L’extrême sévérité des jugements de Dewey sur les deux « camps » en lutte lors du conflit opposant modernistes et fondamentalistes peut paraître étonnante à qui absolutise le « pluralisme » du philosophe, comme J. Green (2014) semble le faire. Certes, Dewey a bien une conception relativement pluraliste de la connaissance, de même qu’il estime qu’il y a un continuum entre les « enquêtes du sens commun » et les « enquêtes scientifiques » (Dewey, [1938] 1993) : les secondes ne sont que des raffinements des premières, qui s’enracinent dans des impulsions vitales et des activités pratiques très élémentaires1. Pour ce qui est de son pluralisme en matière de connaissance, on a l’embarras du choix et on pourrait puiser dans n’importe lequel de ses grands livres pour l’illustrer. Cependant, nous nous attacherons ici à La Quête de certitude, car il n’avait pas échappé aux commentateurs et lecteurs de l’époque que ce livre constituait une redoutable « attaque de Dewey contre la religion et la philosophie traditionnelles », comme le rappelait George Dykhuizen dans The Life and Mind of John Dewey :
Les commentateurs ont noté en particulier l’attaque de Dewey contre la religion et la philosophie traditionnelles. « La philosophie classique et la religion institutionnelle reçoivent ici un projectile qui a été forgé au fil des ans », a déclaré un chroniqueur. « Si elles y survivent, elles survivront à Dewey », ajoutait-il. Les théories traditionnelles du savoir, observait un autre commentateur, font l’objet « d’une si incisive et persistante critique, page après page, que l’impression cumulative que l’on en retire est une impression de destruction extraordinaire ». [Dykhuizen, 1973, p. 243]
Dans La Quête de certitude, pour avoir une idée du pluralisme épistémique de Dewey, on peut relever ces éléments :
[I]l existe autant de genres de connaissances valides qu’il y a de conclusions pour le bénéfice desquelles on a employé des opérations distinctes dans l’idée de résoudre des problèmes ayant surgi au sein de situations dont on a fait antérieurement l’expérience. [Dewey, [1929] 2014, p. 213]
Si nous devons définir la science, non sur le mode technique habituel, mais en tant que connaissance qui croît par accumulation, grâce à l’application de méthodes apportant des solutions adéquates aux problèmes qui se présentent, alors les médecins, les ingénieurs, les artistes, les artisans peuvent prétendre à la connaissance scientifique. [p. 215]
Dans les faits, le peintre peut connaître les couleurs aussi bien que le physicien ; le poète peut connaître les étoiles, la pluie et les nuages aussi bien que le météorologue ; l’homme d’État, l’éducateur et le dramaturge peuvent connaître la nature humaine aussi authentiquement que le psychologue professionnel ; l’agriculteur peut connaître les sols et les plantes aussi bien que le botaniste et le minéralogiste. Le critère de la connaissance, on le trouve en effet au niveau de la méthode qu’ils emploient tous autant qu’ils sont pour produire de manière assurée des conséquences, et non pas au niveau des conceptions métaphysiques de la nature du réel. [p. 237]
Mais ce pluralisme a toutefois des limites et son « hospitalité épistémique » (Point, 2020 et 2021) n’est pas inconditionnelle : il est des cas où les exigences de la méthode de l’enquête, tout comme ses résultats les mieux établis, peuvent et doivent autoriser à exclure certaines choses, éliminer certaines croyances et liquider certaines entités métaphysiques ou religieuses. Raison pour laquelle ce sont bien souvent des deweyens ou des hookiens qui ont été à la pointe de la lutte contre la Creation Science et contre l’Intelligent Design (Kitcher, 1982 et 2007 ; Forrest, 2004 et 2011 ; Capps, 2002 ; Nanda, 2005).
En fait, les limites du pluralisme de Dewey tiennent tout simplement à son naturalisme – que les philosophes contemporains rangent dans la rubrique du « naturalisme libéral » (De Caro et Macarthur, 2022). Bien que « non-réductionniste », ce naturalisme repose en effet sur un « principe de continuité », dont Steven Levine a bien rendu les implications, en revenant sur Logique : la théorie de l’enquête – où Dewey « nie le surnaturel » et se donne pour « responsabilité intellectuelle d’indiquer de quelle manière la logique peut être liée au biologique dans un processus de développement continu » (Dewey, [1938] 1993, p. 83) :
Dewey définit un « principe de continuité » dont « la signification exclut, d’une part, rupture complète et, d’autre part, simple répétition d’identités ; elle exclut la réduction du « supérieur » à l’« inférieur », comme elle exclut toute rupture, tout hiatus » (Dewey, [1938] 1993, p. 81-82). Ceci a des ramifications ontologiques significatives. Si l’on rejette la réduction du supérieur à l’inférieur de manière générale, alors le réel ne doit pas être identifié à un seul niveau d’être, le microphysique par exemple. Dewey épouse plutôt un pluralisme évolutif dans lequel la matière, la vie et l’esprit sont des « plateaux d’existence » distincts mais continus, qui sont tous également réels. Le pluralisme de Dewey a cependant des limites, car s’il n’y a pas de sauts et de hiatus complets dans la nature, s’il n’y a pas de véritables ruptures, alors il n’y a pas de place pour des éléments extranaturels ou surnaturels, des éléments qui ne sont pas continus avec le reste de la nature. [Levine, 2022, p. 84]
Les limites de son pluralisme en matière ontologique se répercutent sur les limites de son pluralisme en matière de connaissances, et donc sur les limites de son « hospitalité épistémique » (Point, 2021), et vice versa. Et pour saisir ces limites, il nous suffit de parcourir à nouveau la liste des professions et des vocations énumérées dans La Quête de certitude : des médecins, des ingénieurs, des artistes, des artisans « peuvent prétendre à la connaissance scientifique » (Dewey, [1929] 2014, p. 215). Des peintres, des physiciens, des poètes, des météorologues, des hommes d’État, des éducateurs, des dramaturges, des psychologues, des agriculteurs, des botanistes, des minéralogistes le peuvent également (p. 237). Par contre, point de prêtres, de dévots ou de théologiens ; aux yeux de Dewey, « la méthode qu’ils emploient » n’est donc pas apte à produire quoi que ce soit qui mérite le titre de connaissance.
L’absence de tels personnages dans cette énumération fournit un bon témoignage du naturalisme et du sécularisme du philosophe américain. Néanmoins, leur exclusion n’est pas arbitraire, elle tient à la méthode de l’enquête, à l’impact de ses résultats les mieux établis et à ce en quoi doit consister quoi que ce soit pour gagner le titre de « connaissances » dont l’« assertabilité » est adéquatement « garantie » (Dewey, [1938] 1993). Dewey a eu plus d’une fois (et très tôt) l’occasion de s’exprimer à ce propos. On en trouve une des formulations les plus nettes dans « Les naturalistes sont-ils matérialistes ? », co-signé en 1945 avec Sydney Hook et Ernest Nagel, où les trois auteurs « embrassent collectivement un matérialisme non-réductionniste » (Eldridge, 2004, p. 62) :
Le témoignage d’un mystique est un témoignage, mais ce n’est pas nécessairement une preuve en faveur de la proposition affirmée par le mystique – bien que ça puisse être une preuve pour d’autres propositions –, pas plus que le compte-rendu d’un patient sur sa douleur n’est nécessairement une preuve de la vérité de sa croyance qu’il souffre d’une maladie mortelle. Si les naturalistes sont en désaccord avec ceux qui affirment l’existence des dieux et des anges, ce n’est pas parce qu’ils écartent du tribunal le témoignage de tous les témoins, mais parce que les témoignages en question ne résistent pas à un examen critique. L’horror supernaturae dont M. Sheldon accuse, non sans raison, les naturalistes n’est donc pas, de leur part, un rejet capricieux de croyances bien établies ; c’est une conséquence de leur refus d’accepter des propositions, comme la croyance aux fantômes, pour lesquelles la preuve disponible est massivement négative. [Dewey, Hook & Nagel, [1945] 2018, §27]
Le ton cliffordien pourrait surprendre, mais l’étonnement n’a pas lieu d’être. Dans cet article à plusieurs mains, Dewey ne faisait que redire ce qu’il avait avancé dans Une foi commune à propos des expériences mystiques :
Il en va de l’expérience mystique comme de n’importe quel phénomène empirique : elle doit donner lieu à une enquête sur ses causes. Il n’y a pas plus de raisons de convertir l’expérience elle-même en connaissance immédiate de ses causes que dans le cas de l’éclair ou dans celui de n’importe quel autre phénomène naturel. [Dewey, [1934] 2011, p. 125]
À l’instar de J. Green, beaucoup de commentateurs oublient qu’Une foi commune est aussi une critique, certes implicite2, du James des Varieties3. Ici, on peut suivre Ruth Anna Putnam :
Dewey est soucieux de distinguer son point de vue de celui des philosophes ou des théologiens qui font appel au fait que les individus ont des expériences religieuses – c’est-à-dire des expériences qu’ils décrivent comme la conscience de la présence de Dieu – en tant que preuve de l’existence d’une déité surnaturelle. On ne peut s’empêcher de penser aux Varieties of Religious Experience de William James. Mais Dewey ne mentionne pas James et, en fait, James ne prétend pas que les nombreuses expériences religieuses dont il parle prouvent l’existence d’une divinité comme celle que conçoivent les chrétiens protestants ou, en fait, les adhérents de toute autre religion. James n’est pas un chrétien au sens ordinaire, mais il n’est pas un naturaliste non plus. Les expériences religieuses sont, selon lui, la preuve de l’existence du divin, c’est-à-dire d’une conscience surhumaine, mais non de ce qu’il appelle des « sur-croyances » [over-beliefs] concernant sa nature. [Putnam, 2017a, p. 316]
En effet, Dewey s’y refuse à tenir les témoignages mystiques et les expériences religieuses pour des sources de connaissances ou des modes d’accès à des entités transcendantes, position à laquelle son idée de « phase religieuse de l’expérience » est « diamétralement opposée ». Ce qu’il entend par « religieux » est en effet « l’exact opposé d’un type d’expérience susceptible d’exister par elle-même » et dont de « nombreux esprits religieux » se prévalent « pour prouver l’existence de l’objet de la religion, et tout particulièrement de l’objet suprême : Dieu » (Dewey, [1934] 2011, p. 93-95).
