Culture is communication and communication is culture. [Hall, 1959]
À partir de cette discussion de l’histoire du concept de culture, de ses faiblesses, de ses mésusages, et des objections soulevées par certains chercheurs à son égard, nous allons désormais chercher à démontrer en quoi ce concept, rigoureusement défini, nous semble non seulement utile mais incontournable pour penser les relations sociales et la communication. En étudiant de près le processus de communication interpersonnelle d’un point de vue interactionniste symbolique, nous soulignerons la nécessité d’une conception de la culture, mise en rapport avec d’autres procédés sociaux tels que la catégorisation sociale et les dynamiques intersubjectives, pour faire le lien entre l’individuel et le collectif dans les interactions.
Ce sera également l’occasion de situer notre propos en prenant position dans le détail par rapport aux débats et aux discours critiques autour du concept qui, à force de vouloir tirer la sonnette d’alarme sur les utilisations inappropriées, peuvent adopter, pour certains, des positions quelque peu distancées de la réalité sociale dont nous cherchons à rendre compte. Afin de bien resituer la discussion dans cette « réalité » qui nous intéresse, nous allons tout d’abord revenir sur quelques notions utiles en sociologie, en anthropologie et en psychologie sociale, qui nous permettront d’ancrer conceptuellement et épistémologiquement ce qui va suivre.
L’évocation par Edward Hall, dans Le langage silencieux, du lien réciproque entre culture et communication (citation en exergue) renvoie à la manière dont on se sert des cultures pour communiquer, tout en apprenant et en faisant évoluer ces mêmes cultures à travers le processus de communication lui-même. Il faut dépasser les implications déterministes de cette formulation (on communiquerait ainsi en raison de « sa » culture et la communication interculturelle serait par définition impossible), afin de mettre l’accent sur le caractère processuel non seulement de la communication, mais aussi de la culture. Lorsqu’on communique, on mobilise des connaissances que l’on présuppose culturellement partagées, afin de chercher à faire sens, les uns pour les autres, en dépassant les différences interindividuelles. En ce faisant, on contribue à faire évoluer au niveau microsocial les « répertoires culturels » (Swidler, 1986) dont on se sert individuellement et collectivement : la culture est elle-même un processus continu d’évolution de repères de signification,1 socialement associés à un groupe. Pour envisager la culture d’un point de vue communicationnel, comme un ensemble flou et constamment actualisé à travers les interactions, de savoirs, de représentations, de valeurs, etc. projeté sur autrui, en tant que membre d’un collectif, le niveau de référence premier est donc celui du groupe social.
C’est en raison du caractère processuel de la culture que nous qualifions notre définition de « communicationnelle » et non d’anthropologique, afin d’éviter les connotations « statiques » ou « solides » (dans le sens de Bauman) d’une définition centrée avant tout sur l’appartenance à un groupe. Plus important encore, la communication interpersonnelle, dans cette définition, reposant sur une négociation intersubjective visant à « faire sens » d’une pratique et pour autrui, constitue, nous le verrons, l’instance d’actualisation des cultures. Actualisées à travers la communication qu’elles préfigurent, les cultures représentent, à leur tour, les traces2 structurantes des interactions sur le plan cognitif, selon le principe de structuration de Giddens (1987 ; infra). Cette définition de la culture articule ainsi différentes échelles d’analyse, du micro au macro, et met l’accent sur la manière dont les individus font sens (sensemaking), dans leurs interactions, de leurs relations avec les différents groupes qui composent le collectif.
Sur la pensée catégorique
Une vision communicationnelle montre aussi qu’il n’y a pas lieu de distinguer a priori entre la culture “nationale” et la culture organisationnelle, puisqu’une telle distinction revient à attribuer certaines pratiques à une source ou à une autre. [Bencherki et al., 2020]
Comme relevé en amont (cf. discussion sur le nationalisme méthodologique, supra), définir ou juger l’individu par sa seule appartenance affichée, prétendue ou supposée à un groupe social est clairement à proscrire pour toute discussion scientifique sérieuse. Le « migrant » n’est pas que « migrant », pas plus qu’il n’est que Sénégalais, Maghrébin ou Chinois, et on ne saurait prévoir ses comportements sur la base de telles identifications (réductionnisme culturaliste ou déterministe). Or, dans les interactions de la vie quotidienne, et notamment lorsque ces interactions ont lieu dans un contexte social marqué par des tensions intergroupes, les identités culturelles peuvent devenir « totalitaires », dans le sens où l’identité culturelle attribuée à un individu peut parfois subsumer toutes les autres identifications, comme l’affirme la théorie de l’accommodation communicationnelle (Communication Accommodation Theory : cf. Giles et Ogay, 2007). Plus généralement, les identités culturelles existent bel et bien en tant que concepts dans l’espace social où tout un chacun les utilise constamment pour se définir, pour penser le soi et l’autrui. En ce sens, le concept de culture a / est une « réalité » sociale, il est opérant et constitutif de liens sociaux, et correspond à un besoin cognitif humain de recourir à la catégorisation (Amossy, 1991).
La psychologie sociale a amplement documenté et explicité le processus de catégorisation sociale et les dynamiques identitaires intergroupes qui en découlent (Moscovici, 2000 ; Pendry, Macrae, et Hewstone, 2000 ; Tajfel, 1981). Ce processus fonctionne tel un « raccourci cognitif », une manière commode pour le cerveau de diviser la complexité impensable du monde en groupes, en classes et en catégories pour plus facilement se l’approprier. Cette manière d’appréhender la réalité, a priori universelle dans la pensée humaine, nous pousse, entre autres, à considérer les individus que nous identifions comme étant les membres d’un groupe, sous l’angle de cette appartenance et des traits que nous attribuons au groupe en question. Plus nous considérons que le groupe est différent du nôtre – différences que nous nous expliquons souvent par « l’appartenance culturelle » au groupe en question – et plus l’homogénéité supposée du groupe est forte. Le recours aux stéréotypes pour se représenter les membres de groupes inconnus est une réaction cognitive salutaire face à l’angoisse potentielle d’une interaction avec un degré d’incertitude trop élevé (Gudykunst 1995) : il s’agit de simplifier la complexité pour la rendre plus familière et moins angoissante.3
Afin de nous aider à penser l’altérité ou à communiquer avec des individus que nous identifions comme faisant partie d’un autre groupe social, la catégorisation sociale nous conforte ainsi dans l’idée que les membres de tel ou tel groupe partagent une culture plutôt homogène. Autrement dit, ce procédé a tendance à nous conforter dans une fausse vision essentialiste de cultures, à laquelle il est psychologiquement tentant de s’accrocher afin de retrouver un (faux-)semblant de familiarité. Or, cette réalité sociale fait partie des phénomènes que l’on cherche à étudier. De ce point de vue, vouloir abandonner le terme de culture pour éviter d’enfermer les uns et les autres dans des catégories réductrices consiste à faire comme si, en fermant les yeux, on pouvait enrayer le phénomène de catégorisation sociale.
La culture est toujours présente en tant que force puissante dans la vie quotidienne. Elle est présente dans nos pensées et nos expressions alors que nous naviguons dans nos trajectoires personnelles et collectives à travers la vie. Alors que la culture n'est peut-être pas réelle au sens solide et essentialiste du terme, elle est réelle dans la manière dont elle est utilisée et comme excuse, et très souvent réelle dans l'esprit de ceux qui l'utilisent. [Holliday, 2015, p. 199 ; notre traduction]4
Il existe aujourd’hui un consensus scientifique, déjà observé ici, pour concevoir ou définir la culture comme une construction sociale et non une essence, ce dont témoigne Holliday pour engager notre propos. Or, il est également important de prendre en compte l’influence de cette construction sociale sur l’individu, car cela peut intervenir, selon les conceptions, à au moins deux niveaux. À un premier niveau, derrière le concept de culture, dans son acception liquide et processuelle, se retrouve une dynamique sociale propre à toutes les sociétés humaines. Lors de leurs interactions interpersonnelles, les individus mobilisent et performent des codes et des savoirs dont ils pensent partager (ou non) la signification avec d’autres individus présents. Ce processus simple repose donc sur des « présuppositions pragmatiques » ou des « idéaux de la communication » (Ferry, 1994, p. 29 ; 59), à savoir que l’on partage un certain nombre de codes et de savoirs avec d’autres individus et que l’on peut négocier le sens attribué à ses propos lors de l’interaction, le cas échéant. De la communication nait la société, selon Luhmann, une prévisibilité par convention servant à réduire la complexité des rapports humains fondés sur la confiance (Luhmann, 1979, 1996). Afin d’anticiper, avec plus ou moins de fiabilité, quels sont les codes et les savoirs que l’on est susceptible de partager avec chacun, on divise la société en individus et en groupes sociaux, auxquels on attribue des caractéristiques. Pour les groupes sociaux, ces caractéristiques se définissent en fonction de ce qu’on sait du groupe, et recouvrent divers domaines : de la (variété de) langue parlée aux convictions politiques supposées, par exemple, en passant par tout un ensemble de savoirs plus ou moins techniques et spécialisés, en fonction du groupe. Le fait d’attribuer des traits culturels à un groupe et aux individus qu’on y associe relève de la catégorisation sociale (supra) et répond à des besoins d’ordre sémiotique (besoin de faire sens de l’autre, de partager des significations) et relationnel (besoin de se situer socialement par rapport à autrui, de définir le « nous » et l’« eux »). La culture est une construction sociale qui se développe et se renouvelle sans cesse à travers nos interactions. Des formes instituées (institutions socialement entretenues) peuvent résulter de ces interactions, dès lors que des habitudes s’installent socialement, comme le décrit la phénoménologie sociale de Berger et Luckmann (1966, p. 72).5
Or, la culture peut aussi être conçue comme une construction sociale à un deuxième niveau : celui de l’interaction dans laquelle elle est mobilisée simplement en tant qu’étiquette identitaire projetée sur autrui. Il nous semble que derrière certaines utilisations critiques du concept de culture, il est réduit à seulement ce deuxième niveau : à une projection sociale qui peut sembler réelle aux interactants, mais qui ne recouvre pas une « réalité » sociale de traits culturels objectivement partagés. Selon cette position extrême anti-positiviste, la culture n’existerait que dans les interactions et les catégorisations que nous projetons sur autrui, en raison de nos représentations sociales ou de nos visions essentialistes de la culture.
