Il est temps d’en venir aux réactions du camp des pragmatistes aux menées anti-séculières et anti-naturalistes des philosophes évangéliques précédemment mentionnés. Nous verrons ensuite combien ces réactions timorées s’éloignent du cap fixé par Dewey, dont le naturalisme ne fléchissait pas et qui ne s’en laissait pas compter par les dévots, fustigeant sans relâche leurs pulsions absolutistes, anti-démocratiques et anti-scientifiques.
Dans les chapitres précédents, j’ai donc dessiné, à grands traits, l’une des principales sources de ce que l’on appelle maintenant le « post-séculier », essentiellement conçu pour sanctifier intellectuellement les principaux sujets de mobilisation politique du mouvement évangélique et de la Droite chrétienne, au sein même du monde académique, où le fondamentalisme protestant et l’intégralisme catholique ont pu ainsi remettre un pied, en contrebande et avec un indéniable désir de revanche (Stavo-Debauge, 2015c).
Deux rares éclairs de lucidité
Lucide, Stuart Rosenbaum l’a bien vu, tout comme David Hollinger, mais ils sont bien les seuls à avoir compris de quoi il retournait. Avant de décrire l’aveuglement de la majorité des pragmatistes contemporains, il est peut-être bon de rendre hommage à ces deux auteurs, qui ne se sont pas laissés prendre au piège. Face à la « vigoureuse réinsertion de convictions religieuses conservatrices dans les délibérations sur les politiques publiques » aux États-Unis, S. Rosenbaum pose la question suivante, dans un « esprit pragmatiste », c’est-à-dire « avec la conviction que les idées ont des conséquences » : « Quels sont les développements philosophiques qui facilitent et encouragent cette nouvelle affirmation de soi chez les conservateurs religieux ? » (Rosenbaum, 2009, p. 398).
Pour lui, « le meilleur candidat au titre d’arrière-plan philosophique » à ce phénomène se trouve du côté de la Reformed Epistemology, dont l’objet même est « d’exonérer épistémiquement les chrétiens, de les délester du fardeau d’avoir à apporter à leurs visions religieuses une justification autre que celle de leurs réponses individuelles intérieures aux instigations du Saint-Esprit » (p. 399). Devant le regain de virulence des chrétiens conservateurs aux États-Unis et face au danger pour le « mur de séparation », S. Rosenbaum estime que les écrits de Plantinga et de Wolterstorff sont particulièrement instructifs, en raison de leur insistance à affirmer « que la croyance en Dieu est “proprement basique”, qu’elle n’est pas problématique du point de vue de la justification ou de la garantie (warrant) » (p. 399). Selon lui, et je suis parfaitement d’accord, cette épistémologie serait même « la servante culturelle du fondamentalisme chrétien et des politiques conservatrices » (p. 401).
En effet, « conçue à dessein pour exonérer les croyances chrétiennes de tout soupçon épistémique » (p. 401), la Reformed Epistemology fournit « une toile de fond naturelle à l’agressivité croissante » des chrétiens conservateurs sur les « questions morales et sociales » (p. 401). Et même si Plantinga semble faire « un effort pour limiter sa revendication de garantie (warrant) épistémique aux articles de foi fondamentaux du Christianisme » (p. 400), de « forts indices » (p. 401) signalent qu’il pourrait bien considérer que « la garantie fournie par le Sensus divinitatis » s’étend aux convictions des chrétiens conservateurs « au sujet de l’homosexualité, de l’avortement, de l’Intelligent Design, de la peine capitale, de la sécurité sociale, des relations entre l’Église et l’État » (p. 400). Avec cette épistémologie en fond, « de tels points de vue pourraient bénéficier d’une garantie, ils pourraient être justifiés et constituer ainsi une connaissance » (p. 401). Mais si « le Sensus divinitatis fait tout autant autorité que la perception et la mémoire » (p. 401), il est alors pour le moins délicat « de poursuivre la conversation de manière pertinente avec les chrétiens conservateurs, sur l’avortement, le mariage gay, et d’autres sujets controversés, en supposant que le Sensus divinitatis leur en parle » (p. 401-402). Avec cet « arrière-plan philosophique », « pour ceux qui les détiennent, l’autorité des vues conservatrices devient assurée par l’autorité du médium fiable, le Sensus divinitatis, qui justifie leur possession » (p. 402).
De son côté, l’historien pragmatiste David Hollinger, spécialiste reconnu de W. James (Hollinger, 1981 ; 1997 ; 2004 ; 2014), a été très tôt préoccupé par la volonté d’une faction d’historiens, de sociologues et de philosophes chrétiens (généralement évangéliques, mais pas seulement) de re-christianiser le monde académique américain. Hollinger s’est évertué à faire voir trois aspects de ce phénomène (Hollinger, 2015 ; 2013 ; 2012 ; 2011 ; 2002 ; 2001 ; 1995). D’abord, cette volonté de recouvrer une hégémonie perdue est souvent camouflée sous un « pluralisme » et un « post-modernisme » de façade1. Ensuite, les zélateurs de cette re-christianisation n’hésitent pas à bafouer les standards de la preuve épistémique dans les disciplines scientifiques, au nom d’une « histoire confessante » où la providence divine devrait compter comme une explication historique plausible. Enfin, la période de l’enseignement supérieur révérée par ces historiens confessants était loin d’être glorieuse ; ils oubliaient à bon compte que la domination du christianisme conservateur se payait avec l’exclusion des africains-américains, des juifs et d’autres minorités « raciales2 ».
S’il a fait un sort à Warren A. Nord (Hollinger, 2001, p. 141-143), Hollinger a par la suite souvent tenu les cibles de sa critique dans un relatif anonymat, car il s’agissait bien souvent de proches collègues ; notamment ceux avec lesquels il a collaboré dans le cadre du Lilly Seminar, codirigé par Nicolas Wolterstorff et James Turner. Pour cette raison, afin de lever le voile de cet anonymat, signalons que le « leader non-officiel des efforts de re-christianisation du monde académique » est Georges Marsden, comme le reconnaissent John Schmalzbauer et Kathleen Mahoney dans « Religion and Knowledge in the Post-Secular Academy3 ». Ces derniers situent G. Marsden au sein d’un « réseau informel de chercheurs qui ont appelé à des approches ouvertement confessionnelles de la recherche », et pour lesquels la religion est un « mode de connaissance plutôt qu’un objet d’étude ». Mais ce « réseau » n’est pas aussi « informel » que les deux sociologues le prétendent, car ce sont encore et toujours les mêmes auteurs qui l’animent4, avec une sorte de division du travail : « Alors que les historiens ont décrit comment l’université en est venue à exclure la religion, des philosophes comme Alvin Plantinga et Nicholas Wolterstorff ont contesté cette exclusion comme étant intellectuellement intenable » (Schmalzbauer et Mahoney, 2012, p. 224-225.
Proche de Plantinga et Wolterstorff, kuyperien lui aussi, Marsden est pareillement un produit du Calvin College5. On le retrouve d’ailleurs dans le volume Faith and Rationality (Plantinga et Wolterstorff, 1983), ouvrage qui lance officiellement la Reformed Epistemology, où il a signé un chapitre intitulé « The Collapse of the Evangelical Mind » (Marsden, 1983) et dont j’ai cité quelques extraits précédemment. Avec ce chapitre, Marsden commence d’ailleurs à « déconstruire » le processus de sécularisation des universités américaines, ce qu’il continuera à faire ensuite dans plusieurs livres6, où la « science [science humaine et sociale comme science naturelle et physique] séculière » sera systématiquement portraiturée comme une « force hégémonique et oppressive » (Jewett, 2020, p. 254).
Dans son premier essai, Marsden attaque d’ailleurs souvent Dewey, qui aurait largement participé à la sécularisation de l’éducation supérieure : l’historien évangélique y qualifie ainsi Dewey de « grand prêtre de cette foi » séculière qui a « investi la science d’une autorité culturelle suprême », au détriment de la religion chrétienne (Marsden, 1994, p. 375). Tandis que dans le dernier de ses livres (Marsden, 2014), Marsden se fait l’avocat d’une solution kuyperienne à un « problème » qui a échappé à beaucoup de ses collègues historiens, qui se sont autorisé quelques critiques bien senties. Il vaut la peine de les citer, en commençant par Matthew Hedstrom, historien du protestantisme libéral :
Marsden invoque Kuyper principalement pour son approche de la vie publique en tant qu’arène de la confrontation des visions du monde et pour son affirmation que les visions du monde religieuses devraient avoir un statut égal à celui des visions du monde séculières. Marsden déclare avec audace qu’après l’effondrement de l’autorité protestante dans les années 1950, « la société ne se retrouvait sans véritable disposition quant à la manière dont les points de vue religieux seraient représentés dans la sphère publique », mais il ne fournit guère de preuves à l’appui de cette affirmation. Son invocation de Kuyper, en d’autres termes, est une solution en quête d’un problème. Il se peut fort bien que certaines revendications religieuses, comme la dimension pécheresse de l’homosexualité, perdent du terrain devant l’opinion publique (et devant les tribunaux), mais ce n’est pas parce que les voix religieuses n’ont pas part aux débats. C’est plutôt parce qu’une coalition de libéraux laïcs et religieux s’est avérée plus convaincante sur le plan juridique et moral que les conservateurs religieux7.
Dans une recension pour TheChristian Century, Kevin M. Schultz est plus mordant encore, remarquant que Marsden fait un bien piètre martyr, au point que sa personne elle-même apporte un démenti à la thèse articulée dans son livre8 :
Le plus ironique dans toute cette affaire, c’est le cas de Marsden lui-même. Marsden est particulièrement irrité par sa propre maison professionnelle, l’Université, dont il considère qu’elle a acquiescé aux valeurs séculières du siècle des Lumières. Oui, il est peut-être vrai que pour faire progresser le savoir collectif les gens développent un langage commun qui les amène à abandonner certains principes [religieux] fondateurs. Mais les chercheurs ne sont plus guère punis pour avoir exprimé leurs croyances religieuses. […] Marsden en est le meilleur exemple : il ne souffre pas de ce qu’il identifie dans son livre comme des « préjugés à l’encontre des conceptions fondées sur la religion ». Il ne s’est jamais caché d’être allé au Westminster Theological Seminary avant de se rendre à Yale pour faire son doctorat. Il n’a jamais non plus nié avoir enseigné au Calvin College et à la Duke Divinity School avant de se rendre à Notre Dame. Et pourtant, bien qu’il ait été très franc sur ses engagements religieux, il a gagné presque tous les prix académiques que la profession peut offrir. Voir quelqu’un comme George Marsden se faire passer pour le membre d’une minorité dominée [subjugated minority] est mystérieux9.