Pour autant, il ne fallait pas attendre 1934 pour que Dewey fasse valoir que son naturalisme n’immunisait ni les croyances religieuses ni les expériences « mystiques », qui n’avaient pour lui rien de sui generis. On l’a vu, en 1908, « La religion et nos écoles » ne disait déjà pas autre chose et le jugement n’était pas sans conséquence, car cela signifiait que les religions n’avaient pas leur place au sein des écoles publiques4. Bien des commentateurs (Schaub, 1939 ; Rosenow, 1997 ; Feinberg, 2010) ne parviennent toujours pas à lui pardonner cette conclusion, tel Gary Bullert qui semble s’être transformé en dévot catholique, saluant « l’adieu » de Robert Talisse5 à la « démocratie deweyenne » et espérant que cet adieu conduira à défaire la position défendue par Dewey dans « La religion et nos écoles » :
Espérons qu’à l’avenir, Talisse ne fera pas seulement ses adieux à la démocratie deweyenne, mais aussi à l’initiative-clé de Dewey visant à séculariser les écoles. L’épitaphe de Talisse sur la démocratie deweyenne implique-t-elle une émancipation des écoles publiques d’une stricte adhésion au discours exclusivement séculier ? [Bullert, 2014]
Il y a un gouffre entre les positions actuelles de Bullert et celles qu’ils pouvaient endosser en 1983 dans The Politics of John Dewey, où il saluait Dewey pour avoir :
[…] averti que l’amalgame de la politique et de la théologie fomente des aberrations dangereuses au sein du régime démocratique. En recherchant la sanction divine pour des politiques sociales spécifiques, les théologiens politiques s’engagent dans un obscurantisme qui déclenche une guerre d’absolus, et non une analyse empirique. […] Alors que les théologiens peuvent aborder correctement les questions sociales, leurs conseils politiques doivent être évalués sur la base du bien commun et non des révélations divines privées ou des appels à un littéralisme biblique strict. [Bullert, 1983, p. 208]
En 2014, Bullert s’attache plutôt à souligner la virulence du sécularisme de Dewey, stigmatisant par exemple la vigueur de sa dénonciation de l’Église catholique au Mexique :
Voyageant au Mexique en tant que consultant en éducation à l’invitation du régime Calles, Dewey a applaudi la campagne du gouvernement pour supprimer, sinon détruire, l’Église catholique. Au milieu de la répression sauvage pendant la guerre de Cristero, il soutenait que : « l’Église ne peut guère échapper à la punition en raison de l’ignorance et du manque d’initiative qu’elle a tolérés sinon cultivé ». Pour Dewey, la culture mexicaine était scindée entre le catholicisme et le sécularisme scientifique : l’Église catholique était un obstacle à l’intégration politique et sociale du Mexique et elle devait donc être exorcisée. [Bullert, 2014]
Ici, Bullert réfère à « Mexico Educational Renaissance » et « Church and State in Mexico », tous deux publiés par Dewey en 1926 ; mais s’il ne s’était pas exclusivement soucié de protéger le catholicisme romain, il aurait aussi pu citer les articles de Dewey favorables à la Turquie kémaliste6 – notamment « Séculariser une théocratie » (« Secularizing a Theocracy ») (Dewey, [1924] 2019) – ou encore ceux sur l’Union soviétique – notamment « La religion en Union soviétique » (« Religion in the Soviet Union ») (Dewey, [1930] 2019) – où le philosophe pragmatiste ne montrait guère plus d’empathie envers les pieux musulmans et les pieux chrétiens orthodoxes. Profitant des remontrances dévotes de Bullert, on remarquera donc que Dewey n’était pas étouffé par les scrupules lorsqu’il lui semblait nécessaire de pointer les forces sociales, les organisations, les idées, les habitudes, les coutumes ou les institutions qui n’aidaient pas à nourrir l’idéal démocratique et alimentaient une forme ou une autre d’anti-naturalisme.
Et il ne le faisait pas seulement à l’étranger ! En 1922, on l’a vu, « La frontière intellectuelle américaine » (« The American Intellectual Frontier ») ne ménageait pas le Great Commoner (un des surnoms de Bryan) et mettait à l’index le « mouvement évangélique populaire », quand bien même ils ont pu l’un et l’autre, pendant un temps, grossir les rangs des social gospellers et embrasser certaines des causes du progressismeaméricain. En dépit, voire à cause de ses accents populistes, la religiosité de ces gens du commun et de leur représentant attitré ne représentait nullement l’attitude qu’il mettra en valeur dans Une foi commune : ils en fournissaient même la plus parfaite antithèse.
J’ai cité précédemment Une foi commune, car Dewey n’y transforme guère ses jugements des années 1920. En 1934, il ne manifeste pas plus de sympathie pour les religions qu’auparavant et certains commentateurs ont même été interloqués par la radicalité de l’ouvrage, tel William Shea :
Comment se fait-il que Dewey ait été un réformiste, un mélioriste dans tous les domaines de la vie sociale et politique, et un révolutionnaire partisan de la terre brûlée quand il s’agissait de religion ? Il était convaincu, par des preuves que nous ignorons, que les religions étaient plus corrompues et obscurantistes que les systèmes politiques. Il pensait que nous pouvions et devions nous débarrasser des religions, tandis que nous réformons la politique. [Shea, 1992, p. 78-79]
W. Shea fait écho au jugement de Edward L. Schaub, qui avait fait part d’un même étonnement7 :
[E]n envisageant les choses et les existences comme des possibilités, Dewey a fait une exception – et apparemment la seule – dans le cas des religions existantes. Quant à elles, il nous a demandé, dans ses premières références au sujet, d’éviter la réforme et la reconstruction, et d’acquiescer joyeusement à leur mort imminente. [Schaub, 1939, p. 397]
Même s’il ne s’adressait pas à W. Shea et répondait plutôt à E. Schaub, M. Eldridge a apporté une réponse adéquate à ce genre de questions ; cette différence de traitement n’est ni plus ni moins que congruente avec le jugement de Dewey sur les religions abrahamiques en général :
Manifestement, comme le montre l’exemple de la religion, Dewey était parfois prêt à rompre avec les pratiques actuelles et non pas simplement à essayer de les courber dans la bonne direction. La raison en est que Dewey pensait que la religion organisée, dans l’ensemble, était vouée à une approche non naturaliste […]. L’écrasante majorité des institutions religieuses étaient fondamentalement opposées au projet de Dewey de travailler à partir et au sein de la seule expérience pour développer nos valeurs communes. Et tant que les institutions religieuses continueraient à s’orienter vers l’au-delà, Dewey pensait qu’elles ne pourraient pas être déplacées dans la bonne direction ; elles doivent donc être abandonnées. [Eldridge, 1998, p. 173]
Si Nolan Pliny Jacobson estimait qu’avec Une foi commune, « les réflexions religieuses de Dewey [étaient] devenues moins combatives, plus constructives » (Jacobson, 1960, p. 196) ; à la lecture de l’ouvrage, on a du mal à voir en quoi Dewey y aurait effectivement abandonné l’« attitude belliqueuse et négative » qui « avait dominé son travail » jusqu’alors (p. 196). Tout d’abord, dans Une foi commune, Dewey ne regrette nullement « la sécularisation progressive des intérêts de la vie », et tient qu’un « retour en arrière du processus de sécularisation et une réinstauration de l’autorité suprême de l’Église » se présente « comme une menace contre tout ce que nous avons de plus précieux » (Dewey, [1934] 2011, p. 159). En outre, il estime que la religion est un frein au progrès, pas seulement au progrès moral, mais aussi au progrès social8 et intellectuel : liée et vouée au surnaturel, elle « détourne ainsi attention et énergie des valeurs idéales et de l’exploration des conditions réelles », car « qui dépend d’un pouvoir extérieur, renonce à entreprendre » (p. 135). Tandis que « les Églises ont toujours été à la traîne des mouvements sociaux importants » (p. 160), et que bon nombre de leurs « adeptes » font beaucoup d’« efforts » pour « dénigrer les possibilités de l’intelligence » (p. 113), elles sont également « un obstacle à notre intelligence du social » (p. 168) et « contribuent donc à ralentir la croissance et l’application de la méthode de l’intelligence naturelle » (p. 169).