Lorsque, pour revenir au propos détaché en ouverture, Holliday évoque la nature socialement construite de la culture (« réelle dans la manière dont elle est utilisée et comme excuse ») il reconnaît l’efficacité symbolique (Lévi-Strauss) du concept, qui influence concrètement les comportements, tout en mettant en cause son existence « réelle » (« peut-être pas réelle au sens solide et essentialiste du terme »).6 Là où il peut y avoir débat autour de cette position, ce n’est pas à propos de l’existence éventuelle de cultures au sens essentialiste, mais bien de ce qu’entend Holliday par « réelle dans l'esprit de ceux qui l'utilisent ». Est-ce que cette « réalité » socialement produite influence les individus dans leur manière de penser, d’agir et de concevoir le monde, ou s’agit-il simplement d’une ressource intersubjective mobilisable et « performable » à souhait, que l’on peut choisir ou non d’utiliser ? Mélodine Sommier distingue ainsi la « culture comme pratique », définition utilisée par les chercheurs critiques, et la « culture comme système de significations » davantage essentialiste.7 À force de vouloir souligner le caractère « liquide » et négocié de la culture, il semble que certains soient prêts à remettre en cause jusqu’à l’existence même d’une dimension collective socialement construite qui préfigure les interactions. Pour bien comprendre cette dimension et ses liens avec les interactions, il est nécessaire de conjuguer les niveaux micro-, méso- et macrosociaux, ce que nous ferons désormais grâce à la théorie de la structuration.
Être structuré et être capable de structurer semblent être les deux noyaux de la vie collective humaine, connus sous le nom de culture. [Bauman, 1999, p. 39 ; notre traduction]8
À force de remettre en cause le déterminisme culturel, de souligner les différences interindividuelles et l’importance du contexte intersubjectif dans la co-construction du sens dans les interactions, certains en viennent à se demander s’il y a encore besoin d’une catégorie transcendante qui renvoie à des repères de signification collectivement partagés. Dans leur ouvrage Intercultural Interaction, Helen Spencer-Oatey et Peter Franklin reviennent sur la question de la nature « situationnelle » de la culture, pour préciser que « whilst we would agree that it is vital to study and analyse culture in specific situations, we would not agree […] that culture, in all its meanings and with all its affiliated concepts is always situational. Even though behavioural and communicative conventions are typically situationally dependent, very fundamental assumptions and values can be pan-situational. » (Spencer-Oatey et Franklin, 2009, p. 37). Sans préjuger qu’ils déterminent les comportements, affirment les auteurs, il existe des systèmes, plus ou moins bien définis et consensuels, de croyances, de valeurs et de référents signifiants, attribués à des groupes sociaux, que les individus peuvent mobiliser lors de leurs interactions sociales, et qui évoluent en fonction de ces mêmes interactions. Ces « systèmes » existent non pas dans l’absolu, mais bien socialement, à travers les attentes que tout un chacun se formule explicitement ou implicitement par rapport aux membres de tel ou tel groupe ou catégorie sociale, attentes qui sont opératoires si elles sont partagées et qui sont ensuite actualisées (ou non) pendant les interactions. Autrement dit, les individus s’appuient, pour communiquer, sur des codes et des représentations préfigurés qu’ils pensent partager, puis négocient et mettent au jour ces codes et ces représentations pendant leurs interactions. Bien que la citation de Zygmunt Bauman, en début de section, soit tirée de son livre Culture as Praxis, la pratique dont il s’agit ici est profondément ancrée dans le système : système qui structure la pratique, et qui est sans cesse actualisée par elle. Cette fonction autopoïétique des systèmes sociaux (Luhmann, 1996), qui reproduisent sans cesse leur unité à travers leur fonctionnement même, nous encourage à les aborder selon deux perspectives à la fois : la culture est structurante pour et performée à travers les interactions sociales. Bauman exprime encore cette « ambivalence essentielle » de la culture :
L'ambiguïté qui compte vraiment, l'ambivalence qui donne du sens, le véritable fondement sur lequel repose l'utilité heuristique de concevoir l'habitat humain comme le « monde de la culture », est l'ambivalence entre la « créativité » et la « régulation normative ». Les deux idées ne pourraient pas être plus éloignées l'une de l'autre, mais toutes deux sont - et doivent rester - présentes dans l'idée composite de culture. La « culture », c'est autant l'invention que la préservation, la discontinuité que la continuité, la nouveauté que la tradition, la routine que la rupture des schémas, le respect des normes que leur transcendance, l'unique que le régulier, le changement que la monotonie de la reproduction, l'inattendu que le prévisible. [Bauman, 1999, p. xiv ; notre traduction]9
Cette capacité de créer de nouvelles structures et de se comporter par rapport à elles constitue, toujours selon Bauman, le propre de l’homme. Sur le plan conceptuel, cela nous permet de penser les médiations humaines entre les domaines de l’esprit et celui du réel, ce qui constitue le fondement essentiel du concept de culture et le rend incontournable pour notre compréhension des faits sociaux :
La notion générique de culture est donc inventée afin de surmonter l'opposition philosophique qui persiste entre le spirituel et le réel, la pensée et la matière, le corps et l'esprit. La seule composante nécessaire et irremplaçable du concept est le processus de structuration, ainsi que ses résultats objectivés - les structures produites par les Hommes. [Bauman, 1999, p. 43 ; notre traduction]10
Partisan de la « use theory » de la culture, Bauman affirme que l’on ne peut chercher à comprendre un acte par rapport à une culture, en dehors du contexte de sa réalisation (Bauman, 1999, p. 4). Citant Greimas, il évoque l’interdépendance entre le plan contextuel et le plan de la signification : on ne peut pas comprendre un « terme » en dehors du contexte, mais celui-ci ne doit pas non plus être réduit à son seul contexte, en niant les rapports préconstruits. Le « terme » est un indice, qui peut avoir un rapport stable à un objet pour un groupe donné, mais ce rapport n’est jamais figé, et dépend toujours du contexte. Gerry Philipsen, ethnographe de la communication, anticipe les propos de Bauman sur la culture, en évoquant cette même relation entre structure et pratique, entre langue et parole chez Saussure, lorsqu’il souligne le potentiel de créativité de la langue parlée : « To say that speaking is structured is not to say it is absolutely determined. It is patterned, but in ways that its creators can circumvent, challenge, and revise. Its rules are violated, new rules and meanings are created, and therein play is brought into structure just as structure is brought into play. » (Philipsen, 1992, p. 10).
Cette notion de structure renvoie, en particulier, à la « théorie de la structuration » d’Anthony Giddens (1987), théorie qui formule ce principe de la dualité du structurel : les règles et les ressources utilisées par des acteurs dans la production et la reproduction de leurs actions sont en même temps les moyens de la reproduction du système social concerné. La structure implicite s’actualise, se réinvente et se renouvelle à travers les formes qu’elle inspire ; pour cette raison, « le structurel doit toujours être conçu comme une propriété des systèmes sociaux ancrée dans les pratiques reproduites et enchâssées dans le temps et l’espace, et portée par elles » (Giddens, 1987, p. 227). En tant que structure implicite instituant, préfigurant, que les formes instituées contribuent à faire évoluer, la culture ne constitue pas une entité stable, mais bien un processus dynamique.11 Comme le précise Dominique Desjeux, « La culture est à la fois une structure et une dynamique, c’est ce qui rend son analyse et son observation si difficiles. Comme structure elle comprend des éléments stables qui peuvent donner l’impression d’une essence alors que cette stabilité relève surtout de la longue durée historique. Comme dynamique elle est soumise au changement et à l’histoire. » (Desjeux, 2002, p. 2).
Afin de dépasser les définitions essentialistes qui posent problème, en anthropologie comme dans les autres SHS, sans pour autant nier l’existence d’une dimension collective qui préfigure les rapports sociaux, Desjeux préconise d’embrasser activement la dualité de la culture, en la regardant simultanément à deux échelles d’analyse différentes.
