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Couverture du livre John Dewey face aux fondamentalismes (J. Stavo-Debauge) Show/hide cover

Conclusion

Au regard de la façon dont bien des sociologues, anthropologues et philosophes non-confessants (et souvent athées) adoptent sans recul critique les perspectives du post-sécularisme contemporain, alors qu’il ne fait qu’enregistrer et véhiculer les revendications de divers fondamentalismes– chrétiens ou islamiques –, j’aimerais rappeler une chose et poser une question. D’abord, rappeler le jugement que Dewey portait sur les intellectuels et littérateurs laïcs qui se rangeaient au côté des théologiens et philosophes dévots dans les années 1940, au nom d’une commune « aversion » à l’endroit du naturalisme – au risque de se faire manger tout cru1 par les plus absolutistes des partenaires de cette alliance « temporaire » :

En vérité, l’alliance actuelle entre ceux qui font appel à la philosophie grecque et ceux qui font appel à la philosophie médiévale est plus tactique que basique. Ils sont alliés dans une aversion commune, co-habitants dans une grotte d’Adullam. Ils ont les mêmes aversions sans avoir la même loyauté et le même but. […] Au vu de ce que les deux écoles ont en commun, celle représentée par nos philosophes théologiens semble avoir l’avantage sur sa partenaire temporaire. Car ils prétendent parler au nom d’une église divinement fondée, qui est en permanence dirigée d’en haut. Par conséquent, lorsque les énoncés de la raison humaine faillible varient et que les moralités purement civiques de différentes personnes entrent en conflit les unes avec les autres, l’Église peut de façon autoritaire imposer sa vérité. [Dewey, 1944, p. 269]

Ensuite, une question : n’est-il pas curieux que nombre de philosophes, sociologues, anthropologues, historiens s’en remettent aux religions « révélées » – qui ne se distinguent guère par leurs impulsions démocratiques – pour sauver ou ressourcer la démocratie ? Là encore, on peut plutôt estimer avec Dewey que « les fins démocratiques réclament des méthodes démocratiques pour leur réalisation » (Dewey, 1939) et que « notre première défense consiste à réaliser que la démocratie ne peut être servie qu’avec l’adoption et la diffusion contagieuse de méthodes identiques aux fins à atteindre », et cela « au jour le jour et dans toutes les phases de notre vie commune » (p. 187).

Au lieu d’accommoder la démocratie libérale aux formes les plus dogmatiques des monothéismes, au lieu d’absolutiser la « liberté religieuse » des plus réactionnaires de leurs fidèles, ne devrions-nous pas plutôt faire valoir « l’idéal démocratique » et « l’attitude scientifique » ? Au lieu de céder aux sirènes du post-sécularisme contemporain – et donc au conservatisme et au surnaturalisme de ses premiers initiateurs et principaux partisans – ne vaudrait-il pas mieux renouer avec la puissance critique du naturalisme deweyen ?

S’il est difficile de hâter la disparition des fondamentalismes religieux, redoutablement résilients et habiles dans l’instrumentalisation de la tolérance libérale, on doit au minimum ne pas leur laisser les coudées franches, en continuant donc à les exposer à des enquêtes vigoureuses et à leur demander des comptes sur leurs ontologies extravagantes, leurs prétentions cognitives délirantes et leurs exigences normatives exorbitantes. Dans son dernier livre, David Hollinger note un « paradoxe remarquable » aux États-Unis, paradoxe auquel on ferait bien de réfléchir afin de ne pas en être à notre tour les jouets :

[U]ne société de plus en plus séculière est aux prises avec une arène politique de plus en plus religieuse. En 2021, 29 % de la population nationale se déclarait sans appartenance religieuse, mais seulement 0,2 % des membres du Congrès étaient dans ce cas. Les tribunaux fédéraux, dominés par des juges nommés par les Républicains, ont élargi le sens de la clause de « libre exercice » du premier amendement tout en limitant la portée de l’interdiction de l’établissement de la religion prévue par ce même amendement. […] Faire face au paradoxe d’une politique de plus en plus religieuse dans une société de plus en plus séculière est rendu plus difficile par la pratique consistant à protéger les idées religieuses de tout examen critique. […] La crainte d’être accusé de se montrer « partial contre la religion » a permis au christianisme conservateur d’exercer une influence disproportionnée sur les affaires publiques des États-Unis, écartant les versions libérales du christianisme et les autres perspectives, y compris le sécularisme. [Hollinger, 2022, p. 158-159]

Réduire au silence la critique des religions est l’un des effets attendus des discours post-séculiers : au reste, on peut dire que c’est même leur principal objectif (Stavo-Debauge, 2020). Mais comme Hollinger le rappelle, se garder de soumettre les religions à un « examen critique » revient généralement à faire un cadeau aux différentes droites religieuses, de toutes les confessions. C’était déjà le cas à l’époque de Dewey, et c’est encore le cas maintenant. De nos jours, la réticence à critiquer les fantasmagories fondamentalistes est d’autant plus coupable que le changement climatique nous réclame de nous soucier de la terre et de ne plus se perdre dans le Ciel : on ne doit et on ne peut attendre le secours d’aucune divinité pour faire face à nos problèmes écologiques, il faut donc se résoudre à « atterrir », comme le disait Bruno Latour.

Je souscris volontiers à ce mot d’ordre, mais en ajoutant que cet atterrissage suppose aussi de se débarrasser de cet encombrant bagage qu’est le surnaturalisme – ce que l’anthropologue et philosophe français récemment disparu savait d’ailleurs parfaitement, même s’il biaisait et ne (se) l’avouait qu’à moitié. Témoin de la naissance du fondamentalisme protestant et contemporain de ses premiers méfaits, Dewey, lui, ne biaisait pas : il avait compris très tôt que l’absolutisme religieux était triplement l’ennemi des sciences, de la démocratie et de notre commune condition terrestre.

  1. 1Les premiers font songer aux « agneaux » qu’évoquait Laurence Kaufmann, en mettant le « silence des agneaux » (Kaufmann, 2013) en vis-à-vis du Loup dans la bergerie (Stavo-Debauge, 2012).