On ne peut pas dire qu’il s’agisse là d’un portrait très flatteur, qui présagerait d’une heureuse intégration des religions et de leurs adeptes dans l’idéal démocratique que Dewey chérissait. Et Dewey ne manquait nullement de cohérence, considérant que les religions traditionnelles – en raison de leur attachement au surnaturalisme – étaient un obstacle à la réalisation d’un tel idéal. Il l’énonce très explicitement dans ce même ouvrage, diagnostiquant une incompatibilité entre l’idéal démocratique et le « christianisme surnaturel » (ou toute autre religion assise sur des sources prétendument surnaturelles9) :
Il est impossible d’ignorer le fait que le christianisme historique s’est efforcé de séparer ceux qui sont sauvés de ceux qui sont damnés, les élus de la masse, le bon grain de l’ivraie. Or l’idée d’une aristocratie spirituelle et d’un laisser-faire, s’agissant des interventions naturelles ou humaines, est profondément ancrée dans ses traditions. L’idée de fraternité humaine n’est acceptée que de façon formelle, parfois de façon plus substantielle. Mais une chose est sûre : ceux qui se tiennent à l’écart de l’Église – ou bien ceux qui ne s’en remettent pas à la croyance dans le surnaturel – n’ont été considérés que comme des frères potentiels, encore en attente d’adoption de la part de la famille. Je ne vois pas comment une quelconque réalisation de l’idéal démocratique, en tant qu’idéal moral et spirituel dans les affaires humaines, pourrait intervenir sans un abandon de cette idée d’une séparation fondamentale à laquelle le christianisme surnaturel est attaché. [p. 176]
Et il ne s’agit pas d’une occurrence isolée, il le redira ensuite à de multiples reprises. Par exemple, dans « Nature and Humanity » (Dewey, 1935) :
[L]a valeur d’une religion dépend de son mode de fonctionnement. Concrètement, cet énoncé signifie que sa valeur est relative à la façon dont elle affecte la conduite – en termes généraux, la morale. Vu sous cet angle, l’élément surnaturel de la religion est un passif et non un actif. Elle place les fondements et la fin ultime de la morale en dehors des faits réels de la conduite. Se basant sur la révélation d’une source extérieure, elle doit « regarder en arrière » dans le temps vers d’ancestraux modèles de croyance et « vers le haut » dans l’espace des sources transcendantales de ses idéaux. Ces attitudes compromettent et entravent la discussion intelligente des questions sociales en leurs aspects moraux. [p. 436]
Mais aussi dans « Creative Democracy – the Task before Us ». Condensant l’expression de sa « foi démocratique », on y lit que l’envers de la démocratie est constitué par toutes les « formes de foi » qui se soumettent à « quelque “autorité” censée exister en dehors des processus de l’expérience » – ce qui n’est ni plus ni moins que l’un des traits les plus saillants des religions « révélées » :
[L]a démocratie est la croyance en la capacité de l’expérience humaine de générer les buts et méthodes qui permettront à l’expérience ultérieure d’être riche et ordonnée. Toutes les autres formes de foi morale et sociale reposent sur l’idée que l’expérience doit, à un moment quelconque, être soumise à une forme de contrôle extérieur, à quelque « autorité » censée exister en dehors des processus de l’expérience. [Dewey, [1939] 2006, p. 255]
Ou encore dans Freedom and Culture :
[L]’influence historique des religions a souvent été de magnifier des doctrines qui ne font pas l’objet d’enquêtes et d’épreuves critiques. En produisant des habitudes intellectuelles contraires aux attitudes nécessaires à la maintenance de la démocratie, leur effet cumulatif est probablement beaucoup plus grand qu’on ne le reconnaît habituellement. [Dewey, [1939] 1940, p. 151]
Et n’oublions pas « Anti-Naturalism in Extremis », où il insiste sur « l’élément absolutiste et totalitaire inhérent à toute forme d’anti-naturalisme », argue que « le manque de respect » des religions pour la « méthode scientifique » mène « au finalisme et au dogmatisme » et bloque le plein épanouissement de l’idéal démocratique, retenu en deçà de sa signification même :
Tant que l’anti-naturalisme opérera afin de retarder et de limiter l’usage des méthodes qui seules permettent de comprendre et de guider les relations sociales, la démocratie n’obtiendra ni reconnaissance adéquate à sa propre signification, ni réalisation cohérente. [Dewey, [1943] 2019, p. 286]
« Anti-naturalisme in extremis » revêt ici une importance particulière. Publié dans The Partisan Review, au titre de la principale contribution à un dossier coordonné par Sidney Hook, cet article très virulent constitue la réponse de Dewey à un cycle de réunions ouvert en 1940 : la Conference on Science, Philosophy and Religion (CSPR), où le supposé scientisme des pragmatistes avait été violemment attaqué, dès la conférence inaugurale. Établie à la fin de l’année 1939 « par un groupe de leaders religieux », la CSPR entendait « servir de “conscience organisée à la civilisation américaine” » (Jewett, 2012, p. 322) : une « civilisation américaine » que les organisateurs théologisaient prestement et unilatéralement, en la mettant sous la garde des religions théistes. Dans sa « déclaration d’intention », la CSPR « faisait remonter la démocratie américaine au “principe religieux de la paternité de Dieu” » et les « programmes annuels » des réunions étaient ponctués systématiquement d’« attaques contre le naturalisme » (p. 322). Bien antérieure aux mouvements post-séculiers actuels, la CSPR en partageait l’intention, puisqu’elle se donnait pour tâche de « renverser le biais séculier de la vie intellectuelle américaine » (Gilbert, 1998, p. 75). Initiées par des leaders religieux, ces conférences rassemblaient théologiens, scientifiques et philosophes, dont l’un des plus prééminents était Mortimer Adler, un néo-thomiste appointé à l’Université de Chicago par John Maynard Hutchins, son président10. En septembre 1940, lors de la première conférence de la CSPR, Adler attaqua violemment Dewey, de manière oblique.
Dans un discours intitulé « God and the Professors », tenant « l’absolutisme catholique » pour une « condition nécessaire de la démocratie » (Rice, 1993, p. 75), Adler déclara en effet que « la démocratie a beaucoup plus à craindre de la mentalité de ses éducateurs que du nihilisme de Hitler » (cité par Gilbert, 1998, p. 78). Si le philosophe néo-thomiste employa la catégorie de « positivisme » pour désigner le mal à combattre, ses « auditeurs n’eurent aucun mal à identifier en Dewey, l’éducateur en chef de l’Amérique, et en ses alliés naturalistes, les principales cibles d’Adler » (Kloppenberg, 2006, p. 143). Dans des termes qui se voulaient « délibérément incendiaires », « Adler prétendait que le nazisme était une menace relativement mineure : “La menace la plus grave pour la démocratie est le positivisme de ses professeurs, qui domine tous les aspects de l’éducation moderne et constitue la corruption centrale de la culture moderne” » (Reisch, 2005, p. 77).
Si « personne n’a jamais surpassé la détonation provoquée par Adler lors de la première réunion », d’autres participants y martelèrent « que la démocratie a[vait] pris forme à partir de principes religieux » et que les « sciences ne faisaient que mettre en œuvre des valeurs éthiques tirées de sources théistes » (Jewett, 2012, p. 322-323). Et les choses ne s’arrêtèrent pas là : « lors de la deuxième réunion, les défenses du théisme traditionnel étaient devenues si intenses qu’un participant musulman s’est levé », demandant « s’il pouvait être un démocrate sans avoir à se convertir au christianisme » (p. 323). Pendant cette seconde réunion, Jacques Maritain endossa ainsi une « vision théocratique » explicite, en arguant d’un « système hiérarchique de connaissance » (Gilbert, 1998, p. 79) où la religion et la théologie dominaient la philosophie et les sciences.
Dans sa sèche réponse, qui ne ménage pas Maritain, copieusement moqué, Dewey renvoie la balle aux anti-naturalistes : leur « vision » n’a d’autre effet que de « réduire lourdement les ressources potentiellement disponibles pour améliorer la vie humaine », en raison de leur « manque systématique de respect pour la méthode scientifique » – qui n’est pourtant « que l’usage systématique, approfondi et soigneusement contrôlé de l’observation et de l’expérimentation vigilantes et sans préjugés, dans la collecte, l’organisation et la mise à l’épreuve de faits » (Dewey, [1943] 2019, p. 298). Dewey ne compte donc nullement sur les sympathisants de la CSPR pour combattre le « totalitarisme » : à ses yeux, ils n’en sont que d’inconscients héritiers et d’imprudents agents, puisqu’un « élément absolutiste et totalitaire » est « inhérent à toute forme d’anti-naturalisme » (p. 299).
Bien vite republié dans Naturalism and Human Spirit (Krikorian, 1944), « Anti-naturalisme in extremis » est d’ailleurs l’« essai principal » (Eldridge, 2004, p. 61) de ce volume, qui jouera le rôle de « manifeste pour ce que certains considéraient comme l’orientation philosophique dominante au milieu du siècle » dernier (p. 60) : soit le naturalisme, dont Dewey était donc l’indéniable porte-drapeau et l’artisan majeur pour ses contemporains. Et sa défense constante et résolue du naturalisme dans ces années-là lui vaudra le courroux de l’immense majorité des théologiens, publicistes, intellectuels et leaders religieux, tant chez les catholiques que chez les protestants, qui le tenaient tous pour le principal responsable de la « sécularisation » de la vie et de l’éducation publique américaine (Jewett, 2020).