La question des échelles permet de résoudre une partie des difficultés liées à l’observation de la culture : ce qui est observé à l’échelle macro-sociale et qui permet de repérer les régularités d’une culture, disparaît à l’échelle micro-sociale où les diversités culturelles et comportementales dominent. Les deux sont vrais en même temps et c’est cela qui est troublant, voire difficile à accepter, mais qui pourtant permet de mieux comprendre la portée et les limites de chaque approche culturelle. [Desjeux, 2002, p. 3]
Les anti-positivistes ont eu tendance à mettre en avant la dimension microsociale de la négociation culturelle, en discutant l’existence d’une dimension macrosociale. Or, il faut bien faire la différence entre les représentations essentialistes de cultures qui existeraient en dehors des individus, et l’existence d’une manifestation à l’échelle macrosociale d’un phénomène que l’on observe à l’échelle microsociale.
Pour considérer l’ampleur de cette discussion, il s’avère qu’on peut aborder l’analyse de la culture à plusieurs niveaux. Tout d’abord, comme construit social : la culture n’est pas une essence qui existerait indépendamment de l’homme, mais bien un processus, une construction sociale vécue et intériorisée à sa manière par chaque individu. Cependant, des représentations essentialistes de la culture peuvent exister socialement et doivent donc être prises en compte à ce titre, à travers l’impact que les représentations des uns et des autres peuvent avoir sur les interactions. Ensuite, la culture est plurielle : des traits spécifiques peuvent être attribués par l’individu à chaque groupe social, traits qui s’actualisent sans cesse à travers les interactions interpersonnelles entre ou avec les membres de ces groupes. Les cultures associées à différents groupes influencent nos propos et nos actes, surtout au moment des interactions avec autrui et selon les conditions sociales et intersubjectives de ces interactions. Mais, en dehors des interactions, nous conservons, sur le plan cognitif, un ensemble de représentations de ces cultures, qui peuvent être mobilisées, actualisées, selon le contexte. Plus encore, les cultures qui ont marqué notre développement cognitif à travers la socialisation (notamment primaire et selon les conditions de celle-ci) contribuent à structurer, de manière plus ou moins durable, notre manière de penser et de voir le monde. Le fait de parler une langue (hypothèse de Sapir-Whorf), de considérer, le cas échéant, que l’on « appartient » à telle nationalité ou tel groupe social, notre conception même du monde apprise à travers le prisme d’un système éducatif particulier, dont les discours peuvent être plus ou moins en accord avec un contexte médiatique, social, familial : tous ces éléments contribuent à préfigurer (mais non à déterminer) nos comportements.
La position tenue et argumentée dans le présent travail consiste à dire non seulement que la notion de culture est opérante pour les individus en tant que catégorie heuristique fondée sur des attributions d’appartenance sociale, mais aussi qu’elle ne doit pas se réduire à une sorte de projection subjective sur autrui qui n’aurait aucun fondement objectivable. Nous affirmons que les cultures à l’échelle macrosociale12 ont bien une manifestation observable, qui résulte de leur réactivation continue à travers les interactions microsociales. Précisons qu’il ne s’agit pas d’une « essence », ou d’une quelconque manifestation concrète, mais bien de traces éphémères et imparfaitement généralisables, à travers les interactions, de représentations qui semblent guider les comportements des uns et des autres et qu’ils projettent sur autrui. Ce serait même impossible de penser le microsocial s’il n’y avait pas une dimension collective supposée et tenue pour vraie : les deux dimensions sont à penser ensemble. Jacques Demorgon évoque, à ce titre, « un véritable cycle de réciprocité entre la culture acquise qui influence les conduites, et les conduites qui, en raison de leurs degrés de liberté, continuent à être à l’origine des cultures : en les modifiant, en les inventant. Ne pas énoncer ce cycle conduit à l’erreur fondamentale : réifier la culture comme produit du passé. » (Demorgon, 2010, p. 5). Rajoutons que les individus ne partagent pas exactement les mêmes représentations, que les membres d’un groupe ne correspondent qu’exceptionnellement au prototype de celui-ci, et que les individus conservent leur autonomie de sujets face aux cultures, comme le précise Gerry Philipsen.13
Bien que les individus puissent se soustraire aux termes d'une culture et que deux interlocuteurs puissent, entre eux, négocier la force que les significations et les règles d'une culture ont pour eux, et bien que les individus et les interlocuteurs puissent construire des significations qui ne sont reconnues dans aucune culture connue, ces significations et ces règles ne sont pas culturelles. Une culture transcende tout individu ou son réseau social, de sorte que deux personnes qui se rencontrent pour la première fois peuvent participer à une culture commune et l'utiliser pour donner du sens à leur relation. De même, deux personnes peuvent ne jamais se rencontrer et pourtant participer à une culture commune, une culture qui est disponible pour tous ceux qui entendent ses termes dans la vie publique. [Philipsen, 1992, p. 8 ; notre traduction]14
Le concept est donc nécessaire et utile pour comprendre la régularité structurelle qui peut être socialement attendue au sein d’un groupe,15 au niveau de pratiques, de valeurs, de croyances, etc., à condition de bien distinguer les deux échelles d’observation. La culture en tant que construction sociale et « représentation du réel » recouvre imparfaitement des « patterns » de socialisation à l’échelle macrosociale, éléments structurants qui ne sont ni uniformes, ni partagés complètement, ni déterminants, et face auxquels chacun réagit différemment, en fonction des situations, et avec plus ou moins de distance critique et de conscientisation.
En développant une analogie qui a plusieurs fois été suggérée au cours de cette section, la culture peut être comparée à une langue : pour que des locuteurs se comprennent, il faut que le code (la langue au sens de Saussure) soit suffisamment régulier, régulé et partagé. Or, au niveau des énoncés produits (la parole saussurienne), ils sont libres de se conformer ou non au code au niveau des conventions syntaxiques ou autres, de produire des énoncés plus ou moins « insensés », de développer un jargon ou un sous-code qui leur est propre. Mais le particularisme se réfère toujours implicitement ou explicitement à un commun partagé, à partir duquel ou contre lequel il se construit. Parfois, c’est en sachant que tel ou tel discours ou comportement est attendu qu’on obtient l’effet qu’on souhaite, en ne le produisant pas. Ce n’est pas parce que des personnes « savent » parler une « même » langue qu’elles disent toutes la même chose ni de la même manière, mais s’il n’y avait pas un niveau de référence commun, il ne pourrait pas y avoir de compréhension. On aura mesuré tout ce qui entre ici, au-delà de langue et parole, dans les jeux de langage de Wittgenstein (1961).
La communication est im/matérielle en ce sens qu’elle existe à la fois de façon matérielle, incarnée, concrète, et de manière immatérielle, désincarnée, et abstraite. Il s’avère alors crucial de ne pas chercher à réduire l’un ou l’autre de ces aspects à son corollaire, c’est-à-dire qu’il faut admettre que des choses telles que des règles, principes, valeurs ou collectifs possèdent une dimension immatérielle qui […] leur permet de se faire identifier, définir et classifier. Mais il nous faut, du même coup, reconnaître que ce mode d’existence immatériel ne peut survivre en l’absence de multiples formes d’incarnation et de matérialisation. [Cooren, 2013, p. 26]
Ces propos de François Cooren au sujet de la communication pourraient tout aussi bien s’appliquer, selon nous, au concept de culture. Nonobstant l’objection médiologique, la culture n’a pas de manifestation matérielle qui ne la fixe de manière définitive, dans la mesure où l’observateur, l’ethnographe ou l’étudiant de la culture, sur le plan de la méthode scientifique, se trouve dans l’obligation de jouer le rôle d’archéologue, d’historien et/ou de critique littéraire : en essayant de reconstituer les normes et les représentations qui ont pu influencer la forme de tel ou tel artéfact qu’il suppose marqué, lors de sa production, par une ou des culture(s). De la même manière, les manifestations culturelles incarnées dans les formes institutionnelles (cf. section 6.1.2, infra), ou encore dans les paroles ou les actes symboliques des individus ne donnent pas un accès direct à la culture mais constituent au mieux des traces de ce que l’on peut supposer être des normes et des représentations ayant influencé leur production. Le monde sensible de l’expérience individuelle est interprété grâce aux formes symboliques, plus ou moins partagées, qui constituent la culture (Cassirer, 1923), mais ces savoirs culturels ne sont présents qu’à l’esprit des individus qui les mobilisent. Même eux ne disposent pas d’un accès direct à un patron culturel ou schéma directeur : la plupart des savoirs culturels se trouvent dans le sous-conscient, et l’idée selon laquelle on peut représenter une culture (ou même l’idée idiosyncrasique que se fait un individu d’une culture à un instant t) de manière systémique, est une abstraction fantasmée de l’analyste.16 La culture semble ainsi se situer résolument du côté de l’immatériel, de l’insaisissable, échappant ainsi à l’observation directe. Même si l’idée que chacun se fait de la culture, fondée dans la puissance du mythe ou de la doxa, revêt d’une certaine prévisibilité, essentielle à son fonctionnement en tant qu’attente collective, Algirdas Greimas (1987) s’attache à observer « l’imperfection » du recouvrement entre le projeté et le réel, aux « moments de vie » inattendus qui en résultent. Il s’intéresse ainsi à ce décalage possible entre le culturel sur le plan macrosocial et les actes incarnés à l’échelle microsociale. C’est l’inattendu et « l’attente de l’inattendu » qui fait sens et qui fait évoluer les attentes culturelles intériorisées. Comme le souligne Cooren à propos de la communication, sans une incarnation au moins ponctuelle via les interactions sociales, la culture ne pourrait ni se développer, ni s’apprendre, ni évoluer.
