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Couverture du livre John Dewey face aux fondamentalismes (J. Stavo-Debauge) Show/hide cover

Des « légendes d’un peuple hébreu primitif » : Dewey et la montée du créationnisme

Fournie par un article de Judith Green, « Jamesian Reasonable Belief and Dewey Religious Communities : Reconstructing Philosophy Pragmatically With Philip Kitcher » (Green, 2014), la prochaine illustration de cette fautive dilution du naturalisme deweyen me donnera l’occasion de revenir sur ce que Dewey avait à dire de la première incarnation du mouvement anti-évolutionniste1.

Les reproches que Judith Green adresse à Philip Kitcher en mobilisant indûment Dewey

Plutôt que de relever chacune des erreurs de J. Green, je me concentrerai sur deux critiques qu’elle adresse à P. Kitcher2, en pensant s’autoriser de Dewey. À l’ouverture de son article J. Green énonce son reproche à Kitcher et avance le soutien qu’elle croit trouver dans Le Public et ses problèmes (The Public and its Problems) :

Les croyances et questions religieuses sont exclues de l’enquête sur l’établissement des faits par la majeure partie des délibérateurs idéaux de Kitcher, car de telles croyances seraient désespérément improductives – il n’en reste rien lorsque les religions sont expurgées de leurs erreurs factuelles. Par conséquent, les croyants religieux se verraient également empêchés d’évoquer de telles croyances non factuelles dans les délibérations démocratiques, car ça ne peut contribuer de manière valide aux projets des autres. Un tel modèle des limites de la délibération démocratique est très différent de celui proposé par Dewey dans The Public and its Problems. Dans ce dernier, des « experts » sont déployés pour aider les gens ordinaires au développement et à la communication mutuellement respectueuse de points de vue bien informés à propos des politiques publiques et de l’utilisation des ressources partagées, et non pour déclarer avec autorité qui peut ou non délibérer et ce que les gens peuvent ou non considérer comme leurs problèmes [Green, 2014, p. 74].

Dans la foulée, laissant entendre que Dewey est à ses côtés, J. Green critique également Kitcher parce qu’il « réprimande ces “littéralistes dogmatiques” pour leurs croyances in-garantissables en des entités “effrayantes (spooky)” qui confondent métaphore et “mythe”, par quoi il semble vouloir dire une croyance fausse et intellectuellement primitive, telle la croyance en la Fée des dents » (p. 75). Green reproche ensuite à Kitcher d’affirmer qu’« il n’y a pas et ne peut pas y avoir d’enquête rigoureuse et vérifiée qui soutienne une référence littérale à des dieux et autres entités “transcendantes” » (p. 78).

Les énoncés de J. Green étant très généraux, il est difficile de savoir de quels genres de « croyances et questions religieuses » elle parle et donc de comprendre l’ampleur de son hospitalité épistémique aux « entités “effrayantes” ». Mais on peut conjecturer qu’elle a en vue des entités moins impersonnelles et plus archaïques que le concept de Dieu proposé par Edward Scribner Ames, car elle reproche à Kitcher de ne pas être assez réceptif aux « littéralistes dogmatiques » et considère que la « référence littérale » à des dieux ne dépasserait pas les bornes. En l’état, on ne sait pas trop où J. Green met la barre, et ce genre de flou avait d’ailleurs le don d’horripiler Dewey, comme il le disait au début de « Un Dieu ou le Dieu ? » (« A God or the God ? ») (Dewey, [1933] 2019). Dans ce commentaire d’un ouvrage collectif3, Dewey déclarait d’emblée ne pas arriver à savoir de quoi les théologiens Wieman et Macintosh parlaient exactement et où ils voulaient vraiment en venir : d’où le titre « Un Dieu ou le Dieu ? », qui immédiatement articule une critique, avant même la première phrase !

Mais puisque J. Green en appelle à The Public and its Problems et prétend que Dewey s’y montrerait plus hospitalier aux « croyances et questions religieuses » que Kitcher, allons donc y voir. Effectivement, dans l’ouvrage de Dewey, il est bien question, à au moins deux reprises, de « gens ordinaires » qui font valoir des croyances religieuses de facture littéralistes dogmatiques et prétendent à une référence littérale à un Dieu très effrayant. La chose importe, car quand Dewey en viendra à discuter de la place des « experts », c’est très clairement l’un de ces deux exemples qu’il aura en tête. L’exemple auquel je pense est d’autant plus présent à sa mémoire qu’il lui avait consacré une série de quatre articles dans The New Republic, entre 1922 et 1926 : « La frontière intellectuelle américaine » (« The American Intellectual Frontier »), « Les fondamentaux » (« Fundamentals »), « La science, la croyance et le public » (« Science, Belief, and the Public ») et enfin « Monseigneur Brown : fondamentalement moderniste » (« Bishop Brown : a Fundamental Modernist »).

Cette série d’articles est significative, car il s’y préparait bien des arguments de The Public and its Problems, et le phénomène dont ils traitent constitue indéniablement un arrière-plan empirico-historique au livre de 1927. Ce phénomène, ce sont les menées du mouvement fondamentaliste protestant et les avancées des premières offensives créationnistes, qui s’immisçaient avec force dans les assemblées de nombreux États des États-Unis pour faire voter des lois interdisant l’enseignement de la théorie darwinienne de l’évolution dans les écoles publiques. Et il s’avère que J. Green se trompe. Si Dewey mentionne brièvement cet épisode dans The Public and its Problems, ce n’est pas du tout dans l’intention qu’elle lui prête, bien au contraire, puisqu’il ne fait qu’y synthétiser sa position face aux manigances des fidèles qui garnissent les mobilisations anti-évolutionnistes.

Pour Dewey, ces « gens ordinaires » qui utilisent à des fins politiques le Dieu du surnaturalisme chrétien, produisent des assertions à prétention factuelle sur la nature au moyen de la Bible et appellent à l’édiction de lois barrant la route à l’enquête scientifique et interdisant d’en mettre en commun les résultats, voilà bien une attitude et des démarches qui ne ressemblent absolument pas à son idéal du public démocratique. Dans l’économie générale de The Public and its Problems, ces mobilisations ne sont rien d’autre qu’une illustration paradigmatique d’un « mauvais public », et non de ce que Dewey entend par le public, on le verra.

Une série d’articles qui prépare le livre de 1927

Avant d’en venir plus précisément à The Public and its Problems, il est donc nécessaire de se pencher sur la série des articles que le philosophe a consacrée au mouvement fondamentaliste. Le « prédécesseur thématique et conceptuel le plus immédiat à The Public and its Problems », n’est pas « The Ethics of Democracy », contrairement à ce que prétend Melvin Rogers (Rogers, 2016, p. 6), mais bien cette série publiée dans The New Republic et composée entre 1922 et 1926. Si les trois premiers articles de cette série sont parfois évoqués, son dernier item n’est jamais pris en compte par les commentateurs, qu’ils soient philosophes ou historiens. Publié en 1926, « Bishop Brown : A Fundamental Modernist » est passé complètement inaperçu. Pourtant, il clôt les interventions de Dewey sur le conflit entre les modernistes et les fondamentalistes, qui battait son plein dans les années 1920 et atteindra son acmé en juillet 1925 avec le fameux procès Scopes (« le procès du singe ») à Dayton, Tennessee. Isolément, l’article semble d’autant plus anecdotique que le personnage dont il traite est tombé dans l’oubli. Le nom de William Montgomery Brown n’évoque rien aux deweyens : au mieux, les plus attentifs se souviendront avoir croisé ce patronyme dans un volume des œuvres complètes ou dans Characters and Events. Pour en saisir tout l’intérêt, il faut le replacer dans la série qu’il conclut. Il gagne en importance quand on sait qu’il fait suite à « La frontière intellectuelle américaine » (« The American Intellectual Frontier », 1922), « Les fondamentaux » (« Fundamentals », 1924) et « La science, la croyance et le public » (« Science, Belief, and the Public », 1924).

Cette série sur (contre) le fondamentalisme se compose donc de quatre articles, et non de trois. « La science, la croyance et le public » ne la clôt pas. Elle se termine deux ans plus tard avec « Bishop Brown : a Fundamental Modernist ». Publié après le procès Scopes, Dewey y revient sur un autre procès, ouvert avant le procès Scopes : le procès en hérésie que Mgr Brown a affronté entre 1924 et 1925. Si les trois premiers articles sont encore souvent discutés, le quatrième n’est jamais travaillé. À ma connaissance, aucun des commentateurs de Dewey n’en a parlé. À la fin de John Dewey : Religious Faith and Democratic Humanism (Rockefeller, 1991), Steven Rockefeller l’inclut bien dans sa « Chronological Listing of Works by John Dewey on Religious Issues », mais il ne s’y réfère pas une seule fois dans le corps du livre et Mgr Brown est absent de l’index.

L’oubli de « Bishop Brown : A Fundamental Modernist » vient de loin. On peut l’imputer aux choix éditoriaux de Joseph Ratner dans l’organisation des deux tomes de Characters and Events :Popular Essays in Social and Political Philosophy : publiés en 1929, ces deux volumes rassemblaient un grand nombre des interventions politiques de Dewey, du début de sa carrière jusqu’à la fin des années 1920. Ratner avait bien fait figurer « The American Intellectual Frontier » (Ratner, 1929b, p. 447), « Fundamentals » (p. 453) et « Science, Belief, and the Public » (p. 459) les uns à la suite des autres dans le tome 2. Mais « William Montgomery Brown » (Ratner, 1929a, p. 83) était isolé dans la première partie du premier tome, perdu parmi douze textes consacrés à des personnages de plus haute stature. Le pauvre William Montgomery Brown (1855-1937) se retrouvait ainsi coincé entre l’écrivain H. G. Wells (p. 78) et l’homme d’État Theodore Roosevelt (p. 87), qui ne manquèrent pas de lui faire de l’ombre.

Avant de considérer l’article lui-même, je vais parcourir la série qu’il termine, en cela qu’elle éclaire The Public and its Problems. Dans cette série, Dewey suit donc les avancées de la première offensive anti-évolutionniste du mouvement fondamentaliste, qui parviendra à soumettre au vote un grand nombre de lois interdisant l’enseignement de la théorie darwinienne dans les écoles publiques. La plus célèbre de ces lois est assurément le Butler Act, qui conduisit à la condamnation de John Scopes, le 21 juillet 1925, à l’issue de ce fameux procès qui porte le nom du contrevenant et s’ouvrit le 10 juillet de la même année : le procès Scopes, à l’origine rocambolesque4. Signé par le gouverneur du Tennessee en mars 1925, le Butler Act interdisait « à tout enseignant d’Université, d’école normale ou de toute autre école publique, financée entièrement ou partiellement par des fonds publics de l’État, d’enseigner une théorie qui nie l’histoire de la création divine de l’homme telle qu’enseignée dans la Bible, et qui prétend que l’homme descend d’un ordre inférieur d’animaux ».

Dewey n’avait pas attendu 1925 pour se soucier du mouvement fondamentaliste, dont il avait fait un objet d’enquête avant même l’édiction des premières lois anti-évolutionnistes5. Dès 1922, dans « La frontière intellectuelle américaine », observant la levée du phénomène, il pointe le poids du « mouvement évangélique populaire » dans cette campagne qui « interroge fondamentalement la qualité de notre démocratie » (Dewey, [1922] 2019, p. 105). Si le philosophe se fend d’une analyse inquiète avant 1925, l’année du procès de John Scopes à Dayton, c’est que le mouvement anti-évolutionniste montrait déjà sa puissance en 1922. L’historien Adam Laats rend d’ailleurs la force de ce mouvement en observant les nombreuses lois proposées avant ce procès, estimant même que : « Le pouvoir politique de ces lois – et de tous les projets de loi qui ont failli devenir des lois – peut nous en dire plus sur l’état du créationnisme dans les années 1920 que le procès de Scopes » (Laats, 2021, p. 36). Ainsi, selon A. Laats :

Le meilleur exemple est probablement le premier. En 1922, le Kentucky a envisagé une nouvelle loi pour interdire l’enseignement de l’évolution dans les écoles publiques. […] Au Kentucky, le projet de loi qui a failli passer aurait fait bien plus que simplement permettre aux enseignants du Kentucky d’enseigner le créationnisme. […] Le projet de loi qui a failli devenir une loi aurait interdit complètement l’enseignement de l’évolution. Et pas seulement cela. En plus de l’évolution, le projet de loi aurait interdit l’athéisme ou l’agnosticisme dans les écoles publiques du Kentucky. Plus remarquable encore, un amendement du Sénat aurait interdit à toute bibliothèque publique de l’État de posséder des livres susceptibles « d’attaquer directement ou indirectement les croyances et convictions religieuses des enfants du Kentucky ou de chercher à les affaiblir ou à les détruire ». […] Rétrospectivement, l’ambition théocratique d’un tel projet de loi semble à couper le souffle. Les législateurs n’ont pas hésité à demander aux institutions publiques d’incarner leurs convictions religieuses. […] Au Kentucky en 1922, les créationnistes radicaux n’étaient pas satisfaits de simplement glisser le créationnisme dans les classes de science par une porte dérobée. Non, à l’époque, les leaders créationnistes radicaux voulaient beaucoup plus. Ils espéraient installer – franchement et sans ambages – un régime théocratique dans les écoles et les bibliothèques publiques de leur État. Aucun instituteur n’aurait pu enseigner l’évolution, du moins pas légalement. Aucun instituteur n’aurait même pu apprendre aux enfants que des personnes intelligentes pouvaient s’interroger sur l’existence de Dieu. Et les bibliothèques publiques de l’État auraient dû vider leurs rayons de tout livre susceptible de remettre en question les croyances religieuses d’un élève. Il est difficile d’imaginer quels livres il pourrait rester après s’être débarrassé de tout ce qui pourrait « indirectement » remettre en question les croyances protestantes traditionnelles et conservatrices. [p. 36-37]

Le mouvement évangélique et William Jennings Bryan dans la mire de Dewey

En 1922, trois ans avant le carnaval de Dayton, en fin observateur, Dewey se penche donc sur l’implication de William Jennings Bryan dans cette mobilisation « contre la science », pain bénit pour les adversaires de la démocratie6, en proposant « un astucieux commentaire sur la relation entre la version de la démocratie promue par Bryan, ses sympathies évangéliques et son anti-intellectualisme » (Hofstadter, [1963] 2012, p. 128).

À la différence de nombreux commentateurs qui cherchaient à comprendre le tour « pathétique de la carrière de Bryan après-guerre » (Hofstadter, [1955] 2011, p. 288), Dewey ne s’attarde pas sur la psychologie du personnage. Il amorce une enquête socio-historique, approfondie dans « Les fondamentaux » (1922) et « La science, la croyance et le public » (1924), également écrits avant le procès Scopes, auquel Bryan prendra une part décisive7, en tant que représentant de la World’s Christian Fundamentals Association (WCFA8) et de l’État du Tennessee. 

Dewey ne s’embarrasse pas du pédigrée de Bryan, l’homme politique qui contribua à transformer le fondamentalisme en un puissant « mouvement social », en prenant la tête de la campagne anti-évolutionniste9. Sans omettre les engagements précédents de Bryan et sans cacher qu’une partie des masses qui concourent à son succès avait antérieurement constitué « la colonne vertébrale du philanthropisme social et de la réforme sociale10 » (Dewey, [1922] 2019, p. 106), Dewey n’hésite pas à attaquer son « obscurantisme », malgré les états de service du personnage : en 1896, 1900 et 1908, Bryan fut le candidat démocrate à la présidence des États-Unis et certains le tiennent pour « le plus grand réformateur populiste de l’Amérique » (Gould, 1996, p. 177), voire pour le « premier progressiste américain » (Larson, 2003, p. 31)11.

Dès le premier paragraphe, le cadre est posé : parce qu’elle interroge la « qualité de notre démocratie », permet de comprendre la présente « éclipse du libéralisme social et politique » et risque de conforter les critiques de la démocratie, cette campagne justifie une « étude sérieuse », qui doit se garder du « mélange d’amusement et d’irritation qu’elle suscite immédiatement » (Dewey, [1922] 2019, p. 105). Le leadership de Bryan dans « l’opposition à la recherche scientifique libre et à la large dissémination des résultats scientifiques » ne peut être rapporté à une « idiosyncrasie personnelle » : une « connexion effective et réelle existe entre les directions politiques et doctrinales de son activité, et les réponses populaires » qu’elles suscitent (p. 105-106). Car Bryan est l’indisputable représentant des classes moyennes qui se trouvent « sous l’influence du christianisme évangélique » (p. 106). Dewey ne fait pas qu’un portrait à charge de cette population dévote, mais il en dénonce le principal défaut :

Elle n’a jamais eu d’intérêt ni pour les idées comme telles (ideasas ideas),ni pour ce que la science et les arts pourraient apporter à la libération et à l’élévation de l’esprit humain. Cette population dit oui à la science et à l’art pour autant qu’ils raffinent et polissent la vie, permettent la « culture », marquent les étapes d’une mobilité sociale ascendante ; mais elle les rejette en tant que facteurs d’émancipation et guides radicaux de la vie. [p. 107]

Pour éclairer les « causes de cet état d’esprit », il compare trois pays :

Les historiens des idées soulignent la différence entre le succès des nouvelles idées scientifiques et philosophiques en Angleterre et en France au 18e siècle. Dans le premier cas, elles ont été accommodées, partiellement absorbées ; elles ont pénétré suffisamment profondément pour perdre leur qualité propre. Les institutions furent plus ou moins libéralisées, mais les idées se perdirent en route. En France, en revanche, l’opposition s’est retranchée dans des institutions puissantes et rigides. Les idées ont dû être clarifiées et mises à nue afin d’atteindre leur poids idéal pour le combat. Ces idées devaient se battre pour vivre et devinrent des armes. Ce qui est arrivé en Angleterre est arrivé en Amérique, à une plus large échelle et de façon plus profonde. Il en résulte un libéralisme social et politique combiné à un « illibéralisme » intellectuel (intellectualilliberality).De ce résultat, M. Bryan est un symbole remarquable. [ibid.]

Si Dewey valorise la France des Lumières, c’est pour la place qu’elle occupait dans le monde des « pères fondateurs » : ces « libres penseurs » dont les idées devinrent impopulaires au début du 19e siècle, sous l’effet du mouvement évangélique populaire.

Les pères fondateurs de notre pays appartenaient à une aristocratie intellectuelle ; ils étaient partie prenante des Lumières intellectuelles du xviiie siècle. Franklin Jefferson, John Adams, par leurs croyances et leurs idées, étaient des hommes du monde, plus spécialement du monde de la France de leur époque. Leurs idées de libres-penseurs ne les empêchèrent pas d’être des leaders. Une génération plus tard, je doute que l’un d’entre eux aurait seulement pu être élu conseiller municipal, et moins encore devenir un puissant personnage politique [p. 107-108].

À ses yeux, « les conséquences sociales et politiques du mouvement évangélique populaire, qui a commencé dans les premières années du 19e siècle, ne semblent pas avoir reçu l’attention qu’elles requièrent » (p. 108). La croisade de Bryan s’inscrit dans ce « mouvement », issu du « second “Grand Réveil” » né dans les États maintenant à la pointe des efforts anti-évolutionnistes et auparavant responsable de l’impopularité de la « libre-pensée » :

Une grande partie de ce qui est combattu sous le nom de Puritanisme n’a presque rien à voir avec le Puritanisme historique, mais presque tout à voir avec ce second « Grand Réveil » qui a commencé à la frontière, dans les États de la frontière du Sud et de l’Ouest, lors de la première décennie du siècle dernier.
Il n’est pas sans importance qu’Andrew Jackson, le premier Président dévot [« church-going »], ait été aussi le premier représentant politique de la frontière démocratique, l’homme qui marque la transformation de l’ancienne république aristocratique en une république démocratique. L’aversion pour les privilèges s’est étendue à une crainte de l’éducation supérieure et de l’expert. La tradition des études supérieures dans le clergé fut délaissée par les dénominations populaires. La religion devenait populaire, et la pensée, spécialement la libre-pensée qui enfreignait les conceptions morales populaires, devint impopulaire, trop impopulaire pour rimer avec le succès politique. C’est même presque accidentellement que Lincoln a été élu Président. Au minimum, un tribut rhétorique devait être payé aux croyances des masses. [p. 108]

Dewey rapporte ce mouvement évangélique populaire aux avancées de la frontière dans l’Ouest américain, qu’il contraste avec le Sud, où l’Église s’est érigée en « rempart » contre l’abolition de l’esclavage ; « les tendances théologiques les plus réactionnaires ont leurs racines dans le Sud », là où « les mouvements pour le retrait du financement public des institutions publiques d’éducation autorisant l’enseignement de l’évolution rencontrent le plus grand succès » (p. 110).

Au Sud, les Églises se sont attachées « à soutenir l’esclavage », et donc à ne pas faire de « concessions à la pensée moderne », et notamment au darwinisme qui mettait en pièce les arguments bibliques employés à l’appui de « théologies de la ségrégation » (Sehat, 2022, p. 42), qui légitimaient la ségrégation raciale du régime Jim Crow. Si les historiens ont eu tendance à « rester silencieux sur la place du racisme dans l’antiévolutionnisme et plus largement dans le mouvement fondamentaliste » (Moran, 2003, p. 902), l’intelligentsia noire américaine des années 1920 n’était pas dupe du soubassement raciste de cette croisade.

Durant le procès Scopes, à l’instar de Dewey et de W. E. B. Du Bois (1925), les intellectuels africains-américains se sont globalement identifiés à John Scopes, victime à leurs yeux de la répression sudiste (Moran, 2003, p. 892). Là « où les journalistes blancs remarquaient souvent la profonde foi religieuse de la population de Dayton, les journalistes africains-américains soulignaient l’hypocrisie raciste à l’arrière-plan des manifestations sudistes de piété » (p. 899). Pour ces intellectuels noirs, « la peur des implications raciales du darwinisme » était « l’aiguillon du mouvement antiévolutionniste, en haut comme en bas » (p. 899). Ces soubassements racistes n’étaient un secret pour personne, ils étaient également soulignés par Mencken : au fil de sa couverture du procès Scopes, le journaliste parlait tour à tour des « Ku Klux Theologians », des « Ku Klux Protestants », du « Ku Klux Klergy » ou encore d’un « jury of Ku Kluxers » (Mencken, [1925] 2010).

