage constaté entre des discours et des représentations sociales qui tendent vers une simplification, une « solidification » des identités dans les interactions, et des pratiques intersubjectives qui s’avèrent souvent autrement plus complexe, empreinte de négociation intersubjective et d’appartenances multiples. La catégorisation sociale (supra, chapitre 2) favorise une vision « solide » des identités et des cultures en tant que représentations du réel, dessinant socialement des frontières entre « nous » et « eux ». Puisque l’on « choisit » généralement, sur le plan cognitif, la familiarité prévisible et non la complexité anxiogène, psychologiquement plus coûteuse (Gudykunst, 1995), nos représentations simples des identités dans les interactions contribuent à figer nos représentations des cultures. Le chercheur qui souhaite travailler sur le fonctionnement identitaire des interactions, en tant que phénomène social, doit donc prendre en compte, en tant que faits sociaux, les représentations de l’identité telle qu’elle est généralement conçue et vécue, mais aussi les dynamiques identitaires d’hybridation ancrées dans la négociation intersubjective (infra).
3.1.2. Identification et intersubjectivité : approches théoriques
L’activation simultanée de plusieurs identités n’a pas encore été traitée de manière compréhensive, à notre connaissance, dans les travaux relevant de l’interactionnisme symbolique, même si la question a été soulevée plusieurs fois dans la littérature.7 Dans les travaux de McCall et Simmons (1966) ou de Sheldon Stryker (1980), les identités multiples sont conçues avant tout comme des identités alternatives, dont il s’agit d’établir l’ordre d’importance en vue d’une interaction donnée. Ces chercheurs parlent alors d’« hiérarchie de saillance » ou de « proéminence » pour évoquer la probabilité qu’une identité donnée soit activée dans un contexte particulier (McCall et Simmons, 1966, p. 80‑82). Or, McCall et Simmons évoquent brièvement l’exemple d’une situation dans laquelle deux identités seraient activées en même temps. Il s’agit de deux personnes qui se fréquentent socialement et qui se rencontrent sur le lieu de travail de l’un d’entre eux, qui tient le guichet d’un cinéma. Les auteurs remarquent alors que dans ce type de situation, il est normal pour les deux individus (guichetier et client qui sont aussi amis) de reconnaître en partie, à travers leurs modalités d’interaction, les deux identités, sans que l’une l’emporte sur l’autre. Dans de telles situations, précisent-ils, « [u]sually the several identities are so blended together in the unfolding interaction that they can be separated only analytically. » (McCall et Simmons, 1966, p. 125).
Cette observation, aussi pertinente qu’ancienne, n’a reçu, semble-t-il, que peu d’échos parmi les travaux revendiquant l’héritage interactionniste symbolique. La théorie de l’identité (Identity Theory) développée à partir des travaux de Stryker (Stryker, 1980, 1987 ; Stryker et Burke, 2000), pose l’existence de multiples identités chez l’individu, divisées entre identités sociales (liées à un groupe social), identités de rôle (liées à un rôle social) et identités de personne (traits de caractère que les individus revendiquent habituellement à travers différents contextes sociaux). Ces identités ont plus ou moins d’importance ou de « centralité » pour l’individu, et sont « activées » dans une interaction en fonction de leur place dans la « hiérarchie de saillance » identitaire de l’individu, par rapport au contexte social dans lequel il se trouve. En 2003, un ouvrage sur la théorie de l’identité a posé explicitement la question de l’activation simultanée de multiples identités au sein d’une interaction (Burke, 2003 ; Smith-Lovin, 2003 ; Stryker, 2003), question ayant sollicité quelques tentatives de réponse depuis cette date (Burke et Stets, 2009 ; Crisp et Hewstone, 2007 ; Frame, 2008), sans pour autant qu’une position collective et affirmée ne se dégage.8
En revanche, l’activation simultanée de multiples identités est le point de départ pour de nombreux travaux sur l’intersectionnalité (Anduiza, Cristancho, et Sabucedo, 2013 ; Choo et Ferree, 2010 ; Davis, 2008 ; Frame, 2016a ; Hancock, 2007 ; L. McCall, 2005). Ce terme renvoie à la condition des individus qui subissent des relations de domination ou de discrimination du fait de leur appartenance supposée à plusieurs groupes stigmatisés ou défavorisés au sein de la société. Ainsi, l’éventuelle discrimination que peut subir une femme noire aux États-Unis, du fait de cette double appartenance à des groupes supposés défavorisés au sein de la société, est considérée comme différente de nature à ce que pourraient subir les femmes blanches (discrimination sexuelle) ou les hommes noirs (discrimination raciale). Comme l’écrit Kimberlé Crenshaw, dans l’article qui a introduit et popularisé la notion, « because the intersectional experience is greater than the sum of racism and sexism, any analysis that does not take intersectionality into account cannot sufficiently address the particular manner in which Black women are subordinated » (Crenshaw, 1991, p. 140).
La notion d’intersectionnalité est rapidement devenue populaire dans l’ensemble des disciplines proches des cultural studies, en sociologie, en sciences politiques, en sciences de la gestion ou en sciences de l’information et de la communication. Elle nous encourage à aborder l’individu comme un être social complexe, à la fois unique et défini par ses multiples appartenances. En dehors de ce principe d’ordre assez général, cependant, certains critiquent cette notion qui constitue, selon eux, un cadre théorique assez lâche, regroupant différentes approches de la catégorisation et qui ne propose pas une méthodologie précise pour étudier ce phénomène (Walby, Armstrong et Strid, 2012). En apportant un éclairage utile à ces travaux divers, Harry J Van Buren III (2015) distingue trois postures différentes des chercheurs face à la question de la catégorisation, entre ceux qui appellent à analyser :
la « complexité intercatégorielle », en cherchant à prendre en compte les spécificités des intersections de catégories différentes ;
la « complexité anticatégorielle », en rejetant toute catégorie comme réductrice en faveur d’une vision holistique de l’individu ; et
la « complexité intracatégorielle », en prenant en compte dans l’analyse l’existence des catégories en tant que construits sociaux qui influencent les relations sociales, tout en cherchant à les déconstruire.
Il faut noter que les chercheurs travaillant sur l’intersectionnalité s’intéressent généralement à l’expérience et au vécu individuels, et non aux dynamiques identitaires dans le contexte d’interactions particulières. Cependant, dans la mesure où une telle approche incite les observateurs à dépasser les catégories sociales, tout en prenant en compte leur influence sur les interactions (supra), elle ouvre potentiellement des pistes de recherche sur les interactions également.
Pour illustrer le potentiel que peut avoir un regard intersectionnel sur les interactions, prenons un exemple cité par Ron Scollon et Suzanne Wong Scollon (2001). Ces auteurs évoquent la situation d’une diplomate finlandaise dont la fonction exige qu’elle parle beaucoup, afin de mener à bien sa mission auprès de ses interlocuteurs non-finlandais. En faisant cela, expliquent-ils, elle ne respecte pas la pratique culturelle finlandaise de réticence verbale. La diplomate est alors face à un dilemme : ou elle se comporte en « bonne Finlandaise », conformément aux attendus liés à sa culture et son identité nationales, ou elle s’adapte aux pratiques de ses interlocuteurs afin de mener à bien sa mission, tout en renonçant à un trait identitaire propre à la nation qu’elle est censée représenter. Les auteurs poursuivent :
Nous dirions que toutes les communications sont positionnées dans cette sorte d'interdiscursivité. Par exemple, on est simultanément une femme, une professionnelle, une mère et un membre du conseil d'administration d'une organisation caritative. Chacun de ces discours possède un ensemble attendu de formes de discours, d'idéologies, de relations de face et de modèles de socialisation, et ils sont souvent en conflit les uns avec les autres. Nous soutenons que cela constitue la nature fondamentale de la communication. [Scollon et Wong Scollon, 2001, p. 273 ; notre traduction]9
À partir de cet exemple assez élémentaire, la complexité anticatégorielle (ii) nous incite à prendre nos distances par rapport aux identités nationales et autres, en regardant au-delà des catégories pour prendre en compte les individus de manière holistique, par rapport à ce qu’ils font. La complexité intracatégorielle (iii) nous encourage à prendre en compte ces catégories comme des constructions sociales, susceptibles d’influencer la manière dont les individus se comportent les uns envers les autres, mais de ne pas fonder l’analyse simplement sur elles. Enfin, la complexité intercatégorielle (i) nous pousse à interroger les intersections entre ces identités, ce qu’elles ont en commun. Appliquée à une interaction, elle peut faire porter notre attention sur les traits identitaires communs à différentes identités, ceux choisis par les individus pour être le moins en décalage possible par rapport aux identités potentiellement en conflit.
Un raisonnement fondé sur les traits identitaires performés, pour évoquer simultanément plusieurs identités ou permettant à un acteur social de se sentir en cohérence par rapport à elles, nous fait échapper au réductionnisme des analyses portant sur le choix entre des identités séparées (Frame, 2016a). L’intersectionnalité nous donne ainsi des éclairages multiples sur les interactions, nous permettant de dépasser les catégories sociales et les formes identitaires figées, tout en prenant en compte leur impact potentiel sur les représentations des uns et des autres, et en se focalisant sur le travail de figuration identitaire complexe opéré par les acteurs sociaux, en fonction de la situation et des interlocuteurs présents et au service du sens.
3.1.3. Négociation et performance identitaire
Les personnes concernées par l'identité dans le contexte des autres s'engagent dans des événements en cours dont elles extraient des indices pour leur donner rétrospectivement un sens plausible, tout en instaurant plus ou moins d'ordre dans ces événements en cours. [Weick, 1995, p. 18 ; notre traduction]10
En proposant sa définition de la notion de sensemaking, Karl Weick fait le lien entre identité, sens, actes symboliques (« ongoingevents ») et structure sociale performée (« enacting […] order »). Il décrit ainsi le processus de négociation intersubjective, passant par le jeu des identités projetées sur autrui ou revendiquées pour soi, dans le sens de la figuration goffmanienne, par rapport auquel nous « faisons sens » (make sense / sensemaking) de nos interactions, tout en entretenant et en actualisant notre monde social. Arrêtons-nous un instant sur la dimension proprement identitaire de ce processus, avant d’examiner plus en détails les multiples médiations qui s’y opèrent entre cultures et communication (infra, section 3.2 ).
L’interactionnisme symbolique met en avant l’importance du processus intersubjectif de la négociation identitaire pour en faire le mécanisme principal du maintien du lien social, sous-tendu par des considérations d’estime de soi. La figuration goffmanienne (facework) et la théorie de l’identité (Cast et Burke, 2002) convergent sur ce point, qui remonte au principe du « Looking-glass self » chez Cooley (1902) : l’Homme, en tant qu’être social, se construit comme sujet à travers le regard d’autrui. Son bien-être social dépend de sa capacité à entretenir régulièrement une image de soi globalement positive, dans le jeu meadien entre Moi et Je. Ce ne sont ni les lois, ni l’éthique, ni même la force des seules conventions sociales, mais bien cette nécessité de coopération intersubjective à des fins de reconnaissance sociale, qui constitue, selon ce point de vue, le ciment du vivre-ensemble de nos sociétés.
Ce jeu identitaire est au cœur de la créativité culturelle déjà évoquée (supra section 2.1). Dans une interaction, chaque acte symbolique sert à situer, implicitement ou explicitement, les différents interactants par rapport aux normes de comportement collectivement actualisées à travers la négociation intersubjective. C’est dans ce sens que les normes culturelles (le Moi chez Mead) servent de guides au comportement : les individus « font sens » de leur identité en se positionnant (leur Je) par rapport à ces normes (le Moi), ce qui peut impliquer autant leur respect que leur non-respect, ainsi que tous les degrés intermédiaires de (non-)conformité.11 Dans ce paradigme interprétatif, précise David Le Breton :
ce ne sont plus les règles qu’il convient de décrire pour déduire le comportement, mais à l’inverse c’est l’usage que les individus font des règles qui permet de comprendre leur comportement. La socialisation amène l’acteur à acquérir un vaste vestiaire où endosser créativement un répertoire de rôles selon les circonstances. Les rôles ou les statuts laissent une appréciation de leur usage, ils relèvent de compétences typifiées mais interprétatives et pragmatiques dans la nécessité de toujours apparaître lisible et raisonnable pour les autres. [Le Breton, 2004, p. 58 et seq.]
Le jeu intersubjectif consiste ainsi pour les individus à produire des actes symboliques qui les positionnent en respectant plus ou moins différentes normes sociales, afin d’incarner des traits identitaires reliés implicitement ou explicitement à différentes identités. Si je cherche, par exemple, à donner l’image d’un individu érudit à l’esprit critique développé, je peux saisir l’occasion d’une discussion sur l’actualité pour remettre en cause des idées reçues, en évoquant des arguments propices, attribués à d’illustres penseurs. Cette intervention, si elle est approuvée par mes interlocuteurs, me permettra, via leur acceptation provisoire du trait identitaire en question, de « valider », dans la terminologie de la théorie de l’identité, plusieurs identités : des identités sociales (enseignant-chercheur, intellectuel…), de rôle (commentateur des médias…) et/ou de personne (homme intelligent, d’expérience…) par exemple.12
De cette manière, les individus travaillent sans cesse leurs identités pendant les interactions. Bien que la sociologie goffmanienne nous en suggère encore d’autres, Karl Weick (1995, p. 152) s’appuie sur Mark Snyder (1992), pour distinguer deux catégories majeures d’objectifs identitaires dans une interaction : « apprendre à se connaître » (« getting to know one another ») et « s’entendre » (« getting along »). La première consiste à augmenter la prévisibilité intersubjective en cherchant à comprendre l’Autre, ses motivations et ses intentions. La deuxième renvoie à la manière dont on prend l’Autre en compte, en s’adaptant à lui afin de faciliter la communication, se faire accepter en tant que sujet et réussir conjointement la figuration. Ce double objectif : réduire l’incertitude en augmentant la prévisibilité d’autrui afin de collaborer, sur le plan intersubjectif, pour faciliter l’intercompréhension et valider les identités de l’un et de l’autre, passe par le jeu identitaire. Comme l’écrit Weick, « A socially constructed world is a stable world, made stable by behaviourally confirmed expectations. Both perceivers and targets collude in achieving this stability, because neither of them welcome uncertainty » (Weick, 1995, p. 154).
Cependant, les travaux d’Howard Giles et collègues, dans le cadre de la théorie de l’accommodation communicationnelle (H. Giles et Coupland, 1991 ; Howard Giles et Ogay, 2007), ont bien documenté le fait que des stratégies de convergence communicationnelle peuvent aussi céder la place à des stratégies de divergence, selon le contexte et les relations intersubjectives. Les identités peuvent aussi bien être construites pour exclure l’Autre, en soulignant les différences, que pour l’inclure en les réduisant : le processus sémiotique apparaît comme indissociable du symbolique de la relation qui prend forme. Dans le contexte d’organisations multinationales, Sierk Ybema et Hyunghae Byun montrent en quoi des identités nationales peuvent être socialement construites et mobilisées par les acteurs afin d’entretenir des distinctions qui font sens et qui les servent stratégiquement dans un contexte de relations de pouvoir (Ybema et Byun, 2009, p. 340).
À d’autres moments, comme dans un contexte de séduction, par exemple, on peut sacrifier la clarté à l’ambiguïté, afin de mieux pouvoir se dédouaner par la suite d’intentions qui s’avéreraient malvenues. Dans les mots de Pierre Bourdieu,
le bluff ou la séduction, qui jouent de toutes les équivoques, de toutes les doubles entendres et de tous les sous-entendus de la symbolique corporelle et verbale, pour produire des conduites ambiguës, donc révocables au moindre indice de recul ou de refus, et pour entretenir l’incertitude sur des intentions sans cesse balancées entre le jeu et le sérieux, l’abandon et la distance, l’empressement et l’indifférence. [Bourdieu, 2000, p. 230]
Les procédés de définition et d’explicitation identitaires s’accomplissent ainsi dans une négociation intersubjective fine de tous les instants, qui convoque, articule et interprète de multiples codes, du fait de la pluralité des cultures et des différences interindividuelles de socialisation et de vécu. À ce titre et au regard d’une sémiotique modale, Jean-Jacques Boutaud évoque « [u]n processus moins logique qu’analogique et figural, moins formel que figuratif, dans toutes les modalités et modulations de sa manifestation » (Boutaud, 2019, p. 8). Toute la subtilité et l’ambiguïté des jeux intersubjectifs de la figuration goffmanienne passent par l’appréhension sensible de l’Autre (Frame, 2016b), qui repose à la fois sur des représentations d’ordre culturel, ou provenant d’un vécu et d’expériences passées, sur une conscience de la situation et des rôles sociaux imputés aux uns et aux autres, et sur le contexte immédiat de l’interaction en cours et de la relation qui se réalise.
C’est dans cette complexité que l’on perçoit les limites des approches qui insistent trop lourdement sur l’autonomie de l’individu pour s’inventer Autre ou trop singulièrement sur la dimension identitaire des interactions. Procédant par analogie, sans effort marquant de réflexivité, en situation ordinaire, l’individu en interaction a souvent recours à des mécanismes tels que des schèmes ou des routines qui lui permettent, dans la plupart des situations, de réguler ses comportements sociaux sans un investissement cognitif trop important (Berger et Luckmann, 1966, p. 58). Selon Bourdieu encore :
Rien n’est donc plus éloigné d’un acte de connaissance tel que le conçoit la tradition intellectualiste que ce sens du jeu social qui, comme le dit très bien le mot de goût, à la fois « faculté de percevoir les saveurs » et « capacité de juger les valeurs esthétiques », est la nécessité sociale devenue nature, convertie en schèmes moteurs et en automatismes corporels. [Bourdieu, 1979, p. 552]
C’est à ce titre que Matthew Adams (2003) critique la notion de « soi réflexif » proposé par Beck, Giddens et Lash (1994 ; cf. supra, section 1.1.2), qui lui semble aller trop loin dans la conception de l’individu comme acteur social autonome capable de s’inventer autre. Non seulement il ne faut pas surestimer la capacité de conscientisation de ce processus complexe, il ne faut pas non plus en sous-estimer la dimension affective. Les théoriciens de l’identité l’ont montré (Burke et Stets, 2009), tout comme ceux qui travaillent sur la théorie de l’identité sociale (Brown, 2000) ou encore sur la théorie de l’accommodation communicationnelle (« Communication Accomodation Theory » – (Gallois, Franklyn-Stokes, Giles, et Coupland, 1992 ; Howard Giles et Ogay, 2007) : les dynamiques identitaires provoquent souvent des réactions affectives fortes, que ce soit au niveau de l’individu et de son attachement à une identité centrale, ou dans une relation intergroupes, et la volonté de défendre le Nous par rapport à Eux. L’idée selon laquelle l’acteur social autonome procède par des calculs froids, analytiques, pour s’inventer comme il le souhaite, semble finalement assez éloignée de la réalité sociale que l’on peut observer, en tout cas pour une grande majorité d’individus et d’interactions (Ferry, 1992).