Sur la fin de sa vie, malgré les violentes attaques dont il fait alors l’objet, Dewey ne dévie pas, l’approche de la mort n’entame en rien son naturalisme – et donc son anti-surnaturalisme – et sa foi dans les « méthodes de la science » : « Dewey conserva cette foi jusqu’à la fin de ses jours et ne cessa d’exhorter les hommes à adopter la connaissance et les méthodes de la science pour résoudre leurs problèmes » (Dykhuizen, 1962, p. 540). En effet, « jusqu’au bout », Dewey a revendiqué un enracinement de sa philosophie « dans le naturalisme en général et dans la révolution darwinienne en particulier » : à ses yeux, c’est cette « révolution darwinienne qui impose que s’effondre la séparation étanche, théorisée au moins depuis Kant, entre le champ de la science et celui de la moralité » (Stiegler, 2018, p. 439). Ce faisant, « Darwin disqualifie du même coup toute forme de transcendance qui prétendrait garantir la permanence des valeurs », offrant « à la philosophie une toute nouvelle fonction : celle de reprendre l’enquête sur les valeurs en les enracinant dans la vie, et d’abord, dans la question de l’ajustement, toujours à repenser, entre les organismes et leur environnement » (p. 444). À la suite de cette « révolution », « la philosophie renonce à toute enquête sur les origines absolues et les finalités absolues, afin d’explorer les valeurs spécifiques et les conditions spécifiques qui engendrent ces valeurs » (Dewey, 2016, p. 28). Énoncée clairement dans L’Influence de Darwin en philosophie dès le début du vingtième siècle, et au travail parmi la « seconde cohorte » des pragmatistes depuis les années 1890 (Pearce, 2020), cette perspective à la fois naturaliste et expérimentaliste accompagnera donc Dewey jusqu’à sa mort.
En 1947, dans « Liberating the Social Scientist » (Dewey, 1947), il évoque encore le rôle délétère que joue l’héritage des croyances chrétiennes dans « le profond enracinement » de la « séparation figée entre le matériel et le spirituel et l’idéel », une séparation que « même la sécularisation progressive de la connaissance et des intérêts quotidiens dominants de la masse de l’humanité » n’a pas réussi à « sérieusement ébranler » : ce qu’il regrette, car une telle séparation conduit à une « arriération des enquêtes sur les affaires humaines » (p. 235).
Deux ans plus tard, « Has Philosophy a Future ? » (Dewey, 1949a) laboure encore le même sillon et Dewey cible à nouveau les intellectuels et théologiens déjà copieusement vilipendés dans « Anti-naturalisme in Extremis » (Dewey, [1943] 2019) et « Challenge to Liberal Thought » (Dewey, 1944). Il récuse à nouveau tout « appel à une autorité spirituelle surnaturelle » et condamne « le mode ecclésiastique de recours à l’autoritarisme [qui] exige ouvertement le retour aux conditions institutionnelles ainsi qu’aux doctrines qui fleurissaient à l’époque médiévale » (Dewey, 1949a, p. 362). La même année, « Philosophy’s Future in Our Scientific Age » (Dewey, 1949b) double, voire triple la mise, car Dewey y déclare encore l’obsolescence des religions traditionnelles et fustige l’inadéquation des solutions surnaturelles aux problèmes du présent. D’une phrase assassine, bien conscient de la collusion du christianisme américain et du capitalisme, il signale que la « séparation de l’Industrie et l’Église » devrait être adjointe à la « séparation de l’Église et de l’État » (p. 370) et réclame ensuite une philosophie qui puisse « s’appliquer pleinement à un nouvel âge où les questions émanent des sciences naturelles, et non d’un monde supranaturel ou d’une philosophie qui prétend traiter de ce qui est surnaturel et surhumain » (p. 381-382).
Cette même année, on peut aussi se rapporter à Knowing and the Known, où il appelle avec Arthur F. Bentley à continuer à « purifier » la méthode scientifique, en poursuivant la « lutte – souvent appelée guerre – pour libérer l’enquête naturelle de la subordination aux préoccupations institutionnelles qui n’étaient pas pertinentes, voire hostiles à l’activité d’enquête » (Dewey et Bentley, 1949, p. 253). Parmi les forces « qui déformeraient le cours de la recherche pour servir des intérêts étrangers (et pratiquement assurés d’être hostiles) à la conduite du savoir comme sa propre fin et son propre terme », les deux auteurs ciblent tout particulièrement et très expressément la religion et les institutions ecclésiales :
Cette fin peut être appelée l’idéal du connaître scientifique [the ideal of scientific knowing] dans le sens moral du mot – un guide de conduite. Comme d’autres objectifs moraux directeurs, elle est loin d’avoir atteint une complète suprématie : pas plus que son degré actuel de « pureté » n’a été atteint sans une lutte acharnée contre les intérêts institutionnels adverses qui cherchaient à contrôler les méthodes utilisées et les conclusions auxquelles on en est arrivé ; comme dans le cas connu où une institution ecclésiastique dictait les choses à la « science », au nom des habitudes religieuses et morales particulières. [p. 253-254]
L’année suivante, dans « Contribution à “La religion et les intellectuels” » (« Contribution to “Religion and the Intellectuals” ») (Dewey, [1950] 2019), Dewey s’inquiète encore de la perte de foi des intellectuels en la science. Quant à la religion proprement dite, il n’en parle que dans les deux derniers paragraphes, et l’amabilité n’est pas de mise : dans le premier, il tient que les religions sont « destructrices des valeurs humaines fondamentales » ; dans le second, il réaffirme la nécessité de l’anti-surnaturalisme :
Ce n’est pas que l’anti-surnaturalisme suffise, mais se libérer du surnaturel donnera l’occasion au développement d’une expérience religieuse entièrement et profondément humaine et charitable [p. 336].
Deux ans avant sa mort, il manifestait donc toujours sa foi en « l’attitude scientifique » et en « l’idéal démocratique », et continuait donc à attaquer le surnaturalisme des religions traditionnelles ou des philosophies néo-scolastiques. Durant cette période, signalons aussi la nouvelle introduction rédigée entre 1949 et 1951 pour la réédition d’Expérience et nature, où il s’en prend toujours avec la même vigueur à l’alliance des « moralistes absolutistes et supra-rationnels » et des « partisans du surnaturel » plus « traditionnel » :
Les moralistes absolutistes et supra-rationnels firent cause commune avec les partisans du surnaturel issus de diverses confessions, pour accuser le « sécularisme » d’être la source et l’origine principale, voire unique, des maux qui assaillaient l’humanité. La critique du “sécularisme aurait pu être immensément valable si (c’est un grand « si ») son but et sa méthode avaient conduit à concentrer notre attention sur les incertitudes, les confusions, les profondes divisions, les tensions et les conflits bien réels et envahissants, qui sont les conséquences inévitables de l’échec à développer un rapport moyen-fin pertinent et approprié aux problèmes créés par les transformations profondes et persistantes du monde moderne. Les dualismes soutenus par la théorie philosophique ne sont que de pâles reflets de ces problèmes – l’ensemble des problèmes moraux difficiles à résoudre constituant le « sécularisme ». Mais au lieu d’aider à clarifier nos problèmes moraux et à guider leur résolution, les moralistes adeptes du supra-rationnel, ainsi que ceux qui sont traditionnels et se posent en adeptes du supranaturel tout en étant institutionnellement soutenus, font exactement le contraire. Occupés à glorifier au mieux l’absolu, l’éternel et l’immuable, ils ne cessent de dénigrer, de dénoncer et de déplorer la vie mondaine et séculière ; ils la tiennent pour une vie par nature basse, ou triviale, celle d’une créature d’après la Chute. Avant que la connaissance scientifique ne se développe sous les formes pratiquées désormais, il était naturel (à tous les sens du terme) à l’homme de recourir à ce qu’il considérait comme fixe et constant, car rien d’autre ne pouvait lui inspirer confiance. Mais aujourd’hui, étant donné qu’il a été massivement démontré par les sciences que la démonstration des connaissances et les choses connues prouvées dépendent uniquement d’objets spatio-temporels, il n’y a réellement plus aucun besoin de rechercher le trésor et la route de la sagesse dans le royaume surnaturel des absolus éternels et immuables. [Dewey, 2012, p. 427-428]
On le comprend, l’intégration des religions à l’idéal démocratique de Dewey n’allait donc pas du tout de soi, elle était conditionnée à une lourde « reconstruction », disposée avec toute la clarté requise dans Une foi commune. En effet, il y tenait qu’il était impossible aux Églises « de participer à la promotion des fins sociales dans un cadre naturel et humain puisqu’elles revendiquent sinon un monopole des valeurs suprêmes, du moins une relation privilégiée à ces valeurs », de sorte qu’il leur fallait « impérativement renoncer à leur position d’autorité et à leurs prétentions » si elles voulaient « sortir de leur domaine réservé » (Dewey, [1934] 2011, p. 175). Autrement dit, avant de revendiquer un rôle quelconque dans la « promotion des fins sociales », les Églises devaient d’abord abandonner toute forme de surnaturalisme, tandis que le clergé et les croyants devaient cesser de prétendre avoir un accès privilégié – et de vouloir imposer à autrui – à des « valeurs suprêmes », fixes et définitives. Rappelons ici que la foncière méfiance de Dewey à l’endroit de quelconques « absolus » rigides et définitifs vient de loin et ne concerne pas seulement les religions. Mûrie dans les années 1890, elle touchait tout autant les revendications des dirigeants religieux que celles des tenants de l’ordre économique capitaliste, comme le rappelle Andrew Jewett :
Dans les années 1890, Dewey a présenté la connaissance éthique […] comme une construction valable seulement dans la mesure où elle permettait d’intervenir sur la réalité dans l’intérêt des êtres humains. Bref, Dewey refusa de naturaliser l’ordre économique en le dissimulant sous l’autorité d’une vérité infaillible. Il a plutôt redéfini la science, y compris l’économie moderne, comme un ensemble d’outils qui sont apparus utiles aux êtres humains. Les événements politiques du Gilded Age ont laissé Dewey avec la conviction profonde que l’octroi d’une autorité absolue à une quelconque déclaration concernant l’éthique sociale aidait inévitablement les puissants en sacralisant ou en naturalisant – selon lui, les deux étaient similaires – l’ordre social existant. En fait, Dewey trouvait tout aussi odieux que des absolus soient endossés par des scientifiques ou par des leaders religieux. Il identifiait le désir psychologique de vérité absolue à une sorte de platonisme politico-économique qui mettait les institutions hors de portée de la critique, imposant une vision particulière de l’avenir en les soustrayant par la force à toute forme de débat public. [Jewett, 2012, p. 95]
L’ampleur de cette défiance se montre de belle manière en 1936 dans « Autorité et résistance au changement social ». Si Dewey y traite explicitement du « conflit entre science et religion », qui « a essentiellement été un conflit de prétentions à l’exercice de l’autorité sociale » (Dewey, [1936] 2019, p. 217), tout l’intérêt du texte est qu’il inscrit ce conflit dans un plus vaste propos relatif au « problème du rapport entre autorité et liberté, stabilité et changement » (p. 221). Dewey y embrasse d’un même geste la variété des pathologies et des oppressions sociales résultant de formes d’autorité qu’il qualifie d’« externes » : alignant « l’Église divinement instituée », l’État, « les gouvernements populaires » et « les nouvelles forces économiques » dans un même scénario, où chacune de ces entités a « revendiqué » pour elle-même « un droit à l’autorité suprême », en recyclant continûment une même « vieille idée », modelée sur un schème théologique (p. 209).