Ces expressions employées par Mencken recelaient une importante part de vérité : le Klan soutenait la croisade anti-évolutionniste et Bryan était révéré par les membres du Ku Klux Klan, en raison de « son refus de dénoncer le Klan » et de son opposition au « vote d’une loi fédérale anti-lynchage au Congrès » (Curtis, 2016 : 64). Quand il mourut cinq jours après la fin du procès Scopes, des membres du Ku Klux Klan de l’Ohio l’honorèrent12. Les membres du Klan ne se contentaient pas de révérer Bryan, ils s’étaient effectivement saisi des principales croisades morales des fondamentalistes, pas seulement contre l’évolutionnisme mais aussi en faveur de la Prohibition – croisade dans laquelle Bryan joua aussi un rôle de premier plan. Nonobstant l’usage du label « évangélique » (qui est postérieur et que les fondamentalistes n’utiliseront que dans les années 1930), Linda Gordon a bien rendu le renforcement mutuel du fondamentalisme et du Klan, en notant que, « dans l’ensemble, on peut dire que le Klan représentait une renaissance évangélique », et que :

[l]e Klan, à son tour, a renforcé la bataille évangélique contre le péché. La défense de la prohibition, l’une des principales priorités du Klan, attirait particulièrement les évangéliques, tandis que le Klan alimentait leur colère contre les divertissements immodestes (films, salles de danse, burlesque), la publicité et les vêtements féminins, en particulier les maillots de bain. Ce faisant, le Klan a également renforcé l’hostilité des évangéliques à l’égard des groupes qu’ils accusaient d’être des pourvoyeurs d’indécence : les Noirs, les catholiques, les juifs [Gordon, 2009, p. 32].

Lors du procès Scopes, conscient des implications et visées racistes de la croisade créationniste, W. E. B. Du Bois prendra la défense de l’enseignant de l’école publique attaquée, en signant un article rageur en septembre 1925, dans The Crisis, le journal de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). À l’instar de Dewey, Du Bois n’aura lui aussi pas de mots assez durs contre les anti-évolutionnistes des États du Sud des États-Unis :

La vérité est simple et nous la connaissons : Dayton, Tennessee, c’est l’Amérique : un grand pays ignorant et simple d’esprit, curieusement composé de brutalité, de bigoterie, de foi religieuse et de démagogie, et capable non seulement d’erreurs mais aussi de persécution, de lynchage, de meurtre et de balourdise idiote, ainsi que de charité, de missions, d’amour et d’espoir. C’est l’Amérique et l’Amérique est ce qu’elle est parce que les Américains croient à l’Ignorance. Toute la civilisation nordique moderne, dont l’Amérique est une branche importante, a vendu son âme à l’ignorance. […] Les gens qui laissent le Tennessee blanc dans une ignorance totale et ridicule de ce que la science a enseigné au monde depuis 1859 sont les mêmes qui laisseraient le Tennessee noir et l’Amérique noire avec aussi peu d’éducation que ce qui est compatible avec un travail manuel assez efficace et un contentement minimal ; ils sont ces gens qui s’extasient devant le 18e Amendement et sont muets devant le 15e ; ils sont ces gens qui permettent le lynchage et ont rendu la vilénie légale afin de rendre leur race ‘pure’. Ce sont de telles personnes qui, lorsqu’elles aperçoivent dans une obscurité soudaine les visages terribles du fanatisme, de la fureur et de la stupidité, essaient de cacher cette vision par des éclats de rire. Mais ce qui se passe à Dayton, Tennessee, ne prête pas à rire. C’est une menace et un avertissement. C’est un défi à la religion, à la science et à la démocratie [Du Bois, 1925].

Mais revenons au texte de Dewey, écrit en 1922, soit trois ans avant le procès Scopes. S’il pointe le racisme des églises et de la population dévote du Sud, concernant l’Ouest, le philosophe tempère son habituel ton anticlérical et note que « les églises ont rempli une inestimable fonction sociale dans l’expansion de la frontière » : fournissant « les points de ralliement non seulement de la respectabilité, mais aussi de la décence et de l’ordre, au milieu d’une population frustre et turbulente », elles « ont été les représentantes du bon voisinage social et des plus hauts intérêts des communautés » (Dewey, [1922] 2019, p. 109). Mais c’est là que le bât blesse : la persistante « association de l’Église avec la morale et les intérêts sociaux les plus élevés de la communauté », au détriment de la vie de l’esprit, de l’enquête libre et de la reconstruction intelligente des « normes » morales. Implicitement, Dewey pointe une dynamique de sécularisation, mais inachevée : en retard sur les potentialités de « l’intelligence », révélées et accomplies par la science et les arts13.

Sécularisation inachevée, car la « limite » dont il parle, cette limite au-delà de laquelle ses compatriotes estiment (à tort) qu’il est « dangereux et peu respectable de s’aventurer », se tient précisément là : ses concitoyens ont peur de s’aventurer hors des frontières tracées par les Églises. Nourrissant les « préjugés anti-intellectuels des masses », la religiosité propagée par le mouvement évangélique populaire est la limite dont les Américains doivent s’affranchir afin de « cultiver un esprit libre ». La tâche n’est pas aisée et les « forces » dont il s’agit de se départir sont d’autant plus « dangereuses » que s’y mêlent des « choses à la fois nécessaires et bonnes » – tel le souci de l’entretien d’une vie communautaire locale, avec ses aspirations à la « décence14 ».

En 1922, Dewey ne croit pas que les efforts de Bryan paieront – la suite des événements lui donnera tort. « Dans ses efforts pour entraver l’avancée de l’enquête et de l’enseignement de la biologie, M. Bryan ne peut connaître, au mieux, qu’un triomphe temporaire, un succèsd’estime[en français dans le texte] », écrit-il, visiblement trop confiant dans la solidité de la liberté académique et des écoles publiques15. Toutefois, ajoute-t-il aussitôt, « ce n’est pas dans ce champ particulier qu’il a de l’importance », mais en tant que « symptôme » et « symbole » de « forces plus puissantes » qui « concourent à abaisser le niveau intellectuel de la vie américaine » (p. 110). En une formule, il saisit le caractère totalisant de cette religiosité que Bryan représente et dont la prégnance fait obstacle à la « vie libre de l’enquête et de la critique » : « Notre héritage intellectuel ne fait pas de nous des Puritains, mais bien des évangéliques, par notre peur de nous-mêmes et du désordre latent de la frontière » (p. 111).

L’étouffant conformisme de cet héritage est à la source de l’illibéralisme qui lui semble si « profondément enraciné » dans le libéralisme américain. À moins de tenir compte de cette limite fixée à la pensée, on ne peut expliquer le déclin du mouvement progressiste et les difficultés à forger un « idéalisme intelligent et durable ». Plus, dit-il pour conclure :

Quand un libéralisme actif renaîtra, aucun mouvement libéral ne pourra se pérenniser sans aller suffisamment en profondeur pour revenir sur cette limite. Sinon, nous aurons à l’avenir ce que nous avons eu dans le passé : des revivalistes comme Bryan, Roosevelt et Wilson, des mouvements qui incarnent des émotions morales plutôt que la perspicacité et la politique de l’intelligence [p. 111].

Dewey et Lippmann face au « règne de la majorité » de Bryan

Ma lecture m’amène à relativiser l’interprétation fournie par Edward Larson, un historien (confessant) spécialiste du procès Scopes. Selon Larson, la croisade anti-évolutionniste aurait amené Dewey et d’autres « leaders d’opinion libéraux » à « réviser leurs vues des rapports entre règne de la majorité et droits des minorités », alarmés par le « majoritarisme » de Bryan : le procès Scopes devenant le symbole de « la lutte pour la liberté individuelle – liberté d’expression et liberté académique – contre l’oppression d’une majorité mue par des ressorts religieux » (Larson, 1999, p. 520-521). Larson exagère l’impact de cette campagne sur les positions de Dewey. Dès 1909, dans Moral Principles in Education, il s’était prémuni contre le majoritarisme promu par des hommes politiques comme Bryan. Faisant valoir « l’incompétence du public profane pour traiter des questions techniques relatives aux méthodes scolaires » (Dewey, 1909, p. 16), il ajoutait : « Les exemples abondent pour montrer que des personnes bien intentionnées, suffisamment compétentes pour juger des objectifs et des résultats du travail scolaire, commettent une erreur en insistant sur leur prérogative à diriger les aspects techniques de l’éducation » (p. 16-17).

Dewey posait immédiatement des limites à l’ingérence des non-enseignants dans les arcanes de la vie scolaire : si « l’éducation est d’abord une affaire publique et ensuite une vocation spécialisée », elle a « ses propres mystères spécifiques, son propre savoir et sa propre compétence », toutes choses « qu’un profane non instruit ne peut pénétrer » (p. 11-12). Et ce besoin de s’en remettre à un service spécialisé (service expert) valait plus généralement pour toutes les grandes questions politiques, « l’école et le gouvernement ayant un commun problème à cet égard » (p. 12).

Dans la mesure où il s’agit de définir des politiques générales et des finalités affectant le bien-être de tous, le public peut très bien revendiquer son droit de régler les questions par le vote ou la voix de la majorité. Mais la sélection et la poursuite des moyens et chemins détaillés par lesquels la volonté publique doit être exécutée efficacement doivent demeurer en grande partie une question réservée à l’expertise d’un service spécialisé. Quant aux connaissances et aux techniques supérieures qui sont ici requises, le public ferait bien de les déférer à ces experts. [p. 13]

Dewey défendait donc l’autonomie du corps enseignant, qui devait avoir le contrôle des méthodes et contenus scolaires :

L’administration des écoles, l’élaboration des programmes d’études, le choix des textes, la prescription des méthodes d’enseignement, sont des questions avec lesquelles le peuple ou ses représentants dans les conseils scolaires ne peuvent se prononcer sans courir le risque de devenir de purs et simples intrus. [p. 14]

Cette autonomie était du reste la condition de la liberté académique et donc de l’expérimentation dans le champ de l’éducation (Dewey, [1911] 2020) – qui s’inscrivait elle-même dans un vaste projet d’« expérimentation démocratique », partagé avec George Herbert Mead et bien d’autres (Cefai, 2020). Ce faisant, pour Dewey, il ne s’agissait pas de se plier aux désidératas et diktats du public mais plutôt d’amener ce dernier à se rendre « compte de l’ampleur de l’expérimentation pratique » afin qu’il soit « plus favorable qu’il ne l’est actuellement à l’expérimentation engagée par des experts » (Dewey, [1911] 2020, p. 374). Lorsqu’on se souvient que Dewey a très tôt œuvré pour la liberté académique et n’a jamais réduit la démocratie à une « machinerie gouvernementale » (Dewey et Tufts, 1908, p. 479), on peut douter qu’il ait attendu la croisade anti-évolutionniste pour se méfier du « règne de la majorité ». Néanmoins, il est vrai que Dewey s’inquiétait que Bryan se munisse d’un « droit démocratique » pour exiger « l’exclusion de toute science non chrétienne » : « Les contribuables, pour reprendre la formulation la plus grossière de son argument, avaient le droit démocratique de déterminer ce qui était enseigné dans leurs écoles » (Gilbert, 1998, p. 31), tel était le raisonnement de Bryan.

Bryan ne doutait pas seulement de défendre le christianisme, dont la survie serait compromise par la théorie de l’évolution : « la lutte entre l’évolution et le christianisme est un duel à mort », « les deux ne peuvent coexister », dira-t-il à Dayton16. Armé d’une formule aussi rudimentaire qu’efficace, Bryan ne doutait pas non plus d’avoir le principe même de la démocratie de son côté : « La main qui remplit le chèque est celle qui régit l’école » (The hand that writes the pay check rules the school), aimait-il à répéter. Allié à une défense de l’autorité parentale, ce principe suffisait à contrecarrer les effets délétères d’un enseignement public qui menait les enfants à l’incroyance, comme il le clamera lors du procès Scopes : « Les parents ont le droit de dire qu’aucun enseignant payé avec leur argent ne peut priver leurs enfants de la foi en Dieu et les renvoyer dans leur foyer après en avoir fait des sceptiques, infidèles, agnostiques ou athées » (cité par Hofstadter, 1963, p. 127).

Et comme Dewey le craignait dès 1922, l’agitation de Bryan et de ses ouailles a effectivement nourri des humeurs anti-démocratiques chez bien des libéraux. Tel fut le cas de Walter Lippmann qui confiera en 1925 ses sentiments au juge Learned Hand, un éminent représentant de la « vieille garde progressiste »17 :

Ma propre pensée est devenue de plus en plus anti-démocratique […]. La taille de l’électorat, l’impossibilité de l’éduquer suffisamment, l’ignorance féroce de ces millions de personnes semi-analphabètes, dominées par les prêtres et leurs paroisses, m’ont amené au point où je veux confiner les actions de la majorité. [cité par Steel, 1980, p. 217]

Avant de consacrer un livre, American Inquisitors18, au procès Scopes, Lippmann s’est fendu en 1926 d’un texte intitulé « Why Should the Majority Rule ? », d’abord publié dans Harper’sMagazine et réédité l’année suivante dans Men of Destiny (Lippmann, [1927] 2003), sous un autre titre : « Bryan and The Dogma of Majority Rule ». Dans ce texte, symptomatique des craintes de Dewey19, Lippmann s’appuyait sur le procès Scopes pour mettre en cause la « foi démocratique » et en attaquer les prémisses. Selon lui, « la carrière de Mr Bryan était plus logique et cohérente que ce qu’il semblait » à beaucoup d’observateurs, qui s’échinaient à distinguer le jeune Bryan « progressiste » du vieux Bryan « fondamentaliste ». Pour Lippmann, il n’y avait « aucune contradiction », c’est bien le même Bryan qui se démenait pour « la suppression légale de l’enseignement scientifique » :

Il a fait valoir qu’une majorité des électeurs du Tennessee avait le droit de décider de ce qui devrait être enseigné dans leurs écoles. Il a toujours soutenu qu’une majorité avait le droit de décider. […] Il a toujours insisté sur le fait que le peuple devait gouverner. Et il n’avait jamais nuancé cette foi en disant ce qu’il devait gouverner et comment. Il n’y a eu aucune grande transformation de sa pensée, et pour lui, ce n’était certainement pas abandonner ce principe que de dire que, si une majorité au Tennessee était fondamentaliste, alors les écoles publiques du Tennessee devraient être conduites selon des principes fondamentalistes. Remettre en question ce droit de la majorité lui aurait semblé aussi hérétique que de remettre en question le crédo fondamentaliste. M. Bryan était aussi fidèle à sa politique qu’à sa foi religieuse. Il a toujours cru en la sainteté du texte de la Bible. Il a toujours cru qu’une majorité du peuple devait gouverner. Ici, au Tennessee, il y avait une majorité qui croyait au caractère sacré du texte. Conduire cette majorité était logiquement le point culminant de sa carrière, et il mourut en combattant pour une cause dans laquelle les deux grands dogmes de sa vie étaient tous deux en jeu [p. 46-47].

Si Lippmann jugeait que « l’orientation d’une école ne peut, en fin de compte, venir que des éducateurs » (p. 59), il tenait néanmoins que toute cette affaire était instructive20. En faisant absolument valoir le dogme de la démocratie pour mieux immuniser son crédo fondamentaliste, Bryan aurait même « rendu service à la pensée démocratique »,

[…] car il réduisit à une absurdité un dogme qui avait été soutenu imprudemment, mais presque universellement, et donc démontré qu’il était temps de reconsidérer les prémisses de la foi démocratique. Ceux qui ont cru en la démocratie ont toujours présumé que la majorité devait prévaloir. Même si la majorité n’est pas sage, ils ont postulé qu’elle est sur la voie de la sagesse, et qu’avec une éducation suffisante, les gens apprendraient à se diriger. Mais au Tennessee, les gens ont utilisé leur pouvoir pour empêcher leurs propres enfants d’apprendre, pas seulement d’apprendre la doctrine de l’évolution, mais aussi l’esprit et la méthode par lesquels l’apprentissage est possible. Ils ont utilisé leur droit de régner [rule] pour affaiblir l’organisme qu’ils avaient mis sur pied afin d’apprendre à régner [rule]. Ils avaient fondé le gouvernement populaire sur la foi en l’éducation populaire et ils ont utilisé les prérogatives de la démocratie pour détruire les espoirs de la démocratie. Après cette démonstration au Tennessee, il n’était plus possible de douter qu’une sorte de confusion profonde et destructrice se loge dans le dogme du règne de la majorité. [p. 48-49]

Fondamentalistes et modernistes renvoyés dos à dos

Je m’arrêterai moins longuement sur « Les fondamentaux », publié en 1924. Dewey n’y mentionne plus expressément Bryan, mais le titre choisi par le philosophe pourrait bien laisser entendre qu’il s’agit d’une réponse à une tribune que l’homme politique avait fait paraître dans la revue Forum en juillet 1923 ; tribune précisément intitulée « The Fundamentals ». Le « Fundamentals » de Dewey pourrait ainsi constituer une réponse au « The Fundamentals » de Bryan, et l’élision de l’article défini (« The ») dans le titre du texte de Dewey (« Fundamentals ») ne devrait alors rien au hasard. Dans ce second article, Dewey poursuit l’enquête entamée dans « La frontière intellectuelle américaine » et s’attache aux courants en lutte au sein du protestantisme américain, où « la bataille entre le fondamentalisme et le modernisme » fait rage, amenant des leaders religieux à jouer « la tradition mosaïque de la création du monde contre la découverte du principe de l’évolution » (Dewey, [1924a] 2019, p. 115).

Dewey reconnaît d’emblée aux fondamentalistes une certaine habileté rhétorique, un talent publicitaire éprouvé, tenant néanmoins de la rouerie21 : « On sait que le choix d’une bonne notion, dans les controverses morales et sociales, est la moitié de la bataille. Dans le cas des fondamentalistes, le mot-clé constitue bien la moitié de la bataille » (p. 113). S’ils se sont bien gardés de « poser la bonne question », ils ne se sont pas privés d’affirmer que « leurs vérités et croyances » offraient la seule réponse possible au « besoin de sécurité de l’homme, dont la vie est faite d’incertitudes dont un monde toujours changeant » :

Les fondamentalistes, en se décernant ce titre, ont coupé l’herbe sous le pied de leurs ennemis. […] Au lieu de poser la bonne question – quelles sont les vérités et les croyances susceptibles de fournir aujourd’hui les fondements nécessaires ? – ils ont supposé que leurs vérités et leurs croyances étaient la seule sorte de fondamentaux possible. Ils le répètent sans cesse : adoptez les nôtres, ou partez sans rien du tout. [p. 114]

Observant la bataille de l’extérieur, en non-croyant qui se tient en dehors des Églises et n’a pas part au conflit, il critique aussi bien les fondamentalistes que les modernistes : à ses yeux, intellectuellement, il n’y a rien à attendre des uns comme des autres22. La charge est lourde contre les premiers. À vouloir « absolument traduire le symbolisme poétique » de la Bible « dans la prose du premier lecteur venu », ils sont affectés d’un « philistinisme vulgaire », écrit-il, en se moquant férocement de la doctrine de l’inerrance23, pierre de touche de leur crédo :

Le traditionaliste et le littéraliste – je ne parviens pas à me faire suffisamment violence pour l’appeler fondamentaliste – font valoir l’autorité inerrante d’une vérité écrite : les Écritures. Mais aucun document écrit ne s’interprète lui-même, et moins encore une collection de documents s’étalant sur une longue période de temps, comme la Bible. Où est donc, dans le protestantisme, l’interprète inerrant correspondant au document inerrant ? S’il s’agit de l’âme rachetée, illuminée par le seul fait de sa rédemption, comment se fait-il que les témoignages des saints varient à ce point ? Et si c’est l’autorité des conférences d’églises, des synodes, des presbytères et des conventicules du passé, comment se fait-il que le pouvoir de l’interprétation s’en soit continûment éloigné ? Pourquoi leurs successeurs n’ont-ils pas, tous les ans, et même toutes les semaines, utilisé la connaissance nouvellement acquise pour édicter des manifestes [pronunciamentos]sur la juste interprétation des inerrantes Écritures ? Et puisqu’une telle chose réclame un entraînement et une information, comment se fait-il que l’enquête et la discussion ne soient pas vigoureusement encouragées ? [p. 116-117]

Mais les modernistes en prennent aussi pour leur grade. D’abord, Dewey signale qu’ils « ne sont pas nécessairement en conflit » avec les fondamentalistes : « le modernisme partage l’enjeu du traditionalisme » (p. 114). Ensuite, il leur conteste jusqu’à l’usage du qualificatif « libéral » : « si l’on veut une affirmation sans réserve de la liberté de croyance personnelle, il faut sortir largement des frontières des églises protestantes les plus libérales » (p. 116). Certes, les fondamentalistes n’ont pas « conscience qu’un nombre croissant de personnes trouve la sûreté dans les méthodes de l’enquête, de l’observation, de l’expérimentation, dans la formation et la mise à l’épreuve d’hypothèses de travail » (p. 118). Mais ce n’est pas forcément mieux dans « le camp libéral », où il est difficile de « trouver autre chose qu’une réponse nébuleuse » à la question de « la méthode employée pour établir et mettre à l’épreuve la vérité » (p. 119). Certes, peut-être que la réponse libérale « amènera finalement plus de tolérance et d’ouverture d’esprit ». Mais, ajoute-t-il aussitôt :

Et pourtant, on peut aussi croire que rien de fondamental ne sera accompli tant que les contestataires libéraux n’auront pas clarifié leurs idées sur deux points au moins : quelle est la relation de l’église, quelle qu’elle soit, comme communauté et institution spécialement organisée, à l’expérience religieuse ? Quelle est la place de la croyance dans la religion et par quelles méthodes atteint-on et met-on à l’épreuve la croyance vraie ? [p. 119].

Au regard de ce jugement, il est remarquable que la série se termine avec « Monseigneur Brown : fondamentalement moderniste », dont le cas semble déjà évoqué dans « Fundamentals », lorsque Dewey sympathise avec tout hérétique24 qui ne quitte pas « son église » et espère qu’« elle ira vers une lumière plus complète » (p. 117). La description correspondait à la situation de Mgr Brown, avant son excommunication de l’Église épiscopalienne en 1925 et dont Dewey rendra compte en chroniquant My Heresy (Brown, 1926), où l’évêque déchu s’expliquait.

Il nous reste un article de la série de New Republic à considérer : « La science, la croyance et le public » (Dewey, [1924b] 2019). Dewey y pose un diagnostic que l’on retrouvera dans Le Public et ses problèmes mais qui transite d’abord par « Pratique de la démocratie », sa recension du Public fantôme de Lippmann, sur laquelle on reviendra donc également.

