Hors de l’espace confiné de la philosophie académique, les écrits de ces philosophes néo-réformés jouent plus d’un rôle. En interne, au sein des milieux religieux concernés, leur mission est d’abord de conforter les croyances de leurs coreligionnaires, moins illustres et moins diplômés, en s’exhibant auprès d’eux comme des « intellectuels sophistiqués » qui n’en croient pas moins les mêmes choses qu’eux. Citons ici l’introduction d’un livre collectif, dirigé par Kelly James Clark, élu parmi les livres de l’année par Christianity Today : Philosophers Who Believe : The Spiritual Journeys of 11 Leading Thinkers, auquel Plantinga et Wolterstorff participèrent – et où l’on trouve aussi une contribution de Mortimer J. Adler (1902-2001), un farouche ennemi du pragmatisme en général et de Dewey en particulier (Gilbert, 1998 ; Reisch, 2005 ; Jewett, 2012) :
Je connais un jeune philosophe qui a fait son master dans une université bien connue pour son hostilité au théisme [...] Peu après avoir réussi son diplôme, il assista à une réunion de l’American Philosophical Association et remarqua Alvin Plantinga qui marchait dans le hall ; il voulait désespérément lui parler et s’entendre dire (ou même seulement ressentir) que ses croyances chrétiennes étaient acceptables, mais il avait peur de l’approcher. Finalement, il le rencontra et put parler avec Plantinga, ce qui a été́ crucial pour rétablir sa foi. Pour de nombreux chrétiens, il est important de faire partie d’une communauté de foi dans laquelle il y a des intellectuels respectés. J’ai récemment parlé avec un ami qui a été bouleversé par un commentaire d’Alston dans un article sur l’expérience religieuse ; Alston y indiquait qu’il priait Dieu à genoux et que Dieu lui avait dit de faire une philosophie chrétienne. Ostensiblement, cet article était une défense sophistiquée et complexe de l’idée que de telles expériences ne réclamaient pas de justification philosophique pour être rationnellement acceptées. La personne avec qui j’ai parlé était abasourdie, non par l’argument philosophique, mais par le fait qu’un philosophe fameux priait à genoux. [Clark, 1997, p. 16]
Une stratégie assumée de dé-sécularisation qui s’exerce sur des sujets précis
Bien évidemment, leur façon de défendre la foi contre ses « ennemis » a aussi rencontré l’agenda de mouvements politico-religieux qui désirent remettre leur Dieu à l’aplomb de chacune des sphères de rationalité et s’engagent dans une stratégie assumée de dé-sécularisation, avec l’aide de puissantes organisations. Affectés par les effets de la condition séculière, les membres de ces mouvements veulent qu’on ne puisse plus ne pas acquiescer à la présence de leur Dieu, à l’idée qu’ils s’en font et aux décrets qu’il leur susurre à l’oreille, dans quelque domaine d’activités que ce soit. En œuvrant ainsi à sécuriser leur propre foi, ils l’étendent du même coup à la communauté politique tout entière, refusant que leurs convictions religieuses ne soient qu’une simple « option » parmi d’autres, n’exprimant rien de plus qu’une « opinion » privée à la validité très incertaine. À l’instar des dévots qu’ils représentent et dont ils subliment les motifs de mobilisation dans d’abstraites théories, ces philosophes peuvent donc refuser d’accorder une autonomie au domaine politique et récuser la différenciation des sphères de rationalité, qui auraient toutes à répondre à des commandements divins, des révélations bibliques ou des dogmes ecclésiaux, qu’ils tiennent pour épistémiquement bien formés et auxquels ils estiment avoir un accès privilégié (en tant que chrétiens « régénérés »).
Tout en s’efforçant d’immuniser leur foi contre la critique, ils la font alors valoir dans des lieux et sur des sujets où elle n’a aucune autorité et n’est pas appelée à compter ; ce qui est typiquement le cas des institutions scientifiques et éducatives, mais aussi des domaines politiques et juridiques. Il en résulte un double mouvement bien explicité par Finbarr Curtis à l’occasion d’un récent litige opposant l’entreprise évangélique Hobby Lobby, qui a eu gain de cause devant la Cour suprême, à l’État fédéral – nous y reviendrons. En reprenant les mots de Curtis, on peut dire que ces philosophes – et les croyants qu’ils représentent – produisent une « assertion simultanée d’influence publique et d’immunité privée » : de la sorte, ils veulent jouer sur les deux tableaux, c’est-à-dire pouvoir « affecter les politiques publiques, tout en restant immunisé contre toute justification et critique publiques au motif qu’il s’agit d’une affaire de conscience privée » (Curtis, 2016, p. 160).
En agissant de la sorte, ces croyants estiment être dans leur droit épistémique, car leurs convictions religieuses seraient prima facie « justifiées », mais aussi dans leur droit politique, car ils bénéficieraient du principe constitutionnel de « liberté religieuse ». De toute façon, ils ne pourraient faire autrement, car il en va d’une obligation religieuse qui répond d’un commandement divin, dûment couché dans l’inerrante Bible : souverain, leur Dieu leur a donné mandat à exercer son Autorité et ils lui doivent obéissance. À cet égard, dans l’introduction de FaithandRationality1, on relèvera que Wolterstorff stipulait que la foi chrétienne ne se reçoit qu’à l’occasion d’une complète reddition du croyant, lequel ne serait tel qu’en vertu de son « obéissance » à la Bible : « Dieu lui-même nous appelle à la posture de la foi. […] Mises à part les actions d’obéissance, il n’y a pas de foi en Dieu bien formée – à cela ajoutons que la posture de la foi elle-même est la marque d’une réponse obéissante à Dieu » (Wolterstorff, 1983c, p. 10-11).
En 2004, l’obéissance à ce divin mandat2 est affirmée sans ambages dans le manifeste de la National Association of Evangelicals (NAE), « For the Health of the Nation : An Evangelical Call to Civic Responsability », avec des catégories clairement empruntées à la vulgate néo-kuyperienne. Les évangéliques y sont enjoints à prendre part à la vie publique et à monter en politique pour deux raisons fondamentales, « bibliquement » garanties : « Dieu créa nos parents à son image et leur donna autorité [dominion]3 sur toute la Terre (Gn 1, 27-28) » et « Jésus est Seigneur en tous les domaines de la vie ». Ne pas répondre à l’appel de la NAE équivaut à capituler devant les puissances du Malin :
Restreindre notre intendance [stewarship] à la sphère privée reviendrait à renier une part importante de son autorité [dominion] et, fonctionnellement, à abandonner [cette autorité] au Diable [the Evil One]. Restreindre nos responsabilités [concerns] politiques à des enjeux touchant uniquement aux sphères privée et domestique revient à renier la Seigneurie totale de Jésus (Apoc. 19, 16). [NAE, 2004, p. 2]
Ce manifeste a été accompagné par un ouvrage collectif de facture plus académique : Toward an Evangelical Public Policy : Political Strategies for the Health of the Nation (Sider & Knippers, 2005) ; Wolterstorff en était l’un des plus éminents contributeurs. Bien qu’il soit classé parmi les kuyperiens de « gauche », à l’instar de Ron Sider (Noll, 1994 ; Bratt, 2013), il y écrivait notamment que « l’ordre providentiel du plan divin pour le temps présent assigne au gouvernement la formidable tâche de médiatiser le jugement de Dieu » (Wolterstorff, 2005, p. 140).