Pour mieux évoquer cette relation entre immatériel et matériel, et afin de mettre en avant l’importance de l’acte qui actualise le système de représentations, Zygmunt Bauman prend l’exemple de l’écrivain. À chaque fois que celui-ci écrit un mot, il le fait par rapport à ses connaissances du système de la langue tout entière, de la littérature (intertextualité), et d’un ensemble de savoirs potentiellement mobilisable, en partie, par ses futurs lecteurs. Mais à chaque fois que l’écrivain écrit, la langue elle-même change de manière incrémentale, de façon à ce que son acte mène à la réinterprétation de l’acte en lui-même (Bauman, 1999, p. xxviii). Chaque nouvel énoncé, en tant qu’instance de matérialisation, contribue potentiellement à faire évoluer le contexte de réception et la langue tout entière, puisqu’on fait sens de l’énoncé en fonction de tous les autres énoncés. Cette évolution incrémentale rappelle la notion de « différance » (Derrida, 1967) : chaque nouvelle manifestation affecte le terme, et les autres incarnations du terme affectent la nouvelle manifestation. L’incarnation, ou la phase matérielle de la culture, passe ainsi par des actes symboliques qui peuvent eux-mêmes faire l’objet de multiples médiations techniques matérialisées, via des canaux de communication. Aucun terme ne peut exister de manière purement abstraite, non incarnée, puisque la manifestation, l’actualisation, est nécessaire pour que le terme conserve sa place dans le système et ne tombe pas dans l’oubli. Une langue (« vivante »), comme une culture, vit à travers ses multiples médiations matérialisées, conservant ainsi son potentiel de signification pour un groupe particulier.
Dans ses Manifestes Médiologiques, Régis Debray remet en cause l’ordre établi, en remarquant : « [p]eut-être est-il devenu plus productif, aujourd'hui, de penser la culture à partir de la technique que l'inverse » (Debray, 1994, p. 149). Penser internet, par exemple, par rapport à la place qu’il occupe pour telle ou telle culture, ne semble pas plus pertinent que de penser ladite culture par rapport à internet, en prenant en compte les formes de sociabilité qu’induisent les médiations techniques de différents services en ligne.17 Les dispositifs sociotechniques de la communication, au sens large, sont indissociables des évolutions culturelles : la langue saussurienne ne saurait se couper définitivement de la parole et des médiations qu’elle suppose. L’approche que nous défendons ici insiste sur l’importance de la dimension microsociale pour penser le niveau macro ; notre capacité de penser les relations entre culture et technique au niveau macro dépend aussi de notre compréhension des médiations techniques à travers lesquelles les figurations culturelles se matérialisent, au niveau micro, dans la communication.18
Une approche non essentialiste des “petites cultures” considère toute instance de comportement cohésif comme une culture. On peut donc trouver des significations culturelles dans des équipes de football particulières, des types de restaurants, des universités et des départements individuels, et, en effet, dans les cultures professionnelles. [Holliday, 2005, p. 24 ; notre traduction]19
Les considérations précédentes, sur l’importance de l’actualisation des traits immatériels de la culture à travers les interactions, nous amènent à envisager une nouvelle fois la dimension communicationnelle des cultures. Cette dimension repose sur leur potentiel de signification pour des individus, dans une situation donnée, autrement dit la manière dont l’individu est susceptible de mobiliser, consciemment ou inconsciemment, tels ou tels traits culturels afin d’interpréter les actes symboliques d’autrui ou comme repère pour élaborer ses propres actes. Proche de la métaphore des cultures comme répertoires ou caisses à outils dont les individus se servent pour « bricoler » du sens lors de leurs interactions (Swidler, 1986), la notion du « potentiel de signification » nous permet de concevoir les limites de ce qui peut utilement être désigné comme « culturel ». Dans son expression la plus simple, une culture, en tant que processus, suppose des individus qui s’identifient ou que l’on identifie à un groupe social et qui interagissent, directement ou indirectement, avec d’autres membres de ce groupe, de sorte qu’ils développent des repères de signification plus ou moins partagés que l’on associe au groupe en question et que l’on appelle des traits culturels. Il s’ensuit que tout groupe social peut développer des traits culturels (Spencer-Oatey et Franklin, 2009, p. 40), des groupes nationaux ou transnationaux aux groupes les plus restreints, comme l’évoque Adrian Holliday, dans la citation placée ici en début de section.
Comme Holliday, nous adoptons une approche assez large des (petites) cultures, qui met l’accent sur le « comportement cohésif » (Holliday), proche de la notion d’« habitualisation » chez Burger et Luckmann (1966, p. 70‑71), pour expliquer leur origine et leur maintien dans l’espace social. Nous défendons le point de vue selon lequel toutes les cultures, quelle que soit l’importance du groupe social, obéissent grosso modo aux mêmes dynamiques sociales, qu’elles soient transnationales (ex. : certaines cultures professionnelles), régionales, locales, ou bien organisationnelles ou plus « petites » encore : liées à un groupe d’amis, à une classe à l’école, à un département ou à un service, jusqu’aux plus « petites », au niveau du couple (Imahori et Cupach, 2005) ou d’une famille (Kiecolt et LoMascolo, 2003), pour ne citer que ces exemples.
Le processus de développement de cultures ex-nihilo dans des petits groupes a été étudié et documenté (cf. par ex. Lipiansky, 1992 ; Schein, 1985, p. 105‑208). Il implique à la fois des interactions plus ou moins suivies entre des individus, et une identification de ces individus à un groupe. Le fait de vivre des expériences ensemble, tout en communiquant, crée des repères de signification auxquels les uns et les autres peuvent se référer pour faire sens : en les évoquant implicitement ou explicitement dans leurs discours, ou en interprétant ce qui est dit ou fait par les autres à la lumière de ces repères. Un exemple extrême permettra d’illustrer ce phénomène. Imaginons un groupe composé d’individus qui partent ensemble en voyage organisé pendant une semaine. Les membres du groupe vont vivre des expériences ensemble au fil des jours et s’identifier au groupe, de manière à développer des repères communs : des normes d’interaction, des plaisanteries ou des anecdotes partagées, liées à leurs expériences, des mots utilisés d’une certaine manière, et ainsi de suite. Ces éléments constituent les prémices d’une culture, dans le sens où ils servent de références potentiellement partagées, des repères de signification que les individus peuvent supposer être connus des autres personnes qu’ils identifient comme membres du groupe.
Par ailleurs, la notoriété et la saillance interactionnelle de différentes identifications sociales (à des groupes et aux cultures qu’on y associe) varient également par rapport au contexte (cf. aussi infra section 3.1). Dans l’exemple cité, les participants au voyage se reconnaissent entre eux comme membres d’un groupe social particulier et peuvent partager à ce titre des références ou des complicités, mais il est peu probable, selon la situation sociale, que d’autres personnes fondent leurs attentes intersubjectives sur cette même identification : l’identité de « participant au voyage en autocar à Naples en mars de telle année ». Si elle peut donner naissance à des amitiés qui peuvent durer bien au-delà du voyage, cette identité n’est pas très opérante pour prévoir les comportements, les attitudes, les représentations, etc. de ces personnes lorsqu’elles se trouvent dans des situations sociales quotidiennes, sans rapport au voyage en question. Autrement dit, une culture, notamment une « petite » culture, n’aura d’impact sur les interactions sociales que dans la mesure où d’autres individus présents la reconnaissent comme une source potentielle de traits culturels. En revanche, il se peut que les individus en question invoquent leur expérience passée lors du voyage, pendant une interaction avec de tierces personnes (non-membres du groupe) au cours de laquelle ils souhaitent légitimer leurs connaissances sur l’Italie du sud. Si l’interaction implique plusieurs participants au voyage, ils peuvent (ou non) collaborer sur le plan intersubjectif afin de se légitimer mutuellement à ce titre, partager une complicité et une proximité symbolique en se remémorant leurs souvenirs, etc.
Etienne Wenger a décrit et analysé ces mêmes dynamiques de formation culturelle appliquées aux « communautés de pratique », qu’il situe à un niveau mésosocial (Wenger, 1999, p. 124‑125). La communauté de pratique ne peut se réduire à une interaction, explique-t-il, car même si cela capturerait la dynamique de négociation du sens qui définit ces communautés, la communauté de pratique suppose aussi des continuités entre interactions. En revanche, écrit-il, considérer une nation, une grande ville ou une entreprise comme une communauté de pratique ne reflète pas suffisamment les discontinuités qui existent à l’intérieur de ces grandes structures, entre les différents groupes qui les composent : la communauté de pratique se trouve donc à un niveau méso, intermédiaire.