Le souci de « l’état de l’éducation générale » et la « sottise » du Butler Act

Dans « La science, la croyance et le public », Dewey s’arrête sur le changement intervenu dans la configuration de la « lutte entre science et religion » : un changement qu’il attribue aux cortèges de transformations qui ont suscité la démocratisation et la modernisation, comprises comme situation (« condition ») et non comme crédo. Avec la croisade anti-évolutionniste, on n’est plus face à la configuration exhibée auparavant (Dewey mentionne Galilée et Darwin) : il ne s’agit plus d’une opposition entre deux forces inégales, avec un ou plusieurs scientifiques d’un côté, et une Église coalisée de l’autre, sans que la bagarre n’intéresse grand monde d’autre, hormis quelques « cercles limités » d’initiés.

D’autres « forces » sont entrées en scène : « tout a changé avec la presse, les journaux bon marché, la poste et le télégraphe, et la progression de la scolarisation » (p. 121). En conséquence, non seulement le « peuple » a fait son apparition, mais il a requis l’intervention des autorités séculières : d’où une « situation quadrilatérale », avec la science, l’Église, « l’opinion publique » et l’État. Cette configuration « quadrilatérale » n’avait pas encore cours au moment de la publication de L’Origine des espèces. Certes, la réception de la théorie de Darwin fut accompagnée de « vifs débats », mais la « controverse n’a pas fait la une des journaux » et « les législateurs et les parlements n’ont examiné aucune proposition de loi » ; « la géologie et la biologie ne faisaient pas partie du cursus régulier », de sorte « il n’y avait rien à réguler par des lois », à moins que l’État ne se soit mis en tête d’imiter « l’Inquisition » (p. 122).

Dewey en profite aussi pour confesser que la récente croisade a surpris « beaucoup d’entre nous » : « Une sérieuse attaque contre le darwinisme […] était aussi improbable qu’une attaque contre l’astronomie de Galilée » (p. 122). Pour autant, la portée « scientifique » de cette « attaque » est nulle et non avenue, elle intervient bien trop longtemps après la bataille : « la campagne anti-évolutionniste arrive avec environ trois siècles de retard. Pour modifier sérieusement le cours des enquêtes scientifiques, il aurait fallu étrangler dans leur berceau un grand nombre de personnes quelque trois cents ans plus tôt » (p. 122-123). « Du point de vue scientifique », il n’est donc plus temps d’accorder le moindre crédit aux anti-évolutionnistes, mais ils sont malgré tout bel et bien là, et ils pèsent. Il en ressort deux choses. D’abord que la génération précédente s’est « félicitée » un peu trop vite de « l’avancée de l’esprit scientifique et de l’accommodement de l’esprit public aux conclusions des enquêtes scientifiques – tout comme elle se félicitait qu’une grande guerre soit impossible » (p. 123). Ensuite, c’est même « la morale de l’histoire », et elle s’avère « sans appel » :

Le public, la masse du peuple, que les Lumières pouvaient autrefois décrire comme la canaille25, a acquis un rôle actif ; mais les conditions qui ont permis au public d’intervenir activement n’ont pas réussi à fournir une éducation qui lui aurait permis de discriminer, sur les questions où il est le plus enclin à s’exprimer avec véhémence, entre le poids des preuves à disposition et les opinions qui n’ont pas été touchées par la méthode et l’attitude scientifiques. [p. 123]

Dewey réaffirme ce qu’il posait au début : « Avec l’appel au “peuple” », « l’opinion et le sentiment publics » constituent dorénavant « des forces avec lesquelles il faut compter » ; « l’état de l’éducation générale est un facteur nouveau et décisif pour le cours et l’issue de cette vieille lutte » entre « science et religion » (p. 121). Au titre de « cause technique et professionnelle », « la science a conquis sa liberté », « la controverse à l’ancienne entre science et dogme est bel et bien finie ». « Le véritable problème n’est pas là », écrit Dewey, mais il y a bel et bien un problème :

Il concerne l’écart entre l’influence croissante du grand public en matière de pensée et de croyance et l’échec de l’éducation à instiller ne serait-ce que des rudiments d’attitude scientifique parmi les masses, afin qu’elles puissent distinguer entre les questions d’opinion et de rhétorique et les questions de faits et d’établissement des faits. [p. 124]

On voit un déplacement par rapport à « La frontière intellectuelle américaine », où il arguait que la croisade de Bryan « interroge fondamentalement la qualité de notre démocratie » (Dewey, [1922] 2019, p. 105). Dans « La science, la croyance, et le public », son diagnostic se précise : ce qui s’avère en question, ce n’est pas la démocratie, mais « l’état de l’éducation générale » (Dewey, [1924b] 2019, p. 121). Certes, le succès des anti-évolutionnistes doit effectivement quelque chose à la démocratisation, ce qui expliquerait que les Européens ne soient pas confrontés à une telle croisade : en Europe, « les gens qui seraient incapables de faire un exposé intelligent ne comptent pratiquement pas ». « Ici, en raison de la diffusion de la démocratie dans les relations sociales et dans l’éducation, ils comptent énormément. Ils se sentent concernés et disposent de canaux pour faire sentir leur influence » (p. 124). Pour autant, il ne sert à rien d’« attaquer la démocratie » :

Aucun crédosocial n’est à l’origine de la situation présente. Ce qui a engendré cet état de la société que nous appelons démocratique, mais aussi le crédo démocratique, ce sont les conséquences de l’industrialisation des affaires, et des phénomènes tels que le changement de la population, passée de rurale à urbaine, les transports rapides et aisés des biens et des personnes, les communications peu chères et l’émergence d’imprimés bon marché. [p. 124-125]

Par rapport à « La frontière intellectuelle américaine », Dewey se soucie finalement très modérément de ceux qui se servent des succès de la croisade anti-évolutionniste pour critiquer la démocratie comme idéal (ainsi de Lippmann). Du même coup, il va aussi plus loin que ceux qui cherchent seulement à sauver les meubles et s’attachent uniquement à sécuriser l’enseignement de la théorie de Darwin. Cette croisade n’étant que l’un des symptômes de « l’état de l’éducation générale », Dewey « prônait non seulement l’inclusion des sciences expérimentales dans les programmes des écoles primaires et secondaires, mais aussi un type d’éducation scientifique qui transformerait les citoyens en de plus fructueux participants dans la sphère publique » (Hildebrand, Bilica et Capps, 2008, p. 1036). Non content de « se battre pour l’objectivité », « en particulier par l’utilisation de la méthode scientifique » dans les lieux de l’enseignement scolaire, « il cherchait aussi à populariser la connaissance spécialisée » (Westhoff, 1995, p. 31).

Convaincu des bienfaits de « l’éducation aux manières scientifiques de penser » et engagé par ce projet de « dissémination de la connaissance » (p. 42), il était amené à traquer tout ce qui entrave l’accroissement de la qualité de l’« éducation générale », empêche la communication d’idées nouvelles ou dévoie la formation des habitudes propres à l’« attitude scientifique ». « La science, la croyance et le public » montre ce cheminement : Dewey y part de l’école pour remonter jusqu’au public, pointant les problèmes qui complotent contre l’alliance des « forces ayant permis la démocratisation de la société avec les attitudes mentales et morales de la science » (Dewey, [1924b] 2019, p. 125).

Quant aux écoles, il regrette que « très peu de choses aient été accomplies jusqu’ici pour convertir les habitudes partiales et émotionnelles de l’esprit en capacité et en intérêt scientifiques » (p. 125). Actuellement, « le genre d’éducation prodiguée dans les écoles » n’est pas apte à « l’approfondissement d’une pensée circonspecte et capable de bien discriminer les choses » (p. 126). En vérité, « tout conspire à l’abaissement de la pensée », écrit-il, listant un ensemble d’« obstacles externes » qui sont renforcés par la crainte que les écoles promeuvent les « habitudes d’une pensée indépendante » (p. 126-127). Mais il ne s’en tient pas seulement aux écoles, et son argument s’étend bien au-delà de la biologie – la matière initialement contestée par la croisade anti-évolutionniste – pour toucher aux « phénomènes sociaux » et aux « affaires politiques et économiques ».

Une fois encore, Dewey s’affirme en excellent observateur de la croisade anti-évolutionniste : la biologie n’était pas la seule discipline en cause, les fondamentalistes s’attaquaient aussi aux sciences sociales et historiques. Comme Lienesch l’a récemment souligné, l’historiographie est passée à côté de cet aspect de la croisade, qui ne fut pourtant pas sans effet et se fit vite ressentir26 :

Le mouvement anti-évolutionniste a visé non seulement les sciences naturelles, mais aussi – et presque aussi fréquemment – les sciences sociales. En particulier dans les années 1920, […] les activistes anti-évolutionnistes ont ciblé l’enseignement de l’évolution dans les cours de biologie, mais aussi en anthropologie, géographie, histoire, sociologie, et psychologie. Parmi les enseignants qui ont été congédiés, forcés de démissionner ou menacés de renvoi […], il y avait des biologistes, des botanistes et des zoologistes, mais aussi des sociologues, des psychologues et des professeurs d’éducation. Les manuels de sciences ont été censurés, supprimés et réécrits, de même que bon nombre des principaux textes de sciences sociales de l’époque. En effet, pour la plupart des antiévolutionnistes, le darwinisme qu’ils connaissaient le mieux et qu’ils craignaient le plus n’était pas la théorie biologique abstraite, mais la pensée sociale appliquée, non pas l’évolution scientifique mais ses applications sociales et scientifiques. Comme l’a expliqué un pasteur du Minnesota, « j’ai généralement compris que ce ne sont pas les scientifiques qui causent l’anxiété de la plupart d’entre nous qui croyons en la Révélation, mais l’application injustifiée de la théorie de l’évolution en psychologie, histoire et sociologie ». [Lienesch, 2012, p. 687-688]

En pleine croissance à l’époque, les sciences sociales attiraient énormément d’étudiants, qui fréquentaient alors des enseignants dont « les rangs n’étaient pas seulement peuplés de réformistes sociaux chrétiens mais aussi de socialistes et de radicaux » (p. 691). William B. Riley (un des leaders de la croisade avec Bryan) avait ainsi pris pour cible le département de sociologie de l’Université du Minnesota. Tout en « réclamant le retrait du livre de F. Stuart Chapin Introduction to the Study of Social Evolution (1916), il avertissait que si les membres du département de sociologie continuaient à avoir les coudées franches, “nous aurons nous-mêmes des troubles et des problèmes politiques dont la Russie elle-même n’a pas encore été témoin” » (Lienesch, 2012, p. 693). De son côté, Bryan était « particulièrement troublé » de voir qu’il y avait « “pratiquement le même pourcentage d’incroyants chez les historiens, psychologues et sociologues de premier plan que chez les scientifiques en général” » (p. 696). Tandis que Frank Norris, le troisième grand leader de la croisade anti-évolutionniste, éviscérait dans ses prêches des ouvrages comme la Green Bible de Robert E. Park et Ernest W. Burgess, prouvant ainsi à ses ouailles la prégnance de l’évolution dans les manuels de sciences sociales (p. 692).

Dans ces circonstances, on comprend mieux le tour de l’argument de Dewey, qui prend les fondamentalistes à rebours, sans céder un pouce de terrain et même en repartant à la conquête. Si les gens ordinaires cèdent à la « ferveur émotionnelle » et avalent les « préjugés » et les « foutaises » des leaders de la croisade anti-évolutionniste, c’est précisément parce que la « logique expérimentale27 » de l’attitude scientifique n’est pas suffisamment appliquée aux « affaires politiques et économiques » :

Dans l’état présent de la démocratie, la déficience la plus fondamentale consiste à présumer que la liberté politique et économique peut être atteinte sans que l’esprit ait d’abord été libéré. […] Tant qu’on ne surmonte pas les tabous qui préservent les phénomènes sociaux de l’opération de la pensée, la méthode et les résultats scientifiques sur des sujets très éloignés des thèmes sociaux ne feront que peu d’impression sur l’esprit du public. Les préjugés, la ferveur de l’émotion, les foutaises, l’opinion et l’argumentation dénuée de pertinence, tout cela pèsera aussi lourd que les faits et la connaissance. La confusion intellectuelle continuera à encourager les hommes intolérants, qui simulent leurs croyances dans l’intérêt de leurs sentiments et de leurs fantasmes. [Dewey, [1924b] 2019, p. 127]

Un autre point mérite d’être relevé. Si Dewey appelle à accroître les efforts d’« éducation générale », à réaliser la « liberté de l’esprit », à nourrir « les bonnes habitudes de l’observation et de la réflexion », il fustige aussi une « classe » spécifique de personnes : celles qui s’alarment de l’anti-évolutionnisme mais ne rechignent pas à dévoyer l’esprit public en d’autres domaines. En mentionnant plusieurs fois l’économie, Dewey songeait clairement aux campagnes de censure et d’intimidation dont souffrait la critique du capitalisme, tant sur le plan des idées que sur celui de la pratique (notamment syndicale) :

Il existe une classe considérable de personnes influentes, éclairées et libérales dans les matières techniques, scientifiques et religieuses, qui ne sont que trop prêtes à faire appel à l’autorité, au préjugé, à l’émotion et à l’ignorance pour servir leurs intérêts dans les affaires politiques et économiques. […] Tant que des classes d’hommes éminemment respectables et cultivés ne cesseront de supposer qu’en matière économique et politique l’importance de l’objectif de la stabilité sociale et de la sécurité justifie des moyens autres que ceux de la raison, l’habitude intellectuelle du public continuera à être corrompue à sa racine, par ceux-là mêmes dont on attendrait qu’ils l’éclairent. [p. 125]

Là encore, la chose consonne avec son intérêt pour Mgr Brown, qui n’acceptait pas seulement la théorie de l’évolution mais appelait aussi à la Révolution, ce qui lui vaudra en 1937 l’hommage appuyé de William Z. Foster et Earl Browder, les deux leaders du Parti communiste américain :

La mort de l’évêque William Montgomery Brown a volé à la classe ouvrière l’un de ses plus nobles amis. Enfant du peuple, marqué par un héritage de pauvreté et de labeur dans sa jeunesse, Mgr Brown a consacré les vingt dernières années de sa vie à la cause du travailleur et de l’humanité opprimée. [cité par Kyser, 1967, p. 52]

Examinons à présent le texte « Pratique de la démocratie », sa recension du Public Fantôme de Lippmann, où Dewey revient à nouveau sur l’anti-évolutionnisme. Paru après le procès Scopes, Dewey y reprend le diagnostic de « La science, la croyance et le public ». Questionnant d’abord « l’objet de la réprobation » de Lippmann quant à la prohibition de l’alcool (« la décision qui a été prise, ou le fait que le public ait été consulté sur cette affaire ? »), il conteste ensuite la manière dont son cadet appréhende le problème de la législation anti-évolutionniste du Tennessee : Dewey considère les deux dossiers ensemble, au titre de « récents fourvoiements du public » qui inspirent à Lippmann de l’agacement (Dewey, [1925] 2008, p. 179). Que dit Dewey ? Tout simplement que les analyses de Lippmann ne fonctionnent guère pour ces deux dossiers. Le succès de ces croisades ne tient pas à des problèmes inhérents à la démocratie et ce n’est pas non plus l’aspiration à une « certaine idée de la démocratie » qui motivait les partisans du dix-huitième amendement et du Butler Act :

Quand on voit la sottise de la Prohibition ou de la loi sur l’enseignement scientifique, difficile en effet d’alléguer comme explication la foi dans l’omnicompétence de l’électeur, dans l’infaillibilité de l’opinion publique et dans le droit divin de la majorité. Ce n’est pas une certaine idée de la démocratie qui animait les partisans de la prohibition, mais seulement le refus du trafic d’alcool. Un refus venant en partie des moralistes, considérant cartes, alcool et danse comme des inventions du diable ; en partie des adorateurs de l’épargne et de la santé ; mais aussi des employeurs, de tous ceux qui voient dans les cafés des lieux d’agitation politique redoutables – et bien d’autres encore. De même, derrière la loi interdisant l’enseignement de l’évolution, il ne faut rien chercher d’autre que des convictions d’ordre théologique [p. 180].

Sur la législation du Tennessee, sa sentence est aussi courte que redoutable. S’il fournit plusieurs raisons au « refus » de l’alcool et liste une variété de groupes d’intérêts à l’origine de la Prohibition, il n’indique qu’un seul et unique motif au principe de « la loi interdisant l’enseignement de l’évolution ». Derrière la « sottise » du Butler Act, « il ne faut rien chercher d’autre que des convictions d’ordre théologique » – des convictions elles-mêmes sottes, croit-on en déduire. Continuant à disculper la démocratie28, il alourdit la charge dans le paragraphe suivant :

Sans doute, me dira-t-on, mais ce sont pourtant bien les institutions démocratiques qui offrent aux publics en question la possibilité de faire passer leurs lois. C’est exact, sauf qu’en raisonnant ainsi on confond l’essence et son accident. L’Église catholique n’a pas grand-chose de démocratique – mais Darwin est à l’index. Si l’Église avait une totale mainmise sur l’école, elle ferait preuve d’un extrémisme égal à celui des fondamentalistes du Tennessee. Certains pensent que le droit divin qui appartenait aux ecclésiastiques avant de passer aux rois s’est à présent transmis à la populace : ils n’auront pas perdu leur temps en apprenant que la démocratie ne constitue pas un rempart contre l’abus de pouvoir. Quoi qu’il en soit, les vrais problèmes se nomment stupidité, intolérance, irréflexion et manque d’instruction, qu’ils ornent la couronne d’un monarque, rehaussent les traits d’une oligarchie ou servent à la populace de médailles de moralité. [p. 180-181]

Tout en confirmant « La science, la croyance et le public », le ton de cette section de « Pratique de la démocratie » est autrement plus cassant. En écrivant que « les vrais problèmes se nomment stupidité, intolérance, irréflexion et manque d’instruction », Dewey laisse entendre que la « stupidité », l’« intolérance », l’« irréflexion » et le « manque d’instruction » constituent un terreau fertile au déchainement de ces « convictions d’ordre théologique » mises à l’index dans le paragraphe précédent. Étayant son argument, il mentionne l’Église catholique, qui « n’a pas grand-chose de démocratique » et qui « ferait preuve d’un extrémisme égal à celui des fondamentalistes » si elle en avait les moyens politiques.

Certes, Dewey énonce tout cela en passant et c’est plutôt sur « l’information du public » qu’il invite à « creuser davantage la réflexion » (p. 181). Néanmoins, il affirme là son rapport foncièrement critique aux religions théistes et à leur immixtion dans la vie publique, avec une force bien supérieure aux analyses plus nuancées qu’il venait de proposer, entre 1922 et 1924, dans « La frontière intellectuelle américaine », « Fondamentaux » et « La science, la croyance et le public ». Alors qu’il avait pris la peine d’écrire ces trois articles, courts mais fouillés, il oppose à Lippmann une explication du Butler Act d’une surprenante brièveté : « Derrière la loi interdisant l’enseignement de l’évolution, il ne faut rien chercher d’autre que des convictions d’ordre théologique », finit-il par dire en 1925, rapportant le poids politique acquis par lesdites convictions à un défaut d’éducation du public plutôt qu’à un vice de la démocratie.

La croisade anti-évolutionniste comme paradigme du « mauvais public »

Deux ans plus tard, il ne prendra guère plus de gants dans Le Public et ses problèmes, où il reviendra sur ces mobilisations. Dans l’économie générale de l’ouvrage, je l’ai dit, elles illustrent un « mauvais public ». En effet, à l’instar de la Prohibition, les lois anti-évolutionnistes sont l’exemple même de « décisions infortunées » résultant d’une participation citoyenne « mal informée » (Boisvert 1998, p. 80). Elles incarnent les méfaits des « narrow publics », étroits d’esprit, l’une des trois formes de mauvais publics identifiée dans l’ouvrage – les deux autres étant le « diffuse public » et le « distracted public » :

La première façon de dissoudre la symbiose idéaux/organisation, c’est lorsque les divers publics qui composent une société se sont divisés et balkanisés au point qu’aucun public national, partageant une adhésion à des idéaux plus larges, ne peut être constitué. Les publics restreints sont immodérément dévoués à des objectifs égoïstes qui vont trop souvent à l’encontre des idéaux de la communauté ou sont imposés autoritairement à l’ensemble de la société. [p. 80]

De la part de J. Green (2014), il n’était donc pas très judicieux d’aller chercher Le Public et ses problèmes pour tenter de mettre en défaut Kitcher. Pire, si J. Green s’offusque que Kitcher réprimande les « littéralistes dogmatiques » et considère que les choses auxquels ces gens croient n’ont pas d’autre statut que celui qui revient aux mythes, alors on peut penser qu’elle aurait dû s’étrangler d’indignation à la lecture du livre de Dewey, qu’elle invoquait donc avec une confiance malvenue. En évoquant les législations anti-évolutionnistes, Dewey y fait en effet preuve d’une saine irrévérence. Là où les fondamentalistes voient des Écritures saintes dont le contenu éternellement vérace et absolument contraignant a été soufflé par Dieu lui-même, Dewey ne trouve rien de plus que des « légendes d’un peuple hébreu primitif » :

Considérons par exemple la tentative de recourir à la loi afin de décider si les légendes d’un peuple hébreu primitif concernant la genèse de l’homme font plus autorité que les résultats de l’enquête scientifique ; voilà un cas typique du genre de situation qui est voué à se produire si l’on accepte la doctrine suivant laquelle c’est un public organisé pour la défense de buts politiques qui est le juge et l’arbitre final des questions débattues et non des experts se fondant sur des investigations spéciales. [Dewey, [1927] 2003, p. 138-139]

Ainsi, sous sa plume, cette fameuse Bible ne devient ni plus ni moins que les « légendes d’un peuple hébreu primitif ». On peut s’accorder avec Hickman sur le fait que, « pour les sincères croyants, qualifier leur récit de mythe est équivalent à l’accuser d’être suspect, voire faux », raison pour laquelle « les fondamentalistes religieux et d’autres littéralistes, par exemple, ont tendance à s’étrangler à la seule mention du terme “mythe” – sauf si le terme est employé pour qualifier les histoires d’une autre confession » (Hickman, 2001, p. 148). Aux oreilles de tels croyants, le terme « légende » possède rigoureusement la même charge critique. Des « légendes », écrit Dewey ; un « mythe », écrit Kitcher29 : on ne peut pas dire que ça soit excessivement différent… Il faut donc avoir bien mal lu Le Public et ses problèmes pour croire qu’il y aurait matière à en faire un appui à la revalorisation du statut des religions, comme le pensent certains collègues particulièrement malavisés (Rogers, 2012 : Green, 2014 : Lamine, 2018 ; Steinmetz, 2018). En vérité, et je viens de le montrer, l’ouvrage reprend simplement « La science, la croyance et le public » : afin de se constituer en un véritable public, la « masse » doit être éduquée30 :

Il est vrai que l’enquête est un travail qui incombe aux experts. Leur qualité d’expert ne se manifeste toutefois pas dans l’élaboration et l’exécution des mesures politiques, mais dans le fait de découvrir et de faire connaître les faits dont les premiers dépendent. Ils sont des experts techniques au sens où les investigateurs scientifiques ou les artistes manifestent une expertise. Il n’est pas nécessaire que la masse dispose de la connaissance et de l’habileté nécessaires pour mener les investigations requises. Ce qui est requis est qu’elle ait l’aptitude de juger la portée de la connaissance fournie par d’autres sur les préoccupations communes. [Dewey, [1927] 2003, p. 198-199]

Barbara Stiegler passe à côté du sens de cet extrait, dont elle dit ceci : « Il ne s’agit ni d’exclure le savoir des experts, ni de le produire à leur place. Il s’agit plutôt de contrôler collectivement ses possibles usages politiques et sociaux » (Stiegler, 2019, p. 115). Ce n’est certes pas faux, mais ce n’est pas ce que Dewey avance là. Ici, il rappelle qu’il s’agit aussi de veiller à ce que la « masse » soit capable d’un jugement bien formé ; pour cela, il faut d’abord qu’elle soit en mesure de reconnaître la « connaissance » et les « faits » qu’on lui présente, notamment en sachant faire la différence entre des « résultats scientifiques » et des « légendes d’un peuple hébreu primitif ». En démocratie, « afin d’aider la populace à prendre des décisions informées », les experts ne devaient donc pas seulement « partager leurs connaissances » (Westhoff, 1995, p. 37), ils avaient aussi à mettre en commun la logique même de la méthode et de l’attitude scientifiques.