Il est maintenant clair que les premiers théoriciens du post-séculier ne s’intéressaient pas aux religions en général, mais bien à certaines traditions très spécifiques du christianisme : celles qui se reconnaissent dans l’objection intégraliste et conforment donc une figure de croyants qui ne cèdent jamais sur les dogmes de leur foi, s’y rapportent de manière tendanciellement « littérale » et se refusent à en modaliser la portée, en quelque situation que ce soit. Lorsque de tels citoyens prennent part à la vie civique, c’est en dévots, au titre de fidèles de communautés religieuses qui « refusent de privatiser leurs croyances morales et défendent des vérités morales objectives », qu’ils entendent bien « appliquer à la nation entière » (Beans, 2014, p. 13). Sans conteste, ces citoyens-là sont les premiers destinataires et les principaux bénéficiaires de l’objection intégraliste : c’est à eux qu’elle s’adresse et c’est leurs voix qu’elle souhaite conforter, parce que c’est de leurs rangs qu’elle provient.
Mais quels sont les motifs de « participation » et les sujets politiques sur lesquels ces citoyens ne pourraient se prononcer à moins d’être libérés des restrictions de la « raison publique » et de passer outre la sécularisation des « sphères de rationalité » ? Curieusement, dans la littérature en théorie politique, la question n’est jamais vraiment posée. Certes, en relevant les trois grandes raisons que les partisans de la sécularité avancent pour justifier leur hostilité à l’entrée des convictions religieuses dans le domaine politique, A. Bardon remarque que la « dangerosité » figure en première place et que cela a bien à voir avec une constatation empirique sur la nature des « arguments religieux » qui prévalent actuellement :
La première raison qui explique pourquoi les théoriciens politiques qui prônent une sphère publique séculière supposent généralement que les arguments religieux sont dangereux est une raison qu’ils n’avouent presque jamais, mais à laquelle ils croient souvent : les arguments religieux sont des arguments conservateurs. La plupart des théoriciens politiques sont politiquement, sinon philosophiquement, libéraux : la plupart d’entre eux pensent que les femmes devraient avoir le droit de décider si elles veulent ou non avoir un enfant et que les adultes consentants devraient avoir le droit de s’engager dans des relations homosexuelles. Dans les deux cas, des voix religieuses se sont fait entendre dans le domaine public. Sur ces deux questions, elles ont défendu ce que beaucoup de théoriciens politiques tiennent pour le mauvais camp du débat. Il ne fait guère de doute que les interventions des acteurs religieux contre l’avortement et l’homosexualité influencent notre perception de la dangerosité de la religion. Ce qui est moins certain, c’est qu’il s’agit d’une bonne raison pour exiger l’exclusion des arguments religieux de la sphère publique politique. Et le fait que cette première raison ne soit jamais avouée révèle probablement que nous savons qu’elle n’est pas légitime. [Bardon, 2016, p. 175-176]
Mais A. Bardon va un peu vite en besogne dans son évaluation des positions en jeu. D’abord, elle ne prend pas la peine de documenter les « interventions des acteurs religieux » qu’elle évoque, se contentant de signaler vaguement qu’ils dénoncent « l’avortement et l’homosexualité ». Ensuite, elle néglige aussi que les initiateurs du débat contre la « raison publique » ne sont certainement pas des « libéraux », ni « politiquement », ni « philosophiquement » et moins encore théologiquement. Il convient donc de se montrer plus attentif aux motifs de politisation qui sont à l’œuvre dans les coulisses des débats en théorie politique. Andrew March est l’un des rares à s’y être intéressé. Et il ne s’est pas laissé duper. A. March remarque notamment que les « inclusivistes procèdent souvent en présentant un argument religieux que même la gauche libérale favorable à la raison publique a des chances d’apprécier », mais s’ils agissent ainsi, c’est pour mieux « conclure que les arguments religieux sont primafacie acceptables et même désirables dans le débat politique » (March, 2013, p. 524).
La question mérite d’être posée empiriquement, et pas seulement théoriquement, parce que les sujets de mobilisations collectives qui ne doivent leur existence et virulence qu’à des motifs uniquement « religieux » sont peu nombreux et diablement spécifiques. Listons donc les principaux thèmes de mobilisation qui sont objectivement concernés par l’objection intégraliste. Aux États-Unis, bien sûr, on compte d’abord le créationnisme, dont Plantinga et Vallier sont des avocats, je l’ai dit, mais Wolterstorff également. En effet, un genre de créationnisme alimente Justice :RightsandWrong (Wolterstorff, 2008), un ouvrage où le philosophe néo-réformé argue que seule une philosophie « théocentrique » nourrie des Écritures permettrait de fonder les droits humains et de motiver leur respect ; leur « survie » dépendrait donc de la conversion de tous au christianisme4. Toutefois, « en localisant les droits dans la valeur que Dieu reconnaît aux êtres humains, cette approche théocentrique repose sur la supposée distinction que Dieu aurait faite entre les êtres humains et les animaux non-humains », ce qui « ne fait sens qu’au sein d’une vision du monde théiste qui se rapporte aux récits de Genèse de manière littéraliste » (Fiala, 2008, p. 227).