Les communautés de pratique, comme d’autres « petites cultures » dans le sens d’Holliday, représentent certes un degré élevé d’homogénéité dans les normes et les attentes de leurs membres dans la mesure où ils se trouvent fréquemment en interaction les uns avec les autres. Mais, à notre sens, le processus d’évolution culturelle à l’œuvre est fondamentalement le même, que l’on observe des communautés de pratique20 ou des groupes sociaux plus importants (les organisations, même les nations), à un détail près. Dans ces derniers, où les membres ne se connaissent pas nécessairement et n’interagissent pas forcément directement ensemble, les formes instituées (institutions, etc.) et les vecteurs de médiation (médias, etc.) jouent un rôle essentiel dans l’actualisation des formes culturelles (cf. la troisième partie de l’ouvrage). En revanche, en ce qui concerne la manière dont les individus se servent des cultures dans leurs interactions, le fonctionnement est le même quelle que soit l’importance du groupe.
Nous sommes partis d’une définition substantielle de la culture, avant de définir la culture comme la dimension même où se déploient des différences, puis comme l’identité d’un groupe fondée sur la différence, et enfin comme le processus de naturalisation d’un sous-ensemble des différences qui ont servi à constituer l’identité du groupe. [Appadurai, 2001, p. 45]
Dans la définition de la culture retenue ici, tous les groupements de personnes qui interagissent directement et/ou indirectement entre eux ou avec un objet commun, et dont les membres sont susceptibles de s’identifier et/ou à être identifiés, à ce titre, à un collectif, peuvent voir se développer des traits culturels. Comme toute définition, celle-ci pose la question des limites du terme défini, autrement dit de ce qui n’est pas qualifié ici de « culture ».
Remarquons d’abord que selon la terminologie adoptée ici, la culture comporte une dimension collective. Il s’ensuit que nous n’employons pas le terme de culture au niveau de l’individu, contrairement au discours populaire, où l’on retrouve parfois la notion de « culture individuelle ». En ce sens, un individu parle de « sa culture » pour évoquer non pas l’appartenance à un groupe particulier, mais bien l’ensemble des références culturelles qui permettent de caractériser la personne en tant qu’individu, associées à ses différentes expériences et aux multiples groupes au sein desquels il est socialisé. Proche de la « personnalité » ou du « vécu individuel », une telle utilisation du terme de culture constitue une extension sémantique de la notion, compréhensible, certes, mais qui nuit à la précision scientifique du concept (même « sensible »), car il s’agirait d’une culture singulière, voire idiosyncrasique, propre au sujet et commune à personne d’autre. La culture telle que nous la définissons suppose un collectif : elle est associée à l’idée d’un vécu commun (direct ou indirect) et implique au moins deux personnes. Elle est généralement identifiée à un groupement social bien particulier, du plus institutionnalisé au plus éphémère. Afin de servir de base de prévisibilité dans les interactions, la culture ne peut être unique, idiosyncrasique, mais doit reposer sur l’idéal d’un ensemble de traits partagés.
Une deuxième extension sémantique de la notion de culture consiste à l’utiliser en relation avec un objet ou une notion abstraite, un « être culturel » dans le sens d’Yves Jeanneret (2008), et non seulement avec un groupe social. Pour exemples, citons l’emploi du terme de culture dans des expressions telles que « culture cinématographique », « culture numérique », « culture gastronomique », « culture de l’immédiateté »,21 « culture foot(ball) » ou même, dans un ouvrage scientifique récent, « culture du feu de signalisation » (Holliday, Kullman et Hyde, 2016, p. 49). Dans ces expressions, le terme de culture est utilisé pour évoquer un ensemble de connaissances, de comportements ou de représentations plus ou moins partagé et associé à l’objet ou à la notion en question.
Lorsqu’il s’agit de cultures au sens rigoriste du concept associé à un groupe social, on peut considérer qu’il y a un rapport métonymique entre l’objet ou la notion et le groupe associé. On parlera alors, de manière très générale, d’une culture « des amateurs de football ». En tant que groupe social, ou catégorie sociale, le collectif « les amateurs de football » semble être très hétérogène, regroupant des joueurs de tout niveau, des institutionnels, des supporters plus ou moins aguerris, etc., de différents clubs, ligues, et nations. Ce que l’on entend par « culture foot » est alors assez flou, et regroupe des savoirs liés à ce sport qui peuvent être très techniques ou, à l’inverse, assez généralistes. Ces savoirs, parfois associés à un investissement affectif et symbolique, peuvent résulter de la participation dans des groupes sociaux, et donc des cultures, particuliers (joueur dans une équipe, cadre de la FFF, professeur d’EPS, supporter…). Un supporter du Paris Saint-Germain (groupe social délimité, avec un ensemble de codes, de références partagées et d’interactions entre ses membres) et un supporter de l’Olympique de Marseille (autre groupe social délimité), à travers leur intérêt commun pour le football, peuvent partager tous les deux certaines caractéristiques, telles qu’une connaissance des joueurs et des résultats du championnat français. Ce sont alors ces caractéristiques partagées que l’on évoque communément à travers l’appellation « culture foot ».
Mais des connaissances à propos du football peuvent aussi provenir simplement d’une pratique scolaire du sport, de matchs regardés à la télévision et d’informations glanées dans le journal, sur des sites internet spécialisés, ou à travers ses interactions quotidiennes. S’il n’y a pas de socialisation spécifique dans un groupe particulier, on peut tout de même expliquer l’existence d’une culture particulière, grâce à la notion de « groupe affinitaire », proposée par James Gee (2001, p. 105). Un groupe affinitaire (« affinity group »), selon Gee, est un groupe dont les membres ne se connaissent pas et n’interagissent pas nécessairement entre eux, mais partagent un intérêt commun qui est source de connaissances communes.
Ainsi, dans la définition donnée en début de section, on considère que des individus qui n’ont pas de contact direct entre eux, mais qui interagissent tous avec un même objet ou type d’objet et qui sont susceptibles d’être identifiés ou de s’identifier à un collectif en raison de ces interactions, peuvent développer des traits culturels. Cela peut être le cas, par exemple, d’informaticiens autodidactes, qui, même s’ils n’ont jamais reçu de formation dans ce domaine, et même s’ils n’ont jamais fréquenté physiquement ou via ordinateur d’autres personnes avec la même préoccupation, puissent disposer de références communes et de savoirs spécialisés, liés à l’objet informatique (par exemple à un langage de programmation ou à un programme particulier), dont ils peuvent se servir lors de futures interactions, par exemple via des forums ou des blogs, avec d’autres personnes qu’ils considèrent comme membres d’un même groupe (affinitaire) d’initiés.
À la différence du simple groupe affinitaire (sans interactions interpersonnelles directes), on peut imaginer par contraste le cas d’un informaticien autodidacte qui fréquenterait activement ses pairs, physiquement ou via des interactions médiatées par ordinateur ou les réseaux socionumériques, participant ainsi à ce « groupe social ». Au contact des autres membres du groupe, l’individu peut chercher à « cultiver » cette identité, développant peut-être davantage de traits (langagiers, style vestimentaire, plaisanteries d’initiés…) que dans l’exemple précédent, traits partagés avec d’autres membres du groupe, forgés et actualisés à travers leurs interactions.
Si une telle accession à des traits culturels est possible à travers les interactions sociotechniques avec un objet, c’est bien parce que l’objet lui-même est aussi médiateur de traits culturels, en tant qu’artefact ou être culturel susceptible de porter des traces des logiques culturelles qui ont marqué sa création ou qui se définissent à travers son existence en tant qu’objet dans l’espace social (Cooren, 2013 ; Hennion, 2013 ; Jeanneret, 2008).22 La différence essentielle, ontologique, entre les interactions interpersonnelles et les interactions avec les objets réside dans la dimension intersubjective. Sauf exceptions discutables, et même si l’intelligence artificielle repousse sans cesse les frontières dans ce domaine, un objet est différent d’un sujet dans l’interaction (Quéré, 1998) dans la mesure où il n’y a ni prise en compte par l’objet de la subjectivité de l’individu et de ses procédés figuratifs, ni négociation symbolique qui mène à l’émergence et à l’apprentissage de nouvelles formes culturelles.23 Les savoirs culturels liés aux interactions avec des objets se limitent ainsi aux savoir-faire appris à travers la manipulation technique de l’objet, recouvrant des savoirs cognitifs, des représentations, des pratiques, des gestes, des valeurs, etc. Ces savoirs peuvent être reconnus à travers les notions de compétence, de maîtrise ou d’expertise technique. Ils s’inscrivent dans un contexte social plus large qui inclut les représentations que l’on associe culturellement à l’artefact, et qui peuvent être véhiculées par les médias. Pour les informaticiens autodidactes, des compétences « culturelles » d’ordre technique peuvent être associées, à un niveau très général, à la représentation médiatique de figures mythiques telles que Steve Jobs, Bill Gates ou Mark Zuckerberg ou le collectif de hackers « Anonymous », des films cultes comme Matrix, et des notions socialement répandues comme celle de « geek », éléments auxquels les individus en question peuvent se sentir plus ou moins proches. Ces représentations contribuent aussi à faire circuler dans l’espace public des traits culturels mobilisables pour bâtir une identité d’informaticien autodidacte, même en dehors de toute interaction avec d’autres individus se revendiquant de ce groupe.24
Notre définition de la culture implique également que des individus qui interagissent, mais qui n’ont pas conscience d’appartenir, à travers ces interactions, à un groupe particulier, ne développent pas des traits culturels spécifiques à ce groupe. Dans la mesure où ils ne se conçoivent pas comme membres d’un groupe, les individus concernés ne se servent pas de ce niveau d’appartenance comme repère de prévisibilité ou de signification dans les interactions. Par exemple, quelqu’un peut avoir des interactions fréquentes dans son supermarché local, avec le personnel et d’autres clients, sans pour autant que ne se développe, entre ces personnes, une conscience particulière de leur appartenance à un collectif. La conscience d’un collectif peut exister cependant pour les employés, davantage socialisés dans un groupe autour de ce supermarché en raison de leur emploi, et elle peut se développer par la suite, si jamais le supermarché se trouve menacé de fermeture, par exemple, et que les clients et le personnel s’organisent pour militer ensemble contre cette décision. En revanche, quelqu’un qui cherche un produit sur les rayons du supermarché peut demander à un membre du personnel ou bien à un autre client, supposant que cette personne connaisse l’emplacement du produit du fait de ses interactions passées avec le supermarché en tant qu’objet ou « être culturel ». L’identité culturelle d’« habitué du supermarché » peut être projetée socialement sur autrui, à bon ou à mauvais escient.