En effet, « depuis des temps immémoriaux », et sous bien des guises, « l’homme a été enclin à sanctifier et à attribuer une origine divine à toute chose se revendiquant de l’autorité d’une longue tradition ou coutume », écrit-il alors (p. 208). Là où l’Église s’avançait en « représentant, interprète et mandataire terrestre » de l’autorité de « l’Auteur surnaturel de la Nature et du Rédempteur de l’homme », l’État s’est prévalu « d’un droit divin ou d’une autorité divine », les « gouvernements populaires » ont remplacé la « voix de Dieu » par la « voix du peuple », tandis que « les forces économiques » revendiquent « la divine prérogative de régner en maître sur toutes les affaires humaines terrestres » ; « l’économiste, l’industriel et le financier » n’étant à ses yeux que « les nouveaux prétendants à l’ancestral droit divin des rois » (p. 209-210).
Le texte ne s’arrête pas là, car Dewey y propose sa propre conception de l’autorité, prolongeant « Ce que je crois », qui avait été écrit six ans auparavant (nous y reviendrons). James Scott Johnson considère d’ailleurs que c’est dans « Autorité et résistance au changement social » qu’« émerge la déclaration la plus forte de Dewey quant à la nature de l’autorité » (Johnson, 2001, p. 4). La formule de Johnson a un défaut, elle manque à saisir que Dewey y propose une réflexion sur l’autorité et sur la liberté, sur leur relation. Refusant de rester sur les « sentiers battus » et de ré-exhumer « les moyens institutionnels essayés dans le passé » (Dewey, [1936] 2019, p. 215), il plaide pour l’emploi de « ressources » susceptibles d’assurer l’union de l’autorité et de la liberté, au lieu de les traiter comme des pôles attachés à « deux sphères séparées » (p. 203). Non encore « expérimentées » à grande échelle et pour réguler les affaires humaines (sociales, économiques, etc.), ces ressources sont « pourtant disponibles » : il s’agit de « l’intelligence sociale incarnée dans la science » (p. 220), où se montre une « union organique » de l’autorité et de la liberté (p. 214). Aux yeux de Dewey, « l’exemple de la recherche scientifique démontre que l’autorité et la liberté peuvent travailler main dans la main pour faire progresser le savoir et l’humanité », car « les progrès de la science dépendent à la fois de la liberté individuelle et de l’autorité collective et il ne peut y avoir de progrès lorsque les deux ne travaillent pas ensemble. (Gordon, 1998, p. 242).
Cette récusation de la prétention des Églises (ou des temples, des synagogues, des mosquées, mais aussi des Rois, des économistes, et cetera) à détenir un quelconque monopole sur les « valeurs suprêmes » nous oblige à revenir sur un autre point, souvent négligé. Chez Dewey, la critique des religions (et de tout ce qui sacralise de quelconques fins tenues pour fixes et définitives) s’articule à sa promotion d’une « morale réfléchie », qu’il oppose à la « morale conventionnelle » ou « coutumière » dans Ethics (Dewey et Tufts, 1932). Morale réfléchie qui survient précisément de l’échec de la morale conventionnelle – échec qui ne faisait aucun doute pour Dewey et justifiait le projet de reconstruction généralisée qui parcourt l’ensemble de son œuvre :
Il ne peut […] y avoir de morale réfléchie que lorsque les hommes se demandent sérieusement selon quelles fins ils doivent diriger leur conduite et pourquoi ils doivent le faire : c’est-à-dire ce qui fait que leurs fins sont bonnes. Cette recherche intellectuelle sur les fins est appelée à surgir lorsque les coutumes échouent à donner les orientations requises. [p. 197-198]
Au fond, pour Dewey, on peut dire que passer de la morale conventionnelle à la morale réfléchie, revient d’une certaine manière à passer des religions comme substantif au religieux comme adjectif : dans les deux cas, il s’agit de faire allégeance à une nouvelle méthode, à une nouvelle autorité et à une nouvelle attitude – qui ne fonctionnent pas seulement pour établir des faits, mais aussi pour juger de la réalité des « biens de croyances », distinguer « l’apprécié de l’appréciable » (p. 206) ou encore séparer les « biens naturels, appelés par un désir immédiat, des biens proprement moraux, approuvés après réflexion » (p. 224). Ainsi que l’écrit Ruth Anna Putnam, là se tient « l’une des caractéristiques remarquables du pragmatisme de Dewey » : « son insistance sur le fait que les mêmes méthodes d’enquête qui ont si bien fait leurs preuves en science et en technologie doivent être appliquées aux problèmes moraux et politiques » (Putnam, 2017b, p. 442).
Publiée dans une première version en 1908, Ethics figurait parmi les « écrits les plus influents à avoir fait progresser une éthique naturaliste et séculière lors des premières décennies du pragmatisme » (Shook, 2018, p. 197). Dans l’ouvrage, l’éthique y était reconçue comme « l’amélioration intelligente de la moralité sociale dans le but de promouvoir le bien-être humain à long terme » (p. 197). Cette approche « abandonnait la religion », déclarée non-pertinente à deux égards : « le pragmatisme dépeint la religion comme la gardienne des coutumes d’une époque révolue et lui dénie toute capacité à expérimenter de nouveaux modes de vie ». Ainsi reconstruite, la moralité ne dépend plus de « l’obéissance à une autorité, que ce soit celle du Créateur ou de la Conscience », tandis que « l’éthique sociale » vise à « reconstruire progressivement une société où il est nécessaire de soulager la souffrance et de combattre l’oppression » (p. 197).
Il n’est donc pas étonnant qu’Ethics oppose deux méthodes de résolution des conflits moraux et problèmes sociaux, la « méthode expérimentale ou démocratique » et la « méthode du recours à l’autorité et au précédent ». Adéquate à une morale réfléchie, la première « demande l’observation de situations particulières, plutôt qu’une adhérence fixe à des principes a priori », elle « encourage l’enquête libre et la liberté de publication et de discussion », « en bref, elle est la méthode de la démocratie », de « l’enquête scientifique sur les faits et de la mise à l’épreuve des idées » (Dewey et Tufts, 1932, p. 365). Si la « méthode du recours à l’autorité » prend bien des formes, elles ont toutes pour « caractéristique commune » d’en appeler à une instance qui « exclut tout besoin d’enquêter » : qu’il s’agisse de « la volonté d’êtres divins, révélée surnaturellement ; de souverains divinement ordonnés ; de la loi dite naturelle, interprétée philosophiquement ; de la conscience privée ; du commandement de l’État, ou de la constitution ; du consentement commun ; d’une majorité ; de conventions reçues ; de traditions venant d’un passé vénérable ; de la sagesse des ancêtres ; de précédents établis dans le passé » (p. 365) – on retrouve là le même genre d’énumération que dans « Autorité et résistance au changement social ».
Pour Dewey, sachant que les exemples les plus paradigmatiques de la méthode du recours à l’autorité et de la morale conventionnelle se trouvent du côté des religions abrahamiques, on ne peut qu’être estomaqué de voir qu’Anne-Sophie Lamine (Lamine, 2018) utilise des éléments d’Ethics pour valoriser les pratiques de musulmans « orthodoxes » (c’est-à-dire salafistes) ou d’évangéliques charismatiques11. Estomaqué, en effet, car de tels croyants manifestent en général un style de morale qui faisait tout simplement horreur à Dewey et contre lequel Ethics était clairement dirigé :
[L]a différence entre la morale coutumière et la morale réfléchie réside précisément dans le fait que les préceptes, règles, injonctions définitives et interdictions définies émanent de la première, alors qu’elles ne peuvent provenir de la seconde. [Dewey et Tufts, 1932, p. 175]
Une morale réfléchie n’offre pas « une table de commandements dans un catéchisme où les réponses sont aussi définitives que les questions qui y sont posées » (p. 175-176) ; « il s’ensuit une conclusion sur la nature même de la morale réfléchie : la tentative d’établir une conclusion toute faite [ready-made] contredit la nature même de la morale réfléchie » (p. 176). S’en remettre à la Bible, au Coran, à des hadiths, à une table d’interdits religieux afin de conduire moralement sa vie, ce n’est donc pas procéder selon l’attitude propre à la morale réfléchie ; c’est même tout le contraire, car cela revient à « accepter les buts fournis par des enseignants religieux, des autorités politiques, des personnes qui ont du prestige dans la communauté » (p. 197), alors que « le passage de la morale coutumière à la morale réflexive fait passer l’accent de la conformité aux modes d’action dominants à la disposition et aux attitudes personnelles » (p. 176).