L’agacement grandissant de l’historien David Hollinger
S’il ne pointe pas nommément Marsden, c’est bien au genre d’entreprises dont ce dernier est la tête de pont que Hollinger a fermement réagi. Et son agacement est allé crescendo, en témoignent les titres de trois articles spécifiquement consacrés aux menées de ces « suppôts » d’une re-christianisation du monde académique : « The Secularization Question and the United States in the Twentieth Century » (Hollinger, 2001), « Enough Already : Universities Do Not Need More Christianity » (Hollinger, 2002) et « The Wrong Question ! Please Change the Subject ! » (Hollinger, 2011). De ce dernier article, Hollinger dira qu’il exprime une « plainte exaspérée contre un mouvement permanent qui vise à restaurer les privilèges épistémiques du christianisme sous la guise du pluralisme » (Hollinger, 2013, p. 190).
On pourrait dire que Hollinger n’aime pas qu’on lui fasse prendre des vessies pour des lanternes. On le voit aussi dans la lettre qu’il a adressée au New York Times, pour dire ce qu’il pensait des éditoriaux rédigés par Tanya Luhrmann, une anthropologue passablement complaisante avec les évangéliques, auxquels elle a consacré un livre, When God Talks Back (Luhrmann, 2011) – livre issu d’une enquête grassement financée par la Templeton Foundation... Dans un de ses éditoriaux, pour tenter de rendre les évangéliques aimables au lectorat du New York Times, Luhrmann a ainsi écrit que « si on met de côté le problème de la croyance – et si on ne se laisse pas distraire par la question politique – il est plus facile de voir que la vision du monde des évangéliques est pleine de joie » (Luhrmann, 2013). Suffisamment agacé pour se fendre d’une lettre au journal, Hollinger prendra donc la plume et répondra à Luhrmann que « la croissance des églises évangéliques a bien quelque chose à voir avec les idées particulières que ces églises proclament et protègent bien souvent de tout examen critique » (Hollinger, 2013b). Hollinger faisait écho à la circonspection de Molly Worthen, qui se demandait si Luhrmann « avait jamais engagé la conversation avec ses enquêtés sur le mariage gay ou la théorie de l’évolution » ; « on ne peut rendre compte de l’histoire des évangéliques et de leur rôle en politique sans prêter attention à la substance de leurs croyances et aux leçons sociales et scientifiques que leur communauté leur apprend à tirer de la Bible .
Parce qu’il connaît l’histoire et réfléchit en pragmatiste, Hollinger n’a donc pas non plus une patience sans borne avec les discours post-sécularistes, et il s’est chargé de leur régler leur compte dans un texte vigoureux : « Christianity and Its American Fate : Where History Interrogates Secularization Theory », regrettant que « la discréditation de la théorie de la sécularisation soit devenue un sport académique et journalistique populaire » et s’indignant de la suffisance avec laquelle « la venue d’un monde “post-séculier” est proclamée au milieu de confiantes révocations des idées des lumières dont l’ancienne intelligentsia du 20e siècle persisterait à s’enorgueillir » (Hollinger, 2016, p. 280). Selon lui :
Je crois qu’il est juste d’insister sur le fait que les types de religion que la théorie classique de la sécularisation avait le plus à cœur d’aborder ont, en effet, décliné. Je soutiendrai qu’une compréhension valide de l’histoire américaine justifie les perspectives de base de la théorie classique de la sécularisation, invite à utiliser cette théorie comme un instrument pour expliquer le destin américain du christianisme tel qu’il s’est réellement développé, et exige une remise en question des paramètres et du vocabulaire des sciences sociales dans l’étude du christianisme. [p. 281]
Il n’est pas ici nécessaire de dérouler les arguments et les données que Hollinger fait valoir. Relevons simplement que les études scientifiques qu’il mentionne autorisent la généralisation suivante :
Plus quelqu’un en sait sur le monde, moins il est enclin à attribuer à une autorité surnaturelle la valeur qu’il trouve dans les enseignements et la fonction sociale des Églises protestantes et catholiques, et moins il est enclin à invoquer l’autorité surnaturelle pour justifier une quelconque conduite mondaine spécifique. Je formule la proposition ainsi – une variante d’un argument central des théoriciens classiques de la sécularisation – pour tenir compte de la compréhension relativement mondaine et désabusée des Églises et des principes éthiques dont font preuve tant de protestants et de catholiques confessants interrogés par les chercheurs que je viens de citer. Le sort du christianisme américain n’est pas seulement l’histoire de la migration éventuelle et progressive d’une minorité importante vers l’indifférence ou le rejet de la religion ; c’est aussi l’histoire d’une historicisation croissante de la religion de la part de nombreux fidèles, qui en viennent à accepter les églises pour leur valeur sociale et psychologique. [p. 289]
Hollinger met en exergue deux mécanismes, opérant « en tandem » : « la démystification cognitive et la diversification démographique » (p. 296-297). Pour le premier, il rappelle que « l’avancée de la connaissance » constitue bien une « force hautement confirmée de diminution du surnaturalisme ». Ce n’est pas pour rien que « la défense catégorique de l’autorité surnaturelle de certaines règles de conduite » provient « d’un segment de la population » qui s’avère « le plus protégé contre les connaissances proclamées par les naturalistes, les historiens et les spécialistes des sciences sociales contemporains » (p. 289) : ce segment étant bien évidemment constitué par les évangéliques. Et c’est précisément parce que ces derniers ont bien conscience du pouvoir acide de la connaissance séculière qu’ils se barricadent et sont « les plus enfermés socialement », interagissent « exclusivement avec des oiseaux de leur plumage théologique », et se consacrent « à l’école à la maison [homeschooling] et à d’autres dispositifs destinés à tenir la modernité à distance » (p. 287).
Pour le second, Hollinger insiste sur le rôle des intellectuels et professeurs juifs, au début et au milieu du 20e siècle, qui ont grandement contribué à l’érosion de l’hégémonie du christianisme conservateur et à la sécularisation de la vie publique10. Hollinger leur prête même un impact plus important encore que celui de Dewey, négligeant qu’un certain nombre d’entre eux étaient de fervents deweyens – comme beaucoup de sociologues juifs de l’École de Chicago, mais aussi Horace Kallen (Kallen, 1950), Isaac B. Berkson, Sidney Hook, Ernst Nagel, Abraham Edel, Mordecaï Kaplan (Davaney, 2006), et d’autres. À cette occasion, Hollinger signale une vicieuse remarque de Peter Berger11 :
Ils étaient plus visibles que les laïcs post-protestants, comme John Dewey, en tant que vecteurs du courant dominant [mainstream] de la vie intellectuelle européenne, ce qui conduit maintenant des théoriciens comme Peter Berger à qualifier l’intelligentsia américaine d’« européanisée », un terme passablement chargé qui n’a de sens qu’au regard de la venue au premier plan des intellectuels juifs, et qui implique aussi que Theodore Parker, Ralph Waldo Emerson et John Dewey ne faisaient rien de bien américain. [Hollinger, 2016, p. 292]
En convoquant plusieurs collègues historiens, Hollinger se montre également très sévère avec Charles Taylor. Se référant d’abord à Jon Butler, il écrit :
Les historiens ont trouvé que le livre de Taylor était beaucoup plus une distraction qu’une source d’inspiration. Il est loin d’être établi que les habitants ordinaires de l’Europe d’avant 1500 étaient incapables d’incroyance. Comme l’a souligné Jon Butler, « les chrétiens médiévaux savaient que la foi n’était pas axiomatique, ne serait-ce que parce qu’il fallait tuer tant de gens pour qu’elle le devienne ». Taylor « élude le nécessaire recours de l’Église à la force et à l’autorité pour soutenir la foi chrétienne dans les siècles qui ont précédé 1500 », observe Butler, et Taylor ne reconnaît qu’occasionnellement « à quel point le doute religieux, et plus encore l’incroyance, pouvaient être physiquement dangereux » bien avant et bien après cette date. Les possibilités de choix, dont Taylor parle tant, sont certes au cœur de l’histoire récente de l’Atlantique Nord Ouest, mais ces possibilités ont été grandement favorisées par les événements industriels, urbains, littéraires et scientifiques des 19e et 20e siècles, auxquels Taylor se consacre peu. [p. 293]
Évoquant d’autres collègues, il continue de la sorte :
Les affirmations de Taylor sur l’histoire sont indissolublement liées à ses affirmations philosophiques, théologiques et socio-psychologiques relatives à un irrémédiable besoin humain de connexion à quelque transcendance. Bien que la vie intellectuelle moderne comprenne de nombreuses voix qui insistent sur le fait que ce n’est tout simplement pas le cas, Taylor se contente de dire que ces voix sont naïves. Les nombreux lecteurs non historiens qui ont fait du livre de Taylor le texte de choix dans les discussions sur la sécularisation ne semblent pas être dérangés par cette caractéristique de A Secular Age. Mais Peter Gordon, Martin Jay, Jonathan Sheehan et [Jon] Butler ont longuement expliqué pourquoi les historiens cherchent des preuves là où Taylor n’offre qu’une sagesse et une confession personnelles, dans un esprit irénique et en évitant une discussion honnête des alternatives à la transcendance. Bien qu’il soit saturé de bribes d’histoire et de déclarations générales sur d’énormes transformations historiques, A Secular Age est écrit d’une voix qui « l’inocule contre la critique historique », comme le dit mon collègue Sheehan. [p. 293]
Et il finit avec Peter Gordon, ne laissant donc plus grand-chose des affirmations post-séculières de Taylor, qui est sèchement renvoyé dans les cordes :
La critique que fait Taylor du naturalisme, poursuit Gordon, ne tient tout simplement pas compte de la réalité historique de l’existence d’une pensée naturaliste hautement développée qui n’est pas victime de l’arrogance et de l’esprit de clocher que Taylor lui attribue. Gordon se plaint aussi que Taylor accorde peu d’attention à la « majorité brouillonne » [muddled majority] aux États-Unis, où les gens ne sont pas « des théistes stricts ou des athées stricts ». Beaucoup d’Américains ne sont plus « à l’aise dans le costume complet » d’un engagement chrétien ferme et traditionnel, mais ils sont réticents à le rejeter complètement ; ils participent simultanément, dit Gordon, à « croire et ne pas croire », conscients à un certain niveau « que les croyances qu’ils soutiennent » sont à la fois historiquement et psychologiquement contingentes. [p. 293]
Hollinger tient que cette « majorité brouillonne » est importante, non seulement parce qu’elle constitue la majorité, mais aussi parce que sa prise en compte pourrait singulièrement changer les résultats des « débats sur la sécularisation » :
[L]es débats sur la sécularisation apparaîtraient différemment s’ils étaient éclairés par la conviction que le protestantisme et le catholicisme libéralisés constituaient le vrai christianisme, et que la soi-disant orthodoxie des conservateurs n’était qu’un ensemble d’anachronismes hérités de périodes et de lieux où le christianisme prenait le contour de cultures alors hégémoniques. Dans cette vision, le désenchantement serait le chemin vers la vraie foi. [p. 295]
Hollinger considère néanmoins qu’il ne revient pas à l’historien de prendre parti dans la dispute interne aux communautés chrétiennes, et qu’il n’est donc pas dans ses prérogatives de « protéger les chrétiens libéraux contre les attaques de leurs ennemis conservateurs », en tournant le débat à l’avantage des premiers. Pour autant, il estime que l’existence de cette « majorité brouillonne » et libéralisée – qui ne croit plus au surnaturalisme et ne souscrit donc plus au « programme culturel » du christianisme conservateur – atteste d’une chose : « les États-Unis ont effectivement rejoint les nations sécularisées du Nord Ouest industrialisé de l’Atlantique » (p. 295).