Ruth Anna Putnam l’a formulé adéquatement : si « des experts sont nécessaires pour fournir la connaissance sur les faits », encore faut-il que « le public » soit en mesure de « juger de l’importance de ces faits sur des questions d’intérêt public » (Putnam, 2017, p. 448). Aux yeux de Dewey, la campagne anti-évolutionniste des fondamentalistes protestants n’était donc pas tant un problème de « participation » qu’un problème de « discrimination » (Hickman, 2001, p. 111), c’est-à-dire d’aptitude à un discernement critique et informé : « la propagation » du créationnisme empêche les « personnes concernées » de « s’approprier l’attitude scientifique » pour « s’adapter à des circonstances changeantes au moyen de la clarification et de l’élargissement de leurs propres expériences » (p. 113). Mark Brown l’a également compris, afin que les publics atteignent à la « conscience d’eux-mêmes », Dewey considérait que « la diffusion publique des connaissances et des habitudes de pensée scientifiques » constituait un « prérequis essentiel » : et cette « communication scientifique ne se manifeste pas principalement dans le partage de la connaissance, mais dans la diffusion de certaines habitudes de l’esprit » (Brown, 2009, p. 149).

Dewey était ainsi loin d’avoir les scrupules populistes de Noortje Marres, qui craint que tout effort de « sécurisation du rôle des faits dans l’espace public » n’en vienne à « ré-instituer une hiérarchie normative hautement problématique entre les sujets connaissants et non-connaissants » (Marres, 2018, p. 424), mais aussi « entre la connaissance et son antithèse présumée, la non-connaissance ou l’anti-connaissance » (p. 423). Il n’était pas affecté de cette pudeur de gazelle qui s’est emparée des science and technology studies post-latouriennes : il appelait un chat un chat, ou, ici, dans le cas qui nous occupe, il appelait les « légendes d’un peuple hébreu primitif » les « légendes d’un peuple hébreu primitif ».

En 1927 comme en 1924, Dewey estimait qu’il fallait veiller à rendre la « masse » capable d’identifier « les opinions qui n’ont pas été touchées par l’esprit et la méthode scientifiques », en haussant sa capacité à discriminer « entre les questions d’opinions et de rhétorique et les questions de faits et d’établissement des faits » (Dewey [1924b] 2019, p. 124). Afin de surmonter le problème des « publics à l’esprit étroit/étriqué » (narrow publics), il pensait qu’il fallait les amener à « l’attitude scientifique », en accroissant la communication des résultats scientifiques et en étendant le champ d’application de la méthode expérimentale, aussi bien en matière économique et sociale qu’en matière morale et religieuse. Bien entendu, on comprend qu’une telle éducation devient impossible si la volonté d’accueillir toutes sortes de « croyances et questions religieuses » se perd dans la crédulité ou conduit à un abaissement de l’intelligence publique et à une liquidation des critères du jugement commun sur les faits et sur l’établissement des faits.

Si cet abaissement semble désirable à J. Green, il était très clairement indésirable à Dewey, qui en voyait le danger avec lucidité – danger épistémique autant que danger moral et politique. Dans Individualism, Old and New, il s’inquiètera à nouveau de voir que « la moitié des élèves des dernières années du lycée pensent que les premiers chapitres des Écritures hébraïques rendent compte plus fidèlement de l’origine et de l’histoire primitive de l’homme que ne le fait la science » (Dewey, [1930] 1999, p. 22). Et, tout comme dans ses articles du début des années 1920, il insistera sur l’urgence de la tâche éducative, pour contrer les nuisances épistémiques des leaders et croyants religieux conservateurs qui mettent en péril la démocratie et offrent aux détracteurs de cet idéal séculier des munitions d’un usage trop facile :

Parce qu’il n’y a dans la démocratie aucune magie permettant de fournir immédiatement une capacité de discrimination critique aux masses qui ont été exclues de tout mouvement intellectuel, et qui ont reçu leur morale et leur religion d’une autorité extérieure – autorité que la science est en train de détruire –, il ne s’ensuit pas que l’ineptie du plus grand nombre soit la création de la démocratie. [p. 36]

Problems of Men (Dewey, [1946] 2014) remettra à nouveau ce problème sur le tapis. Après avoir fustigé le « mouvement réactionnaire » qui « ignore et nie le principe de la science expérimentale et des observations de première main » (p. 314-315), Dewey redira que « l’éducation à l’école », « la théorie éducative et la philosophie » doivent « contribuer à bannir l’idée que […] la destinée humaine dans l’ici et le maintenant est d’une moindre importance en comparaison d’une quelconque destinée surnaturelle », toutes « doivent accepter sans réserve la voie scientifique, non seulement en technologie, mais aussi dans la vie, afin d’accomplir les promesses des idéaux démocratiques modernes » (p. 335-336).

Les mots sont forts, « bannir l’idée […] d’une quelconque destinée surnaturelle » et « accepter sans réserve la voie scientifique », cela signifie tout simplement congédier définitivement les religions surnaturelles, qui ne doivent plus peser sur l’école, sur la philosophie et même sur la vie elle-même. En vérité, il s’agit là d’un programme d’une sécularisation complète : un programme articulé d’ailleurs très antérieurement par Dewey, beaucoup plus tôt qu’on ne le croit et bien avant la montée en puissance du fondamentalisme.

« La religion et nos écoles » ou la religion hors des écoles dès 1908

En effet, pour s’aiguiser, la vigilance anti-surnaturaliste de Dewey n’avait pas attendu les succès des fondamentalistes dans les années 1920 ou l’alliance des littérateurs et des théologiens dans les années 1930 et 1940 (Jewett, 2020), qu’il dénoncera vertement en 1943 dans « Anti-Naturalism in extremis ». Dès 1908, dans « La religion et nos écoles », il se montrait ferme sur le fait que « l’esprit de la science » constitue l’étalon qui permet d’apprécier « ce qu’il faut faire pour obtenir quelque chose qui mérite d’être appelé connaissance » (Dewey, [1908] 2019, p. 76) – Une foi commune, ne dira d’ailleurs pas autre chose31. Et c’est précisément parce que les religions traditionnelles ne satisfont pas à une telle épreuve – même plus, leurs dévots s’y refusent – que Dewey estimait en 1908 qu’elles n’ont tout simplement pas à s’immiscer dans les écoles publiques :

L’esprit de nos écoles est déjà pénétré du sentiment que chaque sujet, chaque thématique, chaque fait, chaque vérité professée doit se soumettre à une certaine publicité et impartialité. Tous les échantillons d’apprentissage présentés doivent en passer par les mêmes essais en laboratoire [gotothesameassay-room] et y subir des tests communs [besubjectedtocommontests]. Il est dans l’essence de toutes les fois dogmatiques de considérer qu’une « épreuve » [« show-down »] de cette sorte est sacrilège et perverse. De leur point de vue, la caractéristique de la religion est qu’elle est – intellectuellement – secrète, et non publique ; étrangement révélée, et non généralement connue ; autoritairement déclarée, et non communiquée et mise à l’épreuve selon des voies ordinaires. Que doit-on faire avec cette antinomie grandissante entre le standard par lequel on parvient à la connaissance sur d’autres sujets scolaires et celui qui a cours en matière de religion ? Je suis loin de dire que l’antinomie est inhérente, et qu’il ne viendra pas un jour où la religion sera si complètement naturalisée dans les cœurs et les esprits des hommes qu’elle pourra alors être considérée publiquement, ouvertement, et selon des épreuves communes, y compris parmi les croyants [religiouspeople]. Mais, aussi longtemps que la religion sera conçue ainsi qu’elle l’est actuellement par la grande majorité de ceux qui font profession d’une religion [professedreligionists], il me semble pertinent de pointer qu’il est contradictoire de parler d’éducation en religion au sens où l’on parle d’éducation dans des domaines où la méthode de l’enquête libre a fait son chemin. Les « religieux » seraient bien les derniers à vouloir que l’histoire ou le contenu de la religion puissent être enseignés dans un tel esprit. [p. 77]

Dewey pouvait donc éventuellement accepter que les religions aient droit de cité à l’école, mais sous réserve qu’elles consentent à se soumettre aux « épreuves communes » d’une intelligence publique, à l’instar de ce qu’il en est pour les autres matières et domaines inscrits au programme scolaire. En l’état, les croyants intéressés à « l’instruction religieuse » s’y refusent, ils sont même « les derniers à vouloir que l’histoire ou le contenu de la religion puissent être enseignés dans un tel esprit ». Cette privauté dont ils se prévalent revient à reconnaître que leurs doctrines sont « privées » ; « chacune avec son inspiration et sa vision privées », elles s’avèrent constitutivement incapables de promouvoir « l’unité sociale, terreau sur lequel une véritable unité religieuse doit à la fin pousser ». Dans le format et avec le contenu qu’elles privilégient, elles vont à rebours de ce que nécessite la méthode d’une enquête libre et publique, elles ne se tiennent pas à la hauteur de l’esprit scientifique, seul à même de garantir leur accès au statut de connaissances bien formées et aptes à faire l’objet d’une mise en commun. Dès lors, parce qu’elles refusent d’en souffrir l’épreuve, elles n’ont pas légitimité à faire partie des cursus ordinaires, jugeait-il.

L’argument de Dewey n’est pas dénué d’une composante relative à la justice et manifeste également un souci pour l’égalité. Mais la justice considérée n’est pas celle qui consisterait à opérer un arbitrage entre les diverses croyances religieuses imputées aux élèves et à convenir d’être « neutre » à leur endroit. Dans l’article de 1908, la justice en jeu est bien plutôt celle que l’on doit aux autres matières et disciplines, qui ne se sont pas soustraites aux exigences de la publicité et de l’impartialité et n’ont pas bénéficié d’un laissez-passer ou d’un passe-droit (deux jokers dont les religions voudraient avoir l’usage). Du même coup, on peut aussi dire que Dewey s’y soucie bien de l’égalité : en l’occurrence, de l’égalité de l’ensemble des matières et disciplines enseignées, toutes uniformément et équitablement soumises à des « tests communs » qui règlent leur accès au cursus scolaire.

Loin d’être extravagante ou déraisonnable, la position de Dewey manifestait une foi en une intelligence publique et en des critères de jugement communs. Dans les écoles, il est légitime de s’attendre à ce que cette intelligence et ces critères contrôlent la mise en commun des connaissances qui composent les différentes matières enseignées. À ses yeux, il serait à la fois étrange et injuste que les religions parviennent à s’exempter des standards appliqués à tous les autres sujets. En réclamant d’en être immunisées, les religions surnaturelles organisées prétendent à une extranéité qui les met délibérément à part des méthodes publiques et des arts expérimentaux régulièrement employés pour atteindre des jugements correctement formés sur des problèmes de faits ou de biens. Et puisque les religions se mettent ainsi à part, il faut les prendre au mot, en concluant que leur revendication d’extranéité ne peut avoir d’autre conséquence que celle-ci : en l’état et à moins de faire l’objet d’une « reconstruction », elles n’ont tout simplement pas leur place au sein de l’école publique, en raison de la mission et des épreuves propres à cette dernière.

Cette mission, Dewey la qualifiait d’ailleurs de « religieuse ». Ce qualificatif lui semblait justifié car il tenait l’école publique pour un site privilégié d’expériences sociales et d’expérimentations scientifiques propices à la consolidation de la « piété naturelle », dont il introduisait le concept dans ce même article. En 1908, le mouvement fondamentaliste ne s’était pas encore attaqué aux écoles, et Dewey était alors « confiant ». Comme l’écrit Rockefeller, il croyait que :

l’implication dans le processus de l’éducation progressiste éveillerait chez les enfants une foi morale unifiée en la démocratie et en la méthode expérimentale de recherche de la vérité, elle générerait une sensibilité au « miracle de la vie et de l’expérience partagées » et un sens de l’interdépendance de l’humanité et de la nature. [Rockfeller, 1991, p. 269]

En 1939, dans sa réponse aux critiques de Edward L. Schaub, Dewey confessera qu’il avait été un peu trop optimiste, mais sans se dédire sur le fond. Quand E. Schaub a écrit qu’il voyait dans « La religion et nos écoles » l’expression d’une « attitude d’hostilité » aux religions (Schaub, 1939, p. 396), Dewey s’est récrié, rétorquant que cette interprétation n’était qu’un « signe assez typique d’un esprit sectaire qui fait passer une hostilité à des conceptions particulières de la religion pour une attitude en soi anti-religieuse » (Dewey, 1939, p. 596). Mais s’il feint la surprise et considère que son optimisme de l’époque était indu, il ne se dédit pas et ne retranche rien à ce qu’il avait énoncé en 1908 :

En premier lieu, il est vrai que j’attendais avec espoir la disparition de l’esprit sectaire qui était, lorsque j’ai écrit cet article, une caractéristique si marquée de la religion des Églises […]. J’ai peut-être été indûment optimiste [l’italique est de mon fait] en entretenant ces espoirs et ils sont certainement encore loin d’être réalisés. Mais je ne vois pas en quoi le fait d’avoir nourri ces espoirs particuliers est de ma part le signe d’une attitude antipathique envers la religion. J’ai du mal à croire que le Dr Schaub plaide implicitement en faveur du maintien d’un esprit sectaire et étroit. L’explication alternative est, j’imagine, ma conviction que l’association de la religion avec le surnaturel tend par sa nature même à nourrir l’esprit dogmatique et diviseur. Sur ce point, je plaide coupable et je ne trouve rien dans ce que M. Schaub fournit qui contrevienne à ce qui semble être presque un lieu commun historique. […] Quand le Dr Schaub cite un passage de mon texte sur la possibilité d’un « mode de vie religieux qui constituera la fine fleur de l’accomplissement de l’esprit moderne », il peut difficilement prendre ce passage comme la preuve d’une attitude froidement hostile à toute chose religieuse. J’imagine donc que son trouble découle aussi de ma référence à « l’esprit moderne » comme à quelque chose qui éloigne le surnaturel propre à l’immaturité de la race humaine et s’appuie sur les ressources de la recherche scientifique de la vérité et sur un mode de vie démocratique pour générer une attitude religieuse plus humaine, plus libérale, et plus généreuse. [p. 595-596]

Dans son article de 1908, Dewey s’opposait également à ce que l’école publique délègue une sorte de service d’« instruction religieuse » aux institutions des religions organisées, où les élèves seraient distribués séparément, à certaines heures, selon leur confession ou tradition. À ses yeux, une telle idée revenait à attenter au travail d’« unification sociale » opéré par l’école : un travail que Dewey n’hésitait donc pas à qualifier de « religieux », en ceci qu’il permettait de surmonter de futiles et artificielles « divisions sociales » :

Le plan alternatif qui consisterait à répartir les élèves entre des enseignants religieux issus de leurs églises et dénominations respectives, nous ramène au problème qui a le plus participé à discréditer les églises, et à discréditer la cause, peut-être pas de la religion comme telle, mais de la religion organisée et institutionnalisée : la multiplication d’institutions religieuses rivales et concurrentes, chacune avec son inspiration et sa vision privées. En rassemblant des élèves de nationalités, de langues, de traditions et de crédos différents, en les assimilant ensemble sur la base de ce qui est commun et public parmi nos efforts et accomplissements, nos écoles exécutent [areperforming] un travail religieux infiniment important [infinitelysignificant]. […] Devons-nous risquer de le mettre en péril en introduisant dans l’éducation un sujet qui ne peut qu’être enseigné en ségréguant les élèves et en les livrant séparément durant des heures spéciales à des représentants de fois rivales ? Cela reviendrait à adopter délibérément un programme qui est fondé sur le maintien des divisions sociales dans un domaine, la religion, qui s’avère futile et vide à moins qu’il n’exprime les unités de base de la vie. [Dewey, [1908] 2019, p. 133]

Comme l’écrit Paul Fairfield, pour Dewey, qui reprenait là une inquiétude exprimée dès 1897 dans « The Interpretation Side of Child-Study », ces formes d’« enrégimentement » religieux des élèves étaient déplorables, tant pour l’intelligence de ces derniers que pour l’idéal démocratique :

Diviser les étudiants à l’heure prévue en groupes protestants et catholiques, juifs et musulmans, favorise une ségrégation intellectuelle qui revient à démanteler la démocratie, tout en enrôlant simultanément les étudiants dans des mouvements de croyants au lieu de les éduquer à la citoyenneté démocratique et à l’indépendance intellectuelle que cela exige. Au sujet de l’enrégimentement intellectuel, Dewey remarquerait également les dangers de cette pratique dans un essai de 1897, soutenant que toute forme d’éducation dans laquelle « l’enfant doit être membre d’une certaine forme de vie sociale », telle qu’une confession religieuse, est une mauvaise éducation du simple fait « qu’il n’est pas accueilli en lui-même, mais comme l’échantillon d’un type de société ». Dans cette condition, les étudiants ne sont pas considérés comme des êtres intelligents ou des citoyens à part entière, mais simplement comme des membres d’une faction ou comme des moyens de perpétuer une tradition ou une organisation. [Fairfield, 2009, p. 190]

Ainsi, en 1908, Dewey enjoignait donc les écoles publiques à se tenir au plus loin des religions traditionnelles et à ne pas mettre les mains dans l’instruction religieuse. La formulation qu’il employait dans « La religion et nos écoles » pour exprimer le choix de cette inaction délibérée sonnera d’ailleurs étrangement aux oreilles des lecteurs français de Dewey, habitués à son hostilité proverbiale aux politiques du « laissez-faire », ce mot d’ordre d’une vieille version du libéralisme et de l’individualisme contre laquelle il n’a eu de cesse de batailler32. Pourtant, dans cet article, c’est bien en utilisant à trois reprises cet idiome du « laissez-faire » que Dewey condense les conséquences pratiques de sa position, qui invite les écoles publiques à « en faire le moins possible » (Westbrook, 1991, p. 418). « La religion et nos écoles » constitue ainsi l’un des rares textes (voire l’un des seuls, si ce n’est le seul) où Dewey reprend à son compte l’idée d’une « politique du laissez-faire ». Visiblement conscient de troubler ses lecteurs, il s’y reprend plusieurs fois, comme pour indiquer qu’il ne cherche pas à leur jouer un mauvais tour ; il l’« avoue franchement », il n’y a pas méprise, « c’est bien ça », il requiert effectivement une « politique du laissez-faire », et il n’y aurait là ni « fainéantisme » ni « cynisme », mais « honnêteté », « courage », « sobriété » et « foi » – en l’occurrence foi dans l’attitude scientifique et dans l’idéal démocratique :

[O]n ne gagne rien à faire un effort délibéré pour retourner à d’anciennes idées qui sont devenues impossibles à croire (incredible) et à des symboles qui ont été vidés de leur contenu et privés de leur évidente signification. On ne gagne rien à faire des gestes qui augmenteront la confusion et l’obscurité, qui tendront à générer de l’hypocrisie émotionnelle et de la phraséologie ou des formules qui semblent exprimer une chose mais qui signifient en vérité le contraire. Tout en supportant les pertes et les inconvénients de notre temps du mieux que nous pouvons, il revient aux hommes de travailler avec persistance et patience à la clarification et au développement du crédo positif de la vie qui est implicite à la démocratie et à la science, et de viser à la transformation de tous les instruments de l’éducation jusqu’à ce qu’ils soient en harmonie avec ces idées. En attendant que ces fins soient plus avancées que nous pouvons pour l’instant le prétendre, il vaudrait mieux que nos écoles s’abstiennent, plutôt que de faire des choses erronées. Il est mieux pour elles de se confiner à leurs tâches d’évidence les plus urgentes au lieu de former, sous le nom de culture spirituelle, des habitudes de l’esprit qui sont en guerre avec les habitudes de l’esprit congruentes avec la démocratie et la science. Ce n’est ni la fainéantise ni le cynisme qui me font en appeler à une politique du laissez-faire ; c’est l’honnêteté, le courage, la sobriété et la foi. [Dewey, [1908] 2019, p. 71]

S’il s’agit de s’en tenir à cette « politique du laissez-faire », en ne faisant donc rien pour aider les religions traditionnelles, dont les « habitudes de l’esprit » s’avèrent « en guerre avec les habitudes de l’esprit congruentes avec la démocratie et la science », c’est aussi parce que Dewey estime que les écoles publiques remplissent d’emblée – et déjà – une précieuse fonction, qu’il qualifiait donc de « religieuse » : cette fonction (ou mission) consiste en l’« unification sociale » des élèves, qui sont ainsi amenés à la « conscience de l’État », c’est-à-dire à la conscience de « l’unité sociale » (Rockefeller, 1991, p. 266), ce qui suppose de ne pas s’arrêter à ce par quoi ils divergent sur le plan de leur religion et appartenance confessionnelle – autrement dit, leur religion ne doit faire aucune différence et ne peut donc s’immiscer dans le cursus et la vie scolaires. Si Dewey enjoignait également à ne rien faire, et donc à libérer les écoles publiques des religions instituées, c’est qu’il espérait après l’articulation et la consolidation d’un « nouvel esprit religieux ». D’ailleurs, et comme il le rappellera à E. Schaub en 1939, il concluait « La religion et nos écoles » en appelant tous « ceux qui croient que la religion est une expression naturelle de l’expérience humaine » à se « vouer au développement des idées de la vie implicitement déposées dans notre science encore neuve et dans notre démocratie plus neuve encore » (Dewey, [1908] 2019, p. 82).