Enfin, même si les considérations identitaires semblent importantes dans le jeu de la négociation intersubjective telle que nous l’avons évoqué dans cette section, nous éviterons de voir seulement des motivations identitaires dans les interactions, reproche que l’on peut généralement faire à l’encontre de la théorie de l’identité. Sans surestimer, là encore, leur capacité de manipulation consciente,13 nous pouvons reconnaître la possibilité que les individus soient mus par des motivations liées à la relation intersubjective ou à la situation sociale immédiate (poursuivre ou faire admettre une ligne d’action, quelle qu’elle soit). Dans la complexité symbolique des interactions que nous nous attachons à comprendre, nous plaçons ainsi l’accent sur le processus de sémiogenèse (sensemaking) quelle qu’en soit sa finalité, consciente ou inconsciente, indissociablement identitaire, relationnel et téléologique, dans ses dimensions locutoire, illocutoire, et perlocutoire.
La sémiotique modale, dans son plan de projection sociale (Boutaud, 2019) s’intéresse aux formes et aux styles de vie qui permettent aux individus de faire sens dans leurs rapports intersubjectifs, et aux liens entre ces formes de vie et une culture en perpétuelle évolution. Elle préconise une approche holistique du sensible comme une relation qui prend forme (Boutaud, 2016, p. 24), et nous incite à penser les dynamiques de prise de forme en fonction d’un ensemble mouvant, performé, transfiguré, de repères de signification. Ainsi, explique Jean-Jacques Boutaud, la performance contextualisée, multimodale, syncrétique de formes de vie, à travers la figuration identitaire ou plus généralement dans la relation intersubjective, participe aussi à la « vie des formes » : à la « transfiguration » ou la transformation du contexte significatif de leur réalisation.
Dans ses interactions quotidiennes, l’individu n’a bien évidemment pas conscience de ces dynamiques, ni même, dans bien des cas, du fait de « se mettre en scène » à travers ses différentes rencontres, comme se plaisent à l’analyser les interactionnistes. La conscience individuelle relève souvent davantage d’un sentiment d’agir pour être en accord avec soi-même, ou éventuellement avec ses interlocuteurs et une situation sociale. Dans les mots de Scollon et Wong Scollon, « We act as we do, not because we want to accomplish X, Y, or Z, but because we are the sort of person who normally does that sort of thing » (2001, p. 269). Notre réflexion (supra section 3.1.1), sur la mobilisation de traits identitaires pour permettre à l’individu d’être le moins possible en désaccord avec les différentes identités mobilisées et avec la ligne d’action adoptée dans une interaction, rejoint – et s’exprime à travers – la volonté individuelle de trouver un accord entre formes de vie et formes interactionnelles.14
À l’intérieur de chaque expérience, tout sujet cherche ainsi à sortir de lui, à se déclore, pour s’éprouver autre, tout en ayant le sentiment de se révéler pleinement à lui-même, quand la sollicitation d’une forme s’accorde à sa forme de vie, accomplie avec style, selon les modalités propres que le sujet entend donner à son action. Cela ne requiert pas d’office l’examen de conscience ou l’expérience superlative, mais d’abord une sensibilité aux formes dans tous les registres dans leur manifestation. La clé passe par le figuratif et s’inscrit moins dans le schème que dans la chaîne d’actions, moins dans la séquence narrative que dans la réalisation expérientielle d’une action accomplie avec style. Cette dimension figurative gouverne la perspective avant tout communicationnelle, avec ses composantes anthropologiques, goffmaniennes (figuration sociale, Goffman, 1988) et sociologiques, simmeliennes (forme sociale, Simmel, 1908, éd. 1999). [Boutaud, 2019, p. 9]
C’est ainsi qu’en vivant sa vie en société, en cherchant à s’accomplir sur le plan identitaire, à travers ses actes symboliques performés au quotidien, l’individu participe socialement à la circulation des êtres culturels (Jeanneret, 2008), compose et se compose dans le flux des signes. Cette approche modale nous donne une perspective nouvelle sur les relations entre micro, méso et macro, en laissant toute sa place à la dimension figurative de la communication. Afin de l’explorer davantage, revenons désormais, à travers l’approche sémiopragmatique, au processus plus global de sensemaking, qui nous permet de saisir les dynamiques communicationnelles de construction sociale de la réalité.
3.2. L’approche sémiopragmatique : de la préfiguration de la communication à la reconfiguration des cultures
La négociation du sens est un processus productif, mais négocier le sens n'est pas le construire de toutes pièces. Le sens n'est pas préexistant, mais il n'est pas non plus simplement inventé. Le sens négocié est à la fois historique et dynamique, contextuel et unique. [Wenger, 1999, p. 54 ; notre traduction]15
Comme son nom l’indique, la « sémiopragmatique » fait partie des approches en sémiotique et en SIC, comme la sociosémiotique (Davallon, 1984 ; De La Broise, 2011 ; Landowski, 2012), l’approche « sémio-contextuelle » (Mucchielli, 2006, p. 163‑203), la sémio-anthropologie (Boutaud et Lardellier, 2003) ou encore l’anthroposémiotique (Deely, 1993 ; Siivonen, 2009), ayant cherché à dépasser les limites des positions immanentistes fixées sur les textes, afin de chercher à laisser une grande place à la prise en compte du contexte dans les processus de signification et de négociation de sens. La citation d’Etienne Wenger, ci-dessus, bien qu’elle n’évoque pas explicitement cette approche, la rejoint, en situant la négociation de sens dans une dynamique qui implique à la fois texte, contexte, et une situation d’énonciation unique.
Le terme de sémiopragmatique fait l’objet de discussions en sémiotique depuis les années 80, dans une logique d’application non-immanentiste des méthodes sémiotiques à des objets sociaux. Stefanie Averbeck-Lietz (2008, p. 8) retrace ce courant de pensée dans les SIC en France aux travaux d’Eliséo Véron (1988), lors du tournant poststructuraliste en sémiotique, et peut-être sous l’influence de son séjour de recherche à Palo Alto. Roger Odin a employé le terme dans le titre de sa thèse d’état (Odin, 1982), portant sur l’analyse sémiopragmatique des films, suivi de peu d’une publication de Nicole Everaert-Desmedt appliquée à la communication publicitaire (Everaert-Desmedt, 1984). L’ouvrage de Meunier et Peraya (1993), sur les théories de la communication, propose aux sciences de l’information et de la communication une application d’une méthode sémiopragmatique à la communication médiatique, et Jean-Jacques Boutaud (1998) a lui aussi souligné la fécondité d’une approche sémiopragmatique pour les SIC, appliquée notamment à l’analyse d’images et du goût. Ces approches ont trouvé diverses applications en communication par la suite, comme par exemple l’analyse que fait Nicole Pignier des publicités en ligne pour des parfums (Pignier, 2006).
Malgré cette diversité d’approches, le terme de sémiopragmatique est surtout associé aujourd’hui à la méthode d’analyse du cinéma et des médias mise au point par Roger Odin au fil des ans (Odin, 1992) et qui s’est popularisée notamment à travers un ouvrage de méthode (Odin, 2011). Cette approche que son auteur qualifie de « volontairement trop général[e] » constitue, selon lui, « un cadre très général de pensée, d’interrogation, de questions à se poser sur des objets. » (Odin et Péquignot, 2017, p. 10). Il préconise d’analyser non pas le contexte, jugé trop général, mais bien l’« espace de la communication » dans lequel un « texte » est créé et interprété. L’espace de communication est « une construction effectuée par le théoricien » (Odin, 2011 : 40) – non pas directement observable en tant que tel, mais qui suppose un cadre expérientiel (Goffman) qui implique un ensemble de conditions (sociales, économiques, juridiques,…) et d’acteurs humains et non humains qui peuvent influencer l’activité (producteurs, publics, acteurs de l’industrie culturelle,...), et des références partagées en rapport à l’activité en question (idées de genre, d’intertextualité,...). Il s’agit donc d’adopter un regard qui dépasse largement le texte, afin de mieux comprendre les dynamiques sociales et sémiotiques liées à la fois à l’émergence du texte et à la construction du sens par ses publics. L’approche a été appliquée à différents objets. Fanny Georges et Nicolas Auray l’ont employée de manière intéressante, par exemple, pour analyser les « machinima » : ces films produits à partir de jeux vidéo (Georges et Auray, 2012). Dans un entretien en 2017, Odin explique que, pour lui, l’approche est compatible avec divers outils d’analyse et approches théoriques : « on peut mobiliser Peirce, mais d’autres mobiliseront Goffman, d’autres théoriciens, c’est productif. Je pense que tous les outils, ou presque, sont bons. » (Odin et Péquignot, 2017, p. 10).
L’approche sémiopragmatique dont il est question dans le présent travail partage un certain nombre de constats et de motivations avec celle d’Odin, et notamment l’intérêt porté aux espaces de communication au sens large, dont la prise en compte nous semble capitale pour chercher à comprendre les dynamiques de construction de sens. Or, du point de vue de la filiation, les fondements de l’approche sémiopragmatique de la communication telle que nous la définissons ici et dans nos publications antérieures (Frame, 2008, 2012, 2013a, 2013b, 2014, 2016 ; Frame et Boutaud, 2010) sont ceux développés par Jean-Jacques Boutaud dans ses travaux de sémiotique appliquée à la communication (Boutaud, 1998), dans une approche sensible notamment déployée sur le terrain du goût (1997) et de la commensalité (2005) ou portant sur des objets tels que le vin (2015) ou l’expérience œnotouristique (2016), pour ne citer que ceux-ci. L’unicité et l’originalité de l’approche de Boutaud relèvent du triptyque heuristique « préfiguration – configuration – figuration » proposé pour penser l’expérience sensible et la prise de forme en communication. La « reconfiguration » vient par la suite compléter le triptyque d’origine, afin de rendre compte de l’impact a posteriori de l’expérience sensible qui occasionne un réagencement des représentations existantes et nouvelles (Boutaud, 2016, p. 25).
Cette heuristique et les dynamiques de signification qu’elle soulève ont très largement inspiré nos propres travaux, portant dans un premier temps sur les interactions interculturelles et interpersonnelles (Frame, 2008b, 2013b), puis sur d’autres objets et terrains (infra, partie 2). Cette approche sémiopragmatique appliquée aux interactions a été reprise et opérationnalisée (infra, section ) par Tania Ogay et ses collègues dans le cadre d’un projet de recherche (Conus, 2017 ; Conus et Nunez Moscoso, 2015 ; Nunez Moscoso et Ogay, 2016 ; Ogay, 2017 ; Ogay et al., 2017 ; Ogay et Cettou, 2014), visant à analyser la construction de la relation entre parents immigrés et les professeurs d’école, à l’école élémentaire en Suisse (projet COREL).
L’utilisation des termes de préfiguration, de configuration, de figuration et de reconfiguration relève également d’une « sociologie de la figuration » que l’on peut faire remonter à Norbert Elias (1978), sans méconnaître les colorations philosopohiques données par Ricœur à la préfiguration, la refiguration ou la configuration dans Temps et Récit (Ricœur, 1983, 1984, 1985). En relation plus étroite avec la communication, on retrouve ces notions chez d’autres chercheurs en communication interpersonnelle et/ou médiatée, y compris dans l’espace scientifique anglophone, comme par exemple chez François Cooren (Cooren, 2010a, 2012, 2013) et chez les auteurs de « l’École de Brême de figurations communicationnelles » (Couldry et Hepp, 2016 ; Hepp, 2017 ; Hepp, Breiter, et Hasebrink, 2018a ; Kuipers, 2018). Les apports et éclairages respectifs de ces auteurs seront discutés plus loin dans ce chapitre. Pour aider le lecteur à mieux situer les différentes nuances terminologiques associés à ces courants proches et à l’approche présentée ici, un « glossaire sémiopragmatique » est proposé en fin d’ouvrage (infra, glossaire sémiopragmatique).
Le sensemaking, le sensible et le modal
Pour faire face à l'ambiguïté, des personnes interdépendantes cherchent un sens, se contentent de la plausibilité et passent à autre chose. Ce sont des moments de création de sens, et les chercheurs étirent ces moments, les examinent et les nomment dans l'idée qu'ils influencent la façon dont l'action est routinisée, le flux est maîtrisé, les objets sont mis en œuvre et les précédents sont établis. [Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 419 ; notre traduction]16
Cet éclairage apporté sur le sensemaking, résume assez bien l’ambition de l’approche sémiopragmatique de la communication développée ici : à travers des situations de communication, ici les interactions interpersonnelles, scruter la manière dont les individus « font sens » au quotidien, afin d’interroger le processus d’émergence de nouvelles formes et leur éventuelle institutionnalisation progressive.
Les travaux de Karl Weick et de ses collègues autour du concept de sensemaking, le plus souvent ancrés dans des terrains organisationnels, soulignent la nécessité de comprendre la relation entre niveaux macro et micro, entre les cultures et environnements organisationnels dans lesquels évoluent les acteurs et la manière dont ils « font sens » et agissent dans une situation donnée (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 417). Or, lorsqu’on « fait sens », le verbe « faire » prend tout son sens : il n’est pas question uniquement d’interprétation, mais bien de façonner les matériaux signifiants afin de chercher à communiquer avec autrui. En cela, Weick oppose sensemaking et interprétation : “sensemaking is about the ways people generate what they interpret”, (Weick, 1995, p. 13). On peut être en désaccord sur des interprétations, mais c’est plus troublant, écrit Weick, lorsqu’on ne sait pas « faire sens » d’une situation ou d’un acte symbolique : on ne voit pas, en l’occurrence, quel est le cadre signifiant pour interpréter. Alors que l’interprétation repose sur des symboles ou des signes préexistants, le sensemaking, plus proche de l’invention, implique aussi une dimension créative de choix des matériaux sensibles. Ces matériaux ne sont ni totalement prédéfinis, ni à inventer de toutes pièces, mais préfigurés et émergents, à façonner de manière rétrospective dans l’ambiguïté de l’interaction et des relations intersubjectives qui prennent forme. Dans leur article publié en 2005, Weick, Sutcliffe et Obstfeld donnent la définition suivante, précise, performative, du sensemaking :
Le sensemaking implique le développement rétrospectif continu d'images plausibles qui rationalisent ce que les gens font. Considéré comme un processus signifiant d'organisation, le sensemaking se déroule comme une séquence dans laquelle les personnes concernées par l'identité dans le contexte social d'autres acteurs s'engagent dans des circonstances continues desquelles elles extraient des indices et donnent rétrospectivement un sens plausible, tout en instaurant plus ou moins d'ordre dans ces circonstances continues. [Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 409 ; notre traduction]17
Il s’agit d’un processus social complexe largement inconscient, à la fois interprétatif et informatif, qui correspond à une volonté de rationalisation profondément ancrée dans le hic et nunc des situations sociales. Les auteurs soulignent le caractère communicationnel de cette activité de construction sociale de la réalité : « When we say that meanings materialize, we mean that sensemaking is, importantly, an issue of language, talk, and communication. Situations, organizations, and environments are talked into existence. » (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 409). Dans son ouvrage de 1995, fondé sur des études de cas, Weick identifie sept « propriétés » de ce processus global, que nous rappelons ici :
Grounded in identity construction
Retrospective
Enactive of sensible environments
Social
Ongoing
Focused on and by extracted cues
Driven by plausibility rather than accuracy (Weick, 1995, p. 17).
Parmi ces sept caractéristiques, remarquons l’importance accordée aux dimensions sociale et identitaire, au caractère continu et rétrospectif du processus de signification, à la focalisation sur des indices de signification jugés plausibles, et surtout à l’idée centrale de la constitution d’« environnements sensibles ». Ce sont les acteurs sociaux qui créent, qui performent, à travers leurs actes symboliques et leurs interprétations, les environnements signifiants qui leur servent, en même temps et par la suite, de cadres d’interprétation (Weick, 1995, p. 30 et seq.). Cette dimension performative des repères de signification émergents est au cœur de l’approche sémiopragmatique de la communication, qui apporte un éclairage sur le processus de sensemaking, tout en ouvrant des perspectives pour relier son impact aux évolutions à l’échelle macrosociale.
La question des repères de signification utilisés dans le sensemaking nous permet de faire le lien avec la discussion aux chapitres précédents sur la pluralité des cultures et leur mobilisation dans les interactions. À la suite d’Anne Swidler (1986), Klaus Weber et Tina Dacin évoquent l’utilisation de « ressources » ou de « répertoires » culturels, mobilisables de manière pragmatique par les acteurs sociaux dans la négociation du sens :
Loin de brosser le portrait de « dupes culturelles », la recherche culturelle contemporaine met l'accent sur l'agence individuelle dans l'utilisation de la culture, les individus agissant comme des entrepreneurs culturels (Lounsbury et Glynn 2001) ou des bricoleurs (Baker et Nelson 2005, Rao et al. 2005) qui combinent divers matériaux à leurs propres fins pragmatiques. [...]. Les ressources culturelles sont des fragments hétérogènes de la culture qui comprennent des identités schématiques, des cadres, des rôles, des histoires, des scripts, des justifications et des morales largement reconnus. Le « registre culturel » commun des ressources au niveau collectif sert alors de ressource qui permet différents « répertoires culturels » au niveau des acteurs. [Weber et Dacin, 2011, p. 3 ; notre traduction]18
De ce point de vue, la communication ressemble à un jeu intersubjectif de bricolage, par lequel on mobilise, consciemment ou inconsciemment, des éléments et des cadres culturels que l’on croit investis d’un potentiel signifiant, pour les membres de tel ou tel groupe, afin de produire ou interpréter des actes symboliques. Or, il faut nécessairement relativiser la part d’intentionnalité dans ce processus. Tout aussi pragmatiques voire stratégiques que soient les acteurs sociaux, il n’y a pas de lien direct entre ces repères de signification, supposés partagés, qui se situent au niveau de la culture, et les formes que prennent les énoncés. Bauman souligne à son tour cette distinction entre occurrences et structure sous-jacente, distinction essentielle pour penser les faits sociaux :
Les occurrences réelles se situent au niveau de la perception (niveau phénoménologique ou empirique). Il n'en va pas de même de la structure, qui n'est pas directement accessible à l'expérience sensorielle. Elle ne peut pas non plus être dérivée directement du traitement des données empiriques, par exemple en calculant la distribution statistique de certaines variables dans l'ensemble des événements enregistrés. La relation de la structure aux phénomènes empiriques est un reflet des modèles abstraits aux impressions sensorielles [...]. Ce qui compte, c'est qu'il n'existe pas de relation directe entre une structure donnée et un ensemble correspondant d'événements empiriques. Une structure peut générer des ensembles d'occurrences très divers ; à l'inverse, tout ensemble d'événements empiriques peut être généré en tant que résultat de diverses structures sous-jacentes. Ce qui, bien sûr, rend particulièrement cruciale la nécessité d'éviter toute confusion entre les différents niveaux. [Bauman, 1999, p. 51 ; notre traduction]19
Comprendre les médiations entre les niveaux devient ainsi un enjeu capital pour les études en communication, loin des approches simplistes, déterministes, essentialisantes, que l’on trouve parfois, notamment lorsqu’il s’agit d’explications censées déchiffrer ou anticiper des comportements étrangers. Au lieu de chercher à comprendre les médiations rendues encore plus complexes par la différence culturelle perçue, ainsi que le « bricolage » intersubjectif de repères de signification commun, ces approches tendent le plus souvent à les évacuer, en faveur d’explications culturalistes présentées sous forme de règles, de recettes toutes faites :
Le langage de la règle et du modèle, qui peut paraître tolérable lorsqu’il s’applique à des pratiques étrangères, ne résiste pas à la seule évocation concrète de la maîtrise pratique de la symbolique des interactions sociales, tact, doigté, savoir-faire ou sens de l’honneur, que supposent les jeux de sociabilité les plus quotidiens et qui peut se doubler de la mise en œuvre d’une sémiologie spontanée, c’est-à-dire d’un corpus de préceptes, de recettes et d’indices codifiés. [Bourdieu, 2000, p. 231].