Un étonnant et récent affadissement du naturalisme deweyen
Mis à part Rosenbaum et Hollinger, quelle a été la réaction des pragmatistes contemporains à cette offensive fondamentaliste au sein de la philosophie et à ce bourgeonnement de discours anti-sécularistes ? Aussi curieux que cela puisse paraître, la réaction s’est avérée plutôt timide. Pire, plusieurs d’entre eux y sont allés eux aussi de leur couplet en faveur du programme post-séculier12, en se réclamant aussi bien de James que de Dewey. Hans Joas fait ici exception. S’il est favorable au « post-séculier » et emboîte le pas à Taylor (Joas, 2014), Joas a la décence de ne pas s’appuyer sur Dewey, bien conscient de l’hostilité foncière de ce dernier aux religions traditionnelles et au surnaturalisme13. Dewey aurait d’ailleurs trouvé à redire à la façon dont Joas cherche depuis peu à porter au crédit du christianisme14 l’invention des droits de l’homme et du respect de l’intégrité de la personne humaine, via un « processus spécifique de sacralisation » (Joas, 2013, p. 27). Dans Unmodern and Modern Philosophy, Dewey faisait un sort à cette manière d’envisager les choses, qui était déjà répandue chez les apologètes à son époque. Dewey y voyait un travestissement de l’histoire doctrinale et du système doctrinaire du christianisme :
Il est d’usage aujourd’hui d’entendre dans la presse, en chaire et à la tribune que le sens de la valeur infinie de la personnalité humaine est un produit de la foi chrétienne. Sachant qu’une considération essentielle est omise, l’adage est indubitablement trompeur. Le point qui se trouve omis ou supprimé, c’est que le christianisme historique n’a attribué aux êtres humains une « valeur infinie » que dans un contexte strictement surnaturel et seulement sous ce rapport. En tant que tels, simplement à titre d’êtres humains, rien n’est plus dégradé et plus impuissant à faire le bien que le genre humain, selon le christianisme historique. En fait, la croyance en la valeur et la puissance des êtres humains – propres à leur nature humaine – est le produit de la convergence d’un certain nombre de facteurs d’un genre séculier. Elle ne s’applique encore aujourd’hui qu’aux seules doctrines des églises de type « libéral ». Attribuer une telle conviction à la religion chrétienne en général, c’est fondamentalement faire injure au système chrétien du péché et du salut. Pour saisir l’attitude des Églises, catholiques et protestantes, envers la nature humaine, il n’est même pas nécessaire de se référer aux paroles des Pères sur la condition de la femme, ou aux affirmations ardentes des théologiens protestants pour qui les nourrissons sont perdus et passibles de la damnation. Que l’être humain soit intrinsèquement « déchu » et incapable d’accomplir autre chose que le mal, c’est là une conviction inhérente à la doctrine même de la condition pécheresse de l’homme, requérant la rédemption d’une intervention extérieure surnaturelle. Sans cet article de foi, il n’y a rien de spécial dans la doctrine chrétienne. Dans la mesure où on ne peut comprendre la signification du « subjectivisme » (et de « l’individualisme ») de l’action et de la pensée modernes que si l’on réalise à quel point la foi dans les pouvoirs de l’être humain était radicalement nouvelle, il est nécessaire de saisir le contraste historique dans toute son ampleur. [Dewey, 2012, p. 71]
Bien que ce ne soit pas le cas de Joas, dans le concert de discours favorables au rôle public des religions et à l’accréditation des exigences des dévots, un certain nombre d’auteurs s’autorisent du pragmatisme deweyen. Ces dernières années, plusieurs pragmatistes – ou supposés tels – nous ont ainsi certifié que les convictions et perspectives religieuses pourraient et devraient compter dans les affaires publiques. Parmi bien d’autres, tel a été le cas de Roberto Frega, qui rejoignait la perspective de Wolterstorff et d’Eberle (Frega, 2012), en arguant avec eux que le libéralisme rawlsien était trop inhospitalier aux religions et qu’il fallait même aller plus loin qu’Habermas dans la critique des « restrictions » de la « raison publique ». R. Frega proposait alors de s’appuyer sur Dewey pour formuler « une idée de la raison publique plus apte à fournir une place à la religion et aux autres doctrines englobantes dans les processus de délibération publique » (p. 268). Ignorant tout du fondamentalisme au cœur des critiques de Wolterstorff et d’Eberle, Frega oubliait aussi que Dewey était singulièrement plus hostile aux religions que Rawls et Habermas. Frega n’avait visiblement pas non plus conscience que Wolterstorff et ses coreligionnaires de la Reformed Epistemology (Wolterstorff, 2003) nourrissaient une haine tenace contre le naturalisme deweyen. Frega a toutefois amendé sa position trois ans plus tard (Frega, 2015), en partie en réponse à mes critiques. Avant lui, Andrew Smith estimait que Wolterstorff et Eberle « peuvent trouver en James un allié de qualité » (Smith, 2007, p. 270). Là où Frega allait s’efforcer d’acclimater une perspective deweyenne au post-séculier, A. Smith proposait donc une version jamesienne de « l’objection intégraliste », en faisant siennes les récriminations des philosophes néo-réformés :
[É]tant donné la mentalité expérimentaliste qui sous-tend la conception pragmatiste de la vérité et qui devrait éclairer la façon dont nous comprenons l’engagement dans les pratiques délibératives, nous ne pouvons pas supposer sans hésitation qu’il manque aux raisons religieuses une composante épistémique qui les empêche d’être une source d’enrichissement pour une communauté d’enquêteurs. [p. 269]
Il faut considérablement se méprendre pour penser que les points de vue de James et de Wolterstorff se rejoignent. D’abord se méprendre sur le genre de foi dont parle Wolterstorff, laquelle se prête mal à de quelconques expérimentations, étant donné l’intégralisme et l’intransigeantisme qui la caractérisent. Ensuite, se méprendre sur la nature de la foi de James. Comme le rappelle J. Caleb Clanton, en s’efforçant de « reconstruire sémantiquement la religion », James en a fait quelque chose de passablement « étranger aux oreilles et aux cœurs des croyants traditionnels » (Clanton, 2008, p. 16). En vérité, James « ne pouvait s’accommoder que d’un cercle regrettablement étroit de croyants comme lui » (ibid. : 24). Hollinger signale lui aussi que « lorsque James a écrit son plus grand livre sur la religion, The Varieties of Religious Experiences, il était incapable d’affirmer sa foi en la moindre doctrine protestante » (Hollinger, 2013a, p. 160).
La foi défendue par W. James étant « complètement vide de tout contenu doctrinaire » (Hollinger, 2014, p. 39), on voit mal comment elle pourrait se faire valoir sur une arène publique et informer des décisions politiques, à la façon dont Wolterstorff et Eberle l’entendent15. Et les deux philosophes néo-réformés ne se retrouveraient d’ailleurs ni en W. James ni en ses successeurs, sachant que le « protestantisme défendu au nom de W. James était à la limite d’un libéralisme religieux, parfois proclamé, comme l’a montré l’étude exhaustive de Gary Dorrien, sans aucun surnaturalisme » (Hollinger, 2016, p. 285).
Quoi qu’il en soit, le fait que de nombreux pragmatistes contemporains soient venus au secours des arguments de Wolterstorff et d’Eberle a de quoi étonner lorsque l’on sait que les coordonnées de ce débat sur le post-séculier ont été fixées par des héritiers directs des fondamentalistes du début et du milieu du 20e siècle. Or ces derniers s’opposaient violemment au naturalisme (scientifique et culturel), à l’humanisme (religieux ou séculier), à l’évolutionnisme darwinien, mais aussi au réformisme social, à la libéralisation des mœurs et aux politiques publiques progressistes, autant de causes qui étaient ardemment promues par les pragmatistes à la même époque, et tout spécialement par Dewey.