Au regard de sa volonté de mettre les religions hors des écoles dès 1908, volonté étendue et prolongée par sa commune répudiation des fondamentalistes et des modernistes dans les années 1920, son intérêt pour le personnage de « Bishop Brown » s’avère moins étonnant et il semble presque évident qu’il termine sa série d’articles contre l’anti-évolutionnisme avec ce détonant vieux monsieur, qui faisait précisément valoir un « nouvel esprit religieux ». Avec William Montgomery Brown, Dewey avait ainsi trouvé le rare exemple d’un personnage qui avait su sortir des frontières mentales du christianisme surnaturel (Dewey [1922] 2019) et prendre la mesure de « la portée de la connaissance fournie par d’autres sur les préoccupations communes » (Dewey [1927] 2003, p. 199), alors qu’il était à la fois évêque et d’un âge avancé.

L’hommage appuyé à Mgr Brown, un évêque détonant

Sa sympathie pour le personnage de Brown n’est donc ni fortuite ni anodine. D’autant qu’entre 1924 et 1925, Mgr Brown a affronté un procès retentissant pour hérésie, dûment chroniqué en première page par le New York Times et dont les enjeux préfiguraient le procès Scopes. Au terme de ce procès, qui se déroula en trois actes et s’acheva le 8 octobre 1925 sur une condamnation définitive, Mgr Brown fut destitué et excommunié de l’Église Épiscopale. Pour les observateurs, il ne faisait aucun doute que son procès avait été précipité par l’intensification de la bataille au sein du christianisme américain : « Durant l’été et jusqu’à l’automne 1923, dans diverses régions du pays, une querelle majeure avait éclaté parmi les prêtres et les évêques épiscopaux entre les “modernistes” et les “traditionalistes” » (Carden, 2007, p. 136).

Dans l’Église épiscopale, « les enjeux étaient différents et plus calmes que le carnaval entourant le procès Scopes », mais la querelle faisait malgré tout partie de « la plus large bataille » opposant les modernistes aux fondamentalistes (p. 136). À l’instar d’autres dénominations, « l’Église épiscopale n’était pas épargnée par la confrontation entre la religion et la science » (p. 150). Face aux ecclésiastiques libéraux qui prenaient publiquement le parti de la science évolutionniste, les plus « conservateurs » voulurent « faire un exemple » (p. 150), en relançant la procédure de révocation de Mgr Brown : ils l’accusèrent formellement d’hérésie en novembre 1923, lors d’une session spéciale de la Chambre des évêques. Autrement plus radical que ses confrères libéraux, Mgr Brown fournissait un « bouc émissaire opportun » : « il devait s’en aller parce qu’il remettait en question à la fois les croyances traditionnelles et le capitalisme » (p. 138). Informé des précédentes tentatives d’excommunier Mgr Brown et avisé de ce qui se tramait (« Un procès en hérésie est sur le point d’ajouter à la gaieté des nations »), un observateur écrira :

Maintenant, ils vont l’expulser de leur sainte fraternité et pour quoi ? Pour avoir trop de sympathie pour les « opprimés » [« underdogs »] dans notre chasse au loup économique. Bien sûr, ils lui crieront « hérétique » et « blasphémateur », mais, quelles que soient les insultes qu’il essuie, n’oublions jamais que [...] c’est en raison d’une profonde sympathie pour les opprimés de l’humanité [...] qu’il est entré dans l’Église, et c’est pour cette raison même qu’il sera expulsé de l’Église. [Schroeder, 1922, p. 17]

Si une certaine historiographie a insisté – à tort – sur la place que prenait l’opposition au « darwinisme social » et à l’eugénisme dans le déclenchement de la croisade anti-évolutionniste, c’est d’abord du socialisme et du communisme que les fondamentalistes se défiaient. « Au cours des années 1920 », si « les fondamentalistes et les évangéliques se sont battus contre le modernisme religieux », ils en avaient aussi après « la tendance au virage à gauche de certaines églises protestantes », écrit John S. Huntington, qui ajoute que « les évangéliques de droite se sont politisés encore davantage en réponse au New Deal de Roosevelt et à la croissance de l’État providence » (Huntington, 2021, p. 92). Huntington n’a pas tort, sauf que les fondamentalistes avaient pris ce pli politiquement conservateur dès leur croisade contre Darwin. Pour eux, le mot « évolution » rimait immédiatement avec celui de « révolution » ; derrière Darwin, il y aurait Marx. En effet, « presque tous les orateurs anti-évolutionnistes avertissaient que l’évolution et la révolution voyageaient en tandem », selon eux, « Darwin avait directement inspiré Marx et ses sous-fifres communistes » (Lienesch, 2007, p. 91). Bryan lui aussi agitait le spectre communiste, alertant ses ouailles qu’un « soviet scientifique tente de dicter ce qui doit être enseigné dans nos écoles et, ce faisant, tente de façonner la religion de la nation. C’est l’oligarchie la plus petite, la plus impudente et la plus tyrannique qui ait jamais tenté d’exercer un pouvoir arbitraire » (cité par Fitzgerald, 2017, p. 380). Pendant le procès Scopes, Ed T. Seay, l’avocat de l’État du Tennessee, aura ces mots :

Nos adversaires vous disent que c’est une controverse entre modernistes et fondamentalistes. Mais je dis à vos honneurs qu’il y a quelque chose de plus. Si vous permettez qu’on enseigne que la loi de la vie est la loi de la jungle, vous avez jeté les bases par lesquelles l’homme peut être amené à accepter la doctrine du communisme et en venir à croire qu’il est juste de préconiser le meurtre. [cité par Larson, 2006, p. 215]

Le procès de Mgr Brown, dont les sympathies communistes étaient notoires, baignait dans cette atmosphère, et l’accusé le savait, comme il le dira à ses juges :

Je suis la cible d’attaques de la faction « fondamentaliste », je le crois vraiment, non pas à cause de mon interprétation symbolique des Écritures, mais à cause de mes opinions politiques impopulaires. Ce n’est pas parce que j’ai appliqué l’épreuve du darwinisme à la Bible et aux notions religieuses traditionnelles que je suis voué à la décapitation, mais parce que j’ai défendu le mouvement politique et industriel impopulaire appelé communisme.

La presse lisait aussi le procès à l’aune du conflit fondamentaliste-moderniste. Une fois le verdict rendu, The Nation pouvait ainsi estimer que « le fondamentalisme venait de remporter une désastreuse victoire » (Kyser, 1967, p. 50). Abordant l’affaire sous ce prisme, Dewey joue clairement avec les mots : redistribuant les termes avec lesquels chacune des factions religieuses en lutte se catégorisait, il fait du vieil évêque un personnage « fondamentalement moderniste » (« A Fundamental Modernist »). Dans le premier paragraphe, comme en 1924, il met à nouveau en cause les fondamentalistes et les modernistes :

Les fondamentalistes ont damé le pion à leurs opposants dans la sélection des épithètes pour caractériser les problèmes religieux en jeu. En la matière, il est évident que les modernistes sont eux-mêmes plus ou moins fautifs, pas seulement parce qu’ils ont accepté le mot, mais aussi en raison de l’imprécision de leurs convictions sur le plan intellectuel. [Dewey [1926] 2019, p. 129]

Mais Mgr Brown est exempt d’un tel reproche, en cela « il est plus [c.-à-d. mieux] qu’un moderniste » :

L’histoire de l’ardent religieux désavoué nous présente ce qui fait défaut dans les activités de la plupart des modernistes : l’accession à une position et à une possession qui sont tout aussi fondamentales que celles de n’importe quel ecclésiastique qui s’arroge le titre de fondamentaliste. [p. 130]

Pour mieux comprendre « ce qui fait défaut » aux « modernistes », déplions la biographie de Mgr Brown, exposée dans My Heresy (Brown, 1926), un livre qui suscite l’évidente sympathie du philosophe américain. Si Mgr Brown n’est pas « un géant parmi les intellectuels » et ne dispose pas d’une « grandiose érudition », Dewey estime qu’il « a accompli plus que ne l’ont fait des hommes d’une plus grande stature intellectuelle et d’une plus pénétrante érudition », « en clarifiant l’enjeu » (Dewey [1926] 2019, p. 133).

Affublé de divers sobriquets, « Red Bishop », « Bad Bishop », « Mad Bishop », ou « The Bishop of Atheists and Bolsheviks » (Schroeder, 1922), Mgr Brown a défrayé la chronique bien avant d’être jugé pour hérésie en 1924. Cela faisait un bon moment que l’Église épiscopale essayait de se débarrasser de lui, en tentant d’abord de le pousser à démissionner. Depuis un certain temps, Mgr Brown se revendiquait en effet naturaliste et anti-capitaliste. De la conjugaison de ces deux traits naîtra un « petit livre » savoureux, « peut-être l’un des plus étonnants et bizarres jamais écrits par un évêque chrétien moderne, ou même par un clerc épiscopal » (Kyser, 1967, p. 37-38) : Communism and Christianism, dont la première phrase appelait à « bannir les dieux des Cieux et les capitalistes de la terre ». Autoédité en 1920 et « dédicacé au prolétariat » (Carden, 2003, p. 221), l’ouvrage vaudra à Brown son accusation pour hérésie33.

Si le procès s’est finalement tenu en automne 1924, « dès 1922, le diocèse de l’Arkansas a réclamé que la Convention générale poursuive Brown pour avoir renié la divinité du Christ et tourné en dérision la Sainte Eucharistie » (Kyser, 1967, p. 40). L’opuscule commençait à faire son effet et Brown avait la manie (somme toute très pragmatiste) de joindre le geste à la parole. Non seulement « les communistes russes commençaient à utiliser son livre contre l’Église orthodoxe » (p. 39), mais l’évêque devint aussi membre du Parti communiste américain. L’ouvrage était suffisamment radical pour susciter un commentaire enthousiaste du Daily Worker (le journal du Parti communiste), auquel Brown était abonné :

« Mgr Brown a écrit un petit livre intitulé Communism and Christianism, qui a laissé l’Église aussi criblée de trous que le fromage suisse et aussi malodorante que du Limberger. […] Ce petit livre était un vrai tueur de Dieu. Ce que l’évêque a laissé intact de Dieu, même un athée qui se respecte peut l’accepter sans perdre sa dignité ». [cité dans Kyser, 1967, p. 39]

Après la fameuse phrase de Marx : « la religion est l’opium du peuple », mise en exergue, le prolégomène annonçait la couleur : « Non seulement la lutte contre la religion est intellectuellement utile, mais on ne peut en toute conscience l’éviter, car la religion est utilisée contre le mouvement socialiste par la classe possédante dans chaque pays » (Brown, 1920, p. 5) ; « le socialisme est l’ennemi de la religion » (p. 8) ; « par conséquent, l’arrivée du socialisme est l’exode de la religion » (p. 9). La première partie s’ornait d’une exhortation à « sécuriser la liberté économique, en mettant le monde cul par-dessus tête, avec les travailleurs au sommet et les propriétaires en bas » : « Révolutionnez l’État, en virant le capitalisme, révolutionnez l’Église, en virant l’orthodoxie », « on ne peut délivrer le monde des troubles qui le submergent tant que le théisme détient le domaine religieux et le capitalisme le domaine politique » (p. 16). Et la suite était à l’avenant :

Tant que les dieux domineront le ciel et que les capitalistes prévaudront sur terre, le monde restera aux mains de l’impérialisme commercial, formant un petit paradis pour quelques riches maîtres et un immense enfer pour une majorité de pauvres esclaves. [p. 27]

Mgr Brown y énonçait la reconstruction de sa foi, débarrassée d’asservissantes peurs surnaturelles et tournée vers les connaissances naturelles et sociales :

Mes amis m’ont dit aussi clairement que possible […] qu’en perdant ma foi dans les dogmes surnaturels du christianisme traditionnel […] j’avais perdu la perle du plus haut prix. Mon âme m’a dit […] que je la trouverais peut-être encore, si seulement je cessais de la chercher dans le domaine du surnaturel, sous la direction de l’autorité divine, et la cherchais dans le domaine du naturalisme, sous la direction de la raison humaine. […] J’ai entrepris la tâche suprême de ma vie – briser les chaines qui me faisaient esclave de la superstition dégradante selon laquelle j’étais […] un homme condamné, […] impuissant à s’émanciper lui-même. Parmi ces chaines d’asservissement, j’en mentionne trois parmi les plus fortes […] : (1) la chaine de la crainte de Dieu ; (2) la chaine de la peur du diable ; et (3) la chaine de la peur de l’homme. Auparavant, j’avais été un enfant, pensant comme un enfant, comprenant comme un enfant et parlant comme un enfant. […] En tant qu’homme, j’ai écarté ces choses enfantines, surtout la plus enfantine de toutes les choses, la peur, la peur de Dieu, la peur du diable et la peur de l’homme. Les prédicateurs des interprétations surnaturelles de la religion disent que la crainte de Dieu est le salut. C’est la damnation. […] Il n’y a qu’une seule peur qui sauve et c’est la peur de l’ignorance. Le dieu destructeur du monde est l’ignorance. Il n’y a pas d’autre diable sur terre ou en enfer, et ce diable-ci vit, bouge et a son être dans la peur de la connaissance. Le Dieu-sauveur du monde est la connaissance. [p. 77-78]

Il se disait alors « en mesure de substituer dans ma prédication une vérité pour chaque mensonge que j’avais l’habitude de prêcher » :

Au cours des trois dernières années, j’ai appris que, depuis le début de mon ministère chrétien, il y a plus d’une génération, je n’avais jamais été un producteur. […] Nul n’est un producteur s’il ne cultive rien à la ferme, ne fait rien dans un magasin, ne découvre rien dans un laboratoire ou ne rend aucun service nécessaire ou utile à ceux qui font de telles choses. Je n’ai rien fait de tel. Si j’avais prêché des vérités, j’aurais peut-être rendu un tel service, mais j’ai prêché des mensonges. Toute possession appartient de plein droit au travailleur productif et rien à l’oisif improductif. De toutes les vérités connues de l’humanité, c’est l’une des deux plus grandes et salutaires. […] Par cette reconnaissance, j’ai fait éclater un grand mensonge, le mensonge qui veut que le salut du monde dépende des capitalistes et de leurs serviteurs, les prédicateurs à droite et les politiciens à gauche. Le salut ou la civilisation […] ne seront jamais atteints tant que la classe ouvrière n’aura pas éliminé la classe capitaliste. […] Voilà pour l’une des deux grandes vérités – tout appartient légitimement au travailler utile. L’autre vérité, la plus grande, est la suivante : L’homme a en lui toutes les potentialités pour sa propre vie. C’est vrai de l’univers dans son ensemble, et donc nécessairement de tout ce qu’il contient. La somme de ces deux vérités est que le salut du monde dépend entièrement des travailleurs productifs : individuellement, ils ne doivent regarder qu’après l’exercice de leurs propres pouvoirs mentaux et physiques, collectivement, ils doivent coopérer les uns avec les autres pour l’accomplissement de leur mission. Tout au long de mon ministère passé, j’avais fait […] résonner de grands mensonges en représentant que le salut du monde dépend d’une potentialité qui est au ciel, et non en l’homme, que le paradis est au-dessus et l’enfer au-dessous, et non sur terre. [p. 78-80]

La première partie se terminait sur une accusation de « l’orthodoxie », « une diffamation contre l’humanité. Le monde lui doit une grande partie de tous ses maux inutiles – ceux qui sont causés par le diable trinitaire de la persécution, de l’ignorance et de la superstition » (p. 82). Autre « diffamation contre l’humanité », alimentant « le diable trinitaire de la guerre, de la pauvreté et de l’esclavage », le « nationalisme » était pareillement condamné (p. 82). Mgr Brown professait un naturalisme tranchant : « la divinité chrétienne n’existe pas » (p. 89), « il n’existe qu’un seul royaume universel de la vie, la nature » (p. 93). Acquis aux sciences, il répudiait ainsi tout surnaturalisme :

1. Les sciences de l’astronomie, de la géologie et de la biologie nous enseignent que la représentation de l’interprétation surnaturaliste traditionnelle du christianisme […] n’est pas vraie, et ne peut donc faire partie d’un quelconque évangile. Selon les enseignements de ces trois sciences, la vérité est que l’univers […] a naturellement évolué […]. 2. Les sciences de la biologie, de la physiologie et de l’embryologie nous enseignent que la représentation de l’interprétation surnaturaliste traditionnelle du christianisme […] n’est pas vraie, et ne peut donc faire partie d’un quelconque évangile. Selon les enseignements de ces trois sciences, la vérité est que l’homme et la femme […] ont évolué naturellement à partir de la vie animale préexistante, […] ils doivent leur existence et leurs affinités naturelles à une parenté terrestre et animale, et non à une parenté céleste et divine. 3. Les sciences de l’anthropologie, de la sociologie et de l’interprétation comparative des religions nous enseignent que la représentation de l’interprétation surnaturaliste traditionnelle du christianisme […] n’est pas vraie, et ne peut donc faire partie d’un quelconque évangile. Selon les enseignements de ces trois sciences, la vérité est que, pendant bien des époques, l’homme et la femme, en apparence comme en prédilection, étaient beaucoup plus animaux que divins et sont passés progressivement, sans aucune aide surnaturelle, d’un état de barbarie bestiale à celui d’une civilisation humaine. [p. 104-106]

Et il en avait donc autant contre le capitalisme, partout de mèche avec « les évangiles surnaturels » :

Tous les évangiles surnaturels sont révélés par une divinité de classe (Jésus, Jéhovah, Allah, Bouddha) dans l’intérêt de la classe capitaliste : ils sont donc faux, et la liberté est totalement incompatible avec le mensonge et les intérêts de classe. L’ignorance est le dieu destructeur et le capitalisme est le fléau diabolique qui inflige au salarié de nombreuses souffrances inutiles. [p. 189]

Restons-en là, ce n’est pas ce livre-ci que Dewey recensera en 1926, mais My Heresy, où Mgr Brown racontait son histoire. Comme il serait trop long de retracer l’intégralité de son trajet ecclésial, de ses activités pastorales et de sa production éditoriale, je vais m’arrêter sur le moment où l’évêque a opéré sa mue, après ce que l’on peut décrire comme une « expérience religieuse de conversion » qui l’amènera à se démettre de toute « conception surnaturaliste » (Madelrieux, 2012, § 23). D’après Kyser, « les vues religieuses de Brown changèrent radicalement durant les années de guerre » : après avoir « lu avec avidité les œuvres de Marx et Darwin », il aurait alors « rejeté le “surnaturalisme” et l’“anthropomorphisme”, comme il l’a admis plus tard dans une lettre écrite en 1916 à Mgr Thomas J. Garland, évêque de Pennsylvanie » (Kyser, 1967, p. 37). Dans My Heresy, Mgr Brown dit avoir « commencé à étudier les religions comparées et les œuvres de Darwin » en 1911, « sur le conseil de son médecin personnel » (Carden, 2007, p. 134). En fait, « il avait déjà connaissance de Darwin et de l’idée d’évolution, mentionnés dans un précédent volume, en 1910 » (Carden, 2003, p. 210) : « selon toute vraisemblance », Mgr Brown s’était donc « documenté » antérieurement, « au plus tôt dès 1906, au plus tard à partir de 1908 » (p. 210).

Quelle que soit la date exacte de sa rencontre avec la littérature scientifique évolutionniste, Mgr Brown fut néanmoins « convaincu par ces lectures que la compréhension littérale des Écritures et les doctrines de l’Église n’avaient aucun sens » (Carden, 2007, p. 134). « Le voile de la superstition » ayant été « levé », il envisagea Darwin comme « un Moïse séculier conduisant à l’explication de l’origine de la vie humaine », tandis que « le récit de la Genèse n’avait aucun fondement littéral » (p. 134). Par contre, « son attraction pour le marxisme » fut « plus compliquée » (p. 135). Frappé par la révolution d’Octobre 1917 et intrigué par l’idée que la Première Guerre mondiale pouvait avoir des « causes économiques », il se mit à nourrir des échanges avec des socialistes puis des communistes34.

De fil en aiguille, il tomba sur Le Capital, qu’il « commença à lire […] comme on lirait la Bible, lentement et avec soin » (Carden, 2003, p. 222). En s’y plongeant, Mgr Brown en vint à trouver « des réponses à ses questions sur le salut dans les “lois” marxiennes du développement économique et dans l’évolution biologique darwinienne » (Carden, 2007, p. 135). Dans My Heresy, pour dire l’effet produit par ces faits nouveaux et ces idées puissantes, Mgr Brown emploie le lexique de la « révélation35 », comme Dewey l’avait fait dans « Christianisme et démocratie » (Dewey, [1893] 2019). Dewey n’était ni marxiste ni communiste36, mais on imagine que My Heresy sonnait agréablement à ses oreilles :

J’ai alors lu le Capital, de Karl Marx, un livre et un auteur dont je n’avais jamais entendu parler auparavant. Cela a été une autre révélation. Cela a été à sa façon une révélation aussi importante que la révélation apportée par Darwin. Cela m’a donné ma première vision claire de la société humaine. Je ne veux pas dire par là que cela ne me laissa rien à apprendre, mais cela laissa mon individualisme à peu près là où Darwin avait laissé mon paradis et mon enfer. Darwin m’avait amené à croire en l’évolution ; il m’avait rendu nécessaire d’y croire, même s’il semblait me dérober, pour un temps, mes derniers espoirs terrestres. Il m’avait obligé à accepter la réalité, où qu’elle conduise. Il était inexorable, pas tant dans sa logique – car la logique, en ne commençant nulle part, est toujours susceptible de n’arriver nulle part également – mais inexorable dans son observation [Brown, 1926, p. 66].

Ou encore :

Car la Vie n’est pas une révélation unique qui peut être fixée dans une unique formule. C’est une révélation progressive, une recherche et une découverte continuelles. L’important dans l’expérience religieuse d’un homme n’est pas qu’il ait une conception correcte de Dieu – car c’est absolument impossible pour nos esprits finis – mais qu’il ait une meilleure conception de Dieu aujourd’hui que celle qu’il avait hier. [p. 171]

La trajectoire de Mgr Brown, ou l’exemple d’une reconstruction réussie

Au fond, Mgr Brown était un vivant témoignage de la « reconstruction » que Dewey appelait de ses vœux, au moins depuis les années 1890. Il le salue d’ailleurs en ces termes :

En une vie, Mgr William Montgomery Brown a fait le parcours en son entier ; il l’a fait en connaissance de cause, conscient de l’endroit où il a commencé et de celui où il est arrivé. Il est passé d’un fondamentalisme à un autre crédo tout aussi fondamental. Il est alors plus qu’un moderniste ; il a abandonné un surnaturalisme lié à l’autorité de la tradition et de l’institution de l’église en faveur d’un naturalisme lié à l’autorité de l’investigation et de l’institution scientifiques [Dewey, [1926] 2019, p. 129].

