Au mois d’août 2020, je me suis inscrit pour la première fois sur le réseau socionumérique TikTok. J’ai été motivé en partie par ma volonté de suivre et de comprendre l’évolution des réseaux socionumériques par intérêt personnel et professionnel, en partie par la volonté de me montrer « à la page » auprès de mes proches, ce qui a beaucoup amusé mes filles adolescentes que je voyais utiliser le dispositif depuis plus d’un an déjà et qui m’en ont expliqué les grandes lignes, de leur point de vue. Créé en 2016, le réseau comptait en juin 2020 près d’un milliard d’utilisateurs actifs dans le monde, notamment en Chine et aux États-Unis, dont 6,5 millions environ en France, selon des sources internet.1 Majoritairement composé d’adolescents qui regardent ou postent des vidéos courtes, le plus souvent en interprétant des pas de danse préfigurés sur des airs proposés par l’interface, le public de TikTok dans le monde entier visionne, au moment de l’écriture de ce texte, environ un milliard de vidéos par jour. L’application est actuellement disponible dans 150 pays et l’interface traduite en 39 langues. Des vidéos sont proposées aux utilisateurs selon un algorithme qui prend en compte de nombreux facteurs, dont l’historique d’activité, le temps passé et le degré d’interaction par type de vidéo, la popularité ou la viralité des contenus, les hashtags, les préférences du réseau « d’amis », la situation géographique, la langue de l’interface, etc. Il est également possible d’effectuer des recherches via hashtags ou mots clés, ou de « suivre » des comptes afin de regarder les vidéos qu’ils proposent. La dimension globale est présente, au moins pour les nouveaux utilisateurs, puisque les vidéos proposées dans le fil de l’utilisateur viennent potentiellement de partout : les pas de danse et les musiques TikTok jouant en quelque sorte le rôle de langage universel. Les vidéos peuvent s’accompagner de commentaires audio ou de textes et/ou de hashtags, l’anglais étant parfois utilisé comme langue véhiculaire pour ces éléments. Grâce à l’interface, il est possible de réaliser facilement ses propres vidéos, à partir de celles d’autrui (fonction « duet ») ou en s’aidant d’éléments mis à disposition par la plateforme. Mis à part les nombreux contenus musicaux et/ou humoristiques, les vidéos de maquillage, l’ASMR, le réseau est aussi utilisé pour commenter des actualités ou pour exprimer un engagement politique, comme, par exemple, autour du hashtag #BlackLivesMatter, à la suite du décès de George Floyd aux États-Unis en mai 2020.
Contrairement aux apparences premières, le travail présenté dans ces pages ne porte pas sur TikTok. Mais ce dispositif de médiation culturelle sert d’illustration liminaire au propos qui sera développé ci-dessous, dans la mesure où il permet de mettre en avant des problématiques touchant aux relations entre communication et cultures. Dans la tradition paloaltiste, si l’on considère l’utilisation du réseau pour regarder ou poster des vidéos publiques comme une forme de communication, quelles sont les « compétences culturelles » utiles pour cette activité ?