Ceux qui écartent la dimension de la figuration goffmanienne, la « sémiologie spontanée » de Bourdieu, ferment les yeux à l’émergent, à tout ce qui échappe à l’intelligence artificielle des chatbots, au vivant de la communication qui prend forme de manière unique, dans une situation sociale singulière. Au lieu de reproduire des comportements tel un automate, dans le jeu de la figuration, c’est souvent à travers le non-conformisme, la variabilité et toutes ses nuances, que l’on se démarque pour « faire sens », comme le soulignent Helen Spencer-Oatey et Peter Franklin. « The strategic use of language depends on both regularity and variability; variability often takes on strategic meaning against the backdrop of regularity. » (Spencer-Oatey et Franklin, 2009, p. 40).
Dans l’ouvrage collectif qu’il dirige sur le sensible en communication, Jean-Jacques Boutaud rappelle l’importance de la dimension relationnelle de cette prise de forme :
Notre définition heuristique de la communication, comme relation qui prend forme, trouve donc ses éléments de complétude dès que l’on s’accorde sur le primat de la relation et sur la saisie de la relation par la médiation de formes, de la forme-gestalt ou de la forme-objet à la forme de vie, en passant par toute forme de perception sensorielle, toute forme textuelle ou situationnelle. C’est bien cette dimension relationnelle et figurative qui constitue le propre de la communication, tout en justifiant l’angle d’entrée par le sensible. [Boutaud, 2016, p. 25]
La structure normative apparaît alors, dans les interactions interpersonnelles, sous la forme des cultures, ces ensembles idéalisés de représentations et de traits, projetés sur des groupes, qui préfigurent les interactions, en fonction des identités associées aux uns et aux autres. La communication est ce que font les acteurs sociaux à partir des attendus culturels : la manière dont ils les négocient et les interprètent dans les trois sens du terme (jeu d’acteur, traduction/médiation, attribution de signification) pour donner forme à leurs échanges, dans l’intersubjectivité de la rencontre, marquée par un contexte, des relations de pouvoir, etc. Définie ainsi, la communication résulte d’une « alchimie complexe », écrit Jean-Jacques Boutaud, « entre l’esthésie (communiquer avec nos sens), l’esthétique (communiquer selon une forme d’échange donnée ou progressivement élaborée) et l’éthique (communiquer à travers un système de normes, de modèles, de valeurs) » (2005, p. 15). Si le fondement éthique peut puiser dans les repères culturels divers, la dimension esthésique et l’esthétique émergeante sont davantage évanescentes. C’est alors que l’approche modale peut proposer une lecture fine de ces prises de forme, dont les modulations successives traduiraient l’expression d’un style :
Le grain est donc beaucoup plus fin, il se laisse prendre par le mouvement, les rythmes, les variations, la respiration. Non plus la langue et son système de signes mais le langage, avec « quelque chose d’énergique et de vital qui ne se laisse pas réduire à des « messages » à « décoder », des « informations » à « communiquer », ni même des significations à « interpréter » » (Laplantine, 2005 : 200). Un langage pris dans le rythme ou qui donne le rythme, révélant une manière d’être et de faire, une façon de se produire au contact des autres. En clair, l’expression d’un style. [Boutaud, 2019, p. 283]
Le regard du chercheur passe ainsi du niveau du système structurant (culturel) à celui de l'occurrence ou des occurrences, influencées par le système mais non réductibles à lui. La nuance introduite ici entre forme et style20 a toute son importance dans l’approche modale. Elle met l’accent sur la notion de performance continue ou de transformation qui maintient le style dans la durée, là où la forme initiale a pu se figer, absorbée par le dispositif de figuration émergeant dont elle est devenue une partie. La sémiotique modale constitue donc une tentative de capturer pour mieux la comprendre la dynamique des formes dans leur rapport à leur propre évolution : la relation synchronique entre le micro et le macro, qui se définit précisément dans sa diachronicité.
C’est cette force de maintien dans et par le mouvement qui permet d’identifier un style et de l’identifier comme style : une forme se détache sur un fond, s’individualise et dure, car elle ne cesse de se re-détacher de l’indifférencié. Le style ne repose donc pas seulement sur une somme de traits, mais sur la façon dont une forme s’avance dans le sensible, existant dans et par les transformations. [Macé, 2016 : 22], cité dans [Boutaud, 2019, p. 285]
La signification d’une même forme reproduite à plusieurs reprises, interprétée sur un fond mouvant, évoluera elle aussi, en raison de sa répétition, sans doute, mais aussi du contexte global qui se transforme. On observe très bien cela à travers les habits de mode : le sens attribué au fait qu’un même individu porte un vêtement atypique, dépendra de la progression de la mode – il peut être précurseur, trend-setter, suiveur, démodé ou bien à contre-courant – mais cela dépendra aussi d’un ensemble d’autres facteurs comme les autres identités de l’individu (on dira facilement d’un homme d’un certain âge qu’il cherche à « faire le vieux beau », etc.), son style vestimentaire habituel, le contexte social, et ainsi de suite.
Le sensemaking déplace lui aussi le curseur vers le modal socialement ancré, rétrospectif, éphémère et sensible, au-delà du seul cadre formel. Riche d’un regard sémiogénétique complexe, il nous aide à mieux apprécier le jeu performé des significations dans le dispositif de figuration émergeant des relations intersubjectives. « To talk about sensemaking, écrit Weick, is to talk about reality as an ongoing accomplishment that takes form when people make retrospective sense of the situations in which they find themselves and their creations » (Weick, 1995, p. 15). En tant que cadre heuristique, le sensemaking explore bien la fabrique des conditions d’émergence du sens et non seulement l’interprétation. En revanche, là où le sensemaking met l’accent sur l’instant t de la signification, le sémiopragmatique comme paradigme vise à penser non seulement le processus d’émergence et de prise de forme en communication au niveau microsocial, mais aussi, potentiellement, le rapport au méso et au macro, et l’évolution de l’ensemble. Les relations entre ces différents niveaux sont à analyser à travers le triptyque préfiguration – (re)configuration – figuration, présenté ci-dessous.
3.2.1. La préfiguration
Toute communication passe par des codes sémiotiques qui ont une histoire, ce qui signifie simplement qu'ils existent en dehors et avant tout usage situé. [...] Les codes apportent avec eux à toute action sociale un ensemble de limitations préétablies. En même temps, ces codes sont aussi modifiés par leur utilisation et donc aucune utilisation d'un code sémiotique (ou culturel ou social) n'est absolument déterminante pour l'action sociale. [Scollon et Wong Scollon, 2001, p. 272; notre traduction]21
L’impossibilité de ne pas communiquer (Watzlawick, Bavelas et Jackson, 1967) réside en partie dans le fait que chaque individu, au cours de sa socialisation primaire et secondaire, intègre un ensemble de savoirs, de codes, associés à différents groupes, qu’il peut utiliser pour produire et interpréter des actes symboliques : tout ce qui peut être perçu comme un acte symbolique peut être interprété. Cet ensemble de savoirs et de compétences communicationnelles (Hymes, 2001) multimodales (verbales, non-verbales, paraverbales…) préfigure les interactions : les individus les mobilisent sans le remarquer pendant leurs rencontres au quotidien. À ces compétences de communication, associées à des cadres sociaux, il faut rajouter des représentations axiologiques du monde, liées à un parcours d’expérience individuel, au sein de différents groupes et face à des événements singuliers : chaque individu est différent et porte en lui ses propres « bagages », mais ils sont composés de savoirs en grande partie partagés ou reconnaissables par autrui car c’est sur ce fondement plus ou moins commun que s’opère sans cesse le jeu interprétatif. Les savoirs préfigurés recouvrent ainsi ce « ce que tout le monde sait » (« what everybody knows ») chez Berger et Luckmann (1966, p. 83), voire ce que tout le monde sait que l’on sait :
Je vis dans un monde de bon sens, celui de la vie quotidienne, doté de corpus de connaissances spécifiques. Qui plus est, je sais que d'autres partagent au moins une partie de ces connaissances, et ils savent que je le sais. Mon interaction avec les autres dans la vie quotidienne est donc constamment affectée par notre participation commune au stock de connaissances disponibles. [Berger et Luckmann, 1966, p. 56 ; notre traduction]22
Les savoirs préfigurés sont à rapprocher des « pré-discours » définis par Marie-Anne Paveau (2006). Ils peuvent exercer une influence sur la perception et la cognition, car associés à des attentes intersubjectives. Or, tout en préfigurant les échanges, ces savoirs n’ont pas de caractère déterminant par rapport à la communication : le faire expressif – production d’un acte symbolique – et le faire interprétatif restent des processus ouverts qui échappent à un simple rapport de dénotation, en raison de la capacité créative, ironique, humoristique, poétique de l’Homme, qui compose avec des repères de signification non seulement au niveau de la préfiguration, mais aussi à ceux de la configuration et de la figuration (infra). C’est ainsi que la conception geertzienne des cultures en tant que « webs of signification », jugée trop rigide, a cédé la place aux métaphores plus ouvertes de la « boîte à outils » ou du « répertoire » (supra). L’approche sémiopragmatique cherche à mieux comprendre à quels moments et comment l’on emploie des outils différents, et comment ce répertoire évolue.
Dans son travail sur les communautés de pratique, Etienne Wenger souligne le potentiel créatif de l’activité communicationnelle qui prend appui sur un fond supposément partagé :
J'appelle l'ensemble des ressources partagées d'une communauté un répertoire pour souligner à la fois son caractère répété et sa disponibilité pour de futures mises en pratique. [...] Les histoires d'interprétation créent des points de référence partagés, mais elles n'imposent pas de sens. Des éléments comme les mots, les artefacts, les gestes et les routines sont utiles non seulement parce qu'ils sont reconnaissables dans leur relation avec une histoire d'engagement mutuel, mais aussi parce qu'ils peuvent être réactivés dans de nouvelles situations. [...] Tous ont des interprétations bien établies, qui peuvent être réutilisées pour de nouveaux effets, que ces nouveaux effets poursuivent simplement une trajectoire établie d'interprétation, ou qu'ils la conduisent dans des directions inattendues. [Wenger, 1998, p. 83 ; notre traduction ; emphase dans l’original]23
Certes, jouer d’un répertoire culturel préfiguré n’est généralement ni explicite ni conscient. Lorsqu’on cherche à exprimer ou à déceler un trait identitaire (supra, section 3.1.3), un style (approche modale), l’on appuie sans y réfléchir sur des repères de signification déjà établis. Pour Bernard Lahire, « [d]ans ces déclenchements de schèmes d’action (d’habitudes de pensée, de langage, de mouvement…) le passé est à la fois si présent et si totalement invisible, si parfaitement imperceptible en tant que tel que, à la différence du souvenir, il se confond avec la perception, l’appréciation, le geste… ». (Lahire, 2001, p. 127).
Le préfiguré n’est donc pas statique, rigide, mais bien le résultat d’un ensemble d’expériences passées, en reconfiguration continue et indissociable de la configuration de l’échange. Rappelons aussi, toujours dans la perspective de l’Homme pluriel de Bernard Lahire (2001), ou avec Philippe Pierre, que l’individu multiculturel est sans cesse exposé, du fait de ses multiples socialisations, à une pluralité de « systèmes de sens » et d’« ordres symboliques » (Pierre, 2012, p. 30). Les repères préfigurés sont donc idiosyncrasiques, mais aussi complexes et pluriels. Enfin, comme le souligne Gerry Philipsen dans son ouvrage Speaking Culturally, une culture, en tant que système dynamique de formes préfigurées, a besoin d’une situation de communication contextualisée pour se réaliser en s’actualisant, pour exister en tant que processus socialement maintenu.
C'est dans une communauté sociale réelle que l'on peut ressentir pleinement le sens d'une culture en tant qu'ensemble de formes qui précèdent l'énonciation et l'action, qui contraignent et permettent ce qui peut être dit et fait dans la parole. Une culture dépourvue de contexte n'a aucune force pratique, un contexte dépourvu de culture n'a rien pour le transformer d'un simple cadre physique en une scène imprégnée de significations pour ceux qui y interprètent leur vie. [Philipsen, 1992, p. 14 ; notre traduction]24
Point de culture sans communication et point de communication sans culture, si l’on peut risquer la formule sans forcer l’artifice rhétorique. Le niveau de la préfiguration est donc celui des cultures dans la mesure où elles sont associées à des repères de signification souvent irréfléchis, profondément ancrés, via la socialisation, dans l’individu et sa manière d’être, mais que l’on suppose partagés. Mais pour que ce niveau puisse s’exprimer, il faut une situation sociale et des acteurs qui viendront configurer la rencontre.
3.2.2. La configuration
La réalité de la vie quotidienne contient des schémas typificatoires en fonction desquels les autres sont appréhendés et “traités” dans les rencontres en face à face. Ainsi, j'appréhende l'autre comme “un homme”, “un Européen”, “un acheteur”, “un type jovial”, et ainsi de suite. Toutes ces typifications affectent en permanence mon interaction avec lui [...]. Les schémas typificatoires qui entrent dans les situations de face-à-face sont, bien sûr, réciproques. L'autre m'appréhende également de manière typifiée - comme “un homme”, “un Américain”, “un vendeur”, “un type avenant”, etc. Les typifications de l'autre sont aussi sensibles à mes interférences que les miennes le sont aux siennes. En d'autres termes, les deux schémas typificatoires entrent en “négociation” permanente dans la situation de face-à-face. Dans la vie quotidienne, cette “négociation” est elle-même susceptible d'être arrangée à l'avance de manière typique - comme dans le processus de négociation typique entre acheteurs et vendeurs. Ainsi, la plupart du temps, mes rencontres avec les autres dans la vie quotidienne sont typiques dans un double sens - j'appréhende l'autre comme un type et j'interagis avec lui dans une situation qui est elle-même typique. [Berger et Luckmann, 1966, p. 45‑46 ; notre traduction]25
La configuration est le niveau de la situation socialement définie et marquée par les identités des personnes ou autres figures présentes ou « invoquées » (Cooren, 2013 ; cf. section suivante). Lorsque l’individu se trouve dans une situation qu’il définit, pour prendre l’exemple proposé ici par Berger et Luckmann, comme une rencontre entre un représentant commercial et un client potentiel, il va chercher à « faire sens » des actes symboliques de son interlocuteur en fonction non seulement des savoirs culturels préfigurés qu’il juge pertinents (Lahire, 2001, p. 60‑62), mais également en fonction d’éléments propres à la situation : ce qu’il estime être les motivations, les objectifs et les préoccupations de son interlocuteur, ainsi que tout ce qu’il sait de lui en tant que type (commercial, Américain, homme, d’un certain âge,…) ou en tant qu’individu, si c’est quelqu’un qu’il a déjà rencontré ou sur qui l’on lui a raconté des choses.26 La configuration est donc le niveau de la prise en compte des conditions hic et nunc de la situation sociale dans laquelle l’on se trouve.
En adoptant la métaphore théâtrale chère à Goffman, l’on peut considérer que la configuration constitue le décor, à l’intérieur duquel l’action (figuration) se déroule, à l’aide des scripts préfigurés que les acteurs vont interpréter. Pour attribuer un sens aux actes symboliques, les interlocuteurs s’appuieront sur les trois niveaux : (i) les codes préfigurés comme le langage, leurs cadres expérientiels, leurs représentations sociales et vision globale du monde ; (ii) les éléments spécifiques qui configurent l’interaction en cours en la détachant du global (acteurs/actants, situation sociale particulière) ; et (iii) les faits et normes qui émergent dans la performance, la prise de forme, selon l’interprétation des acteurs sociaux, de nouveau ici avec le triple sens du jeu d’acteur, de la médiation/traduction et de l’attribution de signification chez l’observateur (niveau figuratif, infra).
La configuration repose ainsi sur le cadre expérientiel (Goffman, 1974) défini par chaque acteur,27 cadres qu’Edward Hall définit comme « the smallest unit of culture » (Hall, 1976, p. 129). Ils sont composés de « situational dialects, material appurtenances, situational personalities, and behavior patterns that occur in recognized settings and are appropriate to specific situations […]. Frames contain linguistic, kinesic, proxemic, temporal, social, material, personality, and other components » (Hall, 1976, p. 129). Le choix d’un cadre codifie ainsi les possibilités de comportement de l’acteur social, qui agit, selon Bernard Lahire, par « analogie pratique » : « C’est dans la capacité à trouver – pratiquement et globalement et non intentionnellement et analytiquement – de la ressemblance (un « air de ressemblance » dirait Wittgenstein) entre la situation présente et des expériences passées incorporées sous formes d’abrégés d’expérience, que l’acteur peut mobiliser les « compétences » qui lui permettent d’agir de manière plus ou moins pertinente ». (Lahire, 2001, p. 117‑118).
Les comportements des uns et des autres sont ainsi produits et interprétés à la lumière des composantes du cadre expérientiel appliqué à l’interaction, mais pas seulement. La configuration comprend également un ensemble actuel de savoirs et de représentations qui vont du particulier au général, mobilisé en fonction des identités respectives – et plurielles – des interlocuteurs. Les théoriciens de la Théorie de l’accommodation communicationnelle (Communication Accommodation Theory / CAT) mettent en avant l’importance des représentations des groupes sociaux respectifs des interlocuteurs, qui peuvent influencer, par exemple, les connotations liées au choix d’une langue plutôt qu’une autre (Gallois et al., 1992 ; Howard Giles et Ogay, 2007), ou rendre sensibles certains sujets ou leur expression, par exemple dans un contexte postcolonial,28 ou pour des acteurs organisationnels : « From the perspective of sensemaking, who we think we are (identity) as organizational actors shapes what we enact and how we interpret » (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 416).
Plus généralement, les discours en circulation dans l’espace social, par exemple liés à tel ou tel sujet d’actualité, constituent des éléments de configuration, auxquels les acteurs sociaux sont susceptibles de faire appel ou de faire référence dans leurs interactions. À ce niveau de conscience de la configuration incarnée de l’interaction, le processus de sensemaking repose sur la confiance intersubjective telle que la décrit Niklas Luhmann (1979, 2001). Les acteurs sociaux se font confiance réciproquement, de manière abstraite, en tant qu’individus ayant intégré des savoirs préfigurés spécifiques, en fonction de leur profil d’acteur idiosyncrasique. Ils se font confiance également, de manière plus personnifiée, délibérée, au niveau de la relation, pour s’engager implicitement à se comporter de telle ou telle manière. Il est alors question d’intentionnalité et de « confiance décidée ».29 Si la communication peut être abordée comme une relation qui prend forme (Boutaud, 2016, p. 24), à travers la figuration (infra), ce processus sensible repose sur la confiance intersubjective, l’éthique relationnelle entre les acteurs sociaux. Celle-ci inclut mais dépasse la dimension rationnelle de la compréhension pour s’ancrer également dans la dimension affective de la relation incarnée.