Marchands de doute et marchands de certitudes religieuses
Au-delà du créationnisme et pareillement noué à une lecture littérale de la Bible, on peut donner un autre exemple, plus dramatique encore, celui de la dénégation du réchauffement climatique, où la collusion des « marchands de doute » (Oreskes et Conway, 2012) et des marchands de certitudes religieuses est solidement établie. Si les uns et les autres étaient à la manœuvre au cœur du gouvernement de Donald Trump et de Mike Pence, cette alliance ne date pas d’hier. Quelques années avant le gouvernement de Trump et la nomination subséquente de Scott Pruitt à l’Environmental Protection Agency5, cette collusion avait déjà résonné dans l’enceinte du Congrès américain. Le 25 mars 2010, Bible en main, en se prévalant de la « liberté d’expression » et en escomptant la déférence accordée à l’expression publique de la foi, le Représentant John Shimkus (Républicain de l’Illinois), candidat à la présidence du Comité à l’énergie et au commerce (dont il sera finalement élu vice-président), y dira la chose suivante :
Les très rares fois où nous l’utilisons pour embrasser nos croyances théologiques ou religieuses, le droit à la liberté d’expression est un droit merveilleux dont nous disposons dans ce pays. Sachant qu’il y a ici des membres du clergé parmi les membres de ce panel, je vais donc commencer avec Genèse 8, versets 21 et 22. « Je ne maudirai plus désormais la terre à cause de l’homme parce que les pensées du cœur de l’homme sont mauvaises dès l’enfance et désormais je ne frapperai plus tout être vivant, comme je l’ai fait. Désormais, tant que la terre durera, les semailles, les moissons, le froid, le chaud, l’été, l’hiver, le jour et la nuit ne cesseront point ». Je crois que c’est l’infaillible parole de Dieu et que c’est ainsi qu’il en sera pour Sa création. Le second verset provient de Mathieu, 24. « Il enverra ses anges avec la trompette retentissante et ils rassembleront ses élus des quatre vents, depuis une extrémité des cieux jusqu’à l’autre ». La terre prendra seulement fin lorsque Dieu déclarera que son temps est venu. L’homme ne détruira pas la terre. Cette terre ne sera pas détruite par un déluge. Et j’apprécie qu’il y ait ici des hommes de foi parmi les panelistes, nous pourrons ainsi approfondir le discours théologique de cette position, mais je crois que la parole de Dieu est infaillible, incorruptible et parfaite. [cité dans Stavo-Debauge, 2012, p. 26-27]
Peu après, ce même genre de propos a été énoncé et promu au cœur de la présidence de Donald Trump. En effet, fondateur en 1996 du ministère para-ecclésial Capitol Ministeries, Ralph Drollinger, ancien basketteur professionnel, tenait le même discours que John Shimkus, à ceci près qu’il animait des sessions hebdomadaires d’étude biblique à la Maison-Blanche auxquelles participèrent assidument plusieurs membres du gouvernement. Et pas des moindres : Mike Pence lui-même, Betsy DeVos, Rick Perry, Ben Carson, Jeff Sessions, Scott Pruitt, et d’autres6. Ainsi que l’écrit Tony Keddie dans Republican Jesus :
Chaque semaine, à la Maison-Blanche de Trump, certains des dirigeants les plus puissants du monde se réunissent pour une session d’étude biblique de 60 à 90 minutes dirigée par une organisation évangélique fondamentaliste. Tous les participants ont été choisis par Trump et Pence pour prendre part à ces sessions, dont le but explicite est « d’évangéliser les dirigeants élus ». Étant donné que les dirigeants concernés sont déjà évangélisés, il serait plus exact de déduire – si ces sessions ne sont rien de plus qu’un coup de publicité destiné à la base évangélique de Trump – que leur but est d’enseigner à ces élus des stratégies pour utiliser la méthode GOP [garble-omit-patch7] afin que la Bible soutienne leur politique de droite. [Keddie, 2020, p. 133]
Drollinger est assez typique des évangéliques de la Droite chrétienne et coche toutes les cases des détestations qui les soudent :
Drollinger croit et enseigne que les femmes ne devraient pas servir comme prêtresses ou pasteures ou même enseigner aux hommes adultes (fait-il une exception pour Paula White-Cain ?), que l’avortement est un infanticide plutôt qu’un choix exercé par une femme, que l’homosexualité est une abomination pécheresse […]. En plus de ses opinions conservatrices sur les femmes, la sexualité et les religions non protestantes, Drollinger affirme que la Bible promeut sans équivoque un gouvernement réduit [Small Government], le libre marché et le développement des affaires et du commerce pour le profit privé. L’une de ses études bibliques avance cette affirmation dans un langage clair : « Le Capitalisme de Libre Marché [Free Market Capitalism] est le plan de Dieu pour développer l’économie d’une nation ». [Keddie, 2020, p. 135]
Dans le cadre de cette défense du Free Market Capitalism, le 18 avril 2018, Drollinger a fourni aux éminents membres de son groupe d’étude biblique un texte intitulé « Coming to Grip with the Religion of Environmentalism », recyclant un ensemble de schèmes d’origine kuyperienne et alignant les versets bibliques afin d’encourager le démantèlement des lois environnementales qui gênent les industries extractives. Soit une politique similaire à celle que Pruitt a mise en œuvre, jusqu’à sa démission, à la suite de scandales financiers – démission retardée par ses soutiens évangéliques8 qui se félicitaient de son action, comme le fait d’avoir convaincu Donald Trump de révoquer les accords de Paris sur le climat9. Le texte de Drollinger commence ainsi :
Au cours de notre vie, il y a eu un changement radical dans l’ensemble des croyances religieuses nationales. Essentiellement et malheureusement, l’Amérique est en train de changer de monture : en délaissant la religion chrétienne au profit de celle de l’écologisme radical. Nous sommes en train d’échanger l’adoration du Créateur pour l’adoration de Sa création. Il s’agit d’une terrible et énorme erreur, aux conséquences extrêmes et présageant d’un désastre [p. 1].
Vient alors le renvoi à des versets de Genèse auxquels l’Amérique devrait sa « grandeur » – cette « grandeur » que Donald a promis de recouvrer (Make America Great Again !) :
Ce sont les vérités intemporelles de Genèse 1, 26-31 qui ont éclairé, guidé et dominé la pensée américaine dans le passé. Ne vous y trompez pas, ce sont nos amarres historiques, notre compréhension culturelle et notre obéissance à ce que Dieu dit dans ce passage qui sont au fondement de la grandeur de l’Amérique [p. 1].