Or, il est à remarquer que le développement de traits culturels ne nécessite pas la reconnaissance sociale par autrui de l’appartenance au groupe : des sociétés secrètes cultivent leurs traits loin des yeux des non-initiés. L’auto-identification de l’individu au groupe et sa reconnaissance par ses membres suffit dans ces cas pour assurer la transmission des traits culturels ainsi que, le cas échéant, leur reconnaissance par d’autres initiés ou semi-initiés dans l’espace public.
À travers la discussion qui précède, le groupe social apparait ici avant tout comme un construit social à dimension subjective. L’appartenance sociale à certains groupes s’affiche plus clairement qu’à d’autres, mais la prise en compte ou non d’une appartenance supposée dépend également du contexte d’une interaction. De plus, tous ne conçoivent pas le monde social à travers les mêmes groupes, et malgré la dimension nécessairement collective d’une culture, l’attribution de cette culture à un individu, ou d’un trait culturel à un groupe, relève de la conscience subjective.
Par ailleurs, toutes les « appartenances » ne supposent pas une « culture ». Les catégories sociales (hommes/femmes ; jeunes/personnes âgées ; riches/pauvres ; patrons/ouvriers, etc.) sont des cas limites qui nous éclairent sur ce qu’implique ce concept de culture. Sur le plan théorique, la distinction entre les groupes sociaux et les catégories sociales correspond à la distinction entre deux types de collectifs sociaux projetés sur soi-même et sur autrui. Les groupes sociaux sont potentiellement pourvus d’une culture fondée sur les interactions interpersonnelles au sein du groupe,25 alors que cela n’est pas vrai des catégories sociales dans la mesure où les individus que l’on associe à la catégorie n’ont pas d’interactions exclusives entre eux. La catégorie sert à différencier des individus au sein d’un groupe, sur la base d’un attribut quelconque, sans nécessairement en faire un groupe social à part. Or, un attribut social servant à distinguer des catégories de personnes n’implique pas l’existence d’une culture propre. Le point de vue opposé verserait dans l’essentialisme.
De cette manière, on distingue socialement les catégories d’hommes et de femmes, au sein d’une société, mais on ne considère pas, au titre de la catégorie sociale, qu’il y ait une « culture masculine » et une « culture féminine » qui ne soit propre à chaque genre. Différences biologiques à part, il y a, certes, des comportements et des traits socialement construits et reconnus comme étant genrés, mais ils sont communément appris dans un contexte sociétal (national) : les interactions à l’échelle sociétale, directes ou mises en scène via les médias, etc. entretiennent des modèles de genre, des attentes sociales basées sur les catégories d’appartenance genrées, auxquelles se conforment ou non les individus. Ces traits peuvent aussi varier entre différents groupes au sein de la société (classe sociale, profession, etc.) et sont actualisés à travers les interactions, mais cela concerne autant les interactions entre hommes et femmes qu’entre individus du même genre.
Malgré cette distinction, on peut imaginer deux cas de figure dans lesquels on associe une culture propre à une catégorie sociale. Le premier, c’est lorsqu’une catégorie sociale devient aussi un groupe social, c’est-à-dire à partir du moment où il y a des interactions spécifiques entre les représentants d’une catégorie, qui revendiquent cette identité de groupe. Ainsi, si l’appartenance à une catégorie sociale pousse les individus à se rassembler et à développer des rapports sociaux spécifiques à l’intérieur de la catégorie, la conjonction d’une identification saillante et des interactions spécifiques peut mener au développement d’une culture propre. Si des femmes se retrouvent et vivent des expériences entre femmes qui mènent à l’adoption de nouveaux traits culturels attribués à cette identité, le fonctionnement devient ainsi celui d’un groupe social, et on peut parler de « culture » dans le sens où ce concept est défini ici.26
Le deuxième cas de figure implique des interactions sociotechniques avec des objets, tels que nous les avons déjà évoquées. On peut considérer, par exemple, que l’utilisation par une partie significative des femmes des produits cosmétiques féminins, puisse mener à l’élaboration de savoirs, de pratiques, etc. spécifiques à ces produits (techniques d’utilisation, marques, propriétés esthétiques, etc.). On pourrait alors attribuer ces savoirs et pratiques à une « culture » féminine, à partir du moment où ils puissent constituer des repères de signification projetés sur les femmes par d’autres personnes, par exemple en demandant des conseils sur tel ou tel produit. On considère donc ici que ces savoirs deviennent « culturels » à partir du moment où on les attribue à autrui (à tort ou à raison) sous prétexte de son appartenance à un groupe spécifique ou à une catégorie particulière.
Dans le contexte de cette discussion, la distinction particulière que nous faisons entre les échelles micro-, méso- et macroscopiques mérite quelques précisions supplémentaires, car il s’agit d’une clé importante pour la compréhension de notre définition des relations entre communication et cultures. La question et la distinction ont maintes fois été revisitées dans les sciences sociales, selon la sensibilité des théoriciens qui mettent l’accent tantôt sur la structure, tantôt sur l’agence individuelle pour penser le social. À ce titre, les niveaux micro (soi, interactions) et macro (culture, structure sociale) sont parfois complétés par l’intermédiaire méso, utilisé pour évoquer le groupe social ou l’organisation (Frame, 2013c ; Serpa et Ferreira, 2019 ; Wiley, 1988). Puisque l’approche que nous développons s’intéresse aux relations entre communication et cultures dans l’espace social, le niveau micro, tel que nous l’employons, celui des individus, est résolument tourné vers les dynamiques interactionnelles intersubjectives et non vers le soi intrasubjectif. Notre définition de la culture étant assez large, celle-ci recouvre à la fois le mésosocial et le macrosocial. Nous rattachons systématiquement une culture à une attribution d’appartenance sociale et récusons toute rupture ontologique entre les cultures de type « organisationnel » et national ». Il s’ensuit que la distinction employée ici entre méso et macro repose sur la nature des relations entre les « participants » aux cultures en question. Le niveau mésosocial implique un groupe social structuré par des relations personnelles fréquentes entre une majorité de ses membres, qu’elles soient directes ou médiatées. Le niveau macrosocial, par contraste, concerne les groupes (plus importants) dont la grande majorité des membres n’ont pas de relations directes entre eux et pour lesquels des canaux de diffusion médiatiques jouent un rôle important dans l’actualisation des repères de signification culturelle. Les structures institutionnelles des sociétés se trouvent à l’échelle macrosociale, non pas parce que celle-ci s’attache à la structure sociétale en tant que telle, mais bien parce que de telles structures impliquent des relations anonymes médiatisées.
Le Tableau 1 résume la distinction faite entre les trois échelles d’analyse utilisées.