La configuration comprend aussi les dimensions de l’espace et du temps, dans la mesure où elles influencent le processus de signification. Un espace, en tant que lieu pratiqué (De Certeau, 1980, p. 173), socialement investi sur le plan symbolique (Lie, 2003, p. 120), ou alors en tant que non-lieu (Augé, 1995), configure nécessairement les attentes normatives liées aux comportements sociaux. Que ce soient un lieu de culte, un poste de police ou bien un aéroport international, l’espace social dans lequel se déroule l’action influence les interactants et la manière dont ils interprètent ce qui s’y déroule, en relation avec le cadre expérientiel et son éventuel caractère rituel (Lardellier, 2003, 2005). Toujours en relation avec le cadre expérientiel, la temporalité participe à la configuration, dans la mesure où, symboliquement, les délais imposés, le rythme, voire le retard, peuvent constituer des éléments signifiants pour les interactants.
Actants et ventriloquie : formes réifiées et figures sensibles
Selon cette approche, l'étude des interactions révèle comment les interactants humains se positionnent (ou sont positionnés) comme étant contraints ou animés par différents principes, valeurs, intérêts, (aspects d') idéologies, normes ou expériences, qui fonctionnent comme des “figures” que l'on fait parler pour accomplir des objectifs particuliers ou servir des intérêts précis. [Cooren et al., 2013, p. 256 ; notre traduction]30
Cette réflexion autour des divers repères de signification qui peuvent entrer en ligne de compte dans une situation particulière permet d’envisager des éléments non-humains comme des « actants » dans une interaction, dès lors qu’ils revêtent d’une importance symbolique pour les « actants » humains. Le terme d’« actants » et la posture méthodologique sont empruntés à la théorie acteur-réseau (ANT) de Bruno Latour (2007, p. 103), mais nous nous référons plus particulièrement ici à un courant qui s’en inspire, mené par François Cooren et collègues, sur l’approche ventriloque de la communication (Cooren, 2012, 2013 ; Cooren et al., 2013).
La théorie de l’acteur-réseau emploie le terme de « figuration » pour évoquer l’ensemble des « forces qui figurent » dans une situation sociale donnée, c’est-à-dire les actants dont on est conscient de leur influence potentielle, en tant que figures sensibles, sur une interaction (Latour, 2007, p. 77). Il peut s’agir d’institutions ou d’organisations, de principes ou d’idées, de lois, de normes, de textes (Cooren, 2010b ; de la Broise et Grosjean, 2010), de dispositifs sociotechniques,31 ou bien de personnes absentes, par exemple. L’influence de ces figures « invoquées », selon Cooren, réside dans la manière dont elles s’imposent sur ou sont invoquées par les interactants, implicitement ou explicitement. La métaphore de la ventriloquie permet de comprendre ce procédé qui consiste, pour l’individu, à « faire parler » ces actants à travers ses propres actes symboliques. C’est le cas d’acteurs qui parlent « au nom » d’une institution qu’ils représentent, mais aussi lorsque quelqu’un invoque « l’humanisme », ou la loi comme motivations de telle ou telle ligne d’action. « Donner du poids à une quelconque position revient ainsi à mettre en scène/ventriloquer des êtres/figures qui semblent également soutenir ce qui est mis de l’avant, qu’il s’agisse de faits, de personnes, de documents, de collectifs, de valeurs ou de principes ». (Cooren, 2013, p. 190)
La ventriloquie marche dans les deux sens, précise Cooren : autant les actants humains peuvent invoquer des actants non humains pour chercher à convaincre ou à s’imposer dans une interaction, autant ils peuvent eux aussi se faire « instrumentaliser » par ces actants, qui s’imposent à eux, ou qui imposent une certaine conduite ou prise de position dans une situation donnée (Cooren, 2013, p. 192).32 Tout en ouvrant l’analyse des interactions à la dimension collective, via la prise en compte des pressions perçues des institutions et autres figures sensibles, l’approche ventriloque remet en cause l’autonomie supposée des acteurs sociaux dans les interactions, jusqu’au choix des positions qu’ils défendent, car ils doivent composer avec les différentes figures invoquées, tout en respectant l’image qu’ils cherchent à donner d’eux-mêmes et en restant fidèles, le cas échéant, aux principes qui leur tiennent à cœur : « In many respects, our attachments to figures constitute who and what we are - what we want or feel we must do, what we believe or stand by, etc. » (Cooren et al., 2013, p. 264).
Par extension, la ventriloquie prend en compte non seulement des figures invoquées qui ne sont pas physiquement présentes à l’interaction, mais aussi celles que l’on n’invoque pas explicitement. « La scène du dialogue et de la communication se définit comme une scène perpétuellement hantée par diverses entités qui sont parfois mises en scène (implicitement ou explicitement) à travers ce que nous disons, mais qui demeurent aussi parfois silencieuses ou sans voix », écrit Cooren (2013, p. 191). Une personne absente lors d’une réunion, par exemple, peut rester très présente à l’esprit de ceux qui y participent et qui devront faire face, par la suite, à ses réactions par rapport aux décisions prises. L’approche ventriloque, dans la mesure où elle emprunte de la théorie de l’acteur-réseau la volonté de prendre en compte toutes les connexions entre actants, semble ici très pertinente pour comprendre la manière dont quelqu’un d’absent peut, dans la configuration d’une rencontre, constituer un repère de signification et affecter ainsi la production et l’interprétation des actes symboliques, à travers l’éthique relationnelle ainsi constituée.
Un autre apport de cette approche est l’accent mis sur les relations de pouvoir. Dans une perspective interactionniste, « [u]ne interaction est un champ mutuel d’influence », écrit David Le Breton (2004, p. 50). Invoquer des figures pour se donner de l’autorité, renforcer sa légitimité ou se plier à une ligne de conduite dictée par une figure externe sont autant d’exemples de rapports de pouvoir qui dépassent le seul cadre de l’interaction, pour ancrer celle-ci dans un contexte social plus large. Notons au passage que, pour un acteur social, le fait de devoir rappeler explicitement son autorité dans une interaction signifie qu’elle est remise en cause, et ce constat devient à son tour une nouvelle figure, là où seule l’autorité (supposée) l’était avant : ce qui n’est pas dit est alors tout aussi important que ce qui est dit.
En privilégiant la prise en compte des actants non-humains et souvent présentés comme extérieurs à l’interaction, à travers les figures qui animent les interlocuteurs ou qui sont animées par eux, l’approche ventriloque permet de dépasser les reproches faits à l’égard de certains travaux interactionnistes ou ethnométhodologiques, trop axés sur l’agentivité (agency) humaine, au point d’exclure de l’analyse l’impact de la « structure ». L’approche sémiopragmatique présentée ici, en prenant en compte l’influence possible des actants non humains au niveau de la configuration de la rencontre, permet aussi de penser leur évolution pendant et à l’issue de l’interaction, grâce à la dynamique de la figuration.
3.2.3. La figuration
La prise, ce par quoi la communication prend et comment elle prend, à travers quels signes et quelles manifestations, quels formes et processus de figuration, voilà les termes d’une conception dynamique de la relation, non rabattue sur le prévisible, l’intentionnel, le codifié mais, tout en reconnaissant ces dimensions, sensible avant tout aux conditions d’émergence du sens. [Boutaud, 2016, p. 25]
La figuration évoque ici l’émergence, la performance des repères de signification lors de l’interaction. Il s’agit de tous les éléments que l’on peut utiliser pour faire sens (faire expressif ou interprétatif) dans la mesure où ils ont déjà pris une certaine forme,33 à travers une évocation explicite ou non, pendant une rencontre. Ce sont les figures invoquées et la manière dont on les a présentées,34 les thèmes de conversation évoquées et ce qu’on en a dit, les actes symboliques spécifiques de tous les interlocuteurs, auxquels on peut se référer. Les participants à une interaction peuvent revisiter, au fil de la discussion et à de multiples reprises pendant une rencontre, certains sujets, propos, actes, etc., pour rappeler ou s’assurer de ce qui a été dit, pour en rediscuter la signification ou pour y faire allusion sur un mode humoristique, par exemple.
C’est dans la figuration que se négocient, sur le plan intersubjectif, non seulement ce qui se dit ou se fait – le décalage (éventuel) entre la règle et la pratique (Le Breton, 2004, p. 53) ou la relation actualisée entre les interactants (Lahire, 2001, p. 120) – mais aussi la manière, les modalités relationnelles à travers lesquelles tout cela se passe : « Les interactions ne sont pas des processus mécaniques se greffant sur des statuts et des rôles. Le fait d’être avocat et client, par exemple, donne seulement un cadre formel à l’action, il ne dit rien sur le déroulement de l’interaction. Il reste muet sur le style de l’avocat, celui du client, la nature de leur rencontre, la somme de routines ou de surprises qui apparaîtront, etc. » (Le Breton, 2004, p. 51).
Le « langage commun » (Ferry, 1994, p. 45) résulte ainsi de l’interaction (figuration) plus qu’il ne le précède (préfiguration) ; l’étude de la figuration suppose ainsi l’étude des procédés de co-construction progressive, hic et nunc, du système de signification, à partir des éléments signifiants préfigurés et configurés, tout au long du déroulement d’une rencontre.35 Ce travail est celui des ethnométhodologues : il s’agit d’exposer les ethno-méthodes dont les individus se servent pour lire une situation et en déduire les règles sociales à appliquer, et comment les appliquer dans la situation. Ainsi, la formation d’une file d’attente par-ci ou par-là suppose que les individus reconnaissent le principe de faire la queue, qu’ils reconnaissent qu’il convient, socialement, de se comporter ainsi dans la situation en cours, qu’ils reconnaissent le début et la fin d’une queue déjà composée, et qu’ils sachent se positionner pour continuer cette queue (Le Breton, 2004, p. 59). Selon la disposition de l’espace où ils se trouvent, il se peut que des files d’attente qui se forment à des occasions différentes ne « se comportent » pas de la même manière, ou plutôt qu’on « performe » différemment cette même figure. La figuration est donc la dimension non seulement de l’émergence du sens, mais aussi des conditions de signification performées.
Sur le plan épistémologique, le terme de « figuration » est à situer par rapport à la sociologie de la figuration, inspiré par les travaux de Norbert Elias. Dans What is Sociology ?, Elias introduit le concept de « figuration » afin d’échapper à la dichotomie entre individu (approches « atomistiques ») et société (approche holistiques) en sociologie, deux approches partielles qui s’opposent artificiellement pour penser le social (Elias, 1978, p. 129). Selon lui, le social dépasse la somme des individus mais résulte de leurs interactions. Or, on perd de vue ces interactions lorsqu’on adopte une focale courte de la société dans son ensemble. Elias cherche ainsi à situer la réflexion à un niveau intermédiaire, celui de la figuration, définie comme un « réseaux d’interdépendance », autrement dit un niveau méso : « These people make up webs of interdependence or figurations of many kinds, characterized by power balances of many sorts, such as families, schools, towns, social strata, or states. » (Elias, 1978, p. 15). La figuration constitue ainsi, pour Elias, un heuristique pour penser les modèles de processus d’entrelacement (« models of processes of interweaving » : Elias, 1978, p. 130) au sein d’une société, afin d’expliquer les transformations sociales profondes (au niveau macrosocial), qui sont distinctes mais liées aux innombrables variations sociales au niveau microsocial, du fait des interactions humaines.
Elias utilise la métaphore du jeu pour illustrer ce terme : pour comprendre l’action d’un joueur lors du douzième tour d’un jeu, écrit-il, il ne suffit ni de regarder les règles du jeu, ni le caractère et attributs de la personne, mais bien la figuration du jeu, composé de tous les tours précédents : « Only the progressive interweaving of moves during the game process, and its result -- the figuration of the game prior to the twelfth move -- can be of service in explaining the twelfth move. The player uses this figuration to orientate himself before making his move. » (Elias, 1978, p. 97). Du fait de la complexité des enchaînements d’actions entremêlés et interdépendants, la forme que prendra le douzième tour du jeu, ou celle de n’importe quelle figuration à un moment donné, est quasi-impossible à prévoir à l’avance, mais semble logique, voire évidente, aux joueurs / interactants au moment-même de sa réalisation, en raison de l’évolution de la figuration :
Dans de nombreux cas, sinon tous, les figurations formées par des personnes interdépendantes sont si plastiques que la figuration à n'importe quelle étape ultérieure du flux figuratif n'est en fait qu'une des nombreuses transformations possibles d'une figuration antérieure. Mais à mesure qu'une figuration particulière se transforme en une autre, un très large éventail de transformations possibles se réduit à un seul résultat. Rétrospectivement, il est tout aussi possible d'examiner l'éventail des résultats potentiels que de découvrir la constellation particulière de facteurs responsables de l'émergence de cette figuration plutôt que de toute autre alternative possible. [Elias, 1978, p. 161 ; notre traduction]36
Bien que cela soulève la question des rapports d’échelle, le terme de figuration chez Elias est appliqué à la fois à des interactions dyadiques entre individus, et au niveau méso, et même à des ensembles bien plus vastes. Ainsi, un État-nation est aussi une figuration, entendu comme un processus continuellement performé par les interactions individuelles :
Bien sûr, la comparaison de deux figurations éloignées dans le même flux figuratif, comme la Grande-Bretagne du 12e et du 20e siècle, révèle relativement peu de choses qui restent typiques de cette figuration particulière tout au long de son développement. Par conséquent, des concepts comme la culture, la civilisation et la tradition dans un sens statique peuvent être extrêmement trompeurs lorsqu'on se réfère à des séquences figuratives à long terme. [Elias, 1978, p. 164 ; notre traduction]37
Dans la lignée des travaux d’Elias, le concept de figuration a trouvé une autre application contemporaine, et non incompatible avec celle de l’approche sémiopragmatique, parmi les chercheurs de la « médiatisation »38 autour de Friedrich Krotz et d’Andreas Hepp (Hepp et Krotz, 2008), et plus précisément dans ce que Guiselinde Kuipers appelle « l’École de Brême des figurations communicationnelles » (Kuipers, 2018, p. 426). Pour ces chercheurs, « The special capacity of Elias’s original idea was his consideration that figurations are not “given” but are (re)produced in an ongoing “doing”. » (Hepp, Breiter et Hasebrink, 2018b, p. 7). Selon Kuipers, l’approche des figurations communicationnelles repose sur « three basic assumptions: (1) social life is relational; (2) social life is processual; (3) meaning is constitutive of, and emerging from, interaction » (Kuipers, 2018, p. 432).
Les chercheurs de l’École de Brême s’intéressent avant tout au rôle des médias dans la communication, et le paradigme des figurations communicationnelles représente en quelque sorte la conceptualisation nécessaire des interactions au niveau microsocial et mésosocial, qui permet de penser le macrosocial.39 Les travaux dans l’ouvrage collectif publié pour présenter les possibles applications du cadre théorique (Hepp, Breiter et Hasebrink, 2018a) emploient le concept de figuration pour évoquer tantôt une structuration sociale performée à l’échelle méso, (un groupe d’amis, une organisation, etc.), tantôt les significations partagées par les participants à un tel groupe. Selon les éditeurs de l’ouvrage, le terme recouvre 3 éléments : (i) les acteurs sociaux (organisés en « constellations »), qui sont réunis par (ii) des repères de signification partagés ou « common frames of relevance » utilisés pour faire sens, et par (iii) leurs pratiques de communication, en grande partie médiatisées (Hepp, Breiter et Hasebrink, 2018b, p. 7‑8). Guiselinde Kuipers insiste sur l’importance des « frames of relevance » qui, selon elle, permettent de définir les limites d’une « figuration » : « what makes a figuration is a sharing of meaning, no matter how fleeting and temporary. This sharing may lead to the construction of new meanings, which can be “carried” towards yet other figurations. » (Kuipers, 2018, p. 433).40 Pour l’École de Brême, les figurations sont ainsi délimitées par les repères de signification partagés ; elles se recoupent ; elles peuvent ou non se calquer sur une structure institutionnelle : une organisation peut constituer une figuration mais aussi être traversée par différentes figurations (infra, section 7.2.2) ; et l’individu fait partie de plusieurs figurations à la fois.
Des convergences évidentes existent entre l’utilisation du terme par ces théoriciens de la médiatisation et sa définition pour l’approche sémiopragmatique, même si cette dernière met l’accent davantage sur le partage de repères de signification performés le temps d’une interaction, que sur la notion de structuration sociale. Les deux approches de la figuration se recoupent, en insistant sur l’importance dans sa dimension performée, présente chez Elias et commune aussi à la théorie de la pratique et au paradigme du sensemaking : les repères de signification partagés41 et, in fine, les représentations aux niveaux de la configuration et de la préfiguration évoluent à travers les figurations.
C’est à travers la figuration que les acteurs sociaux compléteront un certain nombre d’indices lié aux comportements habituels des uns et des autres, pour ceux qui se connaissent au préalable, par un ensemble d’indices de signification lié à l’apparence et à la présence physique (habillement, voix, parfum, proximité…), à la santé physique et aux dispositions physiologiques ou psychologiques (niveaux de stress, de fatigue, d’excitation, d’ébriété, etc. des acteurs). L’on distinguera ainsi la configuration qui concerne les acteurs/actants (humains et non humains) présents ou invoqués, au niveau des représentations que l’on s’y attache habituellement, et la figuration qui concerne l’image qu’ils donnent, leur état physique, affectif, etc. à l’instant t. La figuration comprend aussi la relation intersubjective actualisée. « Comprendre n’est jamais univoque, mais toujours emporté dans l’affectivité de l’interaction », écrit David Le Breton (2004, p. 52). Ce qui est dit ou fait pendant une rencontre affecte nécessairement les interactants, qui veillent généralement à la manière dont leurs interlocuteurs sont susceptibles de réagir face à leur paroles ou à leurs actes (Goffman, 1959). L’impression que l’on a de l’humeur de l’Autre, de sa disposition actuelle à son égard (attirance, énervement…), la dimension sensible de la relation,42 sont des indices de signification performés tout au long de la rencontre, au niveau de la figuration.
Le contexte figuratif
Les étudiants du sensemaking comprennent que l'ordre dans la vie organisationnelle provient tout autant du subtil, du petit, du relationnel, de l'oral, du particulier et du momentané que du visible, du grand, du substantiel, de l'écrit, du général et du durable. [Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 410 ; notre traduction]43
Comme son nom l’indique, et comme cela a déjà été rappelé (supra, section 3.2), l’approche sémiopragmatique cherche à prendre en compte l’influence du contexte sur les multiples repères de signification que les participants à une interaction mobilisent pour « faire sens ». En cela, elle cherche à dépasser les limites de certaines approches, immanentistes, voire déterministes car trop axées sur une seule dimension culturelle, technique, etc. (Zellmer-Bruhn et Gibson, 2014, p. 177) qui négligent le hic et nunc de l’interaction. Or, le terme de contexte peut constituer un « mot-valise » ou « boîte noire » pour résumer un ensemble de facteurs dont on ne comprend pas réellement les relations et les dynamiques vis-à-vis de l’objet d’étude. Dans la voie sémiopragmatique qu’il promeut, Roger Odin préfère, au terme de contexte, jugé trop vaste, celui d’« espace de communication », défini comme « un espace à l’intérieur duquel le faisceau de contraintes pousse les actants (E) et (R) à produire du sens sur le même axe de pertinence » (Odin, 2011, p. 39). Ce « faisceau de contraintes » s’apparente donc à un processus réunissant des indices de signification actualisés et des obligations imposées de l’extérieur.