Wolterstorff lui-même ne s’y trompe pas : en digne héritier du fondamentalisme protestant, il ne fait pas mystère de son animosité contre tout ce que Dewey peut représenter16. C’est particulièrement apparent dans « An Engagement with Rorty », où l’ire de Wolterstorff semble spécialement dirigée contre Dewey (Wolterstorff, 2003, p. 137). Wolterstorff s’en prend en effet spécifiquement à un long passage de Philosophy and Social Hope où Richard Rorty endosse (à sa façon) une partie des vues de Dewey sur l’éducation :
En actualisant un peu Dewey, on peut penser qu’il souhaite que les enfants en viennent à se considérer comme des citoyens fiers et loyaux d’un pays qui, lentement et péniblement, a rejeté un joug étranger, libéré ses esclaves, émancipé ses femmes, limité ses barons-voleurs et autorisé ses syndicats, libéralisé ses pratiques religieuses, élargi sa tolérance religieuse et morale et construit des Collèges dans lesquels 50 % de sa population pourrait s’inscrire – un pays qui comptait Jefferson, Thoreau, Susan B. Anthony, Eugene Debs, Woodrow Wilson, Walther Reuther, Franklin Delano Roosevelt, Rosa Parks et James Baldwin parmi ses citoyens. Dewey voulait que l’inculcation de ce récit de liberté et d’espoir soit au cœur du processus de socialisation. [Rorty, 1999, p. 121-122]
Après avoir cité l’extrait mentionné ci-dessus, Wolterstorff rétorque :
Comprenez-vous pourquoi moi, en tant que personne religieuse, je trouve cela menaçant – pourquoi cela résonne à mes oreilles comme un énième exemple de Big Brother qui essaie de nous façonner tous selon le même moule, non pas cette fois-ci pour nous amener à devenir tous de bons nazis obéissants ou de bons communistes obéissants ou de bons nationalistes obéissants, mais plutôt pour nous amener à tous devenir de bons pragmatistes darwiniens obéissants ? […] Je ne veux pas que le gouvernement enfonce la religion du pragmatisme darwinien […] dans ma gorge et dans celle de mes enfants. [Wolterstorff, 2003, p. 139]
L’opposition, on le voit, est aussi claire que frontale – elle apparaît même objectivement délirante lorsque l’on compare la réponse hallucinée de Wolterstorff à la citation de Rorty. Pourtant, cela n’a pas empêché que de nombreux auteurs pragmatistes – ou se revendiquant tels – se soient rapprochés des perspectives post-séculières, dont Wolterstorff a été le principal artisan aux États-Unis. Historiquement et philosophiquement contre-nature, ce rapprochement a été accompagné – autant qu’il a été rendu possible – par deux écarts vis-à-vis de la pensée de Dewey. Le premier consiste en une fautive confusion entre la religion et le religieux, soit cela même que Dewey souhaitait fermement distinguer. Car ce qui est en jeu dans le post-séculier dont j’ai retracé l’histoire dans les premiers chapitres de cet ouvrage, c’est assurément de la religion, dans la forme décrite et condamnée par Dewey.
Le type de foi mis en valeur par des auteurs tels que Plantinga et Wolterstorff cochent toutes les cases de ce dont Dewey souhaitait réduire l’empan et l’emprise, ce qui n’est guère étonnant sachant qu’ils proviennent du fondamentalisme protestant. Indubitablement, la foi professée par Plantinga et Wolterstorff est « accordée à un corpus de propositions » qu’ils tiennent « pour vraies à cause du crédit » qu’ils « accordent à leur auteur surnaturel » (Dewey, [1934] 2011, p. 105) ; elle s’arrime à un lourd « appareil doctrinal » (p. 112), implique des « croyances intellectuelles spécifiques » et tient pour fondamental « de donner son assentiment à ces doctrines et de les reconnaître comme vraies – vraies au sens intellectuel du terme » (p. 115). Cette foi s’accompagne donc de textes « tenus pour sacrés » et qui « contiennent le matériau historique auquel est liée leur validité », et elle a « développé un corpus doctrinal qu’il appartient aux “croyants” d’accepter » (p. 115). Enfin, elle invite à considérer « qu’il existe une voie d’accès particulière, tout à fait spécifique aux vérités » que des institutions religieuses déterminées « proclament » (p. 115). Et quant au caractère « nocif » pour « l’esprit général » du « cadre » ainsi fourni (p. 120), on en a vu moult exemples dans les chapitres précédents. En fait, un seul nom suffit : Donald Trump, porté au pouvoir à la suite d’une mobilisation massive des évangéliques blancs, qui seront ensuite parmi les premiers à propager les délires de Qanon (Hollinger, 2022).
Le deuxième écart qui a facilité le rapprochement contre-nature des artisans du post-séculier et de nombreux pragmatistes contemporains tient à une dilution du naturalisme et du sécularisme de Dewey. Les exemples de cette dilution – relativement récente – ne manquent pas. On peut penser à Sami Pihlström, qui ne craint pas de dire que Dewey « pourrait avoir été un réaliste théologique », ou de faire du concept de Dieu proposé par Dewey un « principe éthico-métaphysique » (Pihlström, 2010, p. 224-230) – alors que ledit concept était rigoureusement naturalisé et que Dewey prenait soin de le dire optionnel, et donc dispensable. On peut aussi songer à Larry Hickman, qui a pu écrire en 2009 que Dewey n’était nullement soucieux de contribuer à la sécularisation, dont il n’aurait pas été un « agent » (Hickman, 2009). Deux ans auparavant, Hickman avançait aussi que « Dewey n’a[vait] en aucune manière attaqué l’existence des institutions religieuses » et que « la qualité religieuse de l’expérience [était] la sève des institutions religieuses » (Hickman, 2007, p. 197-199). S’étonnant de cette volonté de « domestiquer » Une foi commune, Thomas Alexander s’autorisa à lui rappeler que « les institutions religieuses sont précisément ce qui empêche de cultiver “le religieux comme expérience” » (Alexander, 2013a, p. 348). Je dis que cette dilution du sécularisme deweyen est récente, car Hickman tenait antérieurement de tout autres propos, par exemple dans Philosophical Tools for TechnologicalCulture (Hickman, 2001).
Hickman n’est cependant pas le seul à participer à cet affadissement. On peut signaler aussi Jeffrey Stout. Ce dernier n’estime pas seulement que A Common Faith est un livre « trop militant, trop sûr de sa capacité à montrer que les formes traditionnelles de la foi sont irrationnelles, pour jouer le rôle que Dewey voulait lui faire jouer dans sa philosophie publique » (Stout, 2004, p. 32), il dénonce également « la folie du sécularisme » (Stout, 2010a), invite à faire le deuil de l’idéal d’une sécularité du domaine public et reproche à Rorty son « sécularisme militant » (Stout, 2010b, p. 524). Dans Democracy and Tradition (Stout, 2004), J. Stout était d’ailleurs étonnamment complaisant avec Wolterstorff, en ne rangeant pas « l’épistémologue réformé » parmi les « nouveaux traditionalistes » que l’ouvrage se donnait pour tâche de critiquer – en ciblant Alasdair McIntyre, Stanley Hauerwas et John Milbank. Stuart Rosenbaum n’a pas été le seul à le remarquer.
On l’a vu, pour mettre en doute les concessions faites par Stout à Wolterstorff, Rosenbaum s’est attaché à démontrer que « l’épistémologie réformée » constitue précisément le « talon d’Achille de Stout ». Stout serait naïf de croire que des chrétiens conservateurs qui s’en remettraient au Sensus divinitatis pourraient se prêter à la poursuite de « plus larges objectifs conversationnels » (Rosenbaum, 2009, p. 402). Au bout du compte, « Rorty voit les choses plus clairement : la religion est un frein à la conversation » (p. 402). Christopher Hutt a lui aussi signalé à Stout qu’il avait « eu tort de ne pas inclure Wolterstorff » parmi les « nouveaux traditionalistes », ignorant « des aspects clés du travail de Dewey sur la justification de la croyance » (Hutt, 2013, p. 97-79). Rétablissant les faits dans leur droit, Hutt insistait alors sur « l’animosité de Dewey à l’égard du surnaturalisme, du fidéisme étroitement circonscrit et du traditionalisme en général », soit tout ce à quoi des auteurs comme Plantinga et Wolterstorff sont fermement attachés.
Toujours sur le front de l’affadissement, avant de revenir sur d’autres auteurs par la suite, on peut aussi rapidement mentionner Richard Bernstein, Andrew Fiala et Ulf Zackariasson. En effet, les deux premiers tendent à effacer les différences entre James, Peirce et Dewey, pour composer le portrait d’une « tradition pragmatiste » qui se montrerait globalement amicale avec les religions (Bernstein, 2003 ; Fiala, 2009). Bernstein avait néanmoins quelque difficulté à inscrire Dewey dans ce portrait flou qui arrondit beaucoup d’angles. Obligé de reconnaître que les positions de Dewey résistent à un tel dessein, Bernstein ne pouvait faire autrement que de marquer son désaccord, en laissant donc entendre qu’il y avait des lézardes dans l’édifice que son texte cherchait à bâtir :
Je pense que Dewey a tendance à caricaturer ce qu’il appelle le « surnaturalisme ». […] Je pense que Dewey ne tient pas compte de l’importance des communautés religieuses pour ce qui est de fournir une expérience partagée – la nourriture émotionnelle et motivationnelle – dans l’alimentation d’une foi démocratique. Nous devons reconnaître le rôle positif que les communautés religieuses ont joué dans la vie des citoyens démocratiques. Et nous devons aussi reconnaître que ces communautés ont souvent été fondées sur la croyance en un Dieu transcendant, ce que Dewey qualifie de « surnaturalisme ». [Bernstein, 2003, p. 138-139]
De son côté, dans une veine assez similaire à Bernstein et Fiala, Zackariasson fournit lui aussi le tableau d’une tradition pragmatiste qui serait peu encline à nourrir une critique épistémique des prétentions des croyances et dogmes religieux, en se contentant d’une simple critique « morale » (Zackariasson, 2010). En sus de ces auteurs, on peut aussi signaler Melvin Rogers, dont le livre The Undiscovered Dewey s’appuie beaucoup sur Stout, dûment remercié pour son « assistance intellectuelle » (Rogers, 2012, p. XV). En se mettant dans ses pas, Rogers ne craint ainsi pas d’écrire que Dewey « reconnaît que nous devons faire preuve d’une pieuse allégeance aux traditions, qu’elles proviennent de religions spécifiques ou d’ailleurs. Selon lui, notre capacité à donner un sens au présent serait paralysée sans la piété » (p. 18) – Rogers semble complaisamment oublier que la première occurrence de la notion de « piété naturelle » chez Dewey intervient dans un texte où le philosophe plaide pour une complète sécularisation des écoles publiques. Dans ce même paragraphe, à l’instar de Frega, Rogers fait ensuite lui aussi valoir cette très étrange (et fort récente) idée selon laquelle Dewey serait plus hospitalier aux religions que Rawls en ceci qu’il ne mettrait aucune restriction à leur immixtion dans le débat public :
C’est précisément pour cette raison que sa position n’implique pas de restriction, comme nous le voyons dans le libéralisme politique de John Rawls, quant à la source à laquelle nous pouvons faire appel dans le débat public, même s’il partage l’aversion de Rawls pour le dogmatisme philosophique et religieux et la place qu’il pourrait occuper dans la vie politique s’il n’était pas contrôlé. [p. 18]
Les positions et affirmations étonnamment conciliantes à l’endroit des religions de Hickman, Stout, Smith, Frega, Fiala, Bernstein, Zackariasson, Rogers, et j’en passe, ont toutes les raisons de faire sursauter les historiens, qui savent ce qu’il en était de la posture naturaliste et des engagements séculiers de Dewey, mais aussi de sa réception dans les milieux dévots, qui lui étaient pour le moins hostiles, y compris parmi les plus libéraux et même chez ses anciens étudiants.