Échelle d’analyse | Critères d’application | Exemples |
Microsociale | S’applique à des dynamiques interactionnelles entre individus qui communiquent dans un contexte situationnel, en coprésence ou via un dispositif médiaté. | Interactions face à face ou médiatées, synchrones ou asynchrones. |
Mésosociale | S’applique à des dynamiques culturelles impliquant des groupes sociaux ou des pratiques sociales, où au moins la majorité des participants à la culture se connaissent personnellement et actualisent cette culture en interagissant régulièrement en face à face ou via des dispositifs socionumériques. | « Petites cultures » (Holliday) ; communautés de pratique (Wenger) ; cultures familiales, de quartier (Philipsen), de petites structures associatives ou services au sein d’une organisation, de classes scolaires ; communautés en ligne (Kozinets)... |
Macrosociale | S’applique à des dynamiques culturelles impliquant des groupes sociaux ou des pratiques sociales pour lesquels les relations sociales entre participants à la culture sont en très grande partie anonymes. L’identification se base sur des attributs catégoriels et l’actualisation des repères culturels repose généralement en partie sur une diffusion via les médias de masse ou via internet. | Cultures nationales, régionales, professionnelles, sportives, religieuses, générationnelles, « affinitaires » (Gee), de marque… |
Cette distinction et les échelles elles-mêmes sont nécessaires pour éviter tout réductionnisme ou déterminisme consistant à penser que les unes puissent être subordonnées aux autres. Le choix de trois échelles (et non deux, ou bien plus) est avant tout heuristique, comme le remarquent Serpa et Ferreira (2019). Comme le sous-entendent les formulations utilisées dans le tableau pour différencier ces échelles, la réalité sociale est sans doute plus complexe avec un nombre important de niveaux de structuration plus ou moins institutionnalisés, qui s’enchevêtrent et se chevauchent (cf. infra, section 7.2.2).27 Dans les discussions qui suivent, et nonobstant les critiques qui peuvent être formulées à l’égard du caractère réducteur de ces distinctions si elles sont appliquées de manière rigide, nous les employons à visée heuristique, associée au mode d’actualisation de repères culturels (échanges intersubjectifs directs à l’échelle méso ; diffusion médiatique anonyme à l’échelle macro).
En ce qui concerne les relations entre les échelles, à la lumière d’une conception guidée par la théorie de la structuration (Giddens, 1987), elles peuvent d’ores et déjà être qualifiées d’émergentes (Wiley, 1988). Le chapitre 3 évoquera en détails ce processus, à travers l’approche sémiopragmatique, nous permettant de parcourir les échelles du macro au micro et inversement. Plus généralement, la troisième partie de l’ouvrage reviendra sur la question de l’interculturation et des transfigurations culturelles qui s’opèrent aux échelles macro et méso, à travers les figurations microsociales, dans nos sociétés mondialisées et médiatisées.
Si la culture, telle que nous la définissons ici, ne peut pas être « individuelle » car elle suppose toujours une dimension collective, ce sont bien les individus qui sont « porteurs » des différentes cultures et dont on considère qu’elles vont affecter les comportements et les compétences communicationnelles. Avant de regarder de plus près, au chapitre 3, la manière dont nous nous servons de nos connaissances culturelles et les actualisons lors d’interactions sociales, il reste à préciser, dans cette définition communicationnelle, les rapports qu’entretiennent les individus avec les cultures : comment ils les appréhendent à travers la socialisation et la manière dont les cultures peuvent influencer durablement les individus sur le plan cognitif.
Il faut penser les relations entre individus et cultures par rapport aux groupes sociaux auxquels sont identifiés à la fois les cultures et les individus que l’on aborde à travers leur appartenance supposée à tel ou tel groupe, qui les aurait marqués psychologiquement de manière plus ou moins profonde et durable. Lorsqu’un individu s’identifie ou est identifié comme « appartenant » à une culture ou à un groupe social particulier, il s’attribue ou se voit attribuer un ensemble de traits que lui-même ou d’autres personnes associent aux membres de ce groupe. Cette attribution s’appuie sur l’idée (vraie ou fausse) selon laquelle l’individu a vécu un processus de socialisation dans un contexte marqué par l’appartenance au groupe, et qu’à travers ce processus il a intériorisé des traits culturels qui risquent d’affecter son comportement d’une manière ou d’une autre.
Suivant la conceptualisation bien connue de Berger et Luckmann,28 la socialisation primaire marque initialement et profondément l’esprit et la manière dont l’individu conçoit le monde, jouant un rôle important dans la structuration cognitive de l’enfant qui se développe. À travers ce processus, qui s’opère à la fois sur les plans cognitif et affectif, précisent Berger et Luckmann (1966, p. 151), l’enfant intègre des structures nouvelles et apprend sa place au sein de la société, via la manière dont celle-ci lui est présentée par ses proches (« significant others »). Cet apprentissage structure en profondeur sa manière de penser, de s’exprimer, d’être, sachant qu’il s’opère en l’absence de toute conceptualisation préexistante. Plus tard, la socialisation secondaire aide l’individu déjà socialisé à s’adapter à des interactions au sein de groupes sociaux jusqu’alors inconnus.29 Elle modifie ses attentes, ses discours, et lui apprend de nouveaux codes et de nouveaux comportements, en fonction de ses représentations de ces groupes et de leurs normes. La socialisation secondaire n’a pas lieu dans le même contexte (ni social, ni cognitif) que la socialisation primaire, dans la mesure où elle concerne un individu déjà socialisé. Elle s’opère de manière relative aux acquis de la socialisation primaire (et secondaire) passée et marque l’individu moins profondément sur le plan cognitif.
Cette conceptualisation heuristique, d’un processus sans doute plus complexe encore, soulève tout un ensemble de questions : sur la portée effective des deux types de socialisation, sur le moment du passage de l’un à l’autre, sur la possibilité ou non de se défaire totalement de l’influence des cultures de socialisation primaire, de la profondeur de la socialisation secondaire dans le cas d’individus ayant coupé tout contact avec une « culture d’origine », ou encore la nature de cette socialisation chez des enfants exposés très tôt à plusieurs environnements culturels très différents. Pour y répondre, les travaux se poursuivent en psychologie culturelle et en psychologie du développement, sans perdre de vue le fait que chaque cas étudié est particulier. Comme le commentent Scollon et Wong Scollon : « Our primary socialization is a very powerful framework around what we do for the rest of our lives. We tend to form our concept of the world as well as our own place in it very early in life, and to change that concept of the world is a threatening prospect that few of us are willing to face up to. » (2001, p. 253).
L’importance de la socialisation primaire dans le développement de l’adulte socialisé permet de comprendre la raison pour laquelle, en communication « interculturelle », l’accent a longtemps été mis sur les cultures nationales, souvent le dénominateur commun de la socialisation primaire, à l’exclusion des autres cultures et groupes. L’importance perçue des cultures nationales correspond aussi à une représentation du réel socialement répandue. Certes, elle recouvre de vrais patterns de socialisation, du moins chez des individus n’ayant eu que peu de contacts avec d’autres environnements nationaux à un jeune âge. Mais, comme le soulignent Berger et Luckmann, malgré l’influence des médias et des systèmes scolaires centralisés, la médiation des proches joue un rôle important dans le processus de socialisation : tous les enfants ne sont pas exposés aux mêmes stimuli aux mêmes moments. De plus, chacun réagit différemment face aux acquis de la socialisation primaire, pendant et après le processus, adoptant plus ou moins de distance critique et de conscientisation, faisant preuve d’une capacité plus ou moins importante d’intégrer de nouveaux schémas cognitifs, dans différents contextes. Selon Ching Wan et Jia Yu :
Nous pouvons détenir des connaissances culturelles fondées sur notre expérience de (l'appartenance à) une culture/un groupe social, mais celles-ci sont distinctes de nos caractéristiques personnelles : la culture ne détermine pas la personnalité, et nous pouvons détenir des traits culturels en tant que références pour une culture particulière (y compris une culture à laquelle nous appartenons) sans chercher à les incarner. [Wan et Yu, 2014, p. 68 ; notre traduction]30
À travers cette affirmation, Wan et Yu soulèvent indirectement la question de la « centralité » des groupes pour l’individu : certains groupes sont plus importants que d’autres sur les plans affectif et cognitif, et vont ainsi l’affecter plus profondément dans ses interactions (cf. aussi infra section 3.1.1). Wan et Yu (2014, p. 67) proposent la distinction entre deux types d’identification à un groupe, fondée (a) sur l’appartenance au groupe (« category-based cultural identification ») et (b) sur les représentations intersubjectives d’une culture (« knowledge-based cultural identification »). Pour le deuxième type de relation, que les auteurs illustrent avec l’exemple de la culture hip-hop, l’individu aspire à appartenir à un groupe dont il n’est pas « membre » selon des critères organiques. Il adopte les traits culturels du groupe, qu’il peut faire valoir, selon le contexte social, afin de revendiquer cette identité culturelle.
Cette distinction peut être utile pour discuter, par exemple, des cas d’appropriation culturelle (supra), mais elle ne semble pas très éloignée de la distinction communément admise en sociologie et en psychologie sociale, entre groupes d’appartenance (membership groups) et de référence (reference groups) (W. Gudykunst et Kim, 1992, p. 64 ; Scott, 2014 ; Siegel et Siegel, 1957 ; R. H. Turner, 1956). En reconnaissant la dimension subjective de la question de l’appartenance ou non à un groupe, il est utile de considérer que les relations de l’individu envers différents groupes ne sont pas les mêmes. Les groupes d’appartenance, notamment de socialisation primaire, peuvent marquer profondément l’individu dans sa manière de penser et d’agir. Or, il se peut également que tel ou tel groupe d’appartenance (une classe sociale, une région d’origine, etc.) soit vécu comme un fardeau social par l’individu qui cherche alors à s’en distancer à travers ses interactions, dans la mesure où il s’agit d’une appartenance non choisie, ou du moins non revendiquée.