En effet, la « “morale réfléchie” ne cherche plus des valeurs éternelles et immuables, mais reconstruit ses valeurs encore et encore dans la confrontation avec des “situations problématiques” » afin de « développer des habitudes plus intelligentes » et « plus réfléchies » (Jörke, 2007, p. 56 et 58). Dans Ethics, il n’est donc pas fortuit que Dewey critique le style d’attitude morale – à la fois légaliste, figée, absolutiste et ritualiste – qui est induit par l’observance d’impérieux commandements de nature religieuse, qu’ils soient gravés dans le marbre, imprimés sur du papier bible ou rapportés dans quelques hadiths aux prétentions définitives mais à l’authenticité douteuse. Et Dewey ne s’en prend pas à n’importe quel commandement, mais aux Dix Commandements, qui lui servent d’illustration des méfaits de la morale conventionnelle ou coutumière.
L’exemple intervient lors d’une différenciation des « règles » et des « principes », dans la sous-partie § 5, intitulée « The Nature and Office of Principles », du chapitre « Moral Judgement and Knowledge ». Dans la partie précédente, « Conscience and Deliberation », Dewey établissait que la personne « consciencieuse » manifestait une « attention scrupuleuse aux potentialités de l’acte ou de la fin proposés », et non « l’angoisse constante » de qui « se demande s’il est vertueux ou non », ni la « gêne morale (moral “self-consciousness”) » qui induit « embarras, action contrainte et peur morbide » (Dewey et Tufts, 1932, p. 300). Ainsi, « l’attitude consciencieuse a une perspective objective : c’est l’attention intelligente et le souci de la qualité d’un acte en vue de ses conséquences sur le bonheur général ; ce n’est pas la sollicitude anxieuse pour son propre état vertueux » (p. 300).
La personne consciencieuse est celle qui ne se satisfait pas de se « reposer sur un plan de biens achevés » mais cherche « quelque chose de meilleur » : « la personne vraiment consciencieuse n’utilise pas seulement un standard pour juger, mais se soucie de réviser et d’améliorer ce standard », « elle est à l’affut du bien qui n’est pas encore réalisé » (p. 301). Et elle ne « néglige » pas « l’importance des situations spéciales où nous avons à agir », car elle a le « sentiment que chacune de ses situations apporte avec elle sa propre signification inépuisable, que sa valeur va plus loin que son existence locale directe » (p. 301). Dewey réaffirme alors sa manière d’aborder la délibération dans Ethics :
Comme nous l’avons dit, la réflexion, lorsqu’elle porte sur des questions pratiques, sur la détermination de ce qu’il faut faire, est appelée délibération. […] Dans tous les cas de délibération, le jugement de valeur entre en ligne de compte : celui qui s’y engage est soucieux de peser les valeurs en vue, de découvrir le meilleur et de rejeter le pire [p. 302].
Par délibération, Dewey n’entend ni un « calcul », « quasi mathématique », entre un « profit » et une « perte » (ibid.), ni l’application mécanique d’une règle prédéterminée. Il vise une activité qui engage l’imagination et suppose une capacité à se laisser aller à des variations imaginatives, opérées à vide, à blanc et « pour de faux », afin de mieux se préparer à agir – pas seulement à agir tout court, mais à agir au mieux et pour le meilleur. D’où l’utilisation d’une métaphore issue des arts de la scène, celle des répétitions (rehearsal) qui précèdent et préparent l’interprétation de la pièce (de théâtre ou de musique) « pour de vrai » et devant un public averti :
La délibération est en fait une répétition imaginative [imaginative rehearseal] de divers cours de conduite. Nous cédons, dans notre esprit [in our mind], à une impulsion ; nous essayons, dans notre esprit, un plan. En suivant sa carrière à travers différentes étapes, nous nous trouvons en imagination face aux conséquences qui s’ensuivraient : et comme nous aimons et approuvons, ou n’aimons pas et désapprouvons, ces conséquences, nous trouvons l’impulsion originale ou le plan bon ou mauvais. […] L’avantage de l’épreuve mentale, avant l’épreuve manifeste [overt] (car l’acte est après tout lui aussi une épreuve, une preuve de l’idée qui le sous-tend), c’est qu’elle est remédiable [retrievable], alors que les conséquences manifestes [overt] demeurent. Elles ne peuvent pas être récupérées. De plus, on peut faire mentalement de nombreuses épreuves en peu de temps. [p. 303]
Après ces considérations, Dewey souligne la nature idéationnelle et évolutive des principes, tels qu’ils se distinguent des règles :
[U]n véritable principe diffère d’une règle de deux façons : (a) un principe évolue en fonction du cours de l’expérience, énonçant de façon générale les conséquences et les valeurs qui tendent à se réaliser dans certains types de situations ; une règle est conçue comme une chose toute faite [ready-made] et fixée. b) Un principe est principalement intellectuel, il constitue une méthode et un schème de jugement, et il ne revêt un caractère pratique que de manière secondaire, en raison de ce qu’il révèle ; une règle est par contre essentiellement pratique. [p. 304-305]
Cette caractérisation des principes est précédée d’une vignette généalogique, où Dewey pose qu’ils constituent des « points de vue généralisés », hélas toujours susceptibles de se dégrader en des règles fixes et rigides :
Il est clair que les diverses situations dans lesquelles une personne est appelée à délibérer et à juger ont des éléments communs et que les valeurs qui s’y trouvent se ressemblent. Il est également évident que les idées générales sont d’une grande aide pour juger des cas particuliers. […] À partir d’expériences ressemblantes, des idées générales se développent ; à travers la langue, l’instruction et la tradition, ce rassemblement d'expériences de valeur dans des points de vue généralisés est élargi, jusqu’à comprendre un peuple et une race dans leur ensemble. Par l’intercommunication, l’expérience de la race humaine tout entière est, dans une certaine mesure, mise en commun et cristallisée dans des idées générales. Ces idées constituent des principes. Nous les amenons avec nous pour délibérer sur des situations particulières. Ces points de vue généralisés sont d’une grande utilité dans l’étude de cas particuliers. Mais en se transmettant d’une génération à l’autre, ils tendent à devenir fixes et rigides. Leur origine dans l’expérience est oubliée, tout comme leur utilisation appropriée à une expérience ultérieure. On fait comme s’ils existaient en eux-mêmes et comme s’il était simplement question de placer une action sous leur autorité afin de déterminer ce qui est juste et bon. Au lieu d’être traités comme des aides et des instruments pour juger les valeurs au fur et à mesure qu’elles surgissent réellement, on les rend supérieurs à ces dernières. Ils deviennent des prescriptions, des règles. [p. 304]
Au fil de cette discussion, Dewey revient donc sur les Dix Commandements, illustrant la transformation des principes en règles et l’attitude morale problématique qui en résulte. Dewey le signale, toutes les tables de règles s’affrontent à un redoutable problème : comment déterminer que telle ou telle situation est bien un cas d’application de telle ou telle règle ?