Les inquiétudes écologiques et les préoccupations environnementales des « avocats du changement climatique » sont radicalement remises en cause, en ce qu’elles « contredisent ce que Dieu dit à ce propos ». Pour étayer son propos et lui conférer toute l’autorité requise, Drollinger enchaine les citations bibliques (Mathieu 5, 45 ; Genèse 9, 1 ; Psaume 104, 30) qui « contredisent l’idée que l’homme peut à lui seul détruire son habitat terrestre ». Plus encore qu’injustifiées, ses inquiétudes sont même mécréantes car :
Dieu dit qu’Il renouvellera continuellement la face de la terre jusqu’à ce qu’Il forme un nouveau ciel et une nouvelle terre à la fin des temps (Apoc. 21, 1). Durant des millénaires d’histoire climatique, depuis que Ses mots ont été enregistrés, la véracité des promesses de Dieu s’est révélée fiable. Alors, en qui devrions-nous avoir foi ? [p. 2]
Au moyen du lieu commun kuyperien des « visions du monde » (worldviews) en guerre, selon un geste typiquement « présuppositionnaliste » (Gonzalez & Stavo-Debauge, 2015), les soucis écologiques et les savoirs scientifiques qui les instruisent sont amalgamés, dressés en symbole et symptôme d’une « vision du monde » séculière, à la fois nécessairement fausse et immanquablement opposée au christianisme. Accorder crédit aux sciences écologiques et prendre au sérieux le danger environnemental, c’est manifester une impiété, récuser l’autorité de la Parole divine et s’abimer dans une coupable idolâtrie, en adorant la Création plutôt que le Créateur : « Penser que l’homme peut modifier l’écosystème de la terre – quand Dieu reste omniscient, omniprésent et omnipotent dans les affaires courantes de l’humanité – c’est épouser plus que subtilement l’hubris démesurée d’une vision du monde séculière » (p. 2). Mais point d’inquiétude à avoir, écrit Drollinger à l’intention de ses ouailles gouvernementales, qu’il rassérène une fois encore :
Il s’ensuit que nous pouvons tous être rassurés et compter entièrement sur les promesses de Dieu concernant Sa capacité et Sa volonté de soutenir l’écosystème de notre monde. Quelles vérités glorieuses Dieu nous a données ! Elles foutent une raclée aux lubies des théoriciens séculiers qui essaient de nous faire peur avec le réchauffement climatique, ou maintenant, soudainement, avec les inondations ! [p. 2]
Une fois ses ouailles rassérénées, Drollinger va les encourager à ne rien faire qui puisse entraver l’exploitation des ressources naturelles par les industries extractives, là encore en s’armant d’une rafale de citations de versets bibliques, qui illustrent jusqu’à la caricature la célèbre thèse de l’historien Lynn White Jr.10 Après avoir convoqué Genèse 1, 26-31, Drollinger signale que « le Psalmiste en 8, 4-8 renforce l’idée que Dieu a donné à l’homme la domination [dominion] sur Sa création », « l’homme a été créé à l’image de Dieu et a reçu la domination [dominion] sur toute la terre » (p. 3). Le schème des « visions du monde » en guerre s’invite à nouveau dans le texte, en majuscule (littéralement) :
ALORS QUE L’ÉCRITURE ENSEIGNE CLAIREMENT QUE L’HOMME EST LE SOMMET DES DESSEINS ET DE LA CRÉATION DE DIEU, LE BUT ET LA CROYANCE PRIMAIRES DE L’ENVIRONNEMENTALISME RADICAL EST LA PRÉSERVATION DE LA TERRE. Inévitablement, ces visions du monde s’affrontent [clash]. L’idée d’une bonne intendance est certainement inhérente à la vision chrétienne des ressources du monde, mais ce n’est pas suffisant pour les écologistes radicaux, ceux qui, par essence, idolâtrent et adorent la terre ; leur exigence est de limiter le progrès et l’expansion de l’espèce humaine. La terre est le bien le plus élevé dans leur façon de penser, pas l’homme ; et Dieu est pour eux un mythe, au mieux inoffensif, mais potentiellement dangereux [p. 3].
La suite est du même acabit, une enfilade de lieux communs évangéliques et de citations bibliques (Genèse 1, 26-31 et 1-25 ; Psaume 8, 6b et Psaume 115, 16 ; Genèse 1, 26 et 28 ; Genèse 3 ; Genèse 1, 21 et 31 ; Psaume 115, 16 ; 1 Timothée 4, 1-4 ; Romains 1, 21-25) conduisent inexorablement à la conclusion qu’il faut exploiter gaiement les ressources naturelles, car cela plait à Dieu : « Dieu est heureux quand des substances organiques et inorganiques, les moins importantes de la création, sont utilisées au profit de ceux qui ont été créés à Son image » (p. 7). Tout au long de ce texte de huit pages, il est remarquable de voir que Drollinger insiste tout spécialement sur Genèse, ce qui permet de comprendre l’importance du créationnisme pour les évangéliques auxquels il s’adresse. De manière transparente, on voit que le rôle du créationnisme est de sécuriser l’autorité de versets qui confèrent à celui qui les manipule une puissance politique et économique de premier plan, car c’est en Genèse que s’énoncerait un mandat à « régner » et à « soumettre » :
Dans la hiérarchie divine de la création, l’homme est au sommet et doit régner sur toute la création et la soumettre (Genèse 1, 26 et 28). Remarquez ces mots régner et soumettre. Ils définissent comment l’homme doit agir dans son rôle prééminent au sein de la création. Non seulement on lui donne l’identité unique d’être créé à l’image de Dieu, mais il est aussi chargé de régner et de soumettre [p. 5].
Plus encore, ce serait là la manière américaine de faire les choses et donc le secret du succès des États-Unis, qui serait donc comme prophétisé et garanti en Genèse :
C’est fondamentalement cette façon de penser bibliquement fondée qui a accéléré le saut rapide et relativement soudain de l’Amérique vers le leadership mondial. L’innovation de Rockefeller dans l’utilisation de l’essence, un sous-produit de la production d’huile lampante, l’innovation de Carnegie dans l’alliage d’acier et de fer, l’investissement de Morgan dans la création d’électricité, l’exploitation de l’eau par Hoover Dam et son transport par le Metropolitan Water District […] : tous ont donné lieu à des innovations américaines et à la révolution industrielle ! Voilà où je veux en venir : Une telle domination et subordination des ressources naturelles a été en grande partie le fait d’hommes chrétiens dont les esprits et les actions ont été éclairés par Genèse 1 ! Cette subjugation fondamentale des ressources naturelles a ensuite donné naissance à une agriculture moderne et efficace, à la production d’énergie, aux transports, à l’architecture, etc. La tendance actuelle, qui consiste à s’éloigner de cette compréhension biblique, remet radicalement en question le mode de vie américain, notre leadership mondial en matière d’innovation et notre qualité de vie même. […] Pour les Américains, ne pas tenir compte de la Genèse, c’est marcher à reculons [p. 5].
Si je me suis arrêté longuement sur les discours de Shimkus et Drollinger, c’est qu’ils sont exemplaires du genre de choses que l’objection intégraliste entend laisser passer – en accordant de facto et a priori un « laissez-passer » (Hollinger, 2015) à l’expression des convictions religieuses, en tous lieux et sur tous les sujets possibles et imaginables, à quelque niveau décisionnel que ce soit, donc y compris au plus haut niveau de l’exécutif ou du législatif. L’objection intégraliste est précisément destinée à légitimer la capacité de tous – gouvernés et gouvernants, justiciables et juges, sujets juridiques et législateurs, particuliers et fonctionnaires – à prendre des décisions politiques au moyen de raisons strictement et uniquement religieuses, sans avoir à s’appuyer sur des raisons publiques non-sectaires et moins épistémiquement ou moralement douteuses que les plus poétiques (dans le meilleur des cas) ou les plus belliqueux (dans le pire des cas) des versets bibliques11.
Parmi les autres sujets de mobilisation concernés, on compte aussi l’opposition à l’égalité des sexes et sexualités, dont le symbole est la lutte contre l’ouverture du mariage aux couples homosexuels. Les zélateurs académiques de l’inclusivisme ne sont pas muets à ce propos. Outre que plusieurs d’entre eux se sont publiquement opposés au mariage gay, ils se sont collectivement fendus d’une lettre12 adressée à la présidence de l’American Philosophical Association (APA), après que l’association a été incitée à appliquer sa politique anti-discriminatoire et donc à ne plus accepter (ou au moins de signaler) les annonces de postes émanant d’Universités ou de Collèges « chrétiens » qui refusaient d’embaucher des personnes homosexuelles13. Dans les signataires de cette lettre, on trouve la crème de la philosophie analytique de la religion et des partisans de l’inclusivisme : Eberle, Craig, Beckwith, Crisp, Zagzebski, Pruss, Tollefsen, Van Inwagen, Wykstra, Plantinga, Rea, Stump, etc. (y figure aussi McIntyre14). Indûment dite « inclusiviste », la posture endossée par cette brochette de philosophes est bien plutôt le véhicule d’une exclusion, en l’occurrence celle des personnes homosexuelles : ces dernières, tout comme les femmes, ne semblent pas avoir grand-chose à gagner aux avancées du post-séculier (Stavo-Debauge et Roca Escoda, 2016), les plus féroces ennemis du féminisme et des personnes LGBT (Lesbiennes Gays Bisexuelles Trans) se recrutant souvent chez les plus dévots des fidèles des trois monothéismes :
Au cours des siècles, les chefs religieux ont prêché que le devoir premier des femmes est d’obéir. […] À quelques exceptions près, les religions signalent leur manque de confiance dans les vertus ou les capacités des femmes en les excluant de la participation à la classe cléricale [Phillips, 2016, p. 47].