Si nous avons préféré, malgré ces réserves, parler non pas d’« espace » figuratif / de communication mais bien du « contexte figuratif » de la rencontre, c’est aussi par rapport à l’étymologie du mot « contexte » et à l’idée que la figuration n’est pas dissociable de ce qui l’entoure et favorise une prise de forme à partir d’une structure. La différence est donc terminologique plutôt qu’épistémique : dans les deux cas, c’est le caractère émergent de ce contexte / cet espace qu’il convient de mettre en avant (Frame, 2008, 2012b, 2013a, 2013b ; Frame et Boutaud, 2010), non pas comme une boîte noire mais bien comme un ensemble de facteurs sensibles identifiables et évolutifs pouvant impacter le processus de signification.44 Ce contexte englobe tous les éléments contextualisés et contextualisants, au niveau de la configuration de la situation de communication (impact des figures particulières, présentes et absentes, que les interactants y associent, sur le processus de signification) et de la figuration (caractère émergeant des repères de signification). L’on retrouve les conditions matérielles, physiques, instanciées d’une rencontre, qui peuvent influencer le processus de signification pour les acteurs sociaux. Il s’agit, par exemple, des dimensions spatiale (disposition des lieux, espacement, ameublement…) et temporelle (délais impartis, rythmes, temps passé…) ; mais aussi des questions de température et de confort matérielle, etc., à un instant t.
Ainsi défini, le contexte figuratif comprend tous les facteurs qui viennent influencer le vécu des participants à l’interaction, et qui peuvent être pris en compte, à ce titre, en tant que repères de signification. Par exemple, des questions de contiguïté ou d’espacement peuvent être prises en compte : le fait de parler fort dans un endroit bruyant, ou de se tenir proche dans un espace réduit, seront interprétés en fonction du contexte figuratif. Prenons l’exemple d’une interaction qui se déroule au sein d’une église. Au niveau de la configuration, celle-ci peut être appréhendée en tant qu’espace social sacré, où il convient de parler doucement, mais aussi comme un lieu ouvert, à l’acoustique particulière, où ce serait nécessaire de lever la voix pour se faire entendre. Or, imaginons quelqu’un qui parle fort au sein de l’église. En fonction de la configuration de l’interaction (représentations préalables de l’espace et de l’individu en question), cela peut être interprété de différentes manières. Si la personne est connue comme quelqu’un qui parle souvent fort (trait identitaire liée à la personne), cela peut sembler anodin, malgré la dimension symbolique du lieu. En revanche, si la personne est réputée être quelqu’un de plutôt réservé, il faudra chercher d’autres explications à ce comportement qui semble socialement inapproprié. Les explications peuvent être multiples, au niveau de la préfiguration (la personne connaît-elle la norme sociale de parler doucement à l’église ?) ; ou bien au niveau de la figuration (peur ou colère par rapport à quelque-chose qui est en train de se passer, personne sous influence de l’alcool, niveau de bruit environnant…), etc. Les interprétations seront influencées par d’autres indices signifiants multimodaux, tels que l’intonation, l’expression faciale, et bien évidemment par l’énoncé produit. Ainsi, les acteurs sociaux se réfèrent simultanément à différents niveaux de signification, au sein d’un contexte figuratif en perpétuelle évolution, afin de faire sens dans une situation donnée. Leur analyse et leur performance des actes symboliques (paroles, gestes, mimiques…) s’appuient sur ce contexte évolutif et sur les logiques goffmaniennes de présentation de soi qu’ils cherchent à faire valoir dans l’interaction. Ils privilégient alors la congruence (Fontanille, 2017, p. 266) du choix, par exemple, d’un geste perçu comme approprié (niveau micro) par rapport à deux dimensions : la catégorisation d’une identité culturelle (niveau macro) présentée comme saillante dans la situation (niveau méso) ; la dynamique d’interaction, à travers les postures identitaires respectives des interactants pendant la rencontre en cours (contexte figuratif performé).
3.2.4. La reconfiguration
Si l'on se rend compte que lorsque les individus communiquent, ils s'expriment mais en même temps sont exprimés par de nombreuses figures, une toute nouvelle vision de la communication émerge. Dans cette optique, la gestion des tensions n'est pas seulement une question de personnes reconfigurant le monde (organisationnel) « pour une prochaine première fois » (Garfinkel, 1992, p. 186), mais aussi une question de ce monde qui se reconfigure [...]. La communication concerne les individus qui interagissent ainsi que les aspects de la réalité qui affectent nos interactions et créent ainsi les tensions que nous vivons, dont nous sommes témoins et que nous considérons généralement comme allant de soi. [Cooren et al., 2013, p. 274 ; notre traduction]45
Le concept de figuration, tel que nous l’avons défini, permet d’appréhender la communication comme une activité créative, consistant à redéfinir, à actualiser, à détourner ou simplement à reproduire des formes qui circulent dans l’espace social. Le concept s’inscrit ainsi dans un héritage épistémologique socioconstructionniste, inspiré par la sociologie de la figuration, par la théorie de l’action et les approches praxéologiques et liquides : (Bauman, 1999, 2011 ; Bourdieu, 1976, 1996, 2000 ; Giddens, 1987 ; Wenger, 1999).46 La reconfiguration (Boutaud, 2016 ; Cooren, 2013) met l’accent explicitement sur la suite du processus, la projection des bulles micro dans un espace macro, déplaçant le curseur vers l’impact de l’activité communicationnelle performée sur les figures et in fine sur les cultures. Pour Herbert Blumer, père de l’interactionnisme symbolique, « [i]t is the social process in group life that creates and upholds the rules, not the rules that create and uphold group life. » (1969, p. 19). Il sera question de l’impact des figurations sur les cultures à l’échelle macrosociale, dans la troisième partie de l’ouvrage (infra, section 5.2.3).
Dans la citation de début de section, Cooren et ses collègues évoquent la « manière dont le monde se reconfigure » et le caractère récursif des interactions à travers la notion d’une « autre prochaine première fois », attribuée à Garfinkel (1967). Les formes produites dans chaque interaction contribuent ainsi à reconfigurer les représentations, les normes et les attentes sociales des participants, de même que les figures discursives susceptibles d’être réemployées et à nouveau actualisées lors de leurs prochaines rencontres. Lorsqu’on évoque un personnage, connu ou non, à travers les traits qui sont censés le qualifier – Cooren propose l’exemple de Barack Obama, qui peut être présenté en relation avec des figures telles que la sagesse, la tolérance, le pouvoir, etc. – on participe à redéfinir le nom de l’ancien Président et sa relation avec ces figures « pour la prochaine première fois » (Cooren, 2013, p. 210). Autrement dit, la manière de parler d’Obama dans la figuration à l’échelle microsociale impacte les représentations des participants à l’interaction, qui quittent celle-ci avec de nouvelles idées (ou pas) sur l’ancien Président. Lorsqu’il est de nouveau question de lui dans une autre interaction, éventuellement avec de toutes autres personnes, la configuration (figure d’Obama évoquée) sera enrichie en fonction de l’interaction précédente. Si la nouvelle représentation est suffisamment répétée, à travers des interactions successives, ou alors liée à un événement largement médiatisé et porté à la connaissance d’une grande partie de la population, ou d’un groupe social particulier, il peut aussi y avoir une évolution, progressive ou plus rapide, au niveau de la préfiguration, définie comme les connaissances culturellement partagées par tel groupe social. La Figure 1 évoque ce processus continu d’évolution entre les différents niveaux de repères de signification, via l’activité communicationnelle à l’échelle microsociale :
À travers le concept de reconfiguration, François Cooren explicite la relation entre figuration et préfiguration, entre la communication et la culture en tant que processus : « L’idée maîtresse se résume ici à l’idée de « cultiver », c’est-à-dire que certaines figures semblent entretenues, nourries, cultivées […] dans la mesure où elles sont invoquées et convoquées à répétition, implicitement ou explicitement, par les participants aux interactions. » (Cooren, 2013, p. 182). Ces figures prennent forme différemment, d’une interaction à une autre : « Etymologically speaking, a figure is a form (figura in Latin), which needs to be observed in all its occurrences or “apparitions” [...]. [F]igures always “arrive” with their own history and evolution - like any agent in an interaction. » (Cooren et al., 2013, p. 263). En sémiotique modale, l’on parlera, avec Jean-Jacques Boutaud, de « transfiguration » afin d’évoquer ce processus d’évolution trans-interactionnel :
Le phénomène de prise se situe à l’intérieur d’un procès d’élaboration de la forme, de formation mais aussi de transformation (forme évolutive), voire de transfiguration (changement modal) à mesure que se modifie notre rapport aux objets, aux situations, dans le cours de l’action. Ce processus peut être défini en termes de sémiogenèse, non pas à l’échelle d’un signe en déploiement, par exemple d’indice en symbole, mais à l’échelle de séquences expérientielles, de durée et d’intensité variables. [Boutaud, 2016, p. 26]
Jacques Fontanille propose le terme d’« ajustement » pour évoquer cette manière dont les aléas du cours de l’action s’expriment à travers les « pratiques » (2008) et les formes de vie qui en découlent, traduisant leur « persévérance dans les péripéties du cours d’existence » (Fontanille, 2017, p. 257). Zygmunt Bauman évoque le concept derridien d’itération pour mettre en avant l’idée selon laquelle la continuité culturelle est faite de changements incrémentaux (Bauman, 1999, p. xxvii). Pour Cooren, « [c]ela n’implique pas que toutes les interactions aient le même impact vis-à-vis du sort de notre monde, mais cela signifie que chaque interaction joue un rôle, aussi minime soit-il, dans l’évolution de nos collectifs ou de nos plurivers. » (Cooren, 2013, p. 240).
Enfin, dans sa réflexion sur la circulation des êtres culturels, Yves Jeanneret remarque aussi le caractère dynamique et itératif de la culture comme processus et propose d’envisager la communication comme « altération ». « On peut nommer altération – en donnant à ce terme un sens positif – le processus qui veut qu’en se déplaçant dans la société des idées et des textes ne cessent de se transformer » (Jeanneret, 2008, p. 87). Revenant sur la question culturelle dans leurs travaux, Jeanneret oppose De Certeau, intéressé par des phénomènes de « divergence créative », et Foucault, qui cherchait à établir des règles – mission impossible selon lui, en raison de la vie sociale des êtres culturels : « l’altération est ce sur quoi vient buter toute explication de la culture en termes de règles » (Jeanneret, 2008, p. 92). Au lieu de chercher des formes figées ou des règles immuables, il convient, selon Jeanneret, d’ambitionner une « cybernétique de l’imparfait » - non pas la cybernétique transmissive de contrôle de l’information (« science de la commande technique ») chère aux théoriciens des systèmes, mais bien une cybernétique qui renvoie à la figure du marin (kubernétès) qui ajuste son bateau continuellement, en essayant de le guider au mieux en fonction des conditions (Jeanneret, 2008, p. 136). Étudier les cultures en devenir exige une approche de la labilité, de la quiddité au liquide, afin de penser le social en mouvement, comme le préconise Norbert Elias (1978).
Penser le social, de la trace à l’institution : entre cultures, identités et communication
La conversation est le vecteur le plus important du maintien de la réalité. [...] Il est important de souligner, cependant, que la majeure partie du maintien de la réalité dans la conversation est implicite, et non explicite. La plupart des conversations ne définissent pas en autant de mots la nature du monde. Elle se déroule plutôt sur la toile de fond d'un monde qui est silencieusement considéré comme acquis. Ainsi, un échange tel que “Il est temps pour moi d'aller à la gare” ou “Très bien, chéri, passe une bonne journée au bureau” implique un monde entier dans lequel ces propositions apparemment simples ont un sens. En vertu de cette implication, l'échange confirme la réalité subjective du monde. [Berger et Luckmann, 1966, p. 172 ; notre traduction]47
En suivant la piste indiquée par Elias à travers la notion de figuration, l’approche sémiopragmatique se dote d’un outil pour aborder l’analyse du social en formation. Ce processus est continu, mais divisé subjectivement en différentes interactions (épisodes),48 qui marquent la configuration et la préfiguration de futurs épisodes, par les traces qu’elles laissent. Pour Sheldon Stryker :
La structure sociale est une réalisation continue à travers la coordination de l'action rendue possible par la médiation symbolique. La structure sociale encadre le processus social et se manifeste dans lui ; pourtant, paradoxalement, le processus social est épisodique, car les gens se réunissent et se quittent, commencent et mettent fin à des situations sociales. Les traces relient ces épisodes, et les traces sont donc au cœur de la structure sociale. [Stryker, 1980, p. 128‑129 ; notre traduction]49
La réflexion recoupe ici un courant actuel de travaux en SIC, représenté notamment par Béatrice Galinon-Mélénec, Fabien Liénard et Sami Zlitni, autour des signes-traces et de l’Homme-trace (Frame et Brachotte, 2016 ; Galinon-Mélénec, 2011, 2013 ; Galinon-Mélénec, Liénard, et Zlitni, 2016 ; Galinon-Mélénec et Zlitni, 2013). Ces travaux cherchent à saisir la « complexité de l’entrelacement du vivant (humain ou non) et du non vivant, conjugués à l’entrecroisement des représentations portant sur le passé, le présent et les projections sur l’avenir. » (Galinon-Mélénec, 2013, p. 95). Rapportés à la vie des êtres culturels (Jeanneret), les signes-traces en question sont plus ou moins durables en tant que figures et susceptibles d’évoluer dans le temps. La signification attribuée à un signe-trace varie entre individus et situations, et une trace qui tombe dans l’oubli perd ainsi sa capacité figurative (Lahire, 2001, p. 122).
Les traces peuvent être autant matérielles (textes, formes instituées…) qu’immatérielles, intra-subjectives (représentations individuelles ou sociales…). La métaphore de l’Homme-trace considère que l’Homme est composé lui aussi de traces, façonnées par ses expériences passées, que ce soit à travers son existence physique, corporelle, à l’échelle cellulaire, organique, ou bien dans la composition de son intellect ou sa vie spirituelle, empreintes aussi de sa socialisation. Considérer l’Homme comme un ensemble de traces le met sur le même plan que les objets et autres artefacts sociaux (textes, interfaces, médias…) susceptibles de le marquer et d’être marqués par lui. Enfin, la communication humaine repose elle-même sur des traces, nous l’avons vu, intériorisées (figures et représentations individuelles ou sociales) ou bien extériorisées à travers des formes éphémères telles que les mots, les gestes, les expressions qui les actualisent, en communication face à face ou médiatée (Frame et Brachotte, 2016).
Le concept de la figuration permet de penser les épisodes de communication et les traces, et de les mettre en relation, comme dans le projet initial d’Elias, avec des groupements sociaux. C’est à ce niveau que cultures et identifications se déploient, dans le jeu de la figuration (facework) au sens de Goffman (supra, chapitre 2).50 Dans leur fameux ouvrage, Thomas Berger et Peter Luckmann (1966) s’expriment en d’autres termes. Ils proposent une première analyse, à l’échelle microsociale, du processus d’habitualisation51 et de l’institutionnalisation qui en découle.52 Ainsi, à travers les rôles joués réciproquement par des individus lors de différentes interactions et les traces mnémoniques laissées, les attentes sociales des uns et des autres s’habituent à un style de fonctionnement. Une fois que le fonctionnement est socialement admis et attendu (habitualisation), et généralisable à d’autres au sein d’un même groupe (institutionnalisé), il s’incarnera à travers d’autres traces, sous la forme de procédures, de textes, de dispositifs sociotechniques, etc. qui supposent et privilégient un tel fonctionnement.
Les institutions ont toujours une histoire, dont elles sont les produits. Il est impossible de comprendre une institution de manière adéquate sans comprendre le processus historique dans lequel elle a été produite. Les institutions, du fait même de leur existence, contrôlent la conduite humaine en établissant des modèles de conduite prédéfinis, qui la canalisent dans une seule direction par rapport aux nombreuses autres directions qui seraient théoriquement possibles. Il est important de souligner que ce caractère de contrôle est inhérent à l'institutionnalisation en tant que telle, avant ou en dehors de tout mécanisme de sanctions spécifiquement mis en place pour soutenir une institution. Ces mécanismes (dont la somme constitue ce que l'on appelle généralement un système de contrôle social) existent, bien sûr, dans de nombreuses institutions et dans toutes les agglomérations d'institutions que nous appelons sociétés. [Berger et Luckmann, 1966, p. 72‑73 ; notre traduction]53
L’institution, chez Berger et Luckmann, en tant que processus collectivement entretenu, joue ainsi le rôle intermédiaire, au niveau mésosocial, entre individu et société, sans que les auteurs aient développé une véritable réflexion axée sur la structuration de la société et l’influence de différents groupes en son sein. Une réflexion à l’échelle du groupe est proposée par Etienne Wenger, dans son travail sur les communautés de pratique. Dans cette théorie, l’institutionnalisation est présentée comme une dialectique entre participation et réification, au sein d’un groupe social particulier, constitué en communauté de pratique :
Dans les communautés de pratique, la participation et la réification sont profondément imbriquées dans une longue histoire de pratique, qui devient une ressource pour poursuivre l'histoire. Les membres sont donc particulièrement bien équipés pour s'engager dans la négociation du sens. En effet, peu de mots peuvent signifier beaucoup, et chaque action fait appel à toute une panoplie d'interprétations et de négociations passées. [Wenger, 1999, p. 251; notre traduction]54
Au sein d’un groupe qui se fréquente régulièrement et dont les membres participent à une même activité, la part d’implicite est élevée. Chez Wenger, la participation à la pratique, à travers la communication au quotidien, au sein d’une communauté (groupe social) est ce qui fait évoluer les formes réifiées, ressenties comme obsolètes. Mais cela ne diminue en rien l’importance de la réification (la trace) pour dépasser les limites d’une participation trop éphémère, brouillonne, ambiguë :
Nous créons des monuments pour nous souvenir des morts ; nous prenons des notes pour nous rappeler les décisions prises dans le passé ; nous partageons nos notes avec des collègues qui n'ont pas pu assister à la réunion ; nous sommes surpris par la façon dont quelqu'un d'autre décrit un événement ou un objet communs ; nous clarifions nos intentions avec des explications et des dispositifs de représentation ; nous coordonnons nos allées et venues avec des horloges. À l'image du rôle de la participation, la réification est essentielle pour réparer les désalignements potentiels inhérents à la participation : lorsque l'informalité de la participation est trop lâche, lorsque la fluidité de son implicite empêche la coordination, lorsque sa localité est trop confinée ou sa partialité trop étroite, c'est la réification qui prend la relève. [Wenger, 1999, p. 64 ; notre traduction]55
Cette dialectique entre réification et participation, ainsi que les processus d’habitualisation et d’institutionnalisation, sont importants pour notre compréhension de la reconfiguration des repères de signification, au fil des interactions. Or, à la différence de ces deux modèles, l’approche sémiopragmatique postule un contexte figuratif marqué par de multiples identités et appartenances perçues, associées à des formes culturelles préfigurées et configurées. La prise en compte simultanée de multiples identifications ne pose pas uniquement question au niveau de la figuration et du facework (cf. la réflexion sur les traits identitaires, supra) ; elle pose aussi question au niveau de la reconfiguration du social : comment les différentes identités mobilisées ensemble et à travers des traits identitaires affectent-elles l’évolution des représentations culturelles respectives ? Comme le suggérait Elias (1978), c’est en cherchant à comprendre les relations entre les participants à des groupes sociaux (également appelés « figurations » dans sa terminologie), mais aussi entre groupes sociaux au sein des sociétés que l’on peut chercher à comprendre autrement à la fois le social et l’évolution des cultures. La troisième partie de l’ouvrage pose cette question dans le contexte actuel de la mondialisation et de la médiatisation de nos sociétés.