Cette difficulté est si grave que tous les systèmes qui se sont engagés à croire en un certain nombre de règles immuables – ayant leur origine dans la conscience ou dans la parole de Dieu imprimée dans l’âme humaine ou révélée extérieurement – ont toujours dû recourir à une procédure toujours plus complexe pour couvrir, dans la mesure du possible, tous ces cas. La vie morale est finalement réduite à un formalisme et un légalisme élaborés. [p. 305]
À ce moment-là, les Dix Commandements sont mis sur la sellette et Dewey fait saillir tous les « maux » qui découlent de tels systèmes d’interdits. Ces maux sont nombreux et il y consacre plusieurs pages qu’il peut être bon de dérouler, ne serait-ce que pour montrer en quoi il est assez cavalier de la part d’A.-S. Lamine de se saisir d’Ethics pour grandir des dévots qui prennent la Bible (ou le Coran et la Sunna) comme guides de moralité (Lamine, 2018) – alors qu’ils représentent pour Dewey l’antithèse de la « morale réfléchie » dont il fait la promotion :
Supposez, par exemple, que l’on prenne les Dix Commandements comme point de départ. Ils sont seulement dix et se confinent naturellement à des idées générales, et des idées principalement énoncées sous une forme négative. De plus, le même acte peut être rangé sous plus d’une règle. Afin de résoudre les perplexités et incertitudes pratiques qui surgissent inévitablement en de telles circonstances, une Casuistique est bâtie (du latin casus, cas). Elle tente d’envisager tous les différents cas d’action auxquels il est concevable de penser et de fournir par avance la règle exacte pour chacun des cas. Par exemple, en référence à la règle « Tu ne tueras point », une liste est dressée de toutes les situations où tuer quelqu’un peut arriver : accident, guerre, accomplissement du commandement d’un supérieur politique (pour un bourreau), auto-défense (défense de sa propre vie, de celle d’autrui, ou d’une propriété), meurtre délibéré ou prémédité avec ces différents motifs (jalousie, avarice, vengeance, et cetera), meurtre avec une faible préméditation, de la pulsion soudaine à la réponse différents genres et degrés de provocation. À chacun de ces cas possibles est assigné sa qualité morale exacte, son degré exact de turpitude et d’innocence. Et ce processus ne s’arrête pas aux actes manifestes ; tous les ressorts intérieurs de l’action qui affectent ce qui touche à la vie doivent être classifiés d’une manière similaire : l’envie, l’animosité, la rage soudaine, la maussaderie, le sentiment de la blessure, l’amour du pouvoir tyrannique, la rudesse ou l’hostilité, la cruauté – tous ces éléments doivent être spécifiés selon leurs différents types et l’exacte qualité morale de chacun doit être déterminée. Et ce qui doit être fait pour chaque cas d’espèce doit être fait pour chaque partie et phase de la vie morale en son entier, jusqu’à ce que tout y soit inventorié, catalogué et distribué dans des cases étiquetées de façon définitive. [Dewey et Tufts, 1932, p. 305-306]
Dewey énumère alors les « dangers » et « maux » qui découlent de cette « façon de concevoir la vie morale » :
(a) Elle tend à magnifier la lettre de la moralité au dépens de son esprit. Elle ne fixe l’attention ni sur le bien positif d’un acte, ni sur les dispositions sous-jacentes de l’agent qui en forment l’esprit, ni même sur l’occasion et le contexte uniques qui en forment l’atmosphère, mais sur sa conformité littérale à la Règle A, Classe I., Type 1, Sous-titre (1), etc. Cela a inévitablement pour effet de réduire la portée et de diminuer l’ampleur [depth] de la conduite. [p. 306]
Deux autres dangers s’ensuivent, d’abord dans le rapport de l’agent à son acte :
(i). [Avec cette conception] certains sont tentés d’aller à la chasse de la classification de leur acte qui le présente sous le jour qui leur est le plus utile ou rentable. Dans le langage populaire, “casuistique” en est venu à signifier une façon de juger les actes qui coupe les cheveux en quatre afin de trouver une façon d’agir qui conduise à l’intérêt et au profit personnels, tout en étant soi-disant justifiée par un quelconque principe moral. [p. 306-307]
Ensuite dans le rapport de l’agent à autrui :
(ii). Avec les autres, ce respect pour la lettre rend la conduite formelle et pédante. Cela donne naissance à un type de caractère rigide et dur, conventionnellement attribué aux pharisiens de l’antiquité et aux puritains des temps modernes – les schèmes moraux de ces deux classes étant fortement imprégnés par l’idée de règles morales fixes. [p. 307]
Dewey ne s’arrête pas là :
(b) Ce système éthique tend aussi à nourrir en pratique une vision légaliste de la conduite. Historiquement, cela provient de la transposition d’idées juridiques à la moralité. Dans la vision juridique, le fait d’être passible de blâmes et de punitions infligés de l’extérieur par une autorité supérieure est nécessairement prépondérant. La conduite est régulée par des injonctions et des interdits spécifiques : Fais ceci, Ne fais pas ça. Bien sûr, la responsabilité, la punition et la rétribution sont des facteurs importants dans la conduite de la vie, mais tout système moral est défectueux s’il focalise l’attention sur l’évitement des punitions ou s’il tend à créer une complaisance pharisienne avec le simple fait de s’être conformé à un commandement ou à une règle. [p. 307]
Mais là n’est pas le pire, et Dewey insiste sur une autre gamme de maux :
(c) Probablement le pire des maux de ce système moral est qu’il tend à priver la vie morale de liberté et de spontanéité et à la réduire (surtout pour les plus consciencieux qui la prennent au sérieux) à une conformité plus ou moins anxieuse et servile à des règles imposées extérieurement. L’obéissance en tant que loyauté au principe est un bien, mais ce schème en fait pratiquement le seul bien et le conçoit non pas comme une loyauté aux idéaux, mais comme une conformité aux commandements. Les règles morales existent pour leur propre compte en tant que livraisons indépendantes, et la bonne chose à faire est simplement de les suivre. Cela place le centre de gravité moral en dehors des processus concrets de la vie. Tous les systèmes qui mettent l’accent sur la lettre plus que sur l’esprit, sur les conséquences de la loi plus que sur les motifs vitaux, mettent l’individu sous le poids d’une autorité extérieure. Elles conduisent au genre de conduite décrite par Saint Paul comme étant sous la loi, et non dans l’esprit, avec son poids constant d’anxiété, de lutte incertaine et de damnation imminente. [p. 307-308]
Selon Dewey, tous ces maux sont « logiquement liés à l’acceptation du caractère final de règles fixes » (p. 308). Et c’est ce qu’échoueraient à voir les personnes qui « objectent à de tels schèmes de conduites, à tout ce qui se solidifie dans des formes qui mettent l’emphase sur des ordres, une autorité, des punitions et des récompenses externes » (p. 308). Délaissant la proie pour l’ombre, elles s’en prennent alors aux « dignitaires religieux », aux « autorités politiques et légales » qui sont « responsables » de l’application de ce « schème », mais elles n’en continuent pas moins à « s’accrocher à l’idée que la moralité est un effort pour appliquer à des actes et projets particuliers un certain nombre de règles morales absolues et immuables » (p. 308). Mais cette « machinerie » résulte elle-même du caractère attribué à ces règles, car « l’idée de règles ou de préceptes absolus ne peut fonctionner à moins que certaines autorités supérieures ne les édictent et ne forcent à leur application » (p. 308). Aux yeux de Dewey, il n’est donc pas suffisant de condamner ceux qui sont chargés de veiller à leur respect, c’est l’idée même de règles « fixes », « définitives » et venues d’en haut dont il faut se débarrasser12.
Dewey indique un ultime méfait de cette conception qui astreint la vie morale à une seule et unique table de règles « absolues » : la limitation de la « volonté de connaître », la restriction mise au « désir actif d’examiner la conduite dans son rapport au bien général » (p. 308). Mal considérable, en effet, car « la qualité morale de la connaissance ne réside pas dans sa possession, mais dans le souci de son accroissement » (p. 311). Dès lors :
Le mal essentiel des standards et des règles fixes est de rendre les hommes satisfaits de l’état actuel des choses et de leur faire croire que les idées et les jugements déjà en leur possession sont adéquats et définitifs. Le besoin d’une révision et d’une expansion constantes du raisonnement moral est l’une des raisons pour lesquelles il n’y a pas de fossé entre la connaissance non-morale et celle qui est vraiment d’ordre moral. […] [T]oute restriction de la connaissance et des jugements moraux à un domaine défini limite nécessairement notre perception de la signification morale. Une grande partie de la différence entre les gens qui sont stagnants et réactionnaires et ceux qui sont réellement progressistes en matière sociale vient du fait que les premiers considèrent la morale comme confinée, enfermée dans une série de devoirs et dans une sphère de valeurs fixes et finales. Pour leur résolution, la plupart des graves problèmes moraux actuels dépendent de la prise de conscience générale que c’est le contraire. Le grand besoin de l’époque actuelle est probablement de faire tomber les barrières traditionnelles entre le savoir scientifique et le savoir moral, de manière à ce qu’il y ait un effort organisé pour utiliser toutes les connaissances scientifiques disponibles à des fins humaines et sociales. [p. 311-313]
L’opposition entre la morale conventionnelle et la morale réfléchie qui structure Ethics – et qui se résume à une opposition entre deux méthodes (p. 365) – était aussi à l’œuvre dans Expérience et nature, spécialement dans le dernier chapitre. Si on lit dans Ethics que la « tache de la théorie morale » est d’établir « une théorie du vrai bien, distinct du bien spécieux » (p. 205), remarquons que Dewey écrivait aussi dans Expérience et nature que ce « dont il importe de se préoccuper », c’est de « la méthode permettant de distinguer les biens sur la base des conditions de leur apparition et de leurs conséquences » (Dewey, [1925] 2012, p. 358). La meilleure « méthode » est celle qui parvient à nourrir « un jugement différentiel, une appréciation prudente » quant à la « différenciation » des biens (p. 360), car son « but est de régler l’appréciation ultérieure concernant le bon et le mauvais », « d’établir ou d’exclure les objets de la croyance, de la conduite, de la contemplation » (p. 365). Dans ce cadre, Dewey invitait à considérer que certaines questions habituellement versées dans le domaine de l’épistémologie relèvent du problème des biens : ainsi des croyances. Pas seulement parce que les croyances mettent en jeu ou se rapportent à des biens, mais parce qu’elles sont elles-mêmes tenues pour des genres de biens :
[I] est habituel, dans les discussions traditionnelles, d’occulter le fait que l’objet de la croyance est un bien, car la croyance implique de faire sien et d’affirmer. On néglige que sa qualité d’être un bien immédiat est à la fois un obstacle à tout examen réfléchi et la raison pour laquelle une réflexion est nécessaire. [p. 367]
D’où la façon souvent déraisonnable, voire irrationnelle, qu’ont les personnes de s’agripper à leurs croyances et de ne pas vouloir en démordre, malgré les démentis infligés par l’enquête, l’examen critique ou les faits à disposition – une chose qu’on retrouve donc dans Ethics, où il est dit que « les hommes s’attachent à leurs jugements tout comme ils s’accrochent à d’autres biens que la familiarité leur a rendus chers » (Dewey et Tufts, 1932, p. 295). Dans les développements du dernier chapitre d’Expérience et nature, il est notable que Dewey vise les croyances religieuses, ou toute autre forme de dogmatisme ou de superstition, les illustrations fournies quelques paragraphes auparavant l’établissaient clairement :
[C]roire aux fantômes, au diable, aux miracles, aux diseuses de bonne aventure, à la certitude immuable de l’ordre économique existant ou au mérite suprême de son parti politique et de ses dirigeants, c’est croire voilà tout. Ces croyances sont des biens immédiats pour celui qui les forme. [Dewey, [1925] 2012, p. 366]
Face à cela, les conséquences qu’en tirait Dewey (d’abord sur la nature du problème, ensuite sur sa solution) étaient également très claires :
Si les objets de la croyance immédiate n’étaient pas des biens immédiats, les fausses croyances ne seraient pas dangereuses comme elles le sont. Car c’est du fait que ces objets sont bons à croire, à admettre et à affirmer, qu’ils sont chéris d’une manière persistante et intolérante à l’égard de ce qui s’y oppose. Les croyances concernant Dieu, la Nature et l’Homme sont précisément ce à quoi les hommes se cramponnent le plus et ce pour quoi ils se battent le plus ardemment. […] Et il est tragique que dans de si nombreux cas les causes qui mènent à la chose en question soient des valeurs et non les raisons d’être un bien, tandis que le fait qu’il s’agisse d’un bien immédiat tend à empêcher la recherche des causes, autant que ce jugement sans passion auquel la conversion des biens defacto en bien dejure est subordonnée. Ici, étant donné que la réflexion est le moyen d’assurer des biens plus libres et plus persistants, elle apparaît à nouveau et avant tout comme un bien intrinsèque et irremplaçable. Son efficacité instrumentale la détermine à être candidate à une position particulière, celle d’un bien immédiat, car au-delà des autres biens elle a le pouvoir de se reconstituer et de fructifier. [p. 366-367]
Sa foi allait à « la méthode critique » en quoi consiste « l’intelligence » et « l’usage de la science », qui fournissent la meilleure méthode « pour critiquer et recréer les biens passagers de la nature en ces biens intentionnels et conclusifs propres à l’art », et assurer « l’union de la connaissance et des valeurs produites » (p. 394). Et c’est précisément pour cela qu’il appelait à se défaire de la « conception de la foi » des religions traditionnelles, au profit d’un nouveau genre de foi, « séculière et humaniste » (Roth, 1971, p. 57), dessiné cinq plus tard dans « Ce que je crois » (Dewey, [1930] 2018), quatre ans avant Une foi commune.