Il importe à Dewey que Mgr Brown ait gardé un genre de foi, mais transférée à une « méthode » et aux possibles qui s’y déploient ; précisément, cette méthode dont le philosophe faisait grand cas dans « Les fondamentaux » (Dewey, [1924a] 2019) :

Dans ses conceptions intellectuelles, ses idées de la nature des croyances, de l’autorité, des objets de la foi et de l’aspiration, il a effectué une révolution complète. Mais cette révolution s’inscrit dans une atmosphère de part en part religieuse ; elle n’en franchit nulle part la frontière [Dewey, [1926] 2019, p. 130].

Dans My Heresy, Mgr Brown est emphatique sur « la sublime foi » des scientifiques, dont il avait dévoré les travaux et admirait les réalisations et l’attitude :

J’ai fini L’Origine des espèces plus affamé de connaissance qu’avant de l’avoir attrapé. Quand je l’ai reposé, c’était seulement pour chercher d’autres travaux scientifiques. […] J’ai lu toute la littérature scientifique sur laquelle je pouvais mettre la main. Je n’ai pas saisi, et je n’ai pas essayé de comprendre toutes les théories abordées. Certaines des conclusions, j’en étais bien conscient, pouvaient être erronées ; et les auteurs eux-mêmes étaient constamment en train d’amender leurs découvertes précédentes, abandonnant des théories qu’ils avaient soutenues auparavant. Tandis que les nombreuses vérités sur lesquelles tous s’accordaient étaient pour moi stupéfiantes, leur attitude envers la vérité était encore plus stupéfiante. La vérité, telle que je la concevais, était fixe et immuable ; et les principes centraux de toute vérité nous avaient été remis par le manufacturier [manufacturer] originaire et donnés en sauvegarde à l’Église. L’Église, alors, était le seul pourvoyeur [dealer] de vérité sur lequel l’espèce humaine pouvait s’appuyer ; mais l’Église n’a pas découvert de vérités, elle n’en a déterré aucune, et elle ne s’est occupée d’améliorer aucun des produits [products] qui lui avaient été remis d’en haut. Ces scientifiques semblaient approcher la vérité d’un tout autre angle. Ils critiquaient chaque formule qui tombait entre leurs mains. Ils la soumettaient à toutes sortes de tests en laboratoire ; et si ça ne marchait pas, ils la mettaient à la poubelle. Pour eux, aucune formule n’était sacrée. Seule la vérité était sacrée, et ils admettaient qu’ils ne l’avaient pas découverte. […] Ils semblaient avoir une sublime foi […]. C’était une foi en la vérité, à laquelle je n’étais jusque-là pas entièrement familier. Elle ne promettait aucun paradis au-delà de la tombe, et je me demande encore comment on pourrait l’utiliser à des funérailles ; par contre, non seulement elle promettait, mais elle réalisait effectivement de nombreuses choses sur terre. C’était à cette attitude à l’égard de la vérité, et non à l’attitude ecclésiastique, que l’on devait les chemins de fer. De la science sont venus la désinfection et la chirurgie et des milliers de bienfaits dans lesquels nous avons appris à reconnaître la civilisation. Et l’Église, de son côté, qu’a-t-elle apporté ? [Brown, 1926, p. 54-56]

Louant l’attitude et les résultats obtenus par les scientifiques, il ironisait sur le contentement improductif des théologiens, moquant l’ignorance satisfaite qui le caractérisait à sa sortie du séminaire :

Quand je suis sorti du séminaire, j’étais sans aucun doute le jeune théologue le mieux équipé de l’Ohio. Pour sûr, je ne savais rien, mais ce n’était pas un handicap pour un théologue. C’était un vrai avantage. Celui qui ne sait rien peut croire tout ce qui lui semble le plus commode, jusqu’au moment où il doit vérifier [check up], mais le temps de la vérification [checking-up] ne vient jamais pour un théologien. Il est du ressort du théologien de mener les gens au paradis ; et s’il réalise le travail selon sa propre satisfaction, il n’est en aucune façon tenu de prouver qu’il n’y a pas réussi. Si un ingénieur construit un pont pour mener les gens d’une rive à l’autre d’une rivière, la situation est vraiment différente. Si le pont s’écroule, nous savons d’un seul coup qu’il y avait une erreur quelconque dans sa doctrine ; et si l’on peut retrouver l’ingénieur, on peut prouver la chose en le confrontant aux résultats réels. Dans le cas du théologien, cependant, pour une telle épreuve, on doit attendre jusqu’au moment où l’on arrive au paradis. S’il nous y mène, la critique devrait à raison cesser ; mais s’il ne nous y mène pas, elle aura cessé de toute façon. Même s’il s’avère qu’il n’y a pas de vie après la mort, personne ne se chargera de l’en informer. Donc, évidemment, la chose la plus sensée qu’un théologien puisse faire, c’est de devenir content de lui-même, de ne rien lire et de ne rien apprendre qui puisse suspendre son autosatisfaction [p. 21-22].

À cette « autosatisfaction » de ses jeunes années, Mgr Brown oppose la « foi en la vérité » apprise au contact des livres scientifiques et de l’attitude de leurs auteurs. Détruisant tout ce en quoi il faisait profession de croire, ces connaissances lui ont enseigné à devenir « curieux de la vie » (p. 51) :

Cette lecture était extraordinaire […], car quelque chose de très étrange m’arrivait. Je devenais curieux de la vie. […] Le monde dans lequel j’avais vécu jusqu’à maintenant venait tout à coup de disparaître. Il n’est pas uniquement tombé en ruine. Il s’est écroulé, mais sans laisser de ruines. […] Je n’y vois pas une expérience mystique. Je l’ai comparé, parfois, à l’histoire de Saul de Tarse. Mais la science ne m’a pas parlé, comme l’on raconte que Jésus a parlé à Paul […]. La science m’a simplement planté là, me laissant me débrouiller par moi-même du mieux que je pouvais. La science n’était pas énervée. La science, apparemment, ne se souciait pas un instant de savoir si j’étais ou non proprement éclairé. Mais j’avais appuyé sur l’interrupteur et la lumière s’était allumée ; et une fois la lumière allumée, les ténèbres devaient déguerpir, emportant avec elle tous les phénomènes que l’obscurité avait créés. Et ces phénomènes créés par l’obscurité étaient les choses mêmes sur lesquelles toute ma vie avait été édifiée. Dieu, par exemple – un Dieu personnel. La science n’avait aucune objection au fait que j’aie un tel Dieu, si seulement je parvenais réellement à en trouver un alentour. Mais maintenant que les lumières étaient allumées, il m’était impossible de reconstruire le Dieu que la théologie m’avait tendu à l’époque où j’étais encore dans le noir. La même chose se passa pour le paradis et l’enfer, et pour les Saintes Écritures. Tout cela ressemblait maintenant à des enfantillages. C’était comme sortir d’un rêve, si ce n’est que je ne me réveillais pas au sein d’un paysage familier. Mon ancien univers théologique avait complètement disparu. À la place, je me retrouvais dans le monde de la réalité. [p. 51-53]

Si Mgr Brown se retrouvait « dans le monde de la réalité », tel n’était pas le cas de l’Église, toujours perdue dans un « monde imaginaire » : sans prise sur la vivante réalité, elle ne savait que « s’occuper de la mort » :

La faute de l’Église, selon moi, n’est pas qu’elle n’est pas réelle, mais qu’elle n’accomplit pas de choses réelles parce qu’elle essaie obstinément d’opérer dans un monde imaginaire. Le monde est passé de l’ère de la tradition et de l’autorité à une ère de science et de réalisme. Il avait déjà bougé, bien que je n’en avais aucune idée, des années avant que je ne devienne évêque de l’Arkansas. L’Église, même à l’époque, ne pesait pas lourd dans la vie réelle. Elle ne pouvait pas s’occuper de la vie, elle ne pouvait s’occuper que de la mort. Sans les funérailles et sa prétendue juridiction sur une vie tout à fait imaginaire au-delà de la tombe, l’Église n’aurait eu aucune influence dans la communauté. Elle n’avait aucune influence sur les scientifiques. Elle ne les a pas inspirés dans la recherche d’une plus grande vérité. Jalouse de la science, elle était généralement hostile à la recherche en cours. Au mieux, elle traînait les pieds, concédant à chaque génération que les découvertes de la génération précédente n’étaient pas aussi sacrilèges qu’elles en avaient l’air. Cette attitude n’a pas beaucoup affecté le monde. Au moins, elle n’a pas fait reculer l’âge de la science. Son principal résultat fut d’éloigner le public de l’Église et de répandre le sentiment que les enseignements de l’Église étaient probablement bons pour les enfants, mais que les hommes adultes ne pouvaient bien sûr pas les prendre trop au sérieux. [p. 263-264]

D’une manière proche du diagnostic de Dewey dans Une foi commune, Mgr Brown décrivait lui aussi la graduelle perte de pertinence d’une Église « à la traîne » (Dewey, [1934] 2011, p. 160) et sans « intelligence du social » (p. 168) :

Sous la direction d’hommes comme Robert G. Ingersoll, des multitudes ont commencé à rompre ouvertement avec l’Église. Mais cette rupture consciente n’était pas aussi significative que la dérive inconsciente : la reconnaissance subconsciente, de la part de l’homme ordinaire, que l’Église ne lui transmettait plus de message vital. Il pouvait encore aller à l’église, si rien d’autre n’exigeait son attention, mais cela avait de moins en moins de sens dans sa vie. Il s’intéressait surtout à son travail, et l’Église n’avait rien à lui offrir à cet égard. Un garçon à la recherche d’un emploi pouvait recevoir une lettre de recommandation de son pasteur, mais, de plus en plus, les années passant, ces lettres perdaient leur valeur. Et quand il n’y avait pas de travail, l’Église était encore plus impuissante. L’Église n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il n’y avait pas d’emplois. […] Elle ne se préoccupait pas des vrais problèmes de la vie ; elle se préoccupait d’une vie au-delà de la tombe, qui pourrait ou non exister, mais qui ne posait aucun problème urgent à un jeune homme à la recherche d’un travail. […] L’Église n’a pas voulu faire face à la vie telle qu’elle était. Elle a ignoré l’entrée dans le nouvel âge. Elle n’y a pas prêté attention et le nouvel âge accordait de moins en moins d’attention à l’Église. […] Il est grand temps que l’Église […] se rapporte au seul monde avec lequel il est possible d’établir de véritables relations. Car le monde a connu une révolution au cours du dernier demi-siècle. Les choses anciennes ont disparu : tout est devenu nouveau. [Brown, 1926, p. 265]

Accordée à la révolution que le monde a connue, la « révolution complète » (Dewey, [1926] 2019, p. 130) effectuée par Mgr Brown est donc celle que le philosophe reprochait au « camp libéral » de ne pas se résoudre à accomplir (Dewey, [1924a] 2019). Pour Dewey, « la carrière de Brown clarifie une question qui était restée obscure dans la plus récente controverse : quel est à présent le fondement d’une expérience religieuse vivante ? » (Dewey, [1926] 2019, p. 130).

Ce fondement, ce doit être l’attitude scientifique, la « foi en la vérité » délivrée par l’intelligence publique, et non par des dogmes privés. Selon Dewey, la seule hérésie de Mgr Brown fut de procéder à ces réaménagements radicaux : « “son hérésie” consistait essentiellement en ceci qu’il avait placé sa foi en la vérité et en la réalité au-dessus de tous les autres articles de la foi » (p. 131). Mgr Brown le formulait en insistant sur le caractère « social » des problèmes du monde moderne et en déclarant l’inanité d’un « évangile du salut individuel », ce qui ne pouvait qu’agréer à Dewey :

Il y a, je crois, un travail dans cette nouvelle civilisation pour l’Église. Mais il doit s’agir d’une Église réelle, qui s’occupe des réalités qui existent réellement, et non d’une Église imaginaire qui s’occupe des irréalités [unrealities]. Toutes mes hérésies peuvent se résumer en une seule conviction. Pour l’Église du passé, je n’ai aucune critique à formuler. Si elle partageait les superstitions du passé, je ne la blâme pas, car je ne vois pas comment elle aurait pu faire autrement. Mais l’Église du présent doit partager la connaissance du présent, elle ne peut pas fonctionner dans cette civilisation avec les superstitions nées d’une civilisation qui a disparu. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui n’est pas individualiste. Il est social. Il est collectif dans sa structure industrielle fondamentale, et il est social également dans ses réactions psychologiques. Un évangile du salut individuel a depuis longtemps cessé de le séduire, aussi individualistes que ses philosophies en cours soient encore. [Brown, 1926, p. 270]

Il lui plaît aussi que Mgr Brown se soit efforcé de mettre en commun cette « révélation nouvelle », à l’intérieur même de l’Église, auprès de ses pairs et paroissiens : « […] il s’est trouvé en proie à la croyance naïve que ces frères en religion répondraient aussitôt qu’il leur communiquerait la révélation nouvelle, c’est-à-dire la perception nouvelle de réalités scientifiques et sociales, qui s’était imposée à lui » (Dewey, [1926] 2019, p. 131). En un sens, la conduite de Mgr Brown faisait écho à « Christianisme et démocratie » :

La vérité n’est pas encore pleinement libérée lorsqu’elle ne fait qu’entrer dans la conscience de l’individu et qu’il s’en délecte. Elle n’est libérée que lorsqu’elle entre, traverse cet individu favorisé et s’en va jusqu’à ses compagnons ; lorsque la vérité qui vient à la conscience d’un seul s’étend et se distribue à tous, pour devenir […] l’affaire du public. [Dewey, [1893] 2019, p. 64]

Car Mgr Brown ne s’est pas contenté de réviser radicalement son rapport aux dogmes, il l’a aussi fait savoir37. Mieux, il alla jusqu’à « réclamer aux autres évêques de lui prouver la vérité littérale des articles de la foi chrétienne » (Carden, 2007, p. 134), jetant lui-même un jugement d’hérésie dans la balance, dix ans avant son procès38. En agissant de la sorte, il estimait faire doublement crédit à l’honnêteté et à l’intelligence des évêques, qu’il savait plus cultivés que lui :

Ils étaient honnêtes, je le savais, et éduqués. S’ils n’avaient pas cru pas aux crédos, ils l’auraient dit. Mais comment pouvaient-ils y croire ? Comment pouvaient-ils réconcilier toutes les affirmations simplistes des crédos avec les faits connus de la science moderne ? En ce qui me concernait, je l’admettais, je semblais totalement incapable de réconcilier les dogmes et les faits. […] Les réponses de mes collègues évêques ont été pour moi un choc considérable. Ce qui m’a choqué, c’est que ceux qui avaient durement œuvré pour sauver mon âme n’étaient en mesure de ne m’apporter aucune aide. Devant les questions simples que je leur avais adressées, l’Église en son entier semblait en banqueroute. Apparemment, on ne pouvait garder ses convictions théologiques qu’à condition de ne mener aucune enquête à leur propos. [Brown, 1926, p. 58]

Lors de son procès, il comptait réitérer l’exercice, en se munissant d’un « questionnaire » :

Mgr Brown et son « conseiller théologique », Whatham, avaient préparé un questionnaire à l’attention de tous les évêques, en lieu et place de la convocation de témoins. Ils voulaient soumettre quatre-vingt-une questions aux évêques pour apporter la preuve qu’aucun d’entre eux ne croyait littéralement aux crédos ; y étaient incluses 327 citations de miracles de l’Ancien et du Nouveau Testament, exigeant des évêques d’indiquer s’ils croyaient littéralement ou non à tous ces miracles et d’expliquer pourquoi. Murray et l’avocat de l’Église ont rejeté le questionnaire et son addendum. [Carden, 2007, p. 138]

À défaut d’avoir pu administrer son questionnaire, Mgr Brown relancera ce défi lorsqu’il fit appel du jugement, dans une lettre adressée le 25 novembre 1924 à la partie adverse :

Si le droit d’interpréter le surnaturel dans l’orthodoxie chrétienne comme une vérité figurative ou symbolique est nié et que la Bible, les croyances et les articles de la foi doivent être interprétés littéralement, l’Église deviendra la risée de tous au 20e siècle. Êtes-vous prêt à ce que l’Église vous engage à croire littéralement aux dogmes anciens et pouvez-vous les maintenir, en vous convainquant de leur vérité face à la science moderne ? C’est sûrement impossible. […] On dit qu’en m’efforçant de conserver mon ministère, malgré mes « hérésies », je suis comme le membre d’un Club qui refuse de respecter « les règles du Club » mais qui tente malgré tout d’en rester membre. […] Je nie que je refuse de respecter « les règles du Club », parce que le Club n’a pas de règles. […] Les doctrines de l’Église ne sont pas fixes. Elles ne doivent être respectées que dans la mesure où elles sont capables de maintenir leur exactitude dans le cadre des changements de pensée induits par la connaissance moderne. Lorsqu’il peut être irréfutablement prouvé qu’un changement est exigé dans ces circonstances, la doctrine de l’Église en conflit avec la connaissance moderne ne peut plus être considérée comme contraignante. C’est pratiquement tout le problème en jeu dans mon procès pour hérésie. […] Enfin, je voudrais attirer votre attention sur le fait que si la Cour de révision confirme le verdict de la Cour de première instance, elle condamnera comme hérétique un membre relativement inconnu de la Chambre des évêques, tout en ne censurant pas nombre d’évêques connus qui sont en réalité des hérétiques tout comme moi. […] En d’autres termes, aucun de mes procureurs ou juges ne soutient les doctrines de l’Église dans leur intégralité.

Mgr Brown cherchait à obliger les évêques de l’Église épiscopale à faire ce que Dewey lui-même réclamait au « camp libéral » : produire une « déclaration claire », apporter autre chose qu’une « réponse nébuleuse » à la question des « méthodes » qui permettent de mettre à l’épreuve la « croyance vraie », se prononcer sur ce qu’il faut « accepter comme des questions de fait » et dire jusqu’où le « symbolisme » peut aller (Dewey, [1924a] 2019, p. 115-119). Et c’est ce que Dewey retient des affres subies par Mgr Brown, qui proposait de traiter l’ensemble des Écritures au prisme d’une « interprétation symbolique », en ne gardant donc strictement rien du surnaturalisme et des miracles, en passant à la trappe l’existence de Dieu, la divinité du Christ, voire l’existence historique de Jésus39 :

La question que le procès pour hérésie de Mgr Brown a clairement et fortement mise à l’ordre du jour est de savoir si les églises chrétiennes doivent continuer à céder l’un après l’autre au symbolisme des éléments spécifiques des anciennes croyances et formules, quand la coercition des faits accomplis ne laisse aucune autre porte ouverte, tout en s’accrochant obstinément au littéralisme et au dogmatisme pour d’autres éléments ; ou bien si elles concèderont volontairement et gracieusement à tous les hommes une pleine liberté dans l’interprétation symbolique de tous ces articles et éléments sans exception, réservant leur foi pour les réalités de la vie elle-même. L’avenir du protestantisme dépend de la décision qui sera prise face à cette question. [Dewey, [1926] 2019, p. 132-133]

Avec ce vieillard impertinent, Dewey tenait ainsi le seul et unique personnage qui trouvera grâce à ses yeux lors de la bataille entre les fondamentalistes et les modernistes40. On voit alors ce que Dewey attendait des institutions religieuses, des clergés et même des fidèles : que tous réservent leur « foi pour les réalités de la vie elle-même » et pour elles seules, en congédiant le surnaturalisme une bonne fois pour toutes et en ne prétendant à nul autre savoir que celui auquel tout un chacun peut accéder par des voies naturelles, selon des procédures publiques et en appliquant des méthodes scientifiques.

Digne de louanges, Mgr Brown sortait donc du lot des « modernistes », que Dewey trouvait encore trop tièdes : « ami du travailleur, communiste et hérétique, Monseigneur Brown a peut-être été le seul moderniste notoire dans les années 1920 à mener sa foi à ses conclusions logiques, indépendamment des conséquences ou des dommages pour son prestige » (Kyser, 1967 : 52). En dépit de son statut d’évêque, Mgr Brown avait accepté que « de nouvelles méthodes d’enquête et de réflexion so[ie]nt devenues pour le profane l’arbitre final de toutes les questions qui se posent en matière d’établissement des faits, d’existence et d’assentiment intellectuel » (Dewey, [1934] 2011, p. 118). Plus, il s’était montré assez courageux pour accepter qu’il ne fallait pas seulement qu’il en soit ainsi pour le profane, mais aussi pour le clergé et les fidèles. Et il le faisait savoir avec une gaillarde irrévérence41 :

Jésus a marché sur l’eau, dit-on, mais pas d’une façon socialement conséquente. Seulement un seul évêque, d’après ce que j’ai compris, a essayé d’apprendre l’astuce ; et même Pierre ne fit jamais un second essai. Apparemment, le secret de la marche sur l’eau est mort avec celui qui l’a découvert. Nous, hommes d’Église, nous ne pouvons pas pointer ne serait-ce qu’un seul saint qui soit parvenu à répliquer l’exploit, pour ne rien dire de son amélioration ; et nous n’avons jamais encouragé nos ouailles à expérimenter dans cette direction. D’une façon générale, nous les invitions, c’est sûr, à imiter le Christ ; mais si on tombait sur quelqu’un qui tentait de l’imiter avec un tel souci du détail, c’était à nos yeux une preuve conclusive que cet homme était fou. Au même moment, la conquête de l’eau, non par des travailleurs du miracle mais par ceux qui s’étranglaient devant la notion même de miracle, était l’un des phénomènes les plus évidents de notre temps. Des bateaux qui pouvaient voguer tout droit face à la tempête avaient été inventés ; des bateaux qui pouvaient embarquer une ville entière comme Capernaüm en une seule réservation et amener les habitants, généralement à Ellis Island, au jour même prophétisé dans les prospectus publicitaires de la compagnie maritime. [Brown, 1926, p. 30]

La distinction entre religion et religieux à l’épreuve du communisme

« Bishop Brown » n’importe pas seulement pour sa place éminente – car conclusive – dans la série des articles de Dewey contre la croisade anti-évolutionniste. En Mgr Brown, on trouve aussi un ecclésiastique (le seul) qui a su rejoindre cette nouvelle conception de la foi que Dewey décrira dans « Ce que je crois » (« What I Believe »). Comprise comme « tendance à l’action », elle « renonce au surnaturalisme » et au « dogme fixe », elle s’en remet uniquement au « pouvoir de l’expérience » et tient que les sciences procurent « le seul authentique mode de révélation » (Dewey, [1930] 2018, p. 353). Au fond, la « reconstruction » dessinée dans « Ce que je crois » est celle que l’évêque avait déjà partiellement accomplie, en abandonnant « un surnaturalisme lié à l’autorité de la tradition et de l’institution de l’église en faveur d’un naturalisme lié à l’autorité de l’investigation et de l’institution scientifiques » (Dewey, [1926] 2019, p. 129).