3.2.5. Les analyses sémiopragmatiques
L’approche sémiopragmatique de la communication, présentée ici, est une approche heuristique globale, mise à l’épreuve de terrains, en vue d’analyser le comportement social humain dans différents contextes, en mettant l’accent sur les liens entre cultures, identités et communication.56 La discussion qui précède a permis de mettre en avant le soubassement épistémologique du modèle, constructionniste, ancré dans l’interactionnisme symbolique, phénoménologique et proche de la théorie de la pratique et de la sociologie liquide. Elle porte l’accent sur des dynamiques sociales d’identification à tels ou tels groupes, performées à travers des traits culturels réactualisés. Caractérisée par ses trois niveaux d’appréhension de l’activité sociale (préfiguration – configuration – figuration), l’approche sémiopragmatique aborde la sémiogenèse à travers l’intersubjectivité, mais sans rompre le lien avec tout ce qui la préfigure. Elle cherche ainsi à répondre et à échapper aux reproches faits parfois à l’ethnométhodologie et aux autres méthodes interactionnistes symboliques, à savoir, de se couper du social institué en faveur de l’émergent. En insistant, parallèlement, sur ce caractère émergent et processuel de la communication, sur les jeux identitaires liés aux structurations sous-jacentes (pouvoir, institutions, inégalités…), l’approche proposée se positionne au point d’articulation entre structure et agence, entre macro et micro. Depuis cette perspective bien singulière, son ambition est de proposer un nouvel éclairage sur la complexité de la communication humaine, ce processus sans fin, à différentes échelles.
L’époque actuelle est traversée de tensions identitaires exacerbées, liées à la mondialisation mais aussi à la modernité tardive, au sein des organisations comme dans la société au sens large. L’approche sémiopragmatique nous aide à penser ces phénomènes en relation avec les interactions à l’échelle microsociale, mais aussi aux échelles méso- et macrosociales. À ce titre, elle peut être utile, notamment pour penser la différence perçue dans les relations interpersonnelles (communication interculturelle, gestion de la diversité dans les organisations, réception sociale de phénomènes migratoires…). À l’échelle macrosociale, le paradigme nous donne des clés pour penser les évolutions sociétales (interculturation) à l’ère de la communication globalisée et hyperconnectée. Enfin, à l’échelle mésosociale, il donne des clés pour penser le changement social dans les organisations, par exemple, des relations intergroupes, ou des phénomènes de mode. Il peut ainsi être déployé sur un ensemble d’objets et de terrains, notamment en SIC, avec le renfort et les apports de différentes méthodes évoquées ici, dans un premier temps, puis davantage développées dans la partie suivante, en relation avec des terrains et des objets particuliers.
Étudier l’intersubjectivité et les dynamiques identitaires et sensibles dans les interactions
L’analyse sémiopragmatique peut s’employer comme cadre conceptuel pour l’analyse des interactions dans la tradition interactionniste symbolique des méthodes d’investigation « naturalistes » (« naturalistic investigation »). Comme le souligne Herbert Blumer (1969, p. 46), il s’agit d’observer des interactions qui se déroulent en conditions réelles et non en conditions contrôlées (laboratoire). Ce préalable doit toujours guider une démarche sémiotique en communication, avec un plan de profondeur sociologique et anthropologique.
Des questions de recherche potentielles portent sur la gestion des conflits intersubjectifs, de la face (facework), des tensions intergroupes, sur la négociation de repères de signification (ethnographie de la communication), sur l’émergence de figures dans une interaction (y compris avec attention aux figures qui peuplent l’interaction ventriloque : Cooren, 2013), sur les ethnométhodes ou les procédés conversationnels. Selon la question posée, le contenu verbal de la rencontre occupera une place plus ou moins centrale dans l’analyse, mais toujours dans une approche multimodale fondée sur une observation participante ou à partir d’enregistrements. Les éventuelles transcriptions prendront en compte cette multimodalité, et pourront, le cas échéant, être complétées par des entretiens avant et/ou après les interactions.
Tania Ogay et ses collègues des universités de Fribourg et de Genève ont appliqué l’approche sémiopragmatique dans le cadre du projet de recherche COREL, soutenu par le Fonds National Suisse de la Recherche (FNS). Ce projet, effectué entre 2012 et 2017, a porté sur les relations qui prennent forme de manière diachronique, entre élèves, parents et enseignants, lors de l’entrée à l’école élémentaire suisse, de l’enfant ainé de familles dont au moins l’un des deux parents n’a pas été scolarisé en Suisse. Selon le projet, « [l]’entrée de l’enfant à l’école est ainsi un moment clé de négociation de la culture familiale et de la culture scolaire, impliquant des négociations complexes de sens et d’identités (pour soi et pour l’autre), performées dans les interactions ».57
Afin d’étudier ce processus tout au long de l’année scolaire, l’équipe de recherche a mis en place un dispositif méthodologique impressionnant, comprenant de l’observation participante à des moments de contacts entre parents et enseignants de quatre classes d’une école élémentaire de canton à Fribourg. Les contacts observés ont eu lieu au quotidien, lors de l’entrée et à la sortie de l’école, mais aussi lors de réunions individuelles et collectives, avant et pendant l’année d’entrée à l’école (195 rapports d’observation au total). Cette observation a été complétée par des entretiens individuels semi-guidés, avec les parents et les enseignants, en amont et en aval des rencontres individuelles, afin de parler de leurs attentes, de leurs représentations, puis de leur ressenti et de leurs interprétations de ces interactions (101 entretiens de recherche). Les entretiens et les observations, menés par les mêmes ou différents membres de l’équipe, ont tous fait l’objet de retranscriptions complètes et de rapports, discutés ensuite collectivement au sein de l’équipe, avant la préparation d’analyses écrites sur des « constellations » spécifiques d’acteurs sociaux (élève, un ou deux parents et une ou deux enseignantes), pour la douzaine d’élèves ayant été sélectionnés pour ce travail. Tout en soulignant leur caractère « chronophage », le rapport de projet final conclut que les analyses sémiopragmatiques des constellations sont « indispensables pour aller en profondeur afin de saisir les processus complexes de la construction de la relation école-familles lors des interactions entre parents et enseignantes » (Ogay et al., 2017, p. 2).
Bien que lourd à mettre en place, ce type d’analyse longitudinale de la prise de forme de relations intersubjectives dans un contexte particulier pourrait être adapté à l’étude des dynamiques identitaires et culturelles observables lors de projets internationaux ou de fusions-acquisitions (cf. infra section 4.2). En utilisant un dispositif de recherche fondé sur de l’observation participante et des entretiens individuels, Alfons van Marrewijk, par exemple, a observé le « développement de nouvelles pratiques culturelles » dans le cadre de collaborations au sein de fournisseurs multinationales de services informatiques. Il décrit la manière dont des employés s’adaptent mutuellement à l’idée qu’ils se font les uns des autres et à ce qu’ils ont vu dans leurs interactions (Van Marrewijk, 2011, p. 22‑28), dans une approche dont l’analyse sémiopragmatique pourrait s’avérer complémentaire, afin de caractériser les dynamiques identitaires relevées par l’auteur.
Penser la circulation des êtres culturels et l’évolution des cultures
L’approche sémiopragmatique peut aussi s’avérer utile pour penser les dynamiques non seulement d’émergence mais de reconfiguration voire de transfiguration des êtres culturels (« polychrésie » chez Jeanneret, 2014), des formes de vie et des styles de vie. La perspective de la sémiotique modale, qui insiste sur l’opportunité de penser les formes de vie par rapport à ce processus de transfiguration continue (vie des formes et des figures), semble alors prometteuse dans le regard qu’elle propose. Celui-ci se doit d’être au plus proche des formes incarnées. « Le détail reprend ses droits, le grain du social se veut plus fin, en mesure de saisir des hiérarchies à plus petite échelle, mais jamais détachées de la consistance des formes de vie. » (Boutaud, 2019, p. 6). Mais, en même temps, il convient de rester attentif aux mouvements et aux reconfigurations, d’inscrire le regard dans l’évolution afin de bien saisir l’instant :
En perspective modale, notre image du vin se forme à travers toute une série de variations, d’écarts, d’un pli figuratif à l’autre. Non pas une trajectoire linéaire, une séquence programmée, mais un déploiement sensible, procédant de prises de forme successives qui relèvent, en dernière instance, d’une forme de vie composant avec le vin, selon un style propre et à tout niveau d’investissement voulu : consommation ordinaire, mondaine, raffinée, festive, etc. Ni la vision ciblée sur tel consommateur, ni la vision figée sur tel mode de consommation, mais une relation plus consubstantielle entre moments de vie et forme de vie, modes d’être et manières de faire. [Boutaud, 2019, p. 9]
Jean-Jacques Boutaud propose d’appréhender ce processus à différentes échelles, des formes sensorielles à l’échelle nanosphérique, en passant par l’autosphère (formes d’expression de soi) et la microsphère (formes interactionnelles), puis les formes discursives qui circulent dans la mésosphère, les formes sociales, sociétales, culturelles, de la macrosphère, puis celles symboliques et spirituelles de la métasphère (Boutaud, 2019, p. 10). À chaque espace figuratif ses modalités d’expression et méthodes d’analyse privilégiées, partant de l’introspection pour tendre vers l’universel immatériel, en passant par le microsocial et l’institutionnalisé. Sans réduire l’analyse du sensible à un seul de ces niveaux, l’approche modale prend en compte la manière dont un style de vie s’incarne à travers différentes formes : un regard ou un geste vus à la Une d’un magazine, et reproduits afin de chercher à invoquer une insouciance censée incarner une certaine jeunesse, du fait de son association voulue à tel groupe social…
Des grilles de lecture ou d’analyse à poser sur les objets peuvent ainsi nous aider à questionner et à saisir différentes formes et leurs relations aux figures, afin de reconstituer l’éphémère, le liquide, capturer le style de vie tel qu’il s’exprime dans un instant. Une analyse sémiopragmatique cherchera alors à comprendre le jeu entre préfigurations, configurations et figurations, tout en ouvrant sur les reconfigurations possibles, en lien avec des groupes, des identités. Il s’agira d’étudier des questions d’expérience subjective ou intersubjective, mais aussi des phénomènes de mode ou autres tendances qui circulent dans les espaces sociaux.
Enfin, la circulation des êtres culturels, associée à des identités ou à des groupes sociaux, nous permet aussi d’aborder, en les revisitant, des questions anthropologiques plus vastes telles que l’hybridation, ou les emprunts culturels, mais encore la réification identitaire (accusations d’appropriation culturelle) et la polarisation des identités dans l’espace public. En tant que paradigme, l’approche sémiopragmatique aborde le social à travers les prismes des cultures et des identités, performées dans la communication, à l’intérieur d’un contexte figuratif particulier. La suite de ce livre évoquera des terrains et des objets d’étude en communication, auxquels l’approche sémiopragmatique apporte un éclairage nouveau, complémentaire (partie II), avant d’ouvrir des perspectives sur les relations entre sphères socio-culturelles à l’ère de l’hyper-communication mondialisée (partie III).
1« A situated view of culture is particularly important for understanding the relationship between culture and group process because social interactions in the group context constitute specific social situations. Across the life span, individuals engage in many types of groups – family groups, friendship groups, recreational groups, work groups, large organizations, national groups, and so on – that differ significantly in size, structure, purpose and temporal extension. These group features constitute situational cues that activate cultural knowledge structures appropriate to that particular social context […]. Thus, we cannot simply assume that the individuals from a particular cultural background bring a single, fixed set of beliefs and values to all group encounters. Rather, to understand the interface between culture and group process, we need to know what cultural meanings are brought to bear in groups that vary in form and function. » (Brewer et Yuki, 2014, p. 4).
2Nous reprenons ici la distinction que fait la Théorie de l’identité (Burke et Stets, 2009) entre identités sociales, identités de rôle et identités de personne (infra, section 3.1.2).
3Cette tension entre les rôles (« role strain ») a fait l’objet de nombreux travaux en psychologie et en sociologie (cf. Thoits, 2003 pour un aperçu de la littérature scientifique anglophone).
4« We are all members of many social groups that influence our behavior and provide us with different social identities. We might categorize strangers based on one group membership (e.g., ethnicity) and assume that the social identity based on this category is influencing their behavior. Strangers, however, may be basing their behavior on a different social identity (e.g., social class, gender, role). To increase our accuracy in making predictions, we must try to understand which social identity is guiding strangers’ behaviour in a particular situation ». (Gudykunst, 1995, p. 32).
5Pour une discussion détaillée de ces phénomènes, cf. Frame (2013b, p. 59‑162 et 161‑168).
6Nous retrouvons ici une différence d’échelle d’observation, entre les identités telles qu’elles peuvent être définies au niveau macrosocial par les approches sociologiques classiques, et le fonctionnement microsocial de l’identification dans l’intersubjectivité. Comme l’écrit Bernard Lahire : « si les tris croisés des grandes enquêtes nous indiquent les propriétés, attitudes, pratiques, opinions, etc., statistiquement les plus attachées à tel groupe social ou à telle catégorie sociale, ils ne nous disent pas que chaque individu composant le groupe ou la catégorie, ni même la majorité d’entre eux, rassemble la totalité, ni même la majorité, de ces pratiques ». (Lahire, 2001, p. 27). Or, pour penser les identités dans une interaction, l’approche statistique a peu de valeur, dans la mesure où elle ignore le contexte social et la relation intersubjective par rapport auxquels les identités sont négociées. Seule une approche communicationnelle axée sur le sensemaking et sur la performance de traits identitaires permet de dépasser ces limites.
7Pour des discussions approfondies de cette question et des réponses théoriques proposées cf. Frame (2013b, p. 131‑168) et Frame (2016a).
8Il se peut que ce manque de consensus relève en partie d’une apparente incompatibilité entre la définition d’une « identité », utilisée par cette théorie et l’activation de multiples identités. Les identités sont présentées comme des constructions idiosyncrasiques de l’individu : « a set of meanings that represent the understandings, feelings, and expectations that are applied to the self as the occupant of a social position » (Cast et Burke, 2002, p. 1042) et non dans leur dimension sociale. Il semble difficile alors d’admettre l’existence de multiples identités en même temps. Pour cette raison, le terme d’identité est utilisé dans le présent travail pour évoquer les attentes sociales attendues par rapport à tel groupe, rôle ou trait de caractère, sachant que les individus interprètent et performent différemment ces identités (ce qui correspond aux « identity standards » dans la terminologie de la théorie de l’identité).
9« We would argue that all communications are positioned within this sort of interdiscursivity. For example, one is simultaneously a woman, a professional, a mother, and a member of a charity’s management board. Each of these discourses has an expected set of forms of discourse, ideologies, face relations, and patterns for socialization and often they are in conflict with each other. We argue that this is the fundamental nature of communication ». (Scollon et Wong Scollon, 2001, p. 273).
10« [P]eople concerned with identity in the context of others engage ongoing events from which they extract cues and make plausible sense retrospectively, all the while enacting more or less order into those ongoing events. » (Weick, 1995, p. 18).
11Nous retrouvons ici la distinction entre macro et micro et comprenons facilement les erreurs d’analyse qui peuvent résulter d’une approche qui consiste à considérer que les individus sont culturellement programmés à se conformer à des règles ou à des normes.
12Cf. aussi Frame, 2013, p. 173‑230.
13Pour une discussion détaillée de l’intentionnalité dans les interactions interpersonnelles cf. Frame, 2013, p. 216‑226.
14La « forme interactionnelle » telle que nous l’entendons ici recouvre tout aussi bien la forme d’un acte symbolique produit (performé) dans une interaction que des objets, des sons, des odeurs, etc. qui prennent forme à travers une situation sociale donnée.
15« The negotiation of meaning is a productive process, but negotiating meaning is not constructing it from scratch. Meaning is not pre-existing, but neither is it simply made up. Negotiated meaning is at once both historical and dynamic, contextual and unique. » (Wenger, 1999, p. 54).
16« To deal with ambiguity, interdependent people search for meaning, settle for plausibility, and move on. These are moments of sensemaking, and scholars stretch those moments, scrutinize them, and name them in the belief that they affect how action gets routinized, flux gets tamed, objects get enacted, and precedents get set. » (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 419).
17« Sensemaking involves the ongoing retrospective development of plausible images that rationalize what people are doing. Viewed as a significant process of organizing, sensemaking unfolds as a sequence in which people concerned with identity in the social context of other actors engage ongoing circumstances from which they extract cues and make plausible sense retrospectively, while enacting more or less order into those ongoing circumstances. » (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 409).
18« Far from depicting “cultural dupes,” contemporary cultural research emphasizes individual agency in the use of culture, with individuals acting as cultural entrepreneurs (Lounsbury and Glynn 2001) or bricoleurs (Baker and Nelson 2005, Rao et al. 2005) that combine diverse materials for their own pragmatic ends. […]. Cultural resources are heterogeneous bits of culture that include widely recognized schematic identities, frames, roles, stories, scripts, justifications, and moralities. The common “cultural register” of resources at the collective level then serves as a resource that enables different “cultural repertoires” at the actor level ». (Weber et Dacin, 2011, p. 3).
19« The actual occurrences are situated on the level of perception (phenomenal, or empirical level). Not so the structure; this is not directly accessible to sensory experience. Neither is it derivable directly from processing the experiential data, e.g. through computing statistical distribution of certain variables in the pool of recorded events. The structure’s relation to empirical phenomena is a reflection of abstract models to sensory impressions […]. The important point is that there is no one-to-one relationship between a given structure and a corresponding set of empirical events. One structure can generate highly diverse sets of occurrences; vice versa, any set of empirical events can be generated as an output of various underlying structures. Which, of course, makes the demand to avoid confusion between the different levels, particularly momentous. » (Bauman, 1999, p. 51). Nous retrouvons là la distinction entre les deux échelles d’observation de Dominique Desjeux, celle de la théorie de la structuration chez Giddens, etc. (supra, section 2.1).
20Eric Landowski revient sur la différence, parfois ambigüe ou contestée, entre les « formes de vie » et les « styles de vie », dans un article de 2012. Il rappelle que la première notion est souvent associée à la sémiotique tensive, avec une définition bien particulière dans ce cadre théorique. Le « style de vie », en revanche, privilégié dans l’approche socio-sémiotique qu’il développe, n’est pas défini, selon lui, de manière stricte. Il renvoie à une idée plus générale et intuitive des styles de vie comme ensemble d’habitudes ou manières d’être associé à un groupe social (Landowski, 2012). La sémiotique modale fait de cette distinction la possibilité de considérer des formes successives changeantes, qui incarnent un style, dans un contexte social et culturel évolutif.
21« All communications are taken through semiotic codes which have a history, by which we simply mean that they exist outside of and prior to any situated use. […] The codes bring with them to any social action a pre-established set of limitations. At the same time, these codes are also altered through their use and thus no use of any semiotic (or cultural or social) code is absolutely determining of the social action ». (Scollon et Wong Scollon, 2001, p. 272).