Dans cet article de 1930, la distinction qu’il opère entre deux conceptions de la foi anticipe la distinction qu’il fera dans Une foi commune, opposant la religion comme substantif au religieux comme adjectif. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit pareillement de promouvoir une foi qui se distingue des religions historiques (abrahamiques) et n’en conserve aucun des éléments surnaturels, des dispositifs cultuels ou des détails rituels. « Ce que je crois » s’ouvre sur cet écart et Dewey y indique en quoi la conception traditionnelle de la foi fait obstacle à ce qu’il promeut : une foi dans « le pouvoir de l’expérience ». Ces deux types de foi sont antagoniques : la conception traditionnelle de la foi entrave le déploiement de la nouvelle « conception de la foi », comme « tendance à l’action13 » (p. 350) :
[L]’adhésion à un quelconque corps de doctrines et de dogmes fondé sur une autorité spéciale dénote une méfiance envers le pouvoir de l’expérience d’engendrer, dans son propre mouvement continu, les principes requis pour la croyance et l’action. [p. 350]
La foi traditionnelle n’est donc pas seulement obsolète ou surannée. Pire, elle bloque le développement de la nouvelle foi, qui tient que « l’expérience elle-même est la seule et unique autorité ultime », la seule qui réclame notre allégeance14. Si « cette foi recèle en elle tous les éléments d’une philosophie », où les possibilités de l’expérience fournissent « toutes les fins et tous les idéaux qui doivent régir la conduite », Dewey sait qu’elle doit surmonter une lourde « tendance » : la négation, aussi bien religieuse que philosophique, de la capacité qu’ont l’expérience et la vie de parvenir à « s’autoréguler » et à « se donner leurs moyens propres de direction et d’aspiration » (p. 350), sans l’intervention d’entités surnaturelles ou supra-empiriques.
Tout comme il le fera dans « Anti-naturalisme in Extremis » et dans d’autres articles, Dewey inscrit les religions traditionnelles et les philosophies « transcendantales » dans cette même « tendance globale », où « l’expérience a été systématiquement dénigrée par opposition à autre chose qui était tenue pour plus fondamentale et supérieure en valeur » (p. 351). Les religions traditionnelles et les philosophies classiques lèvent son antipathie, car les unes et les autres ont empêché l’humanité d’enquêter « sur ce qui arriverait si l’on explorait et exploitait sérieusement les possibilités de l’expérience ». Selon lui, les religions gênent tout spécialement cette enquête, car elles « ont été saturées par le surnaturel – et le surnaturel signifie précisément ce qui se trouve au-delà de l’expérience » (p. 351).
Néanmoins, en 1930, Dewey estimait que le temps était venu pour cette nouvelle philosophie de l’expérience, élaborée antérieurement. Quand il se demande ce qui a pu pousser les êtres humains à s’en remettre à ce qui se situe « au-delà de l’expérience » (p. 352), « Ce que je crois » fait bien évidemment écho à La Quête de certitude (Dewey, [1929] 2014), publié un an avant. Après s’être demandé ce qui a pu amener les humains à chercher un recours auprès d’un quelconque absolu extérieur à l’expérience, Dewey considère qu’il est maintenant possible de s’en passer, car l’expérience recèle aujourd’hui « les arts par lesquels sa course propre » peut être « dirigée » (Dewey, [1930] 2018 : 352). Si « la situation a changé », si les humains n’ont plus à se méfier de la capacité de l’expérience « à les guider avec autorité », c’est qu’une « révolution » a eu lieu : ils se sont approprié les « méthodes scientifiques de découverte et de mise à l’épreuve » (p. 352). L’expérience bénéficie maintenant de « l’aptitude à créer des techniques et des technologies », ce qui lui donne « un sens radicalement nouveau » et lui ouvre des « potentialités » qui étaient « indisponibles » auparavant (p. 352).
Plus que sur les réalisations techniques concrètes des sciences, c’est surtout sur la méthode que Dewey estime qu’il faut s’attarder, car elle est l’auteur d’une « révolution dans le contenu même des croyances » (p. 353) – et Une foi commune y reviendra, cela va de soi15. Non contente d’être « le seul authentique mode de révélation », elle porte en son sein un « état d’esprit » spécifique, elle va avec « un changement radical dans notre attitude intellectuelle et dans la morale qui l’accompagne » (p. 353). Du même coup, cette méthode engendre une nouvelle conception de la foi, réclame une autre forme d’allégeance (qui n’a que faire des dogmes et des textes « sacrés », des rituels, des cultes et des pratiques liturgiques) et appelle à une autre morale, qui en finirait avec « les codes » de « règles fixes et immuables » (p. 360) – soit précisément la morale réfléchie articulée dans la seconde édition d’Ethics, publiée deux ans après.
Sur ce point et jusque dans son lexique, « Ce que je crois » résonne néanmoins avec un texte bien antérieur : à savoir « Christianisme et démocratie », conférence prononcée en mars 1892 devant la Student Christian Association de l’Université du Michigan. En effet, en 1930, Dewey invite à nouveau les Églises progressistes à renouer avec le « christianisme primitif » (p. 357), déjà mis en valeur dans « Christianisme et démocratie » : un christianisme sans dogme ni canon, sans miracle ni révélation spéciale. Toutefois, une importante différence intervient, « Ce que je crois » récuse sans ambiguïté toute entité surnaturelle et toutes croyances supra-empiriques : « la nouvelle science » a conduit à « l’élimination du surnaturel » (p. 363). L’empreinte de « Christianisme et démocratie » est donc mitigée par l’empreinte de « La religion et nos écoles » : tout comme « La religion et nos écoles » subordonnait fermement les Églises à la « conscience de l’État », « c’est-à-dire la conscience des exigences de la vie en commun » (Quéré, 2018a, §12), « Ce que je crois » subordonne clairement les Églises progressistes à « l’idéal démocratique » et à « la méthode de l’enquête », « le seul moyen fiable pour divulguer les réalités de l’existence » (Dewey, [1930] 2018, p. 353).
Ainsi, il ne faut pas se méprendre et bien comprendre à quoi Dewey conditionne « l’avenir de la religion », ce qui ne saute pas nécessairement aux yeux quand il écrit que cet avenir serait lié « à la possibilité de développer une foi envers les possibilités de l’expérience humaine et des relations humaines » (p. 358). Pour Dewey, les possibilités réelles de « l’expérience humaine et des relations humaines » ne se révéleront pleinement que lorsque le surnaturalisme aura été remisé dans les poubelles de l’histoire : ce qui ne saurait tarder, pensait-il, étant donné « les effets désintégrateurs des connaissances sur les dogmes de l’Église » (p. 357). La « reconstruction » qu’il attendait des Églises, des clergés et des fidèles était donc effectivement radicale. Il souhaitait tout simplement les amener à se débarrasser de ce qui s’intercale indûment entre les êtres humains et entre eux et le monde, qui est un : il n’y a ni arrière-monde, ni outre-monde, pas d’au-delà et donc aucun besoin de pouvoirs « spéciaux » pour rejoindre un autre plan d’existence ou s’assurer d’une immortalité dans quelque illusoire paradis16. Bref, les religions traditionnelles deviennent obsolètes, dès lors que « l’expérience humaine est capable de générer de l’intérieur d’elle-même, et sans garanties externes, les moyens de sa propre orientation et de sa propre régulation » (Quéré, 2018a, §10). Autrement dit, l’avenir de la religion, c’est la disparition des religions.