Dans un article tardif, avec le cas de l’opposition au mariage gay, Eberle sort du bois, avouant indirectement à quels « groupes religieux » s’adressait en priorité l’objection intégraliste, dont il a été l’un des principaux hérauts avec Wolterstorff :
La droite chrétienne est l’un des groupes religieux les plus mobilisés politiquement aux États-Unis et ses membres sont généralement politiquement conservateurs. Ainsi, on pourrait s’attendre à ce que les restrictions imposées aux seules motivations religieuses pour les décisions politiques tombent de façon disproportionnée sur les membres de ce groupe – même si les partisans de ces restrictions les décrivent généralement comme politiquement neutres. [N]ous avons constaté que les protestants évangéliques étaient plus susceptibles de violer la doctrine de la restriction lorsqu’ils s’opposaient à la légalisation du mariage homosexuel. Bien que les membres de cette tradition religieuse aient tendance à faire appel à un langage séculier ou à une combinaison de langage séculier et religieux dans les discussions publiques comme moyen de mobiliser un large soutien pour leurs positions […], il semble que des raisons théologiques seules motivent souvent leurs décisions personnelles concernant les politiques à adopter [Beyerlein et Eberle, 2014, p. 257-258].
Ici, contre le pitoyable révisionnisme historique de Joan Wallach Scott (Scott, 2018), il convient aussi de rappeler une chose, qu’elle glisse opportunément sous le tapis pour mieux accuser le « sécularisme » (et non la religion) d’avoir partie liée avec le « sexisme ». Dans les années 1970 et 1980, ce sont des mobilisations explicitement religieuses qui ont fait échouer, contre toute-attente, la ratification de l’Equal Right Amendment (ERA) au niveau fédéral, soit précisément au moment où « la défense du pouvoir patriarcal avait émergé comme un trait distinctif des évangéliques » (Kobes Du Mez, 2020). Kevin M. Kruse et Julian E. Zelizer y insistent eux aussi. Dans cette soudaine et vive opposition à l’ERA, les « défenses des identités de genre traditionnelles étaient particulièrement convaincantes pour les chrétiens évangéliques et fondamentalistes qui croyaient que de tels rôles avaient été déterminés par Dieu » :
De leur point de vue, Dieu avait délibérément donné aux hommes et aux femmes des capacités différentes, tant dans leur corps que dans leur esprit, lorsqu’Il les a créés. Les femmes avaient le devoir de servir leurs maris comme « helpmeets » (une version du terme helpmate, dérivé de la Bible) et étaient contraintes par les vœux du mariage à se soumettre à eux à tout moment. Dans les livres populaires publiés au cours de la décennie, des auteurs évangéliques ont affirmé que la soumission à leurs maris élevait en fait les femmes. Par exemple, dans son best-seller de 1973, The Total Woman, Marabel Morgan affirme que « c’est seulement lorsqu’une femme abandonne sa vie à son mari, le vénère et l’adore, et qu’elle est prête à le servir, qu’elle devient vraiment belle pour lui. Elle devient un joyau inestimable, la gloire de la féminité, sa reine ! » Avec de telles attitudes, il n’est pas surprenant que les chrétiens conservateurs aient joué un rôle central dans les campagnes menées au niveau des États contre la ratification de l’ERA. Dans les États du Midwest comme l’Illinois, l’opposition était à prédominance catholique ; dans les États montagneux de l’Ouest comme l’Utah, le Nevada et l’Arizona, les Mormons dominaient ; dans le Sud, les cellules de STOP ERA étaient majoritairement composées de membres de l’Église du Christ et de baptistes du Sud. Au Texas, par exemple, 98 % des femmes qui ont témoigné contre la ratification appartenaient à une église, et 66 % se décrivaient comme « fondamentalistes protestantes ». Cette opposition conservatrice a effectivement tué l’Equal Right Amendment. Même si l’amendement avait été ratifié en 1977 dans 35 des 38 États requis, le contre-mouvement l’a stoppé dans sa course. [Kruse et Zelizer, 2019, p. 196-197]
Et si je parle ici des femmes, c’est qu’il faut bien sûr aussi compter avec l’opposition à la légalité des interruptions volontaires de grossesse, grande bataille de la Droite chrétienne et autre motif de mobilisation qui a bénéficié substantiellement des apports de l’objection intégraliste, qui encourageait les militants des mouvements anti-avortement et anti-contraception à ne plus se cacher derrière des motifs séculiers et à avancer franchement les sources bibliques et les doctrines théologiques qui animent leur courroux. La chose est bien connue et je l’ai plus d’une fois évoqué. Il en a été beaucoup question durant l’été 2022, à l’occasion du sabotage de Roe v. Wade par les juges chrétiens conservateurs de la Cour suprême. Ayant obtenu la majorité absolue avec le renfort des juges appointés par Trump, ils ont ainsi criminalisé à nouveau les interruptions de grossesse et se sont assis allégrement sur les droits des femmes – au grand bonheur de la Droite chrétienne, qui a immédiatement fait voter des lois extrêmement restrictives dans tous les États de l’Union sur lesquels elle avait la main.