22« I live in a common-sense world of everyday life equipped with specific bodies of knowledge. What is more, I know that others share at least part of this knowledge, and they know that I know this. My interaction with others in everyday life is, therefore, constantly affected by our common participation in the available stock of knowledge ». (Berger et Luckmann, 1966, p. 56).
23« I call a community’s set of shared resources a repertoire to emphasize both its rehearsed character and its availability for further engagement in practice. [...] Histories of interpretation create shared points of reference, but they do not impose meaning. Things like words, artefacts, gestures, and routines are useful not only because they are recognizable in their relation to a history of mutual engagement, but also because they can be re-engaged in new situations. [...] All have well-established interpretations, which can be re-utilized to new effects, whether these new effects simply continue an established trajectory of interpretation, or take it in unexpected directions. » (Wenger, 1998, p. 83 ; emphase dans l’original).
24« It is in an actual social community that the full sense can be felt of a culture as a set forms that precede utterance and action, that constrain and enable what can be said and done in speech. A culture devoid of a context has no practical force, a context devoid of a culture has nothing to transform it from a mere physical setting to a scene imbued with significance for those who play out their lives against it ». (Philipsen, 1992, p. 14)
25« The reality of everyday life contains typificatory schemes in terms of which others are apprehended and “dealt with” in face to face encounters. Thus, I apprehend the other as “a man”, “a European”, “a buyer”, “a jovial type”, and so on. All these typifications ongoingly affect my interaction with him […]. The typificatory schemes entering into face-to-face situations are, of course, reciprocal. The other also apprehends me in a typified way – as “a man”, “an American”, “a salesman”, “an ingratiating fellow” and so on. The other’s typifications are as susceptible to my interference as mine are to his. In other words, the two typificatory schemes enter into ongoing “negotiation” in the face-to-face situation. In everyday life such “negotiation” is itself likely to be prearranged in a typical manner – as in the typical bargaining process between buyers and salesmen. Thus, most of the time, my encounters with others in everyday life are typical in a double sense – I apprehend the other as a type and I interact with him in a situation that is itself typical. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 45‑46).
26Le degré d’intimité avec son interlocuteur est ici un élément capital : entre identités sociales et identités personnelles (théorie de l’identité sociale), la configuration est bien plus prégnante sur le plan identitaire, et plus fiable, avec une vieille amie ou membre de sa famille proche, par exemple, qu’avec un inconnu.
27Le choix d’un cadre peut évoluer au fil d’une interaction, voire faire l’objet de « négociations » intersubjectives, implicites ou explicites, au niveau de la figuration, lorsque les individus produisent des comportements associés à des cadres différents.
28Les savoirs configurés occasionnent la sémiologie de second ordre (Barthes, 1957) : nos « mythes » forment la toile de fond de significations culturelles contre laquelle la signification s’opère. Dans l’exemple donné par Barthes dans ses Mythologies du soldat noir qui salue le drapeau français, le contexte impérialiste/postcolonial en configure la réception.
29Dans un chapitre d’ouvrage publié en anglais en 1989 dont la traduction française est parue dans la revue Réseaux en 2001, Luhmann fait la distinction entre la confiance « assurée » (confidence) et la confiance « décidée » (trust). La première correspond ici à la confiance abstraite dans la capacité intersubjective de l’Autre, en fonction de ses connaissances culturelles. La deuxième relève de la confiance faite à autrui, de manière délibérée, pour se comporter d’une certaine manière (par exemple, sans tromperie, avec bienveillance…) envers l’individu.
30« According to this approach, the study of interactions reveals how human interactants position themselves (or are positioned) as being constrained or animated by different principles, values, interests, (aspects of) ideologies, norms, or experiences, which operate as “figures” that are made to speak to accomplish particular goals or serve particular interests. » (Cooren et al., 2013, p. 256).
31Des dispositifs sociotechniques tels qu’une interface informatique ou une procédure écrite, en tant qu’actants, encouragent généralement une logique de fonctionnement particulière. En plus d’être des actants dans l’interaction, ce sont des formes réifiées ou sédimentées, l’aboutissement d’actions passées, et figures sensibles susceptibles d’influencer les formes qui émergent (Frame et Brachotte, 2016).
32« Figures manage to inhabit, drive, or even haunt interactions, since they are capable of extending or transcending what their ventriloquists say and do. » (Cooren et al., 2013, p. 264). Cela rappelle, par exemple, les dilemmes que connaissent certains personnages tragiques ou romanesques, pris entre le devoir et la volonté. Le débat entre le Roi Créon et sa nièce Antigone, dans la pièce éponyme de Jean Anouilh, pourrait très bien être analysé du point de vue de la ventriloquie.
33L’on peut se référer ici à la notion d’« information » dans le sens de Gilbert Simondon (1964). Lors d’une interaction, un élément figuratif se détache de la scène, passe, pour les participants, d’insignifiant et d’in-forme à une forme qui prend sens dans le monde de leur interprétation. Le processus d’« information » participe de ce que Simondon nomme l’« individuation », processus toujours en mouvement par lequel les acteurs sociaux se définissent continuellement à travers leurs actes symboliques situés.
34Comme le précisent Cooren et ses collègues, « figures are not defined a priori and can be made to say many different things depending on who is giving them a voice, which shows that they are also constituted by the ventriloquist. Their modes of existence are both historical and eventful, like our modes of existence as human beings. » (Cooren et al., 2013, p. 264).
35Le terme de rencontre est utilisé ici, comme celui d’interaction, pour évoquer une période discrète d’activité sociale, conçue comme telle par les acteurs sociaux qui y participent. Cela est naturellement une idéalisation, voire une invention du chercheur, dans la mesure où les acteurs sociaux peuvent ne pas partager la même vision de cette période, définie subjectivement. En général, la rencontre ou l’interaction correspond à une coprésence, voire une présence connectée (Licoppe, 2004) plus ou moins continue, et des périodes de coprésence espacées par de grandes périodes d’absence seront généralement perçues comme des rencontres ou interactions différentes. Or, sachant que les acteurs sociaux peuvent également se référer à ce qui s’est dit la veille, le matin même, ou la semaine passée comme repère de signification, la question se pose de savoir s’il s’agit d’une même interaction, ou bien d’interactions distinctes. Cette question met en avant les limites du découpage logique opéré par le modèle sémiopragmatique : s’agit-il alors d’une même période de figuration (repère de signification définie pendant une même rencontre), ou bien d’une reconfiguration qui a eu lieu entre deux rencontres distinctes et qui a changé les repères de signification sur le plan de la configuration, voire de la préfiguration ? On l’aura compris : il s’agit là avant tout d’une discussion terminologique, puisque le processus décrit est le même dans les deux cas.
36« In many if not all cases, the figurations formed by interdependent people are so plastic that the figuration at any later stage of the figurational flow is in fact only one of the many possible transformations of an earlier figuration. But as a particular figuration changes into another, a very wide scatter of possible transformations narrows down to a single outcome. In retrospect it is just as feasible to examine the range of potential outcomes as it is to discover the particular constellation of factors responsible for the emergence of this one figuration rather than any other of the possible alternatives ». (Elias, 1978, p. 161). Sur ce point cf. aussi (Frame, 2013b, p. 228‑230).
37« Of course, comparison of two figurations far apart in the same figurational flow, like twelfth- and twentieth-century Britain, reveals relatively little that remains typical of this particular figuration throughout its development. Therefore concepts like culture, civilization and tradition in a static sense may be very misleading when referring to long-term figurational sequences ». (Elias, 1978, p. 164). Une telle utilisation du terme met bien en avant le caractère processuel et performé des repères de signification liés à l’identité nationale. En revanche, l’opérativité du concept (pour penser la sémiogenèse lors des interactions) à ce niveau pose question, car il est évident que tous les « membres » de cette figuration ne partagent pas la même expérience ni donc les mêmes repères de signification performés, sauf à un niveau très superficiel.
38Le terme de « médiatisation » est ici utilisé dans le sens particulier du terme allemand « Mediatisierung », traduit en anglais par « mediatization » (Couldry et Hepp, 2013). Ce concept sera développé plus loin (cf. infra section 7.1.1).
39Selon Hepp et Hasebrink: « The concept of figurations links a micro-analysis of individual practices with a meso-analysis of certain social domains and thus offers us various possibilities to contextualize this with macro questions about society at the very least (see Ryan 2005: 503). In so doing, it offers an important contribution to the discussion of the ‘micro-meso-macro link in communications’ (Quandt and Scheufele 2011: 9) that is open to various empirical and theoretical approaches. » (Hepp et Hasebrink, 2018, p. 32‑33).
40A propos des repères de signification, dans la conclusion qu’elle signe au livre collectif, programmatique, de 2018, Kuipers fait l’observation suivante : « I consider the focus on “frames of relevance » an important, though not completely developed, theoretical innovation. This concept reflects a deeper engagement with meaning-making as the basis of social life » (Kuipers, 2018, p. 431). C’est justement ce questionnement théorique qui nous intéresse ici, et que l’approche sémiopragmatique cherche à modéliser.
41Ce processus d’évolution sociale est visé dans le présent travail sous la notion de « reconfiguration » (Boutaud, 2016 ; Cooren, 2013) et fera l’objet d’une discussion plus loin (infra, section 3.2.4).
42Pour une discussion plus développée de cette dimension, cf. (Frame, 2013b, 2016b, p. 237‑239).
43« Students of sensemaking understand that the order in organizational life comes just as much from the subtle, the small, the relational, the oral, the particular, and the momentary as it does from the conspicuous, the large, the substantive, the written, the general, and the sustained. » (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 410).
44Cooren souligne l’importance de considérer le contexte d’un point de vue diachronique. « Aussi longtemps qu’on continuera à concevoir le contexte comme quelque chose qui définit ou détermine ce qui fait le propre d’un texte, d’une performance, d’une marque, ou d’un geste, il n’y aura nulle place pour l’évolution, la progression ou l’historicité. Par contre, si nous adhérons à cette logique d’addition/assemblage/configuration, les ensembles peuvent alors évoluer justement parce que les textes, performances, gestes et marques peuvent fonctionner dans un nombre virtuellement infini de (re-) configurations incarnées. Même si certaines de ces (re-)configurations sont considérées comme normales et idéales, puis sanctionnées comme telles par les participants et les observateurs, une telle normalité ou idéalité demeure par définition constamment sous la menace du caractère événementiel de sa production pour une autre prochaine première fois ». (Cooren, 2013, p. 62).
45« If we realize that when people communicate, they express themselves yet are also expressed through numerous figures, a whole new view of communication emerges. In this view, managing tensions is not only a matter of people reconfiguring the (organizational) world “for another next first time” (Garfinkel, 1992, p. 186), but also a matter of this world reconfiguring itself […]. Communication is about people who interact with each other as well as about aspects of reality that play into our interactions and thereby create the tensions we experience, witness, and mostly take for granted. » (Cooren et al., 2013, p. 274).
46Sur le plan épistémologique, on peut aussi faire des parallèles plus larges avec tous les travaux cherchant à penser le social de manière dynamique, du dialogisme de Bakhtine au changement incrémental chez Derrida (1967), en passant par l’interactionnisme symbolique (Blumer, 1969 ; G. J. McCall et Simmons, 1966) et l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967).
47« The most important vehicle of reality-maintenance is conversation. […] It is important to stress, however, that the greater part of reality-maintenance in conversation is implicit, not explicit. Most conversation does not in so many words define the nature of the world. Rather, it takes place against the background of a world that is silently taken for granted. Thus an exchange such as, “Well, it’s time for me to get to the station”, and “Fine, darling, have a good day at the office” implies an entire world within which these apparently simple propositions make sense. By virtue of this implication the exchange confirms the subjective reality of the world. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 172).
48Cf. supra, note infrapaginale n°71. Zellmer-Bruhn et Gibson utilisent aussi ce terme pour évoquer les unités discrètes de la figuration : « Finally, intercultural work – particularly global, distributed teamwork – often occurs in multiple episodes. Each episode constitutes an intercultural interaction. Hence, sense making is an ongoing process involving an iterative cycle of events: framing the situation, making attributions, and selecting scripts, which are undergirded by constellations of cultural values and cultural history. » (Zellmer-Bruhn et Gibson, 2014, p. 179).
49« [S]ocial structure is a continuous accomplishment through the coordination of action made possible through symbolic mediation. Social structure is the patterning of social process and becomes manifest in social process; yet, paradoxically, social process is episodic in that people come together and leave, begin and end social occasions. Traces link these episodes, thus traces are central to social structure ». (Stryker, 1980, p. 128‑129).
50Le choix du terme de “figuration” pour « facework » dans les traductions françaises des ouvrages de Goffman, notamment aux Editions de Minuit, ne doit pas porter à confusion ici. Pour cette raison, la version originale sera donnée systématiquement lorsqu’il s’agira du concept goffmanien.
51« All human activity is subject to habitualization. Any action that is repeated frequently becomes cast into a pattern, which can then be reproduced with an economy of effort and which ipso facto, is apprehended by its performer as that pattern. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 70‑71).
52« In actual experience institutions generally manifest themselves in collectivities containing considerable numbers of people. It is theoretically important, however, to emphasize that the institutionalizing process of reciprocal typification would occur even if two individuals began to interact de novo. Institutionalization is incipient in every social situation continuing in time. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 73).
53« Institutions always have a history, of which they are the products. It is impossible to understand an institution adequately without an understanding of the historical process in which it was produced. Institutions also by the very fact of their existence, control human conduct by setting up predefined patterns of conduct, which channel it in one direction as against the many other directions that would theoretically be possible. It is important to stress that this controlling character is inherent in institutionalization as such, prior to or apart from any mechanisms of sanctions specifically set up to support an institution. These mechanisms (the sum of which constitute what is generally called a system of social control) do, of course, exist in many institutions and in all the agglomerations of institutions that we call societies. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 72‑73).
54« In communities of practice, participation and reification are deeply interwoven into a sustained history of practice, which becomes a resource for continuing this history. Members are therefore particularly well-equipped to engage in the negotiation of meaning. Indeed, little said can signify much, and every action calls upon a wealth of past interpretation and negotiation. » (Wenger, 1999, p. 251).
55« We create monuments to remember the dead; we take notes to remind ourselves of decisions made in the past; we share our notes with colleagues who couldn’t attend the meeting; we are surprised by the way someone else describes a common event or object; we clarify our intentions with explanations and representational devices; we coordinate our coming and going with clocks. Mirroring the role of participation, reification is essential to repair the potential misalignments inherent in participation: when the informality of participation is confusingly loose, when the fluidity of its implicitness impedes coordination, when its locality is too confining or its partiality too narrow, then it is reification that comes to the rescue. » (Wenger, 1999, p. 64).
56Le lecteur est invité à consulter également le « glossaire sémiopragmatique » en fin d’ouvrage, pour un rappel des principaux termes et concepts qui caractérisent cette approche centrale dans le travail présenté ici.
57Source: Université de Fribourg. Disponible sur : http://www.unifr.ch/ipg/fr/recherche/corel [consulté le 09/07/2018]. Cf. aussi (Conus, 2017 ; Conus et Nunez Moscoso, 2015 ; Nunez Moscoso et Ogay, 2016 ; Ogay, 2017 ; Ogay et al., 2017 ; Ogay et Cettou, 2014).
Research article
Cultures, identités et sensemaking dans la communication interpersonnelle
1« A situated view of culture is particularly important for understanding the relationship between culture and group process because social interactions in the group context constitute specific social situations. Across the life span, individuals engage in many types of groups – family groups, friendship groups, recreational groups, work groups, large organizations, national groups, and so on – that differ significantly in size, structure, purpose and temporal extension. These group features constitute situational cues that activate cultural knowledge structures appropriate to that particular social context […]. Thus, we cannot simply assume that the individuals from a particular cultural background bring a single, fixed set of beliefs and values to all group encounters. Rather, to understand the interface between culture and group process, we need to know what cultural meanings are brought to bear in groups that vary in form and function. » (Brewer et Yuki, 2014, p. 4).
2Nous reprenons ici la distinction que fait la Théorie de l’identité (Burke et Stets, 2009) entre identités sociales, identités de rôle et identités de personne (infra, section 3.1.2).
3Cette tension entre les rôles (« role strain ») a fait l’objet de nombreux travaux en psychologie et en sociologie (cf. Thoits, 2003 pour un aperçu de la littérature scientifique anglophone).
4« We are all members of many social groups that influence our behavior and provide us with different social identities. We might categorize strangers based on one group membership (e.g., ethnicity) and assume that the social identity based on this category is influencing their behavior. Strangers, however, may be basing their behavior on a different social identity (e.g., social class, gender, role). To increase our accuracy in making predictions, we must try to understand which social identity is guiding strangers’ behaviour in a particular situation ». (Gudykunst, 1995, p. 32).
5Pour une discussion détaillée de ces phénomènes, cf. Frame (2013b, p. 59‑162 et 161‑168).
6Nous retrouvons ici une différence d’échelle d’observation, entre les identités telles qu’elles peuvent être définies au niveau macrosocial par les approches sociologiques classiques, et le fonctionnement microsocial de l’identification dans l’intersubjectivité. Comme l’écrit Bernard Lahire : « si les tris croisés des grandes enquêtes nous indiquent les propriétés, attitudes, pratiques, opinions, etc., statistiquement les plus attachées à tel groupe social ou à telle catégorie sociale, ils ne nous disent pas que chaque individu composant le groupe ou la catégorie, ni même la majorité d’entre eux, rassemble la totalité, ni même la majorité, de ces pratiques ». (Lahire, 2001, p. 27). Or, pour penser les identités dans une interaction, l’approche statistique a peu de valeur, dans la mesure où elle ignore le contexte social et la relation intersubjective par rapport auxquels les identités sont négociées. Seule une approche communicationnelle axée sur le sensemaking et sur la performance de traits identitaires permet de dépasser ces limites.
7Pour des discussions approfondies de cette question et des réponses théoriques proposées cf. Frame (2013b, p. 131‑168) et Frame (2016a).
8Il se peut que ce manque de consensus relève en partie d’une apparente incompatibilité entre la définition d’une « identité », utilisée par cette théorie et l’activation de multiples identités. Les identités sont présentées comme des constructions idiosyncrasiques de l’individu : « a set of meanings that represent the understandings, feelings, and expectations that are applied to the self as the occupant of a social position » (Cast et Burke, 2002, p. 1042) et non dans leur dimension sociale. Il semble difficile alors d’admettre l’existence de multiples identités en même temps. Pour cette raison, le terme d’identité est utilisé dans le présent travail pour évoquer les attentes sociales attendues par rapport à tel groupe, rôle ou trait de caractère, sachant que les individus interprètent et performent différemment ces identités (ce qui correspond aux « identity standards » dans la terminologie de la théorie de l’identité).
9« We would argue that all communications are positioned within this sort of interdiscursivity. For example, one is simultaneously a woman, a professional, a mother, and a member of a charity’s management board. Each of these discourses has an expected set of forms of discourse, ideologies, face relations, and patterns for socialization and often they are in conflict with each other. We argue that this is the fundamental nature of communication ». (Scollon et Wong Scollon, 2001, p. 273).
10« [P]eople concerned with identity in the context of others engage ongoing events from which they extract cues and make plausible sense retrospectively, all the while enacting more or less order into those ongoing events. » (Weick, 1995, p. 18).