Le terme de « groupe de référence » recouvre les groupes dont l’individu ne se considère pas comme un membre à part entière, ou dont son appartenance n’est pas reconnue par autrui. Cela inclut les groupes retenus comme références positives pour les individus qui aspirent à en faire partie (comme dans le cas de la catégorie de la « knowledge-based cultural identification » proposée par Wan et Yu). Vis-à-vis de ces groupes, l’individu peut tenir tout particulièrement, selon la situation sociale, à faire valoir les traits culturels correspondants, afin de se rapprocher de l’identité du groupe. Alors qu’il prenait surtout ce sens téléologique au départ (Turner, 1956), le terme de « groupe de référence » est aujourd’hui utilisé plus généralement pour évoquer tous les groupes de non-appartenance (non-membership groups) (Scott, 2014). Cela inclut les groupes qui sont considérés comme des exemples négatifs, contre lesquels l’individu construit son identité, ainsi que d’autres groupes par rapport auxquels il se trouve dans une relation d’indifférence. Il est important de remarquer que des connaissances, plus ou moins profondes, de tous ces groupes sont également acquises pendant la socialisation primaire et secondaire, de telle sorte que les individus disposent de savoirs et de représentations à propos de cultures attribuées à des groupes sociaux dont ils ne se considèrent pas comme faisant partie. C’est grâce à l’ensemble de ces savoirs, mobilisables dans l’intersubjectivité, que l’on anticipe et interprète les comportements et les attitudes d’autrui, et que l’on structure ses propres comportements et attitudes (cf. infra chapitre 3).
Le type et le degré de socialisation et la centralité du groupe dans la conception de soi de l’individu, affectent ainsi l’importance perçue de telle ou telle culture pour cet individu. Or, il existe aujourd’hui un débat, porté notamment par les contempteurs du concept générique de culture, autour de l’influence possible des cultures sur le plan cognitif. Les approches critiques (supra, section 1.2.3) qui prônent une vision « liquide » de la culture en tant que construction sociale, ont souvent tendance à évacuer sa dimension cognitive formatrice, préférant s’en tenir à la métaphore de la culture comme « boîte à outils » ou répertoire (supra : Swidler, 1986), mobilisable à volonté en fonction de la situation sociale. En cela, ces chercheurs s’opposent à d’autres qui, sans récuser l’importance de la culture en tant que « représentation du réel », pensent que le niveau collectif projeté sur le groupe et intériorisé via les interactions, joue également un rôle non négligeable dans la socialisation de l’individu et dans son développement psychologique. Pour ces derniers, les cultures, et notamment celles de socialisation primaire, peuvent marquer les individus, plus ou moins durablement, dans leur manière de penser et d’agir.
Pour bien poser les termes de ce débat, il peut être intéressant de le formuler en hypothèses ou paradigmes opposés : l’hypothèse d’une culture faible comme construit social et représentation du réel manipulé par l’individu, versus l’hypothèse d’une culture forte qui aurait le potentiel de marquer plus profondément les individus. À l’image de l’hypothèse de Sapir-Whorf en linguistique, la question est celle de l’influence possible de la culture (à la place de la langue chez Sapir et Whorf) sur notre pensée. L’hypothèse faible réduit la culture à un outil, qui influence non pas la pensée elle-même, mais son expression. Plus on connaît de répertoires culturels, plus on dispose de choix en modalités de communication. L’hypothèse forte met en avant le rôle de la socialisation dans notre manière de voir le monde. Selon les modalités de socialisation dans différents groupes, la structuration cognitive de l’individu (Frame, 2013b, p. 125 et seq.) est susceptible d’être plus ou moins durablement marquée par les visions dominantes véhiculées par ces groupes.
Il est important de remarquer que l’hypothèse forte n’est pas en soi une hypothèse déterministe, car elle présuppose le caractère processuel de la culture à travers les interactions et intègre la vision de la culture comme représentation du réel. Puisqu’elle repose sur la socialisation, qui est un processus idiosyncrasique lié à l’expérience de chacun, elle ne suppose ni que tous les individus intègrent les mêmes traits culturels ni qu’ils les structurent de la même manière. Simplement, cette hypothèse forte admet que, malgré toutes les différences individuelles, il puisse y avoir quelque-chose qui relie, dans leur manière de penser, de réagir, certains individus qui grandissent et sont socialisés au sein d’une même société, qui parlent une même langue, etc.31 Pour l’hypothèse faible, ce serait autant d’individus autonomes, différents, capables de mobiliser ou non, consciemment ou inconsciemment, des traits d’une culture particulière, qu’ils estiment plus ou moins partagée, dans une situation quelconque. Or, la manière de penser de ces individus ne serait pas marquée par leur socialisation primaire, donc fondamentalement la même que la manière de penser de n’importe quelle autre personne (de même âge, intelligence et degré de socialisation) n’importe où dans le monde. Cette pensée s’exprimerait et prendrait forme à travers (la langue et) la culture de socialisation choisie, mais il suffirait qu’un individu venu d’ailleurs se socialise par la suite au sein d’un même groupe social pour pouvoir adopter ce nouveau mode d’expression de sa pensée, à l’image des autres individus se servant de ce répertoire culturel.
L’hypothèse faible nécessiterait ainsi une nouvelle théorisation des processus de socialisation primaire et secondaire, que le présent travail n’a pas vocation à tenter d’élaborer, afin de bien dissocier, si faire se peut, la socialisation de la structuration cognitive. La question et le débat restent ouverts, mais en raison de notre ancrage épistémologique dans le constructionnisme social et la théorie de la socialisation, l’hypothèse adoptée ici est celle d’une culture forte, avec toutes les précautions qui s’imposent pour ne pas tomber dans les travers déterministes identifiés jusque-là. Dans cette perspective, il nous semble important de dépasser l’opposition binaire entre approches « solides » et « liquides » dont le lecteur aura désormais cerné certaines limites, notamment à travers les échelles d’observation de la culture (supra section 2.1). Les approches solides abordent la culture au niveau collectif, comme un ensemble de savoirs, souvent peu dynamique, qui affecte les individus définis comme « membres » de cette culture. Critiquées pour leur réductionnisme, ces approches sont opposées aux approches liquides, davantage processuelles, qui situent la culture au niveau de la construction intersubjective et remettent en cause sa dimension collective. Fred Dervin dénonce comme « janusiennes » et peu cohérentes les approches qui cherchent à articuler le solide et le liquide dans leurs analyses de la dimension culturelle des faits sociaux (Dervin, 2011b, p. 33‑35).
Cependant, alors que plus personne ne conteste aujourd’hui la nécessité de penser la culture dans sa dimension liquide comme un processus intersubjectif, les représentations sociales de la culture en font quelque-chose de solide, d’essentiel. Cela doit également être pris en compte dans l’analyse, pour refléter les représentations des individus (Holliday, 2015, p. 199). Qui plus est, si nous admettons l’hypothèse d’une culture forte, nous devons aussi intégrer dans notre conceptualisation du processus la dimension collective, structurante, susceptible de marquer la pensée des individus.
Plusieurs paradigmes peuvent nous permettre de dépasser cette vision binaire et rendre compte de la relation dialectique entre manifestations solides et liquides de la culture. Adrian Holliday (2016) propose la métaphore « des blocs et des fils » (« blocks et threads ») pour échapper au réductionnisme. La culture peut être conçue en tant que « blocs », écrit-il, lorsqu’on adopte une vision fondée sur les différences qui opposent les cultures les unes aux autres. Le paradigme dominant est alors l’affrontement entre blocs culturels différents. À d’autres moments, les cultures peuvent être abordées comme des « fils » d’expériences partagées (« common strands of experience ») qui nous permettent de négocier ensemble des identités et de nous situer les uns par rapport aux autres. Il est alors nécessaire d’alterner et de penser ensemble les perspectives solides et liquides, afin de comprendre les modalités représentationnelles et relationnelles différentes à l’œuvre.
Une autre proposition pour dépasser le binaire solide/liquide a été faite par Tania Ogay et Doris Edelmann (2016). Ces auteurs comparent la culture à un « fluide non-newtonien », l’un de ces fluides aux propriétés physiques bien particulières qui se densifient sous pression au point de devenir presque solides, mais qui retournent à un état liquide une fois la pression enlevée. Ainsi, écrivent Ogay et Edelmann :
La culture est généralement liquide, (ou gazeuse comme l'air), imprégnant tout dans le contexte, mais restant inaperçue. Mais lorsqu'une pression se fait sentir (par exemple en lien avec des questions d'identification ou de différenciation lors d'un contact interculturel), la culture devient solide et perceptible, et les différences sont perçues et réalisées.[Ogay et Edelmann, 2016, p. 9‑10 ; notre traduction]32
En intégrant le contexte social, cette métaphore met en avant les conditions dans lesquelles, en raison de tensions identitaires ou rivalités intergroupes, les cultures risquent d’être conçues comme des blocs opposés, alors qu’à d’autres moments, on fera appel inconsciemment à des savoirs culturels pour négocier les identités et le sens. Une articulation entre liquide et solide est ainsi proposée, qui montre non seulement l’intérêt mais la nécessité d’allier les deux perspectives sur la culture. Selon le contexte et les représentations d’altérité mobilisées, la perspective des acteurs sociaux peut basculer d’une modalité de représentation à l’autre. Cette dimension intersubjective de la négociation interpersonnelle de la culture sera développée au cours du chapitre suivant.