Les convictions religieuses des employeurs contre les droits des employés
Revenons maintenant sur la revendication émise par des employeurs évangéliques (l’affaire Hobby Lobby) d’objecter – au nom de leur foi et de leur « liberté religieuse » – à l’accès de leurs salariées à la contraception, en refusant de souscrire une assurance santé qui couvre le remboursement de certaines pilules (dont la « pilule du lendemain »). Le 30 juin 2014, les cinq juges conservateurs (catholiques) de la Cour suprême ont statué en faveur de ces « revendications intégralistes » (Cohen, 2015, p. 186). Ils ont ainsi reconnu la « liberté religieuse » de l’entreprise Hobby Lobby à s’exempter de la loi commune parce que ses propriétaires et dirigeants croient sincèrement que ces pilules ont des « effets abortifs ». Pourtant, il était scientifiquement avéré que ces pilules n’avaient aucun « effet » de ce genre. En donnant raison à Hobby Lobby, les juges ont donc fait prévaloir la « croyance » des propriétaires de l’entreprise, contre l’avis informé de la communauté scientifique et au détriment de l’administration fédérale :
La communauté scientifique et le droit fédéral définissent la grossesse comme commençant par l’implantation d’un ovule fécondé dans l’utérus d’une femme. […] Les méthodes de contraception qualifiées d’abortives par Hobby Lobby n’opèrent pas après l’implantation et ne provoquent donc pas d’avortement selon la science médicale ou le gouvernement fédéral. [NeJaime et Siegel, 2015, p. 2582]
Ainsi, « en acceptant l’allégation des familles Green […] sur la nature abortive de ces contraceptifs, sans aborder le mérite scientifique de cette allégation, le tribunal a formulé la décision comme un jugement relatif aux convictions religieuses des plaignants, en déterminant que le débat et les résultats scientifiques ne sont pas pertinents » (Von Hagel et Mansbach, 2016, p. 170). Décision lourde, également, car le jugement rendu par la Cour suprême en faveur de Hobby Lobby « franchit une étape sans précédent en exemptant les entreprises commerciales d’une loi de protection des employés au nom de la liberté religieuse des actionnaires » (Pollman, 2016, p. 170). Pourtant, « accorder une exemption religieuse à une entreprise commerciale revient à imposer la foi religieuse de l’employeur à ses salariés », soit « précisément ce contre quoi la clause de non-établissement [du premier amendement de la Constitution] était destinée à les prémunir » (Cohen, 2015, p. 183). Et se pose également la question du dangereux précédent qui est ainsi établi par la Cour :
Si on exempte les Green [propriétaires et seuls actionnaires de Hobby Lobby ]en raison de leur sincère objection religieuse à certains contraceptifs, quelle raison de principe avons-nous de ne pas offrir les mêmes accommodements aux propriétaires d’entreprises Témoins de Jéhovah qui ne veulent pas souscrire une assurance qui couvre les transfusions sanguines, ou à des Scientologues qui ne veulent pas dispenser de soins psychiatriques ? Qu’en est-il des propriétaires d’entreprises qui ont des objections religieuses aux vaccins ? Aux anesthésies ? Aux antidépresseurs ? [Corvino, 2017, p. 217]
Pire encore, « selon la logique de l’argument de la famille Green, toute activité commerciale [all business activity] pourrait être exemptée de n’importe quelle réglementation gouvernementale sur la base de quelconques motifs religieux » (Curtis, 2016, p. 154-155). Et, de fait, cette « décision monumentale » (Sehat, 2022, p. 251) de la Cour suprême a ensuite galvanisé une flopée d’autres employeurs, grands ou petits, qui ont notamment argué de leurs convictions religieuses pour discriminer les personnes LGBT, en toute impunité et avec la conscience tranquille15. Par parenthèse, on notera que cette même version de la « liberté religieuse » a ensuite été utilisée avec succès en 2020 et 2021 devant des cours de justice pour exempter les organismes religieux et para-religieux de l’application des mesures « barrières » durant les premières vagues de la pandémie de Covid-19 : bien des lieux de culte ont pu ainsi rester ouverts pendant le confinement, lors même qu’ils constituaient d’importants foyers épidémiques16.
Participant d’une variété d’affaires dites de « liberté religieuse », qui ont explosé sous (et contre) le second mandat de Barack Obama, la décision en faveur de Hobby Lobby a été largement célébrée par tout le spectre des croyants tendanciellement ou ouvertement intégralistes, aussi bien chez les catholiques que chez les évangéliques, les uns et les autres étant objectivement alliés dans l’orchestration de ces litiges17. Du côté évangélique, dans une de ses nombreuses publications sur ces questions, le CenterforPublicJustice s’est félicité de la décision des juges catholiques de la Cour suprême :
La Cour a innové en reconnaissant que la croyance religieuse est un principe organisateur qui peut façonner des domaines de la vie qui ne sont pas habituellement associés à la religion dans la culture américaine. Étant donné notre tendance à considérer la religion comme étant privée et à la tolérer sur cette base, la reconnaissance du fait que les citoyens cherchent à organiser les entreprises [businesses] selon des lignes religieuses et peuvent compter sur la liberté religieuse pour les protéger est hautement remarquable18.
Je mentionne cette organisation-ci parce qu’elle est d’obédience kuyperienne et que Wolterstorff et Noll siégeaient à son Conseil d’administration au moment de l’affaire – Noll y siège toujours. Longtemps dirigé par Michael Gerson, un ancien speechwriter et conseiller de Georges W. Bush, le Center for Public Justice s’oppose aussi à l’avortement et au mariage entre personnes de même sexe, revendiquant le droit des associations, des églises et des organisations professionnelles à refuser l’entrée (entrance) aux personnes homosexuelles, au nom de la « souveraineté juridictionnelle » propre à ces différentes entités – un prisme kuyperien sur lequel je reviendrai parce qu’il n’est pas étranger à la décision de la Cour suprême en faveur de Hobby Lobby.
Pour prendre la mesure de l’affaire Hobby Lobby, de sa source, de son impact et de ses ramifications, plusieurs remarques s’imposent. D’abord, l’entreprise Hobby Lobby n’est pas un petit commerce de proximité : fondé par la famille Green dans les années 1970, qui en sont toujours propriétaires à 100 %, il s’agit d’une vaste chaine de 822 grands magasins, employant 32 000 personnes, couvrant tout le territoire des États-Unis et au chiffre d’affaires de 4,3 milliards de dollars. Multimilliardaires, les Green ne sont pas non plus des patrons ordinaires, mais des dévots, des « croyants “intégralistes” qui cherchent à vivre tous les aspects de leur vie (personnelle, religieuse, professionnelle) sous l’empire de leurs lois religieuses » (Cohen, 2015, p. 177). L’entreprise des Green contribue d’ailleurs à fournir au mouvement évangélique sa « culture matérielle » (Du Mez, 2018), les objets vendus dans leurs grands magasins sont imprégnés de l’idéologie évangélique (notamment de son sexisme), jusque dans leur présentation et leur placement.