11Nous retrouvons ici la distinction entre macro et micro et comprenons facilement les erreurs d’analyse qui peuvent résulter d’une approche qui consiste à considérer que les individus sont culturellement programmés à se conformer à des règles ou à des normes.
12Cf. aussi Frame, 2013, p. 173‑230.
13Pour une discussion détaillée de l’intentionnalité dans les interactions interpersonnelles cf. Frame, 2013, p. 216‑226.
14La « forme interactionnelle » telle que nous l’entendons ici recouvre tout aussi bien la forme d’un acte symbolique produit (performé) dans une interaction que des objets, des sons, des odeurs, etc. qui prennent forme à travers une situation sociale donnée.
15« The negotiation of meaning is a productive process, but negotiating meaning is not constructing it from scratch. Meaning is not pre-existing, but neither is it simply made up. Negotiated meaning is at once both historical and dynamic, contextual and unique. » (Wenger, 1999, p. 54).
16« To deal with ambiguity, interdependent people search for meaning, settle for plausibility, and move on. These are moments of sensemaking, and scholars stretch those moments, scrutinize them, and name them in the belief that they affect how action gets routinized, flux gets tamed, objects get enacted, and precedents get set. » (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 419).
17« Sensemaking involves the ongoing retrospective development of plausible images that rationalize what people are doing. Viewed as a significant process of organizing, sensemaking unfolds as a sequence in which people concerned with identity in the social context of other actors engage ongoing circumstances from which they extract cues and make plausible sense retrospectively, while enacting more or less order into those ongoing circumstances. » (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 409).
18« Far from depicting “cultural dupes,” contemporary cultural research emphasizes individual agency in the use of culture, with individuals acting as cultural entrepreneurs (Lounsbury and Glynn 2001) or bricoleurs (Baker and Nelson 2005, Rao et al. 2005) that combine diverse materials for their own pragmatic ends. […]. Cultural resources are heterogeneous bits of culture that include widely recognized schematic identities, frames, roles, stories, scripts, justifications, and moralities. The common “cultural register” of resources at the collective level then serves as a resource that enables different “cultural repertoires” at the actor level ». (Weber et Dacin, 2011, p. 3).
19« The actual occurrences are situated on the level of perception (phenomenal, or empirical level). Not so the structure; this is not directly accessible to sensory experience. Neither is it derivable directly from processing the experiential data, e.g. through computing statistical distribution of certain variables in the pool of recorded events. The structure’s relation to empirical phenomena is a reflection of abstract models to sensory impressions […]. The important point is that there is no one-to-one relationship between a given structure and a corresponding set of empirical events. One structure can generate highly diverse sets of occurrences; vice versa, any set of empirical events can be generated as an output of various underlying structures. Which, of course, makes the demand to avoid confusion between the different levels, particularly momentous. » (Bauman, 1999, p. 51). Nous retrouvons là la distinction entre les deux échelles d’observation de Dominique Desjeux, celle de la théorie de la structuration chez Giddens, etc. (supra, section 2.1).
20Eric Landowski revient sur la différence, parfois ambigüe ou contestée, entre les « formes de vie » et les « styles de vie », dans un article de 2012. Il rappelle que la première notion est souvent associée à la sémiotique tensive, avec une définition bien particulière dans ce cadre théorique. Le « style de vie », en revanche, privilégié dans l’approche socio-sémiotique qu’il développe, n’est pas défini, selon lui, de manière stricte. Il renvoie à une idée plus générale et intuitive des styles de vie comme ensemble d’habitudes ou manières d’être associé à un groupe social (Landowski, 2012). La sémiotique modale fait de cette distinction la possibilité de considérer des formes successives changeantes, qui incarnent un style, dans un contexte social et culturel évolutif.
21« All communications are taken through semiotic codes which have a history, by which we simply mean that they exist outside of and prior to any situated use. […] The codes bring with them to any social action a pre-established set of limitations. At the same time, these codes are also altered through their use and thus no use of any semiotic (or cultural or social) code is absolutely determining of the social action ». (Scollon et Wong Scollon, 2001, p. 272).
22« I live in a common-sense world of everyday life equipped with specific bodies of knowledge. What is more, I know that others share at least part of this knowledge, and they know that I know this. My interaction with others in everyday life is, therefore, constantly affected by our common participation in the available stock of knowledge ». (Berger et Luckmann, 1966, p. 56).
23« I call a community’s set of shared resources a repertoire to emphasize both its rehearsed character and its availability for further engagement in practice. [...] Histories of interpretation create shared points of reference, but they do not impose meaning. Things like words, artefacts, gestures, and routines are useful not only because they are recognizable in their relation to a history of mutual engagement, but also because they can be re-engaged in new situations. [...] All have well-established interpretations, which can be re-utilized to new effects, whether these new effects simply continue an established trajectory of interpretation, or take it in unexpected directions. » (Wenger, 1998, p. 83 ; emphase dans l’original).
24« It is in an actual social community that the full sense can be felt of a culture as a set forms that precede utterance and action, that constrain and enable what can be said and done in speech. A culture devoid of a context has no practical force, a context devoid of a culture has nothing to transform it from a mere physical setting to a scene imbued with significance for those who play out their lives against it ». (Philipsen, 1992, p. 14)
25« The reality of everyday life contains typificatory schemes in terms of which others are apprehended and “dealt with” in face to face encounters. Thus, I apprehend the other as “a man”, “a European”, “a buyer”, “a jovial type”, and so on. All these typifications ongoingly affect my interaction with him […]. The typificatory schemes entering into face-to-face situations are, of course, reciprocal. The other also apprehends me in a typified way – as “a man”, “an American”, “a salesman”, “an ingratiating fellow” and so on. The other’s typifications are as susceptible to my interference as mine are to his. In other words, the two typificatory schemes enter into ongoing “negotiation” in the face-to-face situation. In everyday life such “negotiation” is itself likely to be prearranged in a typical manner – as in the typical bargaining process between buyers and salesmen. Thus, most of the time, my encounters with others in everyday life are typical in a double sense – I apprehend the other as a type and I interact with him in a situation that is itself typical. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 45‑46).
26Le degré d’intimité avec son interlocuteur est ici un élément capital : entre identités sociales et identités personnelles (théorie de l’identité sociale), la configuration est bien plus prégnante sur le plan identitaire, et plus fiable, avec une vieille amie ou membre de sa famille proche, par exemple, qu’avec un inconnu.
27Le choix d’un cadre peut évoluer au fil d’une interaction, voire faire l’objet de « négociations » intersubjectives, implicites ou explicites, au niveau de la figuration, lorsque les individus produisent des comportements associés à des cadres différents.
28Les savoirs configurés occasionnent la sémiologie de second ordre (Barthes, 1957) : nos « mythes » forment la toile de fond de significations culturelles contre laquelle la signification s’opère. Dans l’exemple donné par Barthes dans ses Mythologies du soldat noir qui salue le drapeau français, le contexte impérialiste/postcolonial en configure la réception.
29Dans un chapitre d’ouvrage publié en anglais en 1989 dont la traduction française est parue dans la revue Réseaux en 2001, Luhmann fait la distinction entre la confiance « assurée » (confidence) et la confiance « décidée » (trust). La première correspond ici à la confiance abstraite dans la capacité intersubjective de l’Autre, en fonction de ses connaissances culturelles. La deuxième relève de la confiance faite à autrui, de manière délibérée, pour se comporter d’une certaine manière (par exemple, sans tromperie, avec bienveillance…) envers l’individu.
30« According to this approach, the study of interactions reveals how human interactants position themselves (or are positioned) as being constrained or animated by different principles, values, interests, (aspects of) ideologies, norms, or experiences, which operate as “figures” that are made to speak to accomplish particular goals or serve particular interests. » (Cooren et al., 2013, p. 256).
31Des dispositifs sociotechniques tels qu’une interface informatique ou une procédure écrite, en tant qu’actants, encouragent généralement une logique de fonctionnement particulière. En plus d’être des actants dans l’interaction, ce sont des formes réifiées ou sédimentées, l’aboutissement d’actions passées, et figures sensibles susceptibles d’influencer les formes qui émergent (Frame et Brachotte, 2016).
32« Figures manage to inhabit, drive, or even haunt interactions, since they are capable of extending or transcending what their ventriloquists say and do. » (Cooren et al., 2013, p. 264). Cela rappelle, par exemple, les dilemmes que connaissent certains personnages tragiques ou romanesques, pris entre le devoir et la volonté. Le débat entre le Roi Créon et sa nièce Antigone, dans la pièce éponyme de Jean Anouilh, pourrait très bien être analysé du point de vue de la ventriloquie.
33L’on peut se référer ici à la notion d’« information » dans le sens de Gilbert Simondon (1964). Lors d’une interaction, un élément figuratif se détache de la scène, passe, pour les participants, d’insignifiant et d’in-forme à une forme qui prend sens dans le monde de leur interprétation. Le processus d’« information » participe de ce que Simondon nomme l’« individuation », processus toujours en mouvement par lequel les acteurs sociaux se définissent continuellement à travers leurs actes symboliques situés.
34Comme le précisent Cooren et ses collègues, « figures are not defined a priori and can be made to say many different things depending on who is giving them a voice, which shows that they are also constituted by the ventriloquist. Their modes of existence are both historical and eventful, like our modes of existence as human beings. » (Cooren et al., 2013, p. 264).
35Le terme de rencontre est utilisé ici, comme celui d’interaction, pour évoquer une période discrète d’activité sociale, conçue comme telle par les acteurs sociaux qui y participent. Cela est naturellement une idéalisation, voire une invention du chercheur, dans la mesure où les acteurs sociaux peuvent ne pas partager la même vision de cette période, définie subjectivement. En général, la rencontre ou l’interaction correspond à une coprésence, voire une présence connectée (Licoppe, 2004) plus ou moins continue, et des périodes de coprésence espacées par de grandes périodes d’absence seront généralement perçues comme des rencontres ou interactions différentes. Or, sachant que les acteurs sociaux peuvent également se référer à ce qui s’est dit la veille, le matin même, ou la semaine passée comme repère de signification, la question se pose de savoir s’il s’agit d’une même interaction, ou bien d’interactions distinctes. Cette question met en avant les limites du découpage logique opéré par le modèle sémiopragmatique : s’agit-il alors d’une même période de figuration (repère de signification définie pendant une même rencontre), ou bien d’une reconfiguration qui a eu lieu entre deux rencontres distinctes et qui a changé les repères de signification sur le plan de la configuration, voire de la préfiguration ? On l’aura compris : il s’agit là avant tout d’une discussion terminologique, puisque le processus décrit est le même dans les deux cas.
36« In many if not all cases, the figurations formed by interdependent people are so plastic that the figuration at any later stage of the figurational flow is in fact only one of the many possible transformations of an earlier figuration. But as a particular figuration changes into another, a very wide scatter of possible transformations narrows down to a single outcome. In retrospect it is just as feasible to examine the range of potential outcomes as it is to discover the particular constellation of factors responsible for the emergence of this one figuration rather than any other of the possible alternatives ». (Elias, 1978, p. 161). Sur ce point cf. aussi (Frame, 2013b, p. 228‑230).
37« Of course, comparison of two figurations far apart in the same figurational flow, like twelfth- and twentieth-century Britain, reveals relatively little that remains typical of this particular figuration throughout its development. Therefore concepts like culture, civilization and tradition in a static sense may be very misleading when referring to long-term figurational sequences ». (Elias, 1978, p. 164). Une telle utilisation du terme met bien en avant le caractère processuel et performé des repères de signification liés à l’identité nationale. En revanche, l’opérativité du concept (pour penser la sémiogenèse lors des interactions) à ce niveau pose question, car il est évident que tous les « membres » de cette figuration ne partagent pas la même expérience ni donc les mêmes repères de signification performés, sauf à un niveau très superficiel.
38Le terme de « médiatisation » est ici utilisé dans le sens particulier du terme allemand « Mediatisierung », traduit en anglais par « mediatization » (Couldry et Hepp, 2013). Ce concept sera développé plus loin (cf. infra section 7.1.1).
39Selon Hepp et Hasebrink: « The concept of figurations links a micro-analysis of individual practices with a meso-analysis of certain social domains and thus offers us various possibilities to contextualize this with macro questions about society at the very least (see Ryan 2005: 503). In so doing, it offers an important contribution to the discussion of the ‘micro-meso-macro link in communications’ (Quandt and Scheufele 2011: 9) that is open to various empirical and theoretical approaches. » (Hepp et Hasebrink, 2018, p. 32‑33).
40A propos des repères de signification, dans la conclusion qu’elle signe au livre collectif, programmatique, de 2018, Kuipers fait l’observation suivante : « I consider the focus on “frames of relevance » an important, though not completely developed, theoretical innovation. This concept reflects a deeper engagement with meaning-making as the basis of social life » (Kuipers, 2018, p. 431). C’est justement ce questionnement théorique qui nous intéresse ici, et que l’approche sémiopragmatique cherche à modéliser.
41Ce processus d’évolution sociale est visé dans le présent travail sous la notion de « reconfiguration » (Boutaud, 2016 ; Cooren, 2013) et fera l’objet d’une discussion plus loin (infra, section 3.2.4).
42Pour une discussion plus développée de cette dimension, cf. (Frame, 2013b, 2016b, p. 237‑239).
43« Students of sensemaking understand that the order in organizational life comes just as much from the subtle, the small, the relational, the oral, the particular, and the momentary as it does from the conspicuous, the large, the substantive, the written, the general, and the sustained. » (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005, p. 410).
44Cooren souligne l’importance de considérer le contexte d’un point de vue diachronique. « Aussi longtemps qu’on continuera à concevoir le contexte comme quelque chose qui définit ou détermine ce qui fait le propre d’un texte, d’une performance, d’une marque, ou d’un geste, il n’y aura nulle place pour l’évolution, la progression ou l’historicité. Par contre, si nous adhérons à cette logique d’addition/assemblage/configuration, les ensembles peuvent alors évoluer justement parce que les textes, performances, gestes et marques peuvent fonctionner dans un nombre virtuellement infini de (re-) configurations incarnées. Même si certaines de ces (re-)configurations sont considérées comme normales et idéales, puis sanctionnées comme telles par les participants et les observateurs, une telle normalité ou idéalité demeure par définition constamment sous la menace du caractère événementiel de sa production pour une autre prochaine première fois ». (Cooren, 2013, p. 62).
45« If we realize that when people communicate, they express themselves yet are also expressed through numerous figures, a whole new view of communication emerges. In this view, managing tensions is not only a matter of people reconfiguring the (organizational) world “for another next first time” (Garfinkel, 1992, p. 186), but also a matter of this world reconfiguring itself […]. Communication is about people who interact with each other as well as about aspects of reality that play into our interactions and thereby create the tensions we experience, witness, and mostly take for granted. » (Cooren et al., 2013, p. 274).
46Sur le plan épistémologique, on peut aussi faire des parallèles plus larges avec tous les travaux cherchant à penser le social de manière dynamique, du dialogisme de Bakhtine au changement incrémental chez Derrida (1967), en passant par l’interactionnisme symbolique (Blumer, 1969 ; G. J. McCall et Simmons, 1966) et l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967).
47« The most important vehicle of reality-maintenance is conversation. […] It is important to stress, however, that the greater part of reality-maintenance in conversation is implicit, not explicit. Most conversation does not in so many words define the nature of the world. Rather, it takes place against the background of a world that is silently taken for granted. Thus an exchange such as, “Well, it’s time for me to get to the station”, and “Fine, darling, have a good day at the office” implies an entire world within which these apparently simple propositions make sense. By virtue of this implication the exchange confirms the subjective reality of the world. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 172).
48Cf. supra, note infrapaginale n°71. Zellmer-Bruhn et Gibson utilisent aussi ce terme pour évoquer les unités discrètes de la figuration : « Finally, intercultural work – particularly global, distributed teamwork – often occurs in multiple episodes. Each episode constitutes an intercultural interaction. Hence, sense making is an ongoing process involving an iterative cycle of events: framing the situation, making attributions, and selecting scripts, which are undergirded by constellations of cultural values and cultural history. » (Zellmer-Bruhn et Gibson, 2014, p. 179).
49« [S]ocial structure is a continuous accomplishment through the coordination of action made possible through symbolic mediation. Social structure is the patterning of social process and becomes manifest in social process; yet, paradoxically, social process is episodic in that people come together and leave, begin and end social occasions. Traces link these episodes, thus traces are central to social structure ». (Stryker, 1980, p. 128‑129).
50Le choix du terme de “figuration” pour « facework » dans les traductions françaises des ouvrages de Goffman, notamment aux Editions de Minuit, ne doit pas porter à confusion ici. Pour cette raison, la version originale sera donnée systématiquement lorsqu’il s’agira du concept goffmanien.
51« All human activity is subject to habitualization. Any action that is repeated frequently becomes cast into a pattern, which can then be reproduced with an economy of effort and which ipso facto, is apprehended by its performer as that pattern. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 70‑71).
52« In actual experience institutions generally manifest themselves in collectivities containing considerable numbers of people. It is theoretically important, however, to emphasize that the institutionalizing process of reciprocal typification would occur even if two individuals began to interact de novo. Institutionalization is incipient in every social situation continuing in time. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 73).
53« Institutions always have a history, of which they are the products. It is impossible to understand an institution adequately without an understanding of the historical process in which it was produced. Institutions also by the very fact of their existence, control human conduct by setting up predefined patterns of conduct, which channel it in one direction as against the many other directions that would theoretically be possible. It is important to stress that this controlling character is inherent in institutionalization as such, prior to or apart from any mechanisms of sanctions specifically set up to support an institution. These mechanisms (the sum of which constitute what is generally called a system of social control) do, of course, exist in many institutions and in all the agglomerations of institutions that we call societies. » (Berger et Luckmann, 1966, p. 72‑73).
54« In communities of practice, participation and reification are deeply interwoven into a sustained history of practice, which becomes a resource for continuing this history. Members are therefore particularly well-equipped to engage in the negotiation of meaning. Indeed, little said can signify much, and every action calls upon a wealth of past interpretation and negotiation. » (Wenger, 1999, p. 251).
55« We create monuments to remember the dead; we take notes to remind ourselves of decisions made in the past; we share our notes with colleagues who couldn’t attend the meeting; we are surprised by the way someone else describes a common event or object; we clarify our intentions with explanations and representational devices; we coordinate our coming and going with clocks. Mirroring the role of participation, reification is essential to repair the potential misalignments inherent in participation: when the informality of participation is confusingly loose, when the fluidity of its implicitness impedes coordination, when its locality is too confining or its partiality too narrow, then it is reification that comes to the rescue. » (Wenger, 1999, p. 64).
56Le lecteur est invité à consulter également le « glossaire sémiopragmatique » en fin d’ouvrage, pour un rappel des principaux termes et concepts qui caractérisent cette approche centrale dans le travail présenté ici.
57Source: Université de Fribourg. Disponible sur : http://www.unifr.ch/ipg/fr/recherche/corel [consulté le 09/07/2018]. Cf. aussi (Conus, 2017 ; Conus et Nunez Moscoso, 2015 ; Nunez Moscoso et Ogay, 2016 ; Ogay, 2017 ; Ogay et al., 2017 ; Ogay et Cettou, 2014).