Je pense ici à Charles Clayton Morrison, cet ancien élève de Dewey à l’Université Chicago qui assura la direction du Christian Century de 1908 à 1947, un magazine qui a grandement contribué à « établir la tradition du protestantisme mainline » (Coffman, 2013, p. 7). Au départ assez féru de la philosophie de Dewey, C. Morrison en aura pour finir une appréciation franchement négative, après avoir tardivement pris conscience des implications nettement sécularistes des positions deweyennes, irréconciliables avec le théisme chrétien, fût-il libéral. En 1958, sortant de sa retraite pour les cinquante ans du Christian Century, Morrison y écrivait un article qui s’ouvrait par de virulents propos dirigés spécifiquement contre Dewey. Pendant les deux premières pages de l’article, il reprochait à son mentor, John Dewey, d’avoir miné la théologie, ruiné l’éducation et fomenté « l’effondrement moral, la délinquance et la criminalité qui terrorisent notre civilisation ». Parmi les institutions corrompues par le pragmatisme de Dewey, Morrison énumérait Harvard, Columbia, Union Theological Seminary, Yale Divinity School et l’Université de Chicago, toutes les écoles qui ont constamment fourni au Century à la fois des rédacteurs et des annonceurs (p. 201).
Dans les années 1950, Morrison n’était pas le seul à réviser son rapport au naturalisme séculier de Dewey, « beaucoup d’autres chrétiens et juifs libéraux discernèrent une forte tendance à la sécularisation dans l’Amérique de l’après-guerre et en blâmèrent Dewey » (Jewett, 2012, p. 327). Devant l’amenuisement du sécularisme deweyen opéré ces dernières années par les philosophes mentionnés dans les pages précédentes, Steven Rockefeller, que l’on ne peut soupçonner d’atténuer l’aspect religieux de la pensée de Dewey, il est l’un des meilleurs spécialistes de cette dimension de l’œuvre du philosophe pragmatiste, n’y retrouverait pas ses petits. Pour lui, l’histoire en témoigne, il est incontestable que « Dewey embrassa avec enthousiasme les forces des Lumières, de la biologie évolutionniste, des sciences sociales, de la sécularisation et de la démocratie libérale » (Rockefeller, 1991, p. 561). Plus tard, il écrira aussi qu’aux yeux de Dewey :
[...] le Dieu du théisme, le super-être qui réside hors du monde, n’est plus. Ce Dieu est mort pour Dewey, et il embrasse la sécularisation, la science et le naturalisme, avec son hypothèse d’un monde unique. Dans ce monde dépourvu du Dieu monarchique du théisme classique, le sens et la valeur surgissent au milieu de la vie quotidienne séculière des gens. [Rockefeller, 1993, p. 275]
De même, James Kloppenberg estimait que Dewey nourrissait « l’espoir que la sécularisation conduirait au transfert des énergies religieuses dans l’action politique » (Kloppenberg, 2000, p. 57). Les historiens de l’éducation s’accordent eux aussi à dire que Dewey était considéré comme un agent de la sécularisation de l’éducation ; à ce titre, il faisait figure de croquemitaine pour les conservateurs et la droite religieuse (Hartman, 2008 et 2015 ; Laats, 2015 ; Jewett, 2012) et lèvera même l’ire de Niebuhr, qui condamnera fermement Dewey dans The Irony of American History en 1952 (Jewett, 2020, p. 114). Du côté de l’histoire intellectuelle, Bruce Kuklick est lui aussi on ne peut plus clair. Pour Dewey, « avec quelque contenu cognitif que ce soit », « la religion était indéfendable » et « devait être répudiée » (Kuklick, 2001, p. 193). Il ajoute : « Dewey pensait essentiellement que la science niait les systèmes surnaturels et en finissait avec les systèmes de la religion. » (p. 193). Ce faisant, Kuklick estime qu’« il est inapproprié de faire de Dewey un vecteur caché de la religion » : « plus que tout autre penseur aux États-Unis, il a changé le débat intellectuel et l’a éloigné des questions distinctement religieuses » (p. 193-195). Écrire, comme le fait Zackariasson, que le pragmatisme devrait se contenter d’une « critique morale » des exigences dévotes apparaît donc bien défaitiste et occulte de larges pans de la critique articulée par Dewey, qui n’hésitait pas à réduire à néant les prétentions morales, politiques et cognitives des religions traditionnelles – des religions avec lesquelles il se montrait donc autrement plus cassant et violent que Rawls, contrairement à ce que Frega et Rogers peuvent écrire.
À rebours des positions de Dewey, en dépit de sa critique de « l’athéisme agressif »
De fait, il est difficile de nier que Dewey estimait que les croyances entretenues par les religions historiques s’avéraient « épistémiquement injustifiées » (Slater, 2014, p. 120). Certes, sa répudiation des religions historiques n’était pas uniquement épistémique, car à un argument épistémique se joignaient un argument conceptuel et un argument pratique (Schlette, 2016, p. 132). Néanmoins, si Dewey jugeait qu’il n’était plus possible de les considérer comme crédibles et de leur accorder le statut de « connaissances » bien formées, c’est aussi pour des raisons épistémiques ; et ce n’est pas pour rien que l’ouvrage Une foi commune faisait le compte des avancées scientifiques qui avaient détruit les prétentions cognitives du christianisme (Dewey, [1934] 2011, p. 117-118) et que Individualism, Old and New mettait en valeur les « effets destructeurs de la science sur les vieilles valeurs chéries » (Dewey, [1930] 1999, p. 179) et signalait que, si « l’attitude scientifique » était « appliquée » de manière plus « générale », elle « nous libérerait du lourd fardeau imposé par les dogmes et standards extérieurs » (p. 175). Même Steven Rockefeller se garde bien de dire le contraire, reconnaissant que le Dewey de la maturité « affirme qu’il n’existe pas de preuves empiriques à l’appui du théisme » (Rockefeller, 2014, p. 44). Dewey ne rejetait pas seulement les « idées traditionnelles » du « théisme » parce que leur « déterminisme théologique » lui apparaissait « moralement dangereux », mais aussi parce qu’elles posaient de « sévères problèmes intellectuels » (Roth, 1971, p. 57), qui ne pouvaient être réglés autrement que par « l’élimination de Dieu » (p. 60), à ses yeux la « meilleure solution ».
À la différence de ce qui semble être de plus en plus le cas chez bon nombre de pragmatistes, Dewey n’était donc nullement enclin à vouloir protéger les croyances surnaturalistes et leurs institutions dédiées. Toutes les traditions religieuses lui apparaissaient suspectes, dès lors qu’elles professaient une forme ou une autre de surnaturalisme et se rejoignaient (à un moment ou à un autre) dans une commune hostilité au libre déploiement de la « méthode de l’enquête » (Dewey, [1938] 1993) – au point que l’historien Andrew Hartman a pu parler de « la lutte obsessionnelle de Dewey contre les systèmes philosophiques façonnés par la religion » (Hartman, 2008, p. 146). Pour Dewey, lorsque les doctrines religieuses s’avancent et que pointent nécessairement leurs accointances avec la « méthode de l’autorité » (Peirce, [1878] 2000 ; Dewey, 1916), il en va de la mise en péril de la découverte, de l’entretien et de la communication des biens les plus appréciables, les plus réels et les moins illusoires, comme le signale le dernier chapitre d’Expérience et nature, en écho à « Religion and Our Schools » (Stavo-Debauge, 2015a).
Comme John Shook le rappelle, le naturalisme de Dewey lui « interdisait d’exempter la religion de la critique rationnelle » (Shook, 2010a, p. 18). À cette occasion, l’auteur pointe à raison « Beliefs and Existences », le premier texte où Dewey emploie le mot « naturalisme » pour qualifier sa philosophie, en 1906. Dewey y disait alors son peu d’« intérêt à ce bon vieux procédé consistant à déprécier la valeur de la connaissance pour donner à certaines croyances particulières un champ incontrôlé où elles puissent se déchaîner », et cela « même si ces croyances sont la foi en l’immortalité, en une sorte particulière de déité, ou dans un type particulier de liberté. Toutes nos croyances sont sujettes à la critique, à la révision, voire à l’élimination définitive » (Dewey, 2016, p. 175), ajoutait-il aussitôt, comme pour mieux enfoncer le clou.
L’éventualité d’une élimination définitive de certaines croyances, fussent-elles pourvues d’une onction ecclésiale ou d’un cachet religieux, ne faisait donc pas peur à Dewey. En fait, la reconstruction qu’il appelait de ses vœux assume sa part de destruction, prélude à une amélioration : il est des choses qui ne méritent pas d’être sauvées, et à ses yeux bien des éléments des religions historiques tombent indubitablement dans cette catégorie. Pour reprendre une formule de Hollinger, on peut dire que Dewey ne fournit aucun « laissez-passer » aux religions (Hollinger, 2015) : « aucune croyance n’est sacrée », écrivait-il dans Une foi commune (Dewey, [1934] 2011, p. 126).
En vérité, Dewey se méfiait de toute attribution de « sacralité » et la raison de sa méfiance se loge dans une phrase de La Quête de certitude, opportunément rappelée par Louis Quéré, qui oppose sur ce point Durkheim au pragmatiste américain17 : « La chose sacrée fait résonner ce commandement : Noli me tangere [Ne me touche pas] » (Dewey, [1929] 2014, p. 31). Aux yeux de Dewey, dire qu’une chose est sacrée revient à la mettre part, à l’isoler du courant de l’expérience, à la soustraire à l’enquête et à l’expérimentation, à l’immuniser contre la critique, les révisions, les corrections et les améliorations, mais aussi à l’inscrire dans l’orbe des cultes et des rites (dont il se méfiait également, nous le verrons). À l’instar de toute autre croyance, on doit soumettre les croyances religieuses à un libre processus d’enquête et de critique : processus à l’issue duquel leur « révision » peut éventuellement conduire à leur « élimination définitive ». Dans la préface à Expérience et nature, Dewey ne cachait pas non plus que :
la méthode naturaliste, lorsqu’on l’applique avec rigueur, détruit beaucoup de choses parmi celles que nous aimons, mais elle le fait en révélant leur incompatibilité avec la nature des choses – un défaut qui les a toujours guettées en les privant d’efficacité, sauf à titre de consolation émotionnelle. [Dewey, 2012, p. 23]
Dès Reconstruction en Philosophie, en visant nommément les métaphysiques chrétiennes et la philosophie scolastique, il incitait à continuer le « nettoyage de la culture occidentale, en la débarrassant des débris cosmologiques et ontologiques qui avaient fini par s’incruster dans sa texture et sa structure intellectuelle et affective » (Dewey, [1920] 2003, p. 31). Comme le dit Randall Friedman, « Dewey fait peser un naturalisme pénétrant sur tous les types de croyances, en particulier sur celles qui restaient en dehors de la portée de l’expérience et de l’expérimentation » (Friedman, 2006, p. 20). Concrètement, « naturaliser les croyances spéciales signifie ne plus les exempter des épreuves de la connaissance et de l’apprentissage », mais « il est peut-être plus exact de dire que naturaliser les croyances spéciales revient à les exclure complètement » (p. 20).