La communication d’entreprise et les activités philanthropiques des Green suivent également fidèlement les préceptes religieux et schèmes théologico-politiques de ce segment du protestantisme américain : ils souscrivent à « l’évangile de la prospérité » (Prosperity Gospel19), dont ils se présentent comme de vivants témoignages, tiennent que les États-Unis sont une nation chrétienne fondée sur l’inerrante Bible20, endossent l’inégalité des sexes et des sexualités, etc. (Moss et Baden, 2017). Ainsi, « à mesure que le procès avançait, et encore plus une fois qu’il a été gagné, les Green sont devenus des célébrités chrétiennes » (p. 10). Toutefois, contrairement au récit qui a été vendu aux médias par leurs avocats et les publicistes du monde évangélique, les Green étaient depuis longtemps célébrés comme d’importants mécènes et héros de la Droite chrétienne et constituaient « des exemples paradigmatiques du type de leaders évangéliques non-ecclésiaux politiquement influents » (ibid.), bien avant l’affaire qui s’est élevée jusqu’à la Cour suprême :
L’image médiatique soigneusement élaborée des Green est inexacte. S’ils sont des héros chrétiens maintenant, ils ont toujours été des héros chrétiens [évangéliques conservateurs]. S’ils sont aujourd’hui des guerriers de la culture [culture warriors], c’était déjà le cas depuis de nombreuses années. Ils n’ont peut-être pas cherché à être sous les projecteurs, mais ils ont toujours eu le désir de convertir la nation. [p. 14]
Quant à la portée politique et légale de cette affaire Hobby Lobby, c’est encore Jean L. Cohen qui a su le mieux la saisir, en démontrant que :
la version du discours sur la « liberté de religion » qui prolifère aux États-Unis et influence la Cour implique l’affirmation de privilèges et d’immunités par rapport au droit civil et constitutionnel, et non de droits égaux ou d’un traitement équitable, en sapant ainsi le paradigme des droits libéraux et en menaçant les réalisations du constitutionnalisme démocratique. [Cohen, 2015, p. 171]
Si la « liberté religieuse » s’avance au titre d’une demande d’accommodement au « pluralisme religieux », c’est en masquant une plus radicale revendication de « souveraineté » et d’autonomie juridictionnelles, concurrentes à l’État de droit et opposées aux lois civiles. Comme l’écrit Cohen, « la structure profonde de ce genre d’accommodements n’est pas une question d’autolimitation du gouvernement, mais plutôt de déférence du gouvernement envers la juridiction d’un autre souverain » (p. 200), en l’occurrence Dieu, par l’entremise de ses représentants terrestres, l’Église, ses fidèles et les « personnes morales » qu’ils constituent, y compris sous forme d’entreprises commerciales. Dès lors, « malgré les efforts des partisans des accommodements religieux pour rallier le libéralisme à leur cause, leur interprétation juridictionnelle de l’autonomie religieuse est contraire au constitutionnalisme libéral ». En effet :
L’invocation du Premier Amendement pour justifier leurs demandes d’accommodement général est malhonnête parce que la garantie constitutionnelle n’est pas considérée comme la source légale de la liberté religieuse, comme c’est le cas dans une interprétation libérale. À leurs yeux, elle est plutôt interprétée comme la reconnaissance d’un autre ordre juridique et d’un autre occupant légitime de l’espace souverain. Les dévots pensent ce qu’ils disent quand ils arguent que « l’autonomie religieuse est plus qu’un droit au libre exercice de la religion ». En effet, selon eux, il ne s’agit même pas du tout d’un droit libéral, mais plutôt d’une revendication de souveraineté existentielle qui fait référence à une autorité supérieure transcendante, laquelle sous-tend ultimement la liberté religieuse. [p. 207]
La « liberté religieuse » n’est donc pas traitée comme un « droit libéral ordinaire » mais se voit interpréter « comme une immunité corporative comportant des privilèges – associés à l’autonomie juridictionnelle – tels que le droit d’identifier (de faire) une loi supérieure et d’y obéir, même lorsqu’elle entre en conflit avec le droit civil », mais aussi « d’être par avance exempté des lois civiles empiétant sur la religion » (p. 205). De fait, telle est :
la logique qui sous-tend « l’autonomie de l’Église » invoquée par […] Hobby Lobby dans l’attribution contradictoire de la liberté religieuse à une personne morale créée par le droit commercial ordinaire, mais à laquelle les convictions religieuses de ses propriétaires sont ostensiblement transmises. [ibid.]
Ce qui est ainsi discrètement « ressuscité », écrit Cohen, « c’est l’ancienne théorie des “deux mondes”, des domaines juridictionnels séparés, divisés entre deux corps constitués également souverains et autonomes […] – l’Église (Dieu) et l’État (Roi) ». « Théologique », « cette théorie de la séparation juridictionnelle des deux mondes » est « fondée sur l’idée que Dieu est la source ultime d’autorité pour les deux royaumes (regnum et sacerdotium) » (p. 176). En « invoquant l’ancienne théorie des deux royaumes et en tirant l’idée de la liberté de conscience religieuse (ou de l’intégrité éthique) de l’autonomie de la communauté religieuse organisée en corporation », les partisans de cette approche « font revivre des théologies politiques médiévales de la corporation et de la souveraineté développées au lendemain de la révolution papale des 11e et 12e siècles » (p. 190-191).
Des kuyperiens à la manœuvre : la théorie des « sphères de souveraineté »
Si le diagnostic est juste, Cohen rate une des sources de ces sournoises attaques du principe de la sécularité de l’État de droit libéral. Ni médiévale ni catholique, cette source est singulièrement plus en phase avec les évangéliques conservateurs américains – qui sont après tout au principe de l’affaire Hobby Lobby. Une fois encore, il s’agit de Kuyper, dont se réclame Paul Horwitz, l’un des théoriciens phare de cette nouvelle conception « institutionnaliste » de la « liberté religieuse » (Horwitz, 2009 ; 2013), et que Cohen ne manque d’ailleurs pas de mentionner (Cohen, 2015, p. 205). Si P. Horwitz a célébré le « moment Hobby Lobby » (Horwitz, 2014), c’est qu’il y a vraisemblablement vu la mise en acte de la théorie kuyperienne des « sphères de souveraineté », dont il se faisait l’avocat depuis plusieurs années21. Mais Horwitz n’était pas le premier à assurer la promotion de Kuyper dans le champ du droit et auprès des juristes et magistrats conservateurs. Antérieurement, Wolterstorff a lui aussi fait la publicité de l’approche kuyperienne pour les questions de « liberté religieuse ». Et Wolterstorff n’en a pas parlé n’importe où et à n’importe qui ! En effet, c’est auprès des membres d’une très puissante organisation conservatrice américaine qu’il s’est exprimé : la Federalist Society, qui l’a accueilli le 14 mars 2008, lors d’une journée intitulée « The Things That Are Not Caesar’s : Religious Organizations as a Check on the Authoritarian Pretensions of the State ».