Plus, Mgr Brown incarnait aussi l’heureuse « perspective de nature religieuse » esquissée dans Une foi commune : elle consiste à « avoir foi dans la révélation permanente de la vérité par l’activité humaine », ce qui « est plus religieux que n’importe quelle foi dans une révélation complète » (Dewey, [1934] 2011, p. 112). La fréquentation des écrits de Darwin et de Marx a produit chez l’évêque une « expérience » qui possédait une « force religieuse » (p. 98). Instruit par « l’attitude » des sciences et conquis par leur « autorité », le vieil homme en a conçu une foi nouvelle42 qui l’a conduit à « l’unification » de sa personne et à « l’épanouissement » de son « individualité », « par la dévotion à des idéaux [ici communistes] ainsi que par l’harmonisation avec l’environnement naturel et social » (Quéré, 2018a, § 30). En quelque sorte, il avait réalisé, pour lui-même et dans son coin, le genre de « déconversion » (Madelrieux, 2021) à laquelle Dewey enjoindra les croyants dans Une foi commune.

En effet, Mgr Brown s’était « émancipé » de tous les traits du surnaturalisme chrétien que Dewey jugeait rédhibitoire, en ce qu’ils bloquent l’enquête et font obstacle à « l’idéal démocratique » (Dewey, [1934] 2011, p. 176) : la séparation entre les sauvés et les damnés, la prétention à avoir accès à une « réalité » située au-delà de l’expérience, le manque de foi dans la nature humaine, l’individualisme de la piété protestante, le mépris pour les savoirs mondains et les barrières sectaires à la coopération humaine. Après avoir compris que « l’absence de foi en l’homme et en la connaissance était étroitement liée aux croyances qu’il soutenait auparavant » (Dewey, [1926] 2019, p. 131), l’évêque s’en était affranchi : 

J’avais l’habitude de prêcher que l’homme était conçu dans le péché, que la nature humaine était naturellement mauvaise et que seule l’alchimie magique du Sang de Jésus pouvait faire qu’une chose aussi pourrie qu’un être humain puisse espérer acquérir des traits décents. C’était de l’orthodoxie, mais ce n’était pas de la foi. Mes hérésies, je l’ai vite découvert, ont rendu la foi possible, car elles m’ont permis de croire en la vie humaine. Je n’avais plus à suspecter mes semblables. Je n’avais plus à les séparer dans mon esprit en groupes de « bons » et de « mauvais ». Je pouvais maintenant voir qu’ils étaient tous humains ; et parce qu’ils étaient humains, ils essayaient inévitablement de trouver une manière humaine de vivre. [Brown, 1926, p. 253]

Comme il s’en expliquait le 25 novembre 1924 dans sa lettre à ses accusateurs, Mgr Brown souhaitait « aider » la religion, en libéralisant l’Église et en libérant ses fidèles :

Dans l’intérêt de la religion et du christianisme, j’essaie de les dépouiller de l’armure antique et rouillée de l’interprétation littérale qui rend l’église ridicule aux yeux de tous les scientifiques et penseurs modernes et qui étrangle les églises jusqu’à une mortelle asphyxie. Je cherche à libéraliser l’Église pour qu’elle puisse fonctionner librement dans la vie des hommes et des femmes intelligents modernes qui acceptent l’hypothèse de la nébuleuse solaire, la théorie darwinienne de l’origine des espèces, et croient en l’ordre immuable des lois de la nature.

Si l’évêque était déjà radical, Dewey l’était plus encore : ce n’est pas la religion que le philosophe voulait émanciper, mais « l’attitude religieuse », la « phase religieuse de l’expérience », ce qui supposait de se séparer corps et âme des religions traditionnelles, de leurs crédos, de leurs pratiques et de leurs institutions (Stavo-Debauge, 2018 ; Madelrieux, 2021). Dans son article de 1926, Dewey thématise d’ailleurs cet écart, quand il rend compte de la « méthode » de la « voie symbolique » de Mgr Brown. Dewey faisait clairement partie de ceux que cette « méthode laisse froids » et qui « n’ont pas plus d’intérêt à conserver le symbolisme de l’Ancien et du Nouveau Testament, des Évangiles et du symbole de Nicée, qu’ils n’ont d’intérêt à donner une interprétation symbolique de Platon ou de Virgile » (Dewey, [1926] 2019, p. 132). Pour autant, il était prêt à lui reconnaître une utilité. En dépit « du caractère grossier et excentrique de certaines des interprétations symboliques » de Mgr Brown, « la voie du symbolisme est un soulagement fondamental » pour bien des gens : tout en les débarrassant du « surnaturalisme traditionnel », elle leur permettrait de vivre « en pleine communion avec le monde intellectuel et social actuel » (p. 132).

Mais Dewey ne dit pas que la voie de Mgr Brown était fondamentalement associée à ses idées communistes : sa nouvelle « foi religieuse » se doublait d’une « foi politique », qu’il résumait dans la postface de Communism and Christianism43et dont il ne faisait pas mystère dans My Heresy. Pourtant, dans son article, Dewey n’emploie pas une seule fois les mots « communiste », « communisme » ou quelque autre équivalent. Néanmoins, on doute qu’il lui ait échappé que le fait d’écrire que Mgr Brown était « en pleine communion avec le monde intellectuel et social actuel » revenait à assumer que les idées marxistes et les aspirations communistes du vieil évêque n’étaient pas foncièrement inadéquates à la situation sociale, économique et politique.

Le parcours de Mgr Brown semble avoir fourni à Dewey matière à travailler la distinction entre le religieux comme adjectif et la religion comme substantif – distinction centrale dans Une foi commune. Au-delà, on peut aussi se demander si ce n’est pas à l’épreuve du communisme que Dewey en est venu à forger cette distinction. On le sait, ses critiques du marxisme et du communisme rejoignaient ses critiques des religions, dans un commun rejet de l’absolutisme et du dogmatisme.

Relativement tôt, il a vu dans le communisme un genre de religion, bien avant les débats des années 1950 sur les religions séculières et le totalitarisme. Dès 1921, dans « Absolutisme Social », il écrit, par exemple, qu’il « suffit de rencontrer un Russe intelligent acquis à la foi bolchévique pour comprendre à quel point cette foi est extrême, féroce et intégrale » (Dewey, 2018, p. 147). Dans les années 1920 et 1930, il était certes courant d’entendre que « l’athéisme était religion d’État » en Union soviétique, mais de telles assertions restaient hyperboliques et s’en tenaient au sens figuré (Skrupskelis, 2009, p. 338). Mais Dewey, lui, le disait « au sens propre » du mot, « il fait abstraction des différences de contenu au profit de la similitude de la forme » : « la religion n’est pas un contenu mais une attitude hospitalière au dogmatisme » (p. 338-339). En 1930, dans « La religion en Union soviétique », il pose que :

le communisme est lui-même devenu une religion qui ne peut tolérer aucune rivale […]. Quand je réfère au caractère religieux du communisme, je veux dire par là qu’il commande à ses adhérents la profondeur et l’intensité d’une ferveur émotionnelle que l’on associe habituellement à une religion qui est à son apogée. De plus, intellectuellement, le communisme prétend couvrir toute l’étendue de la vie. Dans la pensée comme dans la vie, il n’y a rien qui ne soit affecté par ses revendications ; on pourrait presque dire que le communisme possède un corps de dogmes aussi fixes et inflexibles que ceux de n’importe quelle Église. [Dewey, [1930] 2019, p. 145]

Dans « Why I Am not a Communist », il fustige « la croyance en l’inspiration plénière de la parole de Marx » et dénonce « la domination implicite ou explicite du parti communiste dans tous les domaines de la culture, l’extermination impitoyable de l’opinion minoritaire dans ses propres rangs, la glorification verbale de la masse et le culte réel de l’infaillibilité du leadership » (Dewey, 1934, p. 91). En 1940, Dewey réitérera ce jugement :

Les marxistes s’opposent vigoureusement et naturellement à toute suggestion d’identification de leurs croyances aux systèmes théologiques du passé. Mais tous les absolutismes ont tendance à prendre une forme théologique et à susciter le genre d’ardeur émotionnelle qui a accompagné les croisades religieuses dans le passé. [Dewey, 1940, p. 83]

Pour autant, ces critiques ne doivent pas faire oublier ses textes de 1928, composés lors de son voyage en URSS, où ses méthodes éducatives bénéficiaient d’une « surprenante popularité » (Garreta, 2005). Dans ces textes, Dewey joue déjà de la distinction entre religieux et religion, mais il reprend aussi des catégories employées dans son article sur Mgr Brown, où il louait la candeur de la foi du vieil homme tout en ayant des réserves sur son système symbolique. Dans « Leningrad Gives the Cues », il dit avoir été « induit en erreur » par les « constants bavardages et écrits sur le bolchévisme et le communisme » (« J’ai trop entendu parler du communisme, de la Troisième Internationale, et trop peu de la Révolution »), ce qui l’a laissé « dans l’ignorance du fait plus fondamental de cette révolution » : « Elle est psychique et morale plutôt que purement politique et économique, une révolution dans l’attitude du peuple envers les besoins et les possibilités de la vie » (Dewey, [1928] 1929a, p. 379). Dans « A Country in a State of Flux », il souligne que « l’effort principal est noblement héroïque, manifestant une foi en la nature humaine » (Dewey, [1928] 1929b, p. 390). Et dans « A New World in the Making », il salue « l’énergie et la vigueur libérées par la Révolution » (Dewey, [1928] 1929c, p. 394) :

La signification réelle de ce qui se passe en Russie n’est pas à saisir en termes politiques ou économiques, mais se trouve dans le changement, d’une importance incalculable, dans la disposition mentale et morale d’un peuple, une transformation éducative. [p. 401]

Enfin, dans « The Great Experiment and the Future », il signale « la disparité entre la théologie soviétique officielle, les doctrines marxistes, et la foi religieuse vivante dans les possibilités humaines » (Dewey, [1928] 1929d, p. 427). Sa vive impression positive tient au caractère à la fois religieux et expérimental de la foi dont il a été témoin en Union soviétique. Je ne peux m’empêcher d’en citer cet extrait, en écho à son appréciation de Mgr Brown en 1926 :

 Que le mouvement en Russie soit intrinsèquement religieux, c’était une chose que j’avais souvent entendue et que je pensais avoir comprise […]. Mais face à des conditions réelles, j’ai été forcé de voir que je ne l’avais pas compris du tout. Et à mon échec, il y avait deux causes […]. L’une d’elles était que, n’ayant jamais été témoin auparavant d’une réalité religieuse aussi gigantesque et palpitante, je n’avais aucun moyen de savoir à quoi cela pourrait vraiment ressembler. L’autre, c’est que j’ai trop associé l’idée du communisme soviétique, en tant que religion, avec la théologie intellectuelle, avec le corps des dogmes marxistes, avec son matérialisme économique professé, et pas assez avec une bouleversante aspiration et dévotion humaine. En ce moment, j’ai l’impression, pour la première fois, d’avoir l’idée de ce qu’a pu être l’esprit et la force saisissante du christianisme primitif. […] En raison de son caractère inattendu, je suis prêt à croire que j’ai exagéré l’importance relative de cette impression. Mais […] je reste persuadé que personne ne peut comprendre le mouvement actuel s’il ne tient pas compte de cette ardeur religieuse. Que des hommes et des femmes qui professent le « matérialisme » soient en fait d’ardents « idéalistes » est sans doute un paradoxe, mais cela indique qu’une foi vivante est plus importante que les symboles par lesquels elle cherche à s’exprimer. […] Toute prédiction au sujet de l’avenir de la Russie doit tenir compte de la contradiction et du conflit entre des dogmes rigides d’un côté et un esprit expérimental de l’autre. [Dewey, [1928] 1929d, p. 426-427]

En 1926, le communisme de Mgr Brown contribuait vraisemblablement au jugement positif de Dewey. D’autant que le vieil évêque n’appelait pas à la lutte armée, comme il y insistait dans la postface de Communism and Christianism :

Le mot « révolution » tel qu’il est utilisé ici ne doit pas être considéré comme impliquant une insurrection armée ou de la violence armée […]. Mon but dans ce livret n’est pas de promouvoir la haine et les guerres de classe. Loin de là. Il s’agit d’amener par la persuasion au bannissement des dieux du ciel et des capitalistes de la terre. Le théisme et le capitalisme sont les grands fléaux de l’humanité, des fléaux fatals auxquels elle doit […] la plus grande et la plus inutile de ses souffrances, celles qui découlent de l’ignorance, de la guerre, de la pauvreté et de l’esclavage. [Brown, 1920, p. 213-215]

Là encore, cela pouvait agréer à Dewey : même s’il ne rejetait pas tout usage de la force (Milanese, 2015) et ne craignait ni les conflits ni l’emploi de la coercition (Livingston, 2017), il se méfiait des révolutionnaires qui érigeaient la violence et la « lutte des classes » en unique moyen de transformation sociale et négligeaient les potentialités critiques et reconstructives de la « méthode de l’intelligence ».