Je dirais plutôt que naturaliser les croyances spéciales signifie tout simplement ne plus craindre de les faire déchoir de leur statut à part, en les traitant comme n’importe quelle autre croyance, ni plus ni moins : une fois cela fait, il apparaît alors qu’elles pouvaient sembler spéciales pour la simple et unique raison qu’elles étaient préservées de l’enquête, indûment mises en retrait de la critique, protégées de l’exercice de l’intelligence libre et donc aussi – et du même coup – indisponibles à toute révision et recalibration (p. 22).
Le climat que la vogue du post-séculier est parvenue à instaurer au sein de la philosophie n’a donc pas été sans conséquence sur l’expression de la position des pragmatistes contemporains ; nombre d’entre eux semblent avoir avalé leur chapeau et mis une bonne dose d’eau (bénite) dans leur vin (séculier). Certes, tous n’oublient peut-être pas qu’un naturalisme bien compris « lutte contre les conceptions surnaturalistes du monde qui cherchent en dehors de la nature le principe d’explication et de réalité des phénomènes naturels », comme le formule Stéphane Madelrieux (2012, § 22). Mais ils sont nombreux à sembler extrêmement sensibles à l’effet d’intimidation exercé par la crainte d’apparaître intolérants ou de se voir affubler du label d’« athéisme agressif ».
Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur ce label, son usage en tant que repoussoir par certains néo-pragmatistes traduit bien l’émoussement que je m’efforce de diagnostiquer. Il est vrai que Dewey a lui-même employé cette expression, malheureuse (Madelrieux, 2021), dans Une foi commune (Dewey, [1934] 2011, p. 143). Mais elle ne prend son sens que si l’on se rapporte aux divergences entre les mouvements et auteurs qui se revendiquaient à l’époque de l’« humanisme »18. Plus généralement, avec cette expression d’« athéisme agressif », Dewey condamnait deux attitudes bien précises. Par-là, il visait : (a) les auteurs qui n’envisageaient l’être humain que dans une aliénation ou isolation constitutive d’avec son environnement naturel et social, en le campant donc seul face à un « monde hostile et indifférent », sans signification, démuni d’attaches, privé d’accès aux biens naturels et sociaux à disposition, mais aussi incapable d’en jouir et de leur reconnaître une valeur ; mais aussi (b) les auteurs qui font de l’être humain un « absolu », le posent « à la place de Dieu » et oublient que « les limitations et les dépendances font aussi partie intégrante de ce qui nous rend humains » (Honnacker, 2018, p. 55) – les deux attitudes manquant l’une et l’autre de « piété naturelle19 », une « vertu centrale » (Kahn, 2009, p. 73) dans le naturalisme de Dewey, qui avait une forte dimension « écologique », avant l’heure20 (Jenkin, 2017 ; Boyles, 2012 ; McDonald, 2003 ; Hoy, 2000 ; Colwell, 1985).
La connotation péjorative que Dewey attachait à l’idée d’« athéisme agressif » ne doit pas non plus faire oublier qu’il avouait son athéisme avec une certaine ingénuité. Sa célèbre réponse à Max Carl Otto, dans une lettre du 14 janvier 1935, permet d’ailleurs de mieux délimiter le sens qu’il donnait à l’expression d’« athéisme agressif » dans Une foi commune :
Je pense que les dieux sont bien morts, j’imagine que je dois le savoir. Cependant, pour être un peu plus philosophique en la matière, si athéisme signifie simplement ne pas être théiste, alors bien sûr que je suis athée. Mais la signification populaire du mot, si ce n’est étymologique, est beaucoup plus large. Il me semble que le mot en est venu à signifier un refus d’accorder à toutes les valeurs idéales un droit à contrôler les valeurs matérielles. Et en ce sens, je ne suis pas un athée et je ne veux pas être étiqueté comme tel [cité dans Shook, 2007, p. 202].
Bien qu’il cite l’extrait de cette même lettre, je ne pense pas que l’on puisse affirmer aussi catégoriquement qu’a pu le faire Hickman qu’il « est clair que Dewey était opposé à l’athéisme militant pour les mêmes raisons qu’il était opposé au surnaturalisme : il pensait que les deux positions étaient dogmatiques »(Hickman, 2009, p. 22). En vérité, « il n’y a jamais eu le moindre doute sur la position de Dewey : il était un athée impénitent », « Dewey ne croyait pas qu’il y avait une vie après la mort ou des anges, des démons ou quoi que ce soit d’autre au-delà de ce monde – et certainement pas un dieu qui gouverne tout » (Shook, 2013). Richard Rorty le confirmait lui aussi :
Si l’athéisme est interprété comme un anti-monothéisme, alors Dewey était un athée plus agressif que quiconque ait jamais vécu. L’idée que Dieu ait pu retenir quelque chose, qu’il puisse exister quelque chose qui ne soit pas de notre ressort et qu’il soit de notre devoir d’y accéder par des voies surnaturelles, cela lui était aussi détestable que l’idée que Dieu puisse nous dire lesquels de nos besoins ont la priorité sur les autres. [Rorty, 2021, p. 139]
Sachant que Dewey rejetait publiquement le surnaturalisme, niait l’existence d’entités divines et appelait à « l’abandon de toute notion de vérité particulière qui serait par nature religieuse » (Dewey, [1934] 2011, p. 119), il est difficile de dire que ses positions ne relevaient ni d’un genre d’athéisme, ni d’un genre d’activisme21. Et c’est d’ailleurs ce dont l’accusaient (et l’accusent encore) les commentateurs désireux de conserver une forme ou une autre de théisme, qu’ils souhaitent ou non défendre ce théisme dans un cadre pragmatiste.
Ainsi, quand Joas évoque « Dewey l’athéiste » dans « The Inspiration of Pragmatism : Some Personal Remarks » (Joas, 1998, p. 196), on imagine bien que ce n’est pas un compliment – ce qui se confirme lorsque Joas écrit une page plus loin que le livre Une foi commune est rempli de « post-Enlightenment banalities » (p. 197). Dans un genre plus agressif, en discutant le volumineux livre de Rockefeller, William Shea va loin dans l’accusation, allant jusqu’à contester au jeune Dewey tout droit à s’être décrit comme un chrétien :
Dans toutes les données produites par Rockefeller sur l’adolescence et la jeunesse de Dewey, je ne trouve aucune preuve qu’il croyait en quoi que ce soit de vaguement semblable aux doctrines chrétiennes classiques. Il était assez habile à utiliser certaines couches du discours chrétien, mais pour ce qui est de la croyance au sens de connaissance, on peut difficilement dire que le Dewey historique ait jamais été un chrétien, en tout cas si la doctrine est considérée comme une partie importante de la définition de cet adjectif. On pourrait dire assez justement qu’il s’est battu contre ce que l’Église lui a enseigné (transcendance selon mes termes, dualisme selon les siens). Mais bien avant qu’il n’arrête d’aller à l’église, il avait renoncé à croire à ce en quoi un chrétien orthodoxe croit. [Shea, 1992, p. 74]
W. Shea en vient même à estimer que le jeune Dewey tombait parfaitement sous le coup de l’excommunication générale prononcée par J. Gresham Machen contre l’ensemble des chrétiens libéraux – Machen était notoirement associé au mouvement fondamentaliste du début du 20e siècle, on l’a vu. Selon Shea :
Avec le jeune Dewey, Machen aurait pu avoir un cas parfait pour sa thèse selon laquelle le libéralisme théologique n’est pas le christianisme, mais simplement une pente glissante qui conduit à l’éveil d’une religion séculière. Du point de vue de Machen, il faut dire que Dewey a au moins eu la décence de quitter l’Église, là où beaucoup des cohortes chrétiennes libérales et modernistes de l’Université de Chicago ne l’avaient pas fait [p. 75].
Pour de tels auteurs, l’athéisme de Dewey ne fait donc aucun doute, et ils considèrent que son athéisme est tout à la fois « agressif » et « militant ». Malgré tout, les expressions « athéisme agressif » et « athéisme militant » n’en continuent pas moins de nourrir les hantises de bien des pragmatistes contemporains. La hantise d’être ainsi caractérisée n’est sans doute pas pour rien dans le fait que « de nombreux admirateurs de Dewey ont été réticents à accepter qu’il était un athée » (Slater, 2014, p. 127). Cette réticence s’est affermie ces derniers temps, en raison de la pression exercée par les discours post-séculiers : comme s’il était tout à coup devenu malvenu, voire impoli et même déraisonnable ou irrationnel d’être athée… Pour conjurer le risque d’une telle appellation, de nombreux pragmatistes tancent souvent de façon ostentatoire les intellectuels, philosophes et scientifiques athées qu’ils estiment trop bruyants ou dont le ton leur apparaît incivil ou brutal. Beaucoup de pragmatistes22 utilisent fréquemment les expressions d’« athéisme agressif » et d’« athéisme militant » pour atténuer tout aussi bien le sécularisme que l’athéisme de Dewey, très souvent en creusant rituellement un écart entre le philosophe américain et les « four horsemen of Apocalypse » : Richard Dawkins, Daniel Dennett23, Christopher Hitchens et Sam Harris.
Pourtant, comme le remarque Neil Noddings24, ces derniers ne sont pas tous passibles de l’ensemble des critiques que Dewey formulait lorsqu’il spécifiait « l’athéisme agressif » : « De nombreux athées d’aujourd’hui ne manquent pas de “piété naturelle” : sur ce point, on peut mettre de côté les réserves de Dewey » (Noddings, 2009, p. 17). Noddings estime néanmoins qu’une différence importante serait encore opérante, précisément celle du « ton » : « Le ton militant ou agressif détecté par Dewey est cependant toujours présent et peut-être encore plus aigu. Dawkins, Harris et Hitchens se moquent tous des croyants et du Dieu représenté dans la Bible et le Coran » (ibid.).