De toute évidence, elles sont multiples. Les contenus proposés par la plateforme mettent en scène très majoritairement de jeunes adolescents, avec des références culturelles associées à cette « culture jeune » connectée et globalisée : des influenceurs sur les réseaux sociaux, des jeux vidéo, des séries télévisées, des musiques et autres produits culturels. Il y a également une certaine influence de ce qui pourrait être qualifié de « culture américaine » et de « culture asiatique » : outre la démographie globale des utilisateurs concentrée dans ces deux zones du monde et la présence d’influenceuses américaines, le hashtag #KPop comptabilise environ 30 milliards de vues sur la plateforme, environ 5 fois plus que #Trump qui a environ 5,5 milliards de vues au moment de la rédaction. Cependant, un intérêt pour des questions d’actualité qui touchent les jeunes, sur l’injustice sociale, le racisme ou l’écologie, par exemple, peuvent aussi constituer un attendu culturel. Le hashtag #BlackLivesMattera été vu 20 milliards de fois. L’utilisation de hashtags, d’émoticôones et de mèmes relève aussi de compétences techniques et de codes associés à d’autres réseaux socionumériques, supposant une « culture numérique » qui comprend aussi, pour certains, la production de vidéos courtes sur smartphone. D’autres codes sont propres ou davantage spécifiques à la « culture TikTok » : certains mèmes et hashtags liés à des « défis » lancés sur la plateforme ; des gestes techniques liés à la prise des vidéos via l’interface ; mais aussi les musiques et les pas de danse rendus populaires par la plateforme qui se propagent sur d’autres médias, voire sur des pistes de danse. D’autres connaissances et compétences culturelles d’ordre plus général sont également utiles pour interagir avec le dispositif, que ce soit au niveau de la communication verbale (groupes linguistiques nationaux ou transnationaux ; « culture anglophone » ou non), ou de la « culture musicale » (y compris des compétences en danse pour ceux qui produisent des vidéos). Enfin, à l’intérieur de la plateforme, il se trouve une multitude de vidéos thématiques, sur le jeu vidéo (ou un jeu), le maquillage, un artiste, ou bien tel ou tel phénomène de « culture populaire » qui supposent des connaissances spécifiques autour de ce centre d’intérêt particulier. L’on pourrait alors parler de « cultures de fans » (« fan cultures »), de « cultures de jeu » (« gamer cultures »), et ainsi de suite.
Force est de constater que les différentes « cultures » évoquées ici sont multiples, de « niveaux » différents car associées à des groupes sociaux tantôt nationaux ou liées à un territoire, tantôt transnationaux, liées à une langue, à un groupe d’âge, à un centre d’intérêt, au dispositif lui-même. Ces « cultures » se recoupent également : en quoi la « culture musicale » peut-elle, doit-elle être distinguée de la « culture de fan » de tel artiste, de la « culture jeune » qui comporte des connaissances musicales, etc. ? Dans la mesure où ces distinctions intéressent avant tout les chercheurs en SHS, l’utilité heuristique du concept de culture atteint-elle ses limites ici ? Les utilisateurs de TikTok parlent eux -aussi de « cultures », mais surtout dans un sens national ou ethnique. Autour des hashtags #culture ou #culturechallenge, ils mettent en scène ces « cultures », en performant une danse particulière sur une musique TikTok, éditant leur vidéo pour que les vêtements ordinaires des danseurs changent, sans transition, à mi-vidéo et à mi-danse, en costume national ou ethnique folklorique. Ces hashtags sont devenus populaires au printemps 2020,2 provoquant plus d’un milliard et demi de vues des très nombreuses vidéos produites pour relever le défi lancé sur la plateforme. Les vidéos sont généralement accompagnées de discours de fierté nationale ou ethnique, parfois de commentaires les accusant « d’appropriation culturelle ». Les discours sur TikTok célèbrent ainsi la culture comme un héritage folklorique à chérir, dans le respect de la diversité.
Pour le chercheur en sciences de l’information et de la communication (SIC) intéressé par les médiations culturelles de la communication, TikTok représente naturellement bien plus qu’un forum pour mettre en scène des identités nationales ou ethniques à travers des formes culturelles stéréotypées. Ces discours doivent être pris en compte car il s’agit des « représentations du réel » (Bourdieu, 1980) des acteurs sociaux concernés. Mais, en tant que figuration communicationnelle médiatisée (Hepp, 2013), la plateforme recèle bien d’autres phénomènes culturels intéressants. Elle met en relation des individus partout dans le monde, préfigurant ainsi des échanges communicationnels et culturels déterritorialisés. Il pourrait être intéressant, à ce titre, d’étudier la manière dont les musiques et les danses proposées par les uns et les autres, via l’interface, sont réappropriées entre groupes : nationaux, ou alors entre fans de telle personne, ou bien entre groupes d’âge, voire sur d’autres médias ou réseaux socionumériques. Au fur et à mesure que le réseau se popularise, des groupes au-delà de la classe d’âge initialement ciblée s’y intéressent, selon un phénomène de mode fondamentalement identitaire (Bauman, 2011 ; Bourdieu, 1979 ; Simmel, 1905). À travers ces groupes moins « branchés », les innovations culturelles se diffusent plus largement au sein de différentes sociétés, alors que les groupes précurseurs innovent en se différenciant via le phénomène de distinction bourdieusienne.