  • 1Lancé par les fondamentalistes protestants dans les années 1920 (McCalla, 2006 ; Lienesch, 2007), le mouvement de l’Intelligent Design en est sa dernière version ; nous avons montré que Plantinga en était un zélateur.
  • 2J. Green s’attaque à plusieurs chapitres de Prelude to Pragmatism (Kitcher, 2012), où il lui semble que « Kitcher rejette la défense de la croyance religieuse de William James et affirme l’orientation “religieuse” naturaliste de John Dewey envers la communauté et la nature » (Green, 2014, p. 69). Kitcher lui répondra dans « Extending the Pragmatist Tradition : Replies to Commentators », en commençant de la sorte : « De façon perspicace, Green m’identifie comme dépourvu de l’oreille musicale en ce qui concerne l’expérience religieuse. Pourtant, je suis perplexe devant sa distinction entre mon attitude envers l’expérience religieuse et celle adoptée par Dewey dans A Common Faith. Comme je lis Dewey, lui et moi sommes d’accord » (Kitcher, 2014b, p. 110).
  • 3Dewey y commente Is There a God ? A Conversation. Publié en 1932, cet ouvrage compilait les discussions sur Dieu que Henry Nelson Wieman (1884-1975), Douglas Clyde Macintosh (1877-1948) et Max Carl Otto (1876-1968) avaient tenues dans les pages du Christian Century entre le 10 février et le 24 août de la même année, à l’initiative de Charles Clayton Morrison, le rédacteur en chef du Christian Century – le journal qui avait aidé à « établir la tradition du protestantisme mainline » (Coffman, 2013, p. 7). Notoirement athée, Otto est épargné par Dewey, qui se concentre sur Macintosh et Wieman, deux théologiens pourtant très libéraux. Versé dans la philosophie de Dewey (Wieman, 1925 ; 1931), Wieman se définissait comme un « théiste naturaliste » et il assurera d’ailleurs la recension d’Une foi commune dans le Christian Century (Wieman, 1934). Mais en s’évertuant à vouloir faire de Dewey un théiste, Wieman en « mésinterprétera » (Shaw, 1987) la perspective résolument séculière. Dewey s’en plaindra, rétorquant à Wieman qu’il n’avait fait qu’imaginer lire « sa propre position dans son interprétation de la mienne » (Aubrey, Wieman et Dewey, 1934, p. 1551). En fait, « Dewey ne voulait pas être considéré comme un théiste, même selon l’interprétation libérale et naturaliste du théisme défendue par Wieman » (Arnett, 1956, p. 260). Dewey manifestait une certaine « impatience devant la tradition religieuse caractéristique des réformistes libéraux de cette époque » (Shaw, 1987, p. 18). Cette impatience est tangible dans « Un Dieu ou le Dieu ? ». Cet article est contemporain du Humanist Manifesto que Dewey avait signé et qui « vantait une éthique purement naturaliste » susceptible d’assurer la fonction culturelle préalablement dévolue aux « formes traditionnelles de théisme » (Jewett, 2012, p. 194). Les 34 cosignataires de ce manifeste publié en 1933 rejetaient clairement toute forme de théisme. Le manifeste établissait que « le temps n’est plus à la simple révision des attitudes religieuses traditionnelles. La science et le changement économique ont bouleversé les vieilles croyances. Les religions du monde entier sont confrontées à la nécessité d’accepter de nouvelles conditions créées par une connaissance et une expérience qui se sont considérablement accrues ». En son point cinq, le manifeste énonçait : « L’humanisme affirme que la nature de l’univers représentée par la science moderne rend inacceptable toute garantie surnaturelle ou cosmique des valeurs humaines ». En son point six : « Nous sommes convaincus que le temps du théisme, du déisme, du modernisme […] est échu ». En son point dix : « Il s’ensuit qu'il n’y aura pas d’émotions et d’attitudes exclusivement religieuses comme celles qui étaient jusqu’à présent associées à la croyance au surnaturel ». Si Jacques Berlinerblau voit en Dewey le « guide spirituel » de ce manifeste (Berlinerblau, 2012), il s’avère que Dewey n’a pas participé à sa rédaction : il l’a signé bien volontiers, sans y apporter aucune révision – voir le livre d’Edwin H. Wilson, qui a participé à la composition du manifeste, The Genesis of a Humanist Manifesto (Wilson, 1995). Le Manifeste de 1933 est disponible en ligne : https://americanhumanist.org/what-is-humanism/manifesto1/ [consulté le 6 sept. 2023].
  • 4Randy Moore en raconte les origines avec le ton qui sied à cette histoire : « Le procès de Scopes – un événement de classe mondiale en son temps – résulte d’un encart de l’ACLU placé dans le numéro du 4 mai 1925 du Chattanooga Daily Times, disant que “Nous recherchons un enseignant du Tennessee qui est prêt à accepter nos services pour mettre à l’épreuve cette loi devant les tribunaux. Nos avocats pensent qu’un cas-type adéquat peut être organisé sans qu’il en coûte à l’enseignant son salaire ou son emploi. Des avocats distingués ont offert leurs services bénévolement. Tout ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’un client consentant”[...]. Le Dr George Rappleyea [...], ingénieur chimiste et gestionnaire de l’équipe de recherche de la Cumberland Coal and Iron Company de Dayton, une entreprise en difficulté, était intrigué par cette publicité. Le journal en main, Rappleyea s’est rendu dans un lieu de rassemblement populaire – la pharmacie Robinson [...] – où lui, Fred E. “The Hustling Druggist” Robinson (président du conseil scolaire et propriétaire de la pharmacie Robinson), et d’autres résidents ont décidé de concocter un procès pour mettre à l’épreuve la loi et, surtout, pour améliorer la situation économique de Dayton [...]. Lorsque l’ACLU a proposé de financer l’affaire, Rappleyea a convoqué Scopes à la pharmacie de Robinson et lui a demandé s’il accepterait d’être arrêté pour violation de la nouvelle loi. Lorsque Scopes a donné son accord, le Chattanooga News en a été informé et l’ACLU a pris connaissance de l’évolution du dossier [...]. Rappleyea a émis une demande de mandat d’arrêt contre Scopes, après quoi un adjoint de police a trouvé et arrêté Scopes là où Rappleyea avait dit qu’il se trouverait, dans la pharmacie Robinson, en train de boire un Coca. Après une audience préliminaire le 10 mai, Scopes a été traduit devant le grand jury, avec une caution de 1 000 dollars » (Moore, 1998, p. 490-491).
  • 5La première à être validée apparaît en 1923 dans l’Oklahoma, suivent ensuite la Caroline du Sud, le Kentucky, la Californie, le Kansas et le Tennessee. Le procès Scopes n’a pas arrêté la propagation de ces lois, qui continueront à fleurir : en 1927, 13 autres États avaient eu affaire à divers projets de loi anti-évolutionnistes.
  • 6Dewey renvoie au journaliste H. L. Mencken, férocement athée. Il en fait un archétype, en parlant de « nos menckens », figurant ainsi les membres d’une certaine élite intellectuelle et littéraire du Nord qui se moquaient avec condescendance de la « populace » dévote et arriérée (mais aussi raciste) du Sud et de l’Ouest des États-Unis. Connu pour son hilarante couverture du procès Scopes, Mencken critiquait aussi vertement les progressistes de l’époque : « De son perchoir du Baltimore Sun, avec son style étincelant, il a fait pleuvoir son mépris tout autant sur les censeurs de droite que sur les progressistes do-gooders, sur les puritains comme sur les professeurs, et finalement sur pratiquement l’ensemble du public américain » (Greenberg, 2012, p. 131). Mencken avait notamment éreinté Public Opinion (Lippmann, 1922) et s’écharpa avec Lippmann sur le traitement du procès Scopes.
  • 7Sa subite mort, quelques jours après le procès, achèvera d’en faire un « martyr pour les gens dont la foi conservatrice brûle plus intensément que leur zèle en faveur du changement économique et social » (Kazin, 2006, p. 301).
  • 8En mai 1925, lors de sa convention annuelle, les membres de la WCFA ont décidé de faire de Bryan leur avocat pour le procès Scopes. À l’unanimité, la convention déclara : « nous nommons William Jennings Bryan comme notre avocat pour ce procès et lui promettons tout le soutien nécessaire pour assurer l’équité et la justice et pour conserver la loi juste du Commonwealth du Tennessee » (voir Lienesch, 2007, p. 143). Si Bryan bataillera donc contre Clarence Darrow (avocat de John Scopes et représentant de l’ACLU), il fut aussi le principal inspirateur du Butler Act : les législateurs du Tennessee ont introduit cette loi dans la foulée de son intervention à Nashville, en s’appuyant même sur des copies de sa conférence.
  • 9Avec lui, « la croisade anti-évolution a trouvé l’allié parfait, un croisé qui partageait un similaire engagement mais qui connaissait aussi intimement le fonctionnement interne de la politique américaine. [...] À partir de 1921, il parcourut le pays à plusieurs reprises, informant une multitude d’auditoires de l’importance de la lutte. Tout au long de cette période, il est resté en contact étroit avec les alliés de plusieurs assemblées législatives des États, en particulier celles du Sud et de l’Ouest, les encourageant à introduire des mesures anti-évolution et à faire des suggestions sur leur formulation. En 1923 seulement, il a été invité à prendre la parole devant huit assemblées législatives » (Lienesch, 2007, p. 127). Avant qu’il ne s’en saisisse, la « question de l’anti-évolution » était à la « périphérie » des préoccupations des fondamentalistes, qui bataillaient plutôt contre l’historico-criticisme et les théologies modernistes (Szasz, 1975, p. 259). Grâce à Bryan, « ce qui n’avait été au départ qu’une controverse interne aux Églises [opposant les protestants conservateurs aux protestants libéraux], se trouvait soudainement soumis à l’attention de l’ensemble de la nation » (p. 265). Les fondamentalistes ont d’ailleurs investi l’anti-évolutionnisme pour sortir la controverse du giron des Églises : « Contrairement au modernisme (et aussi à l’athéisme, à l’agnosticisme et à l’incroyance), la théorie de l’évolution ne se restreignait pas au domaine religieux », on la trouvait « dans les collèges religieux, les institutions privées d’élite et les universités publiques », mais aussi dans les écoles publiques (Lienesch, 2007, p. 70-72). Pour autant, au départ, Bryan n’était pas complètement à sa place dans les rangs fondamentalistes. S’il souscrivait à la doctrine de l’inerrance biblique, il n’attendait pas après le retour du Christ et ne pensait pas que la terre avait été créée en six jours. En 1922, dans « La frontière intellectuelle américaine », Dewey était donc fondé à ne pas utiliser la catégorie « fondamentaliste » pour qualifier Bryan, renvoyant plutôt au « christianisme évangélique » antebellum. Frances Fitzgerald et Jill Lepore caractérisent Bryan de cette même façon (Fitzgerald, 2017 ; Lepore, 2018). Cependant, dans « Les fondamentaux » (« The Fundamentals »), publié en 1924, soit deux ans après « La frontière intellectuelle américaine », Dewey emploiera les qualificatifs « fondamentalisme » et « fondamentalistes » pour désigner les anti-évolutionnistes, Bryan inclus.
  • 10Ici, Dewey n’attaque pas la Prohibition, dont il était très critique (Leonard, 2016 : 8) et dans laquelle il voyait une « pure irrationalité » (Lee, 2015, p. 85). La « croisade anti-évolution » a commencé vers 1920, au moment où « les évangéliques américains venaient de terminer leur incursion la plus exaltante dans le domaine politique de la réforme législative – la Prohibition. Le dix-huitième amendement à la Constitution des États-Unis interdisant la vente publique de boissons alcoolisées a été ratifié à une écrasante majorité en 1919 » (Larson, 2003, p. 35). Après l’adoption du dix-huitième amendement, les « prohibitionnistes évangéliques » avaient toute « liberté de militer pour d’autres réformes » (p. 35). Non seulement « la plupart des dirigeants (et probablement la plupart des partisans) de la nouvelle croisade étaient issus des rangs des prohibitionnistes », mais « le mouvement prohibitionniste a servi d’inspiration à la croisade anti-évolution » (p. 35-36). L’articulation était explicite chez Bryan : dans les années 1920, son « attention » était « occupée » à part égale par « la Prohibition et l’évolution » (Curtis, 2016, p. 56). Il n’y avait pas de « porte-parole plus ardent pour interdire l’alcool que l’infatigable [Bryan] » ; sa présence dans les locaux du « Département d’État lors de la promulgation du dix-huitième amendement était une importante marque de reconnaissance de son leadership » en la matière (Russell, 1975, p. 97).
  • 11Cette réhabilitation de Bryan s’appuyait sur le relevé de schèmes eugénistes dans le livre de biologie au centre du procès Scopes : Civic Biology, publié en 1914. Selon Adam Shapiro, ce geste n’est pas probant : « Stephen Jay Gould, Edward J. Larson et d’autres ont soutenu que l’eugénisme, tel qu’illustré dans Civic Biology, était l’une des principales raisons ayant amené William Jennings Bryan à s’opposer à l’enseignement de l’évolution. Mais rien dans les écrits de Bryan contre l’évolution (ou dans sa correspondance et dans d’autres documents disponibles) ne suggère qu’il était particulièrement préoccupé par l’eugénisme » (Shapiro, 2013, p. 64).
  • 12En effet, « ils illuminèrent la nuit en mettant le feu à de grandes croix : “EN MEMOIRE DE WILLIAM JENNINGS BRYAN, LE PLUS GRAND KLANSMAN DE NOTRE TEMPS, NOUS BRÛLONS CETTE CROIX : IL A FAIT FACE À ARMAGEDDON ET S’EST BATTU POUR LE SEIGNEUR” » (Rodgers, 2005, p. 292).
  • 13Lorsque Dewey reproche au « mouvement évangélique populaire » de rejeter l’art comme l’un des « guides radicaux de la vie », ce n’est pas une mince accusation : selon lui, « “l’expérience esthétique” est le meilleur moyen de juger de la qualité d’une civilisation » (Girel, 2013). 
  • 14Robert Westbrook met cette section en valeur, où il voit un commentaire de Dewey sur la « résistance que des communautés locales pouvaient offrir aux Lumières apportées par l’enquête scientifique organisée » (Westbrook, 1991, p. 316). Dewey y prendrait conscience que « ceux qui défendent comme lui la science doivent montrer qu’elle n’est pas une menace mais plutôt un soutien à l’aspiration à une vie commune décente ». Westbrook omet de dire que la « vie commune décente » défendue par ces « communautés locales » était souvent nouée à un racisme éprouvé ; c’est au nom de la « décence » que de nombreux anti-évolutionnistes combattaient l’égalité raciale, les relations et les mariages interraciaux. Ainsi, Bryan se félicitait d’être « “un membre de la meilleures des races – la race caucasienne” » : pour lui, avoir le « Good Blood » constituait un « attribut d’une personne décente » (Curtis, 2016, p. 59). Et il est difficile de ne pas entendre un sous-texte raciste dans ses usages répétés du vocabulaire de la bestialité et de la brutalité pour condamner la théorie de l’évolution  : « Je crois que la doctrine selon laquelle l’homme descend de la bête [...] est la plus grande menace pour la civilisation comme pour la religion » (cité in Birchler, 1973, p. 555). En parlant fréquemment du « sang de la bête » (« the blood of the brute »), il attisait « les craintes du métissage racial parmi le public blanc » (Lienesch, 2007, p. 90). Plus globalement, « pour Bryan, la voix du peuple était la voix de Dieu (vox populi ; vox dei) mais cela ne s’appliquait guère à la voix des noirs » (Russell, 1975, p. 98). Dewey n’était évidemment nullement sur une telle ligne raciste : foncièrement anti-raciste, il a participé à la fondation de la NAACP avec W. E. B. Du Bois et Jane Addams, et il en fut membre toute sa vie.
  • 15Dans les universités, les croisés anti-évolutionnistes se sont effectivement heurtés à la liberté académique, mais ils savaient pertinemment qu’il était plus difficile au personnel scolaire de s’en prévaloir. À leurs yeux, « les enseignants du secondaire étaient plus dangereux » : « D’abord, ils avaient tendance à avoir plus de succès, puisqu’ils enseignaient aux élèves “à l’âge le plus vulnérable et le plus dangereux de leur vie”. Deuxièmement, ils étaient en contact avec un plus grand nombre d’étudiants. [...] Troisièmement et surtout, [...] c’était dans les écoles secondaires que l’évolution pouvait être stoppée. Les professeurs d’université étaient trop bien protégés [...]. Les enseignants du secondaire, en revanche, se devaient de rendre des comptes aux élus locaux : “Les conseils d’administration des écoles publiques règnent en souverains absolus ; ils peuvent nommer ou révoquer à leur gré tout enseignant” » (Lienesch, 2007, p. 74).
  • 16La mise en scène de cette opposition permettait à Bryan d’excommunier les chrétiens qui s’accommodaient de l’évolution : « Chaque fois que l’occasion se présentait, il a brossé le procès comme un conflit entre le Christianisme et ses ennemis, appelant tous les vrais chrétiens à se tenir à ses côtés. “La religion chrétienne est une religion révélée”, déclara-t-il à un auditoire alors que le procès touchait à sa fin. “C’est la Bible qu’ils attaquent” » (Lienesch, 2007, p. 151). S’adressant à la cour, il brossa « immédiatement l’affaire comme un conflit entre la religion et la science (ou entre “la religion et l’irréligion”, comme il le dit). L’évolution, insistait-il, niait les vérités transcendantes de l’Expiation, de la Résurrection et de la Naissance virginale […]. “La Bible est la Parole de Dieu”, tonna-t-il, “la Bible est la seule expression de l’espérance de l’homme pour le salut. La Bible, récit du Fils de Dieu, Sauveur du monde, né de la Vierge Marie, crucifié et ressuscité. Cette Bible ne sera pas chassée de ce tribunal par des experts” » (p. 159).
  • 17Comme le rappelle Shane Ralston, Lippmann lui dédicacera The Phantom Public, en espérant convertir les « sympathies intellectuelles de Hand à sa position élitiste » (Ralston, 2005, p. 18), ce à quoi il ne parviendra pas.
  • 18Lippmann s’y fait « l’avocat du diable », pour montrer que la « théorie de la liberté dont nous héritons est inadéquate » : « Je suis persuadé que si M. Bryan s’était montré aussi vif que ses adversaires à Dayton, il les aurait battus dans le débat. Étant donné ses prémisses, la logique de sa position était inattaquable » (Lippmann, 1928, p. 10). Lippmann utilise le format du dialogue platonicien, empruntant la voix de différents personnages pour faire ressortir les arguments en jeu. Dans l’un des chapitres, un « fondamentaliste » s’exprime ainsi : « ceux qui croient à la divine autorité de la Bible y croient sur des bases qui ne sont pas atteignables par l’enquête et les preuves humaines. Dès lors que vous soumettez cette autorité à l’épreuve de la raison humaine vous niez l’essence de cette autorité. […] [P]our moi, le plan éternel du salut est en jeu. Pour vous, rien n’est en jeu, si ce n’est des opinions provisoires qui ne signifient rien pour votre bonheur personnel. Votre requête que je sois tolérant et aimable revient à me demander de soumettre le fondement de ma vie aux effets destructeurs de votre scepticisme, de votre indifférence et de votre bienveillance. Vous me demandez donc de sourire au moment même où vous m’invitez à commettre mon propre suicide… » (p. 65-66). Quant à la morale que Lippmann tirait de cette histoire, Harold D. Lasswell en a fourni un résumé dans l’American Journal of Sociology, mettant en exergue ces phrases d’American Inquisitors : « “De nos jours, le pouvoir des majorités tend à devenir arbitraire et absolu. Ce faisant, il se peut bien que la plus importante tâche de ceux qui se soucient de la liberté soit de limiter le pouvoir des majorités, de disputer leur autorité morale, de détourner leur impact, de dissoudre leur force” » (Lasswell, 1928, p. 558-559).
  • 19L’année de la sortie de Men of Destiny (1927), Dewey soulignera dans Le Public et ses problèmes combien « la condamnation de Scopes » avait « pesé dans la propagation de la critique de la démocratie » (Greenberg, 2012, p. 137).
  • 20L’agitation qui a conduit au procès Scopes – contemporain de la sortie du Public fantôme (Lippmann, [1925] 2008) – n’a pas été pour rien dans le tournant pris par Lippmann, qui adopta à cette époque une « interprétation déflationniste de la démocratie » (Stiegler, 2019, p. 69). Bryan est d’ailleurs mentionné dans Le Public fantôme, dans une section où Lippmann met en cause l’école de pensée qui « fonde ses réformes sur le précepte selon lequel il faudrait plus de démocratie pour remédier aux maux de la démocratie » (Lippmann, [1925] 2008, p. 65, traduction modifiée).
  • 21On retrouve une similaire rouerie chez les philosophes évangéliques contemporains qui nommèrent « inclusiviste » leur position en théorie politique.
  • 22Sur ce point « Les fondamentaux » fait écho à L’Influence de Darwin sur la philosophie. Dewey y expliquait d’emblée pourquoi il ne s’y intéresserait pas aux religions, quand bien même elles subissaient le choc darwinien qu’il se faisait fort de répercuter en philosophie et dans tous les domaines de l’activité humaine : « En touchant à l’arche sacrée de la permanence absolue, et en considérant comme ayant une origine et un terme les formes qui avaient été conçues comme des types de fixité et de perfection, L’Origine des espèces a introduit une manière de penser qui, finalement, ne pouvait que transformer la logique de la connaissance, et ainsi le traitement des questions morales, politiques et religieuses. Il n’est donc pas étonnant que la publication du livre de Darwin, il y a un demi-siècle, ait provoqué une crise. Cependant, la clameur théologique qui s’ensuivit a largement dissimulé la véritable nature de la controverse. […] Les considérations religieuses entourèrent la controverse de ferveur, mais elles n’en furent pas à l’origine. D’un point de vue intellectuel, les émotions religieuses ne sont pas créatrices mais conservatrices. Elles s’en tiennent volontiers à la vision commune du monde et elles la consacrent. Elles font tremper en les teignant les tissus de l’intellect dans la cuve bouillonnante des émotions, mais elles n’en forment ni les fibres, ni la trame. Je ne crois pas qu’une idée de grande ampleur concernant le monde ait jamais été créée exclusivement par la religion » (Dewey, [1909] 2016, p. 19-20).
  • 23Une doctrine à laquelle Plantinga et Wolterstorff souscrivent l’un et l’autre, je le rappelle.
  • 24Sa sympathie pour ce personnage est congruente aussi avec la promotion de la « morale réfléchie » et le refus de « l’apathie morale » qui se trouvent articulés dans Ethics, ouvrage dans lequel le « dissident » est celui par lequel le progrès moral arrive et la connaissance progresse (Girel, 2020). On reviendra sur Ethics dans le chapitre suivant.
  • 25Amusante coïncidence, Mencken emploiera ce même qualificatif dans l’ultime paragraphe de sa virulente nécrologie de Bryan, le 27 juillet 1925 : « Le travail qui attend la démocratie, c’est de se débarrasser de cette canaille. Si elle y échoue, ils la dévoreront ».
  • 26Dès 1924, l’American Association of University Professors (AAUP) fut conduite à confirmer « que la doctrine de l’évolution était un principe essentiel “non seulement dans les sciences biologiques, mais aussi en psychologie, sociologie, éducation, éthique, sciences politiques, philosophie et dans de nombreux autres domaines du savoir humain” » ; tandis que le président de l’American Sociological Association fut amené à instituer un comité afin « d’enquêter sur l’impact de l’antiévolutionnisme sur l’enseignement des sciences sociales » (Lienesch, 2012, p. 705). Après ces premières postures, Lienesch montre que les social scientists ont ensuite largement abdiqué. Retranchés derrière une rhétorique de la « neutralité », ils ont baissé pavillon : abandonnant toute référence à l’évolution, ils se sont également bien gardés de critiquer la religion, trop conscients des risques encourus. Dewey, lui, n’a pas abdiqué, en témoignent les textes virulents qu’il a continué à écrire contre les religions (Stavo-Debauge, 2018).
  • 27Et cette « logique expérimentale » est « à ses yeux le noyau dur du darwinisme » (Stiegler, 2019, p. 105).
  • 28« La faiblesse de la démocratie apparaît plus comme un symptôme que comme une cause » (p. 181), dira-t-il ensuite.
  • 29Dewey ne rechignait pas à juxtaposer les deux termes (Dewey, [1934] 2011, p. 149).
  • 30Cette dimension semble échapper totalement à Albert Ogien et Sandra Laugier (Ogien et Laugier, 2017, p. 23), mais pas à P. Chanial qui avait bien vu que « l’humanisme démocratique et le crédo pédagogique de Dewey ne font qu’un » (Chanial, 2006, p. 243), « l’éducation suppose la démocratie de la même façon que la démocratie suppose l’éducation » (p. 227).
  • 31On y lit en effet que « l’esprit humain est en train de s’habituer à une nouvelle méthode et à un nouvel idéal : il n’existe qu’une voie sûre permettant d’accéder à la vérité, à savoir la voie de l’enquête patiente, fruit d’une coopération qui procède par l’observation, l’expérimentation, la réflexion maîtrisée » (Dewey, [1934] 2011, p. 119).
  • 32Au plan politique, voir notamment IndividualismOldandNew (1930) et LiberalismandSocialAction (1935). Pour de très récentes synthèses en français sur cette dimension de la lutte sociale et politique de Dewey, voir Zask, 2015.
  • 33Un exemplaire de Communism and Christianism était versé au dossier comme pièce à conviction et l’acte d’accusation en citait de nombreux extraits, qualifiés d’hérétiques.
  • 34Il se déclara communiste en 1919, dans un petit opuscule qui préfigurait Communism and Christianism.
  • 35Pendant le procès, comme on peut le lire dans les minutes des audiences, il reviendra sur ses rencontres avec les œuvres de Darwin et Marx : « Eh bien, quand j’ai lu Darwin, ça a été une véritable révélation pour moi » ; « Et [Marx] ce fut une autre révélation pour moi, aussi grande que celle que j’ai eue quand j’ai lu Darwin ; car j’ai vu que, dans le domaine de la biologie, nous sommes régis par des lois naturelles, et que c’est la même chose dans le domaine de la sociologie, et que le surnaturel n’a pas sa place à notre époque ; nous devons entrer dans le domaine du naturel, pour tous les départements de la vie ».
  • 36Néanmoins, « il analyse la société en termes de classes, hiérarchiques et conflictuelles, depuis la première édition de l’Ethics (1908) au moins » (Milanese, 2015, p. 81). S’il n’était pas Communiste (avec un « C » majuscule), il était anti-capitaliste et ses écrits sur la « démocratie industrielle » manifestaient de fortes affinités avec le socialisme (Renault, 2020). Dans les années 1930, le People’s Lobby – organisation qu’il cofonda en 1928 et dont il était le président – appelait purement et simplement à « l’élimination du profit », ce qui « équivalait à la fin du capitalisme de marché » (Lee, 2015, p. 122). Il ne faut pas non plus oublier qu’il se rendit en Russie à la fin des années 1920 et portera, dans un premier temps tout au moins, un regard enthousiaste sur certains aspects de l’expérience soviétique – j’y reviendrai.
  • 37« En octobre 1913, à la veille de la Convention générale triennale de l’Église épiscopale, Brown écrivit une “lettre ouverte” de 140 pages au chancelier de l’Arkansas, expliquant ses nouvelles vues. […] Il y disait que sa nouvelle foi venait du “naturalisme” ou de l’observation du monde naturel. Il y rejetait le Jésus historique, suggérant que Jésus était une idée qui existait avant toute tentative de sa représentation sous les traits d’un tel personnage historique » (Carden, 2003, p. 211).
  • 38En août 1914, « il a écrit à la Chambre des évêques, confessant ses nouvelles vues et disant que s’ils considéraient ses idées comme hérétiques, il fallait alors qu’ils le jugent pour hérésie. Il demandait aux évêques de le ramener à l’orthodoxie par des faits et des arguments. […] La Chambre des évêques l’a ignoré » (p. 212). S’il mettait volontiers en commun ses idées religieuses, il en faisait de même pour ses idées politiques. Il se met à lire Marx en juillet 1918 et s’implique dès le printemps 1918 dans nombre d’activités socialistes (p. 220).
  • 39« Les dieux, Jehova et Jésus y compris, sont aussi mythiques que le Père Noël et ils répondent aux suppliques de la même manière que celui-ci, par le biais de leurs représentants » (Brown, 1920, p. 151). La « réinterprétation » de Mgr Brown était radicale : « Dans le domaine physique, mon dieu trinitaire est : la matière, le père ; la force, le fils ; et le mouvement, l’esprit. Dans le domaine moral, mon dieu trinitaire est : les faits, le père ; la vérité, le fils ; et la vie, l’esprit. Pour moi, la divinité trinitaire du christianisme est un symbole de ces trinités » (p. 153).
  • 40Un personnage, donc, qui pouvait écrire dans My Heresy : « Darwin était maintenant mon Ancien Testament, Marx mon Nouveau Testament » (Brown, 1926, p. 67).
  • 41Irrévérence déjà marquée dans Communism and Christianism, où il faisait du capitalisme et du christianisme de « similaires formes de parasitismes » (Kyser, 1967 : 38), écrivant que « le cannibalisme est à la base de notre sacrement de la sainte communion du pain et du vin » (Brown, 1920, p. 28).
  • 42À la fin de Communism and Christianism, Mgr Brown rassemblait sa nouvelle foi religieuse autour de 12 articles. Le premier : « Le but principal de tout homme devrait être de tirer le meilleur parti de sa propre vie, en l’ayant la plus longue et la plus heureuse possible et d’aider les autres à en faire de mêmes » ; le second, « la vie de l’homme est d’un caractère terrestre, et non céleste » ; le cinquième, « chaque fait réel ou vérité réelle constitue la parole du seul évangile que le monde possède » ; le sixième, un fait n’est pas quelque chose qui provient du « dessein » d’un quelconque « dieu », et il n’y a pas d’autres faits que les faits naturels ; le huitième faisait des scientifiques (qui « découvrent les faits ») et des enseignants (qui « interprètent » les faits et « convainquent » de vivre en accord avec leur vérité) les « plus éminentes personnes au monde » ; le douzième énonçait qu’il est une liberté plus « importante encore que la moralité », « la liberté d’apprendre, d’interpréter, de vivre et d’enseigner les faits » (Brown, 1920, p. 216-217).
  • 43Après sa nouvelle foi religieuse, Mgr Brown déploie sa foi politique, dans un crédo de douze articles (Brown, 1920, p. 217-221). Sa foi politique vient en second car elle dépend de sa nouvelle foi religieuse : « (1) Tout comme l’univers en général est auto-existant, auto-entretenu et auto-gouverné [self-governed], l’homme en particulier – qui n’est qu’un des phénomènes cosmiques transitoires – a en lui toutes les potentialités de sa propre vie, de sorte que chaque homme peut dire de lui-même ce que les créateurs de Jésus lui ont fait dire : moi et mon Père sommes un. (2) L’homme s’est fixé le but lointain et élevé d’une civilisation idéale, il est en train d’en trouver le chemin par ses propres découvertes, et il y entre par ses propres moyens, de sorte qu’il n’est aucunement redevable envers les dieux des interprétations surnaturalistes de la religion, ni pour le but qu’il s’est fixé, ni pour sa progression vers ce but » (p. 217-218).