Cependant, là encore, l’argument tourne court. D’abord, Dewey employait parfois lui aussi un ton très sévère, où l’ironie et le sarcasme pouvaient même se muer en franc mépris. Sur ce point, j’invite les lecteurs à aller jeter un œil aux articles « Les fondamentaux » (Dewey, [1924] 2019), « Anti-naturalisme in extremis25 » (Dewey, [1943] 2019), « Réalités sociales contre fictions d’une cour de police » (Dewey, [1941] 2019), ou encore « Challenge to Liberal Thought » (Dewey, 1944), par exemple, ou même à se rapporter aux descriptions ô combien cassantes de la théologie et de la philosophie scolastique chrétienne dans Reconstruction en philosophie (Dewey, [1920] 2003). Et l’on verra aussi que l’ecclésiastique hérétique (Mgr Brown) auquel il consacrera un article laudateur dans les années 1920 (Dewey, [1926] 2019) s’avérait d’une ironie aussi mordante que blasphématoire, et Dewey l’applaudissait des deux mains, estimant qu’il montrait la voie à suivre.
Ensuite, se prononcer sur le jugement que Dewey pouvait porter sur la Bible à partir d’Une foi commune est pour le moins difficile, car il n’y évoque qu’à peine le contenu du Livre des chrétiens et ne s’engage dans aucun exercice d’herméneutique ou d’exégèse26. Comme Randall Auxier l’a souligné, s’il est déjà remarquable de constater que « dans le corps d’Une foi commune – un livre qui prend la tradition judéo-chrétienne comme exemple paradigmatique – il n’y a qu’une seule et unique mention du nom “Jésus” » (Auxier, 1990), ajoutons que le mot « Bible » en est tout bonnement absent : il n’y figure tout simplement pas, pas une seule fois ! Il y a une raison très simple à cela, comme nous allons le voir.
L’irrévérence de Dewey pour les textes « sacrés » et les actes rituels
Dans le cadre de la « transformation » que Dewey appelait, celle qui assure le passage des religions comme substantif au religieux comme adjectif, s’il y a bien quelque chose qui en vient à disparaître, c’est l’existence même de textes « sacrés », dont le besoin ne se fait plus sentir et dont il ne faut surtout plusjamais cultiver l’idée27. Cultiver une telle idée, continuer à « attribuer une force religieuse particulière à certains documents littéraires et à certains personnages historiques », leur conférer un caractère « sacré », réclamer un assentiment au « contenu intellectuel » de tels documents, leur accorder une autorité épistémique et morale qui prétendrait être à la fois supérieure et extérieure à l’autorité de l’expérience naturelle et de la méthode de l’intelligence28, voilà qui revient à retomber dans l’ornière de la religion : précisément ce dont Dewey invite à enfin « s’émanciper » (Dewey, [1934] 2011).
Cette invitation ne date pas d’Une foi commune. En 1910, dans « Quelques pensées sur la religion » (« Some Thoughts Concerning Religion »), envisageant la « religion de demain », Dewey entend déjà ne pas être asservi aux religions du passé. Il y juge que « nous devons nous libérer [des traits caractéristiques des phénomènes religieux non-éthiques] et dire que nous décidons (même si c’est arbitraire) que rien n’est digne d’être appelé religion mise à part une sorte de qualification profonde de notre attitude morale » (Dewey, [1910] 2019, p. 86). Il le pressent, certains pourraient bien juger sa décision « arbitraire ». Peu lui importe, c’est cette voie-là qu’il invite à suivre :
[L]a religion de demain peut évoluer [evolve] à partir d’autre chose que les seules religions antérieures. Nous ne devons pas nous limiter à présumer que la religion appropriée [proper] consiste en l’émancipation d’un quelconque facteur religieux qui de tout temps aurait été latent, dans les cultes et crédos du passé, mais qui aurait été indûment surchargé par toutes sortes d’accrétions superflues et nuisibles. La racine de l’attitude religieuse à venir réside peut-être immensément plus sûrement dans l’amélioration de la situation de la science et de la politique que dans ce que l’on a coutume de nommer religions. Sans doute, il y a, grosso modo, certaines constantes dans la nature humaine. Sans doute, dans leur interaction avec l’environnement naturel et social, ces constantes ont naturellement produit, entre autres choses, les religions. Mais c’est à se demander si l’« universel » n’est pas à chercher dans ces interactions plutôt que dans une quelconque souche isolée [isolated strain], psychologique ou métaphysique. Si tel est le cas, la démocratie et la science, l’art d’aujourd’hui peuvent être immensément plus prophétiques de la religion que nous aurions à promouvoir à l’avenir, plus que tous les phénomènes que nous tendons à isoler et à ranger sous la rubrique des phénomènes religieux. [p. 89-90]
Il n’est donc pas fortuit que des auteurs confessants ou théistes comme Slater puissent être choqués par l’opposition entre servitude et émancipation que Dewey utilisera pour qualifier la « reconstruction » envisagée – avec la servitude du côté des religions comme substantif et l’émancipation du côté du religieux comme adjectif : « Dewey emploie les métaphores de l’esclavage et de l’émancipation pour caractériser la relation entre les religions surnaturelles et sa version naturalisée et sécularisée de la foi religieuse. » (Slater, 2014, p. 123). Toutefois, il n’est pas certain que cette question strictement lexicale suffise à irriter Slater, qui trouve cependant plus de réconfort auprès de W. James (Slater, 2009) – sans doute à tort (Madelrieux, 2017). Aux yeux de Slater, le véritable scandale tient à ce que ces métaphores signifient bien que la reconstruction proposée par Dewey ne consiste pas seulement à « se débarrasser complètement du surnaturalisme dans les religions », mais aussi « des croyances religieuses surnaturelles » et des « pratiques et institutions religieuses qui présupposent, inculquent, renforcent et perpétuent de telles croyances » (Slater, 2014, p. 118).
De fait, dans la reconstruction désirée par Dewey, avec les textes « sacrés » tendent également à disparaître les rites, célébrations, cérémonies et pratiques cultuelles : ce n’est pas pour rien qu’il a pu écrire dans Human Nature and Conduct que « la religion s’est perdue elle-même dans les cultes, les dogmes et les mythes », qu’elle « a été pétrifiée dans un asservissement de la pensée et des sentiments, entre une intolérante supériorité de quelques-uns et un intolérable fardeau pour le plus grand nombre » (Dewey, 1922, p. 330). Dans les années 1920 et 1930, plusieurs théologiens ont d’ailleurs accusé Dewey et ses compagnons « humanistes religieux » d’avoir échoué à « offrir un quelconque objet de culte et d’adoration, une quelconque source d’inspiration » : « Des hymnes de Thanksgiving – adressés à qui ? Des liturgies – en célébration de quoi ? » (Meyer, 1982, p. 533). Chez Dewey, loin d’être un échec, la chose était voulue : en l’absence des cérémonies liturgiques et des actes rituels des Églises, les « facteurs religieux de l’expérience » trouveraient d’autant mieux à s’émanciper et à confluer vers une « foi commune » en la méthode de l’enquête, l’intelligence organisée et l’idéal démocratique. Comme l’écrit Michael Eldridge, Dewey conçoit la qualité religieuse de l’expérience comme « un élargissement et un approfondissement des intérêts qui transforment la vie de quiconque, il n’y a pas d’intérêts spéciaux, tenus à part », ce faisant :
Il n’y a pas besoin de cérémonies rituelles, de révélations ou de prières distinctives, ni d’églises, de synagogues, de temples ou de sanctuaires. Le religieux se produit dans l’amplification et l’élargissement de la façon de vivre de chacun. Il n’y a aucune justification à des activités ou institutions non-séculières. [Eldridge, 1998, p. 153]
À dire vrai, ce n’est pas seulement leur inutilité qui mobilisait Dewey contre les rites. Dewey pouvait même s’en méfier considérablement, car les « cérémonies rituelles » auraient la fâcheuse tendance à envoûter les gens et à les mettre sous la coupe d’idéologies funestes, au moyen de formes esthétiques arrachées aux « arts ». Dans L’Art comme expérience, Dewey est encore relativement ambivalent, même s’il confère une redoutable efficacité à la dimension esthétique des cultes dans le succès du « surnaturel », qui se maintient plus sûrement par un « appel direct aux sens » plutôt qu’à l’intelligence :
L’introduction du surnaturel dans la croyance et le repli bien trop facile sur le surnaturel sont beaucoup plus une affaire de psychologie qui engendre les œuvres d’art que d’un effort d’explication scientifique et philosophique. Cela intensifie le frisson émotionnel et ponctue l’intérêt qui appartient à toute rupture dans la routine familière. Si l’emprise du surnaturel sur la pensée humaine était une question exclusivement – ou même principalement – intellectuelle, elle serait comparativement insignifiante. Les théologies et les cosmogonies ont pris possession de l’imagination parce qu’elles ont été accompagnées de processions solennelles, d’encens, de robes brodées, de musique, de l’éclat des lumières colorées, d’histoires qui provoquent l’émerveillement et suscitent une hypnotique admiration. Autrement dit, elles sont venues à l’homme en sollicitant directement ses sens et son imagination sensuelle. La plupart des religions ont identifié leurs sacrements aux plus hauts accomplissements de l’art, et les croyances qui font le plus autorité ont été revêtues d’un habit de pompe et d’apparat qui procure un plaisir immédiat aux yeux et aux oreilles et qui provoque des émotions massives d’attente, d’émerveillement et de crainte. [Dewey, [1934] 1980, p. 30]
Mais, quelques années plus tard, dans Freedom and Culture, il n’hésitera pas à vivement manifester sa méfiance, traitant d’un même geste le régime totalitaire (qu’il soit fasciste ou communiste) et l’Église catholique romaine29 (Blanshard, 1949), similaires dans leur instrumentalisation des arts pour toucher les émotions et l’imagination des masses :
Nous commençons à réaliser que les émotions et l’imagination sont plus puissantes pour façonner les sentiments et l’opinion publique que l’information et la raison. En effet, bien avant l’apparition de la crise actuelle, on disait que si l’on pouvait contrôler les chants de la nation, on n’avait pas besoin de se soucier de savoir qui faisait ses lois. Et l’étude historique montre que les religions primitives doivent leur pouvoir de détermination de la croyance et de l’action à leur capacité d’atteindre les émotions et l’imagination par des rites et des cérémonies, par la légende et le folklore, tous revêtus des traits qui caractérisent les œuvres d’art. L’Église qui a eu de loin la plus grande influence dans le monde moderne a pris en charge ces organes d’attraction esthétique et les a intégrés à sa propre structure, après les avoir adaptés à son propre but, pour gagner et entretenir l’allégeance des masses. Un régime totalitaire s’engage à contrôler toute la vie de tous ses sujets par son emprise sur les sentiments, les désirs, les émotions aussi bien que les opinions, ce qui n’est qu’un truisme, car un État totalitaire doit être total. [Dewey, 1940, p. 10]
Antérieurement, cette méfiance pointe aussi dans « Un problème religieux courant » (« One Current Religious Problem ») qui critique les croyants appartenant aux « cercles libéraux », en ceci qu’ils déclarent « avoir abandonné les dogmes attachés au surnaturalisme » mais veulent conserver « les observances » de la « grande tradition » chrétienne, oubliant que « le surnaturel se tient au cœur de ces mêmes observances » (Dewey, [1936] 2019, p. 200-201) – autrement dit, le maintien desdites observances au plan pratique a pour conséquence de faire persister ce surnaturalisme qu’ils prétendent avoir congédié au plan théorique.