La nature de l’activité sociale mise en scène sur TikTok fait ressortir également les interactions homme-objet, qu’il s’agisse d’artefacts culturels tels que des musiques ou des danses, des interactions avec d’autres objets (maquillage, accessoires…) ou bien l’invocation d’institutions ou d’autres figures qui parlent à travers les différents actants (Cooren, 2013). Parallèlement aux dynamiques proprement sociales, l’algorithme est un élément important dans la mesure où il influence également la diffusion culturelle, via les différentes variables prises en compte. Il a été remarqué qu’à la différence d’autres réseaux socionumériques, les « amis » jouent un rôle relativement peu important sur TikTok.3 Bien qu’il soit possible de suivre des amis (mais seul un pourcentage assez faible d’utilisateurs produit des contenus) ou de leur recommander des vidéos, et qu’il semble que l’algorithme prenne en compte les réseaux d’amitié constatés dans les vidéos qu’il propose aux utilisateurs, l’expérience est surtout individuelle, et ce sont les habitudes de chacun qui influencent les vidéos auxquelles il est exposé. Les choix faits vont plutôt orienter l’exposition à des contenus de tels ou tels groupes, aussi hétérophiles ou homophiles qu’ils soient. À travers sa navigation et ses choix de comptes à suivre, ses recherches passées, il crée sa propre bulle (filter bubble) qui peut, ou non, privilégier des vidéos par groupe linguistique, par origine géographique, par thématique, etc. Ce type d’expérience médiatisée fondé sur un choix de contenus opéré par algorithme vient rajouter aux logiques sociales d’exposition à des contenus culturels une logique technique qui est le fait de l’entreprise (Saemmer, 2018).
En raison de la médiatisation du dispositif, des artefacts culturels circulent en dehors des groupes d’appartenance primaires. Pour analyser ce phénomène, il semble peu pertinent de partir du principe que tous les acteurs sociaux sur TikTok appartiennent à un seul et unique groupe (de « TikTokeurs ») responsable de leur socialisation et de leur comportement « culturel ». Il faut penser les identités plurielles (Lahire, 2001 ; Rouquette, 2011) et le sens que les socionautes accordent à leur utilisation du dispositif, qui peut traduire, pour certains plus que pour d’autres, un intérêt pour l’exotique, l’insolite, qu’ils peuvent ensuite se réapproprier ou non sur le plan identitaire, en le performant à travers leurs propres vidéos ou interactions sociales hors plateforme. En vue d’impressionner mes amis lors de ma prochaine sortie en boîte de nuit, je peux apprendre une danse coréenne sans pour autant me rendre à Séoul. Ces « emprunts » ou « transferts » culturels, d’un groupe à un autre, se font avec une plus ou moins forte identification à un groupe reconnu comme étant « d’origine » (Amselle, 2001), ce qui peut donner lieu à des accusations d’appropriation culturelle dans certains cas, tout en passant quasi-inaperçus dans d’autres.
Est ainsi posée, à travers l’exemple de TikTok, la question de ce qu’Yves Jeanneret (2008) appelle la trivialité, à savoir la circulation des « êtres culturels » dans l’espace sociosémiotique. À l’ère des réseaux socionumériques et des objets connectés, la médiatisation et la mondialisation complexifient d’autant plus ce processus. Elles contribuent à désolidariser le lien entre cultures et groupes sociaux, en déterritorialisant les relations sociales et en facilitant l’accès et l’identification à des traits culturels associés à d’autres groupes. Dans ce contexte, cet ouvrage soulève la question des relations entre cultures et communication. Comment comprendre le rôle des cultures et des identités dans notre communication interpersonnelle ? Comment la communication fait-elle évoluer les cultures, dans nos sociétés médiatisées et mondialisées ? Il réinterroge le concept de culture en tant que dimension préfigurant la communication à l’échelle microsociale et conçoit la communication comme espace et processus de médiation entre les cultures aux échelles méso et macro (processus d’interculturation).