Au reste, même dans la phase de sa vie30 où il appartenait encore à une Église (congrégationaliste), le jeune Dewey manifestait déjà une certaine indifférence – qui deviendra ensuite méfiance – pour les rites, sacrements et cérémonies religieuses31. On le voit dès « The Value of Historical Christianity » (Dewey, 1889), et le trait s’accusera rapidement. Trois ans après, dans « The Relation of Philosophy to Theology », il énoncera « que la fonction de l’Église est de s’universaliser elle-même et ainsi de disparaître », et annoncera que :
le prochain prophète religieux qui aura une influence permanente et réelle sur la vie des hommes sera l’homme qui parviendra à faire saillir la signification religieuse de la démocratie, valeur religieuse ultime qui se trouve dans le cours normal de la vie elle-même. Il s’agit de faire ce que Jésus a fait pour son temps. « Le royaume de Dieu est parmi vous », était une protestation contre le judaïsme [Dewey, 1892, p. 367].
Et cette annonce surviendra dans la foulée, avec « Christianisme et démocratie » (« Christianity and Democracy ») (Dewey, [1893] 2019) – qui est au fond une protestation contre le christianisme ou moins autant que son « absorption par la science » (Quandt, 1973, p. 405) et par la démocratie32. Michael Eldridge en soulignait « l’audace » : ouvertement « dédaigneux de la religion institutionnelle », Dewey s’y appliquait en effet à « relocaliser la révélation continue de Dieu dans la science et la démocratie » (Eldridge, 1998, p. 135). Effectivement, le texte est audacieux, le jeune Dewey n’y écrit pas seulement que « la révélation a eu lieu dans ce que nous appelons la science » ; en sus, il y pose également que « la démocratie est libération de la vérité », par quoi la démocratie devient « le moyen par lequel la révélation de la vérité se poursuit » (Dewey, [1893] 2019, p. 63-64). Dewey approfondissait là un geste de « démythologisation » déjà bien entamé33, ce qui le conduira à une complète naturalisation de l’élément religieux : « en identifiant son idéal démocratique avec le processus de l’enquête elle-même », il en viendra à souhaiter « l’effacement de la religion afin de faire place à la rationalité séculière » (Kloppenberg, 2000, p. 57).
Pour autant, la défiance de Dewey à l’égard des rituels ne doit pas être traitée comme une simple empreinte de sa fréquentation de la frange la plus libérale du protestantisme, ou comme un simple manque de « sensibilité » qui l’empêchait de « discerner la source et les plus profondes fonctions des rites et rituels » (Arnett, 1954, p. 258). En vérité, cette défiance, qui s’affirme dans l’ultime paragraphe de Human Nature and Conduct34, fait écho à plusieurs traits importants de sa pensée : d’abord, à son « approche génétique » de l’émergence des « croyances et traditions primordiales de l’humanité » (Dewey, [1920] 2003, p. 43) ; ensuite, à la façon dont il départageait les formes de « contrôle » et de quête de « sûreté » qui sont prévalentes pour les êtres humains, selon que ces derniers possèdent ou non les « arts de l’action » (Dewey, [1929] 2014, p. 49). Traits constants de sa pensée, on les retrouve, bien entendu, à l’ouverture de La Quête de certitude35, dont l’objet principal est de mettre en cause l’erreur philosophique qui consiste à considérer que « la recherche de la sécurité doit passer par la quête cognitive de la certitude morale plutôt que par la recherche “artisanale” de la sûreté des biens dans l’expérience et par l’action » (Madelrieux, 2016, p. 37).
Vivant dans un monde plein de dangers, l’homme est voué à rechercher la sûreté. Il s’y est employé de deux manières. La première a consisté à tenter de se concilier les puissances qui l’environnent et déterminent son destin. Supplication, sacrifice, cérémonie rituelle et culte magique en furent l’expression. […] La seconde consista pour l’homme à inventer les arts, et grâce à eux, à mettre les puissances de la nature à son service. Il entreprit ainsi de construire une forteresse à partir de ces conditions et de ces forces mêmes qui le menacent. […] Cette méthode revient à changer le monde par l’action, tandis que l’autre suppose, par l’émotion et par l’idée, la transformation du moi. [Dewey, [1929] 2014, p. 23]
Mais aussi dans Reconstruction in Philosophy, lors de remarques sur la « superstition » :
Ce que nous appelons aujourd’hui superstition concernera plus probablement le marin, par exemple, que le tisserand dans la mesure où son activité l’expose davantage aux changements soudains et aux événements imprévus. Le marin peut bien considérer le vent comme la manifestation inévitable des caprices d’un esprit, il n’en devra pas moins apprendre à connaître quelques principes purement mécaniques concernant le pilotage du navire, l’utilisation des voiles ou des rames en fonction du vent. Le feu peut bien être considéré comme un dragon surnaturel parce qu’à un moment ou à un autre, une flamme ondoyante, vive et mordante a pu évoquer le dangereux reptile et sa vitesse, mais la femme qui s’occupe du feu et des casseroles à l’intérieur desquelles cuit la nourriture sera bien forcée d’observer certains faits mécaniques, comme le courant d’air qui ravive la flamme, la transformation du bois en cendres. [Dewey, [1920] 2003, p. 45]
Ou encore dans Individualism, Old and New (Dewey, [1930] 1999), où sa critique très sévère de la religion aux États-Unis36 s’appuie sur cette thématique du contrôle et des arts de l’action :
Lorsque les connaissances naturelles n’existaient guère, le contrôle de la nature était impossible. Sans ce pouvoir de contrôle, il n’y avait pas d’autre recours que de construire des lieux de refuge où l’homme pouvait vivre dans l’imaginaire, mais pas dans la réalité. Il est inutile de nier la grâce et la beauté de certaines de ces constructions. Mais dès lors que leur caractère imaginaire est rendu apparent, il est vain de supposer que les hommes peuvent continuer à vivre et à soutenir la vie par ce moyen. Lorsque de tels systèmes sont sollicités, les possibilités du présent ne sont pas perçues et ses potentialités constructives restent inexploitées. [p. 150]
Et elle figure également dans les premières pages de Unmodern PhilosophyandModern Philosophy (Dewey, 2012), en écho à La Quête de certitude. Globalement, Dewey déprécie les actes rituels et cultuels pour une raison assez simple : il prend parti pour les activités pratiques et les arts techniques (dont la science fait partie37) qui transforment intelligemment l’environnement et interviennent effectivement sur les conditions de l’existence et de l’expérience humaines, en permettant de sécuriser des conséquences désirables et de prendre soin de biens réels et non illusoires38. Cette dépréciation est relativement bien illustrée par ce passage : « L’incertitude est un problème essentiellement pratique. […] Quand l’action ne dispose pas de moyens de contrôle des conditions externes, elle s’apparente à des actes d’ordres rituel et cultuel » (Dewey, [1929] 2014, p. 239). Il le redira donc dans Unmodern Philosophy and Modern Philosophy :
La sécurité est le premier besoin humain. […] Or, la sécurité dépend d’un certain degré de contrôle des conditions environnantes. […] Tout comme l’homme qui se noie s’accroche à une paille, n’importe quel homme empêtré dans un profond péril et une omniprésente incertitude s’accroche en son imagination à tout ce qui promet la sécurité dans le futur. Comme l’homme primitif ne possédait pas les instruments et la technologie de la maîtrise des énergies naturelles, les occasions de faire l’expérience de l’extraordinaire et de l’étrange étaient pour lui omniprésentes, et la recherche de moyens d’alliance avec les puissances surnaturelles n’en finissait jamais [Dewey, 2012, p. 6].
On notera en passant que la considération de cet écart entre le monde des modernes et celui de leurs lointains ancêtres n’occasionne aucun mépris de sa part, mais fournit au contraire matière à une compréhension du « contenu des croyances primitives », qui n’étaient alors que le produit des conditions environnantes :
Nous ne pouvons pas comprendre le contenu des croyances primitives tant que nous n’avons pas réfléchi à l’immense réserve d’appareils, technologiques et intellectuels, grâce auxquels nous pouvons aujourd’hui éviter et atténuer les effets néfastes du monde sur nos intérêts et notre destin. La plupart de ce que nous attribuons aujourd’hui à notre propre ignorance ou inexpérience et que nous nous efforçons de surmonter en réfléchissant mieux, en améliorant nos arts de la compréhension et du soin, était autrefois attribué directement au fonctionnement de forces occultes, incontrôlables par tout moyen normal. L’inverse est vrai. Le succès que nous attribuons à nos connaissances et à notre habileté était auparavant attribué à la grâce de puissances occultes. [Dewey, 2012, p. 13]
Au fond, avec Une foi commune, il rejoue une distinction semblable à celle qui introduit La Quête de la certitude et Unmodern Philosophy and Modern Philosophy. Dans Une foi commune, on la retrouve sous forme d’une alternative, qui requiert un choix qu’il n’est plus permis de différer : « […] il faut choisir entre deux choses : la première consiste à s’en remettre au surnaturel, la seconde à se servir d’instances naturelles » (Dewey, [1934] 2011, p. 173). En 1934, il va sans dire que Dewey avait déjà depuis longtemps fait son choix en faveur du naturalisme et du sécularisme : un choix déterminé, publiquement affirmé, fermement soutenu, profondément ancré et qui se manifeste dans toute son œuvre – au moins depuis « Christianisme et démocratie » (Dewey, [1893] 2019), si ce n’est même avant (Ryan, 1995). Voilà qui rend d’autant plus étrange la dilution de son sécularisme et de son naturalisme chez beaucoup de ses lecteurs et commentateurs d’aujourd’hui. Sans compter que cette dilution prend parfois des tours cocasses, où les biais confessionnels le disputent à l’inconnaissance de son œuvre et à l’ignorance de l’histoire.