Le lieu et l’auditoire de la communication de Wolterstorff ne sont pas sans importance22. La Federalist Society ne bénéficie pas seulement d’un impressionnant réseau de magistrats et de juristes, d’une implantation au sein d’un nombre élevé d’universités et de facultés de droit, ou encore d’une redoutable capacité à placer des gens acquis à son idéologie à tous les échelons du système politique et juridique américain. En sus, elle a aussi la haute main sur les nominations à la Cour suprême. Pour remplacer Antonin Scalia (mort le 30 février 2016), Anthony Kennedy (démissionnaire le 31 juillet 2018) et Ruth Bader Ginsburg (décédée le 18 septembre 2020), Donald Trump a pioché dans une liste de candidats préalablement sélectionnés par la Federalist Society. Si la Federalist Society s’efforçait jusque-là d’agir avec une relative discrétion, Trump lui a très publiquement « sous-traité » le choix des candidats aux postes vacants – en comptant les cours inférieures, Trump a hérité de 109 postes à pourvoir au début de son mandat ! La Federalist Society ne s’est pas fait prier pour s’acquitter de cette tâche avec diligence, sous la férule de son vice-président exécutif, Leonard A. Leo, « un catholique dévot ultra-conservateur23 ». Avec les trois nouveaux juges nommés durant le mandat de Trump, ce sont donc maintenant six membres de la Federalist Society qui siègent à la Cour suprême : John Roberts, Clarence Thomas, Samuel Alito, Neil Gorsuch, Brad Kavanaugh et Amy Coney Barrett. Et tous étaient des alliés objectifs de la Droite chrétienne, qui comptait bien parvenir à renverser enfin la décision Roe v. Wade et qui guignait l’obtention d’une majorité conservatrice à la Cour suprême depuis la création de la Moral Majority, au moins. Là encore, John Fea résume bien cette stratégie, maintenant ancienne, mais au cœur du quasi-contrat noué entre les évangéliques et Trump :
[L]e contrôle de la Cour suprême est essentiel. Selon la Droite Chrétienne, la fracture du consensus chrétien au fondement de la nation s’est produite aux mains de juges libéraux non élus comme Hugo Black, dont les décisions ne pouvaient être annulées que par de nouveaux juges qui devaient être désignés et nommés par des représentants élus des deux branches du gouvernement fédéral. […] Le but est d’adopter des lois chrétiennes […] et d’exiger que tous vivent sous leur autorité. [Fea, 2018, p. 118-119]
Pendant la campagne, Fea tient que « Trump a réussi son plus beau coup le 18 mai. Ce jour-là, le futur candidat du GOP a publié les noms de onze juges qu’il envisageait de nommer à la Cour suprême. Ce geste sortait tout droit du manuel de stratégie. […] Le 13 juillet 2016, le Pew Research Center a publié une étude montrant que les évangéliques se ralliaient à Trump » (p.127-128). Les frasques de Trump importaient peu aux évangéliques, aucune de ses conduites n’allait y changer quoi que ce soit, « le manuel de stratégie était clair sur ce point : la moralité de Trump n’avait tout simplement pas autant d’importance que la possibilité de s’emparer d’un siège à la Cour suprême » (p. 131-132).
Mais revenons à la journée « The Things That Are Not Caesar’s : Religious Organizations as a Check on the Authoritarian Pretensions of the State » et remarquons qu’elle n’a pas été organisée à la seule initiative de la Federalist Society. Comme le programme l’indiquait24, outre le Center for Religion and The Constitution, cette journée de réflexion a été co-organisée avec l’Alliance Defend Fund (ADF) et le cabinet Stradley Ronon Stevens & Young LPP, très impliqués dans le montage de l’affaire Hobby Lobby et de litiges similaires25. En fait, c’est l’Alliance Defend Fund qui a représenté les propriétaires de Hobby Lobby et donc plaidé en leur faveur devant la Cour suprême. La décision Burwell c. Hobby Lobby Stores, Inc. est donc très clairement la victoire de l’ADF, et par extension la victoire du camp des évangéliques conservateurs, qui en sont à l’origine26 et qui n’ont jamais cessé d’en tenir les rênes.
Se débarrasser explicitement de la « métaphore » de la « séparation »
Lors de son intervention en 2008, Wolterstorff n’a fait qu’évoquer les bénéfices des œuvres et de l’action de Kuyper pour « l’autonomie de l’Église » et la « liberté religieuse », mais il a été très vite rejoint par Horwitz, lui-même fréquent contributeur aux activités de la Federalist Society27. La même année, Horwitz a en effet déployé une perspective très nettement articulée aux revendications des chrétiens conservateurs et à leur récent engouement pour la sécurisation de « droits collectifs » (group rights) en matière de « liberté religieuse28 ». Dans la construction de cette perspective, Horwitz s’appuie sur la théorie kuyperienne des « sphères de souveraineté », à laquelle il a consacré un long texte de 74 pages (Horwitz, 2008), qui sera ensuite publié dans la Harvard Civil Rights-Civil Liberties Law Review, sous une version plus courte, mais avec le même titre : « Churches as First Amendment Institutions : Of Sovereignty and Spheres » (Horwitz, 2009). Dans cet article, Horwitz montre un vif enthousiasme pour la « métaphore » fournie par Kuyper, appelant les juristes, magistrats et justiciables à s’en inspirer. Horwitz ne parle pas des métaphores à la légère. Pour lui, elles sont des outils de mobilisation, de configuration des « discours politiques » et d’interprétation de la Constitution. Il l’énonce dès le début de son article, annonçant vouloir se débarrasser de la métaphore du « mur de séparation », au profit d’une autre métaphore.
Les mouvements [politiques] ont besoin de métaphores. Chaque époque […] exige sa propre imagerie et sa propre façon de comprendre et de résoudre les problèmes qui l’assaillent. Les métaphores « façonnent et créent le discours politique ». La Constitution des États-Unis et ses éléments constitutifs ont été un terrain fertile pour la production de métaphores. Le premier amendement a été une source particulièrement fructueuse d’arguments métaphoriques. […] Les métaphores sont particulièrement épaisses dans le domaine de la loi et de la religion. La métaphore la plus importante et la plus controversée pour comprendre l’interaction entre l’Église et l’État a été la description de Thomas Jefferson de la Clause d’Établissement comme « la construction d’un mur de séparation entre Église et État ». Les intellectuels se sont demandé si le « mur de séparation » se comprenait mieux selon l’orientation largement séculière de Jefferson ou selon l’orientation religieuse de Roger Williams, qui a écrit sur les dangers pour la religion d’« ouvrir une brèche dans la haie ou le mur de séparation entre le jardin de l’église et le désert du monde ». Et ils se sont disputés sur son utilité pour résoudre les conflits entre les entités religieuses et l’État. Quelle que soit la position de chacun dans ce débat, il est facile de sympathiser avec l’idée que la métaphore du « mur de séparation » est devenue une barrière symbolique à une compréhension plus profonde de la relation riche et complexe entre l’Église et l’État. Dans cet article, je cherche une nouvelle métaphore. Ce faisant, j’adopte une nouvelle façon de penser les questions de droit et de religion. En particulier, je me concentre sur un sujet de plus en plus important […] : le rôle et le statut constitutionnel des entités religieuses. [p. 80-81]
Et que propose-t-il pour enjamber la « barrière symbolique » de « la métaphore du “mur de séparation” » ? Il avance la métaphore kuyperienne des « sphères de souveraineté » :
La source première de la métaphore que je propose ici ne se trouve ni dans la pensée constitutionnelle américaine ni dans la pensée constitutionnelle anglaise. Elle s’inspire plutôt de la théologie et de la politique de la Hollande du XIXe siècle. Son auteur principal est un personnage un peu obscur pour les facultés de droit américaines, mais bien connu au-delà : le théologien, journaliste et homme politique néo-calviniste néerlandais Abraham Kuyper. La métaphore dérive de la contribution intellectuelle de Kuyper à l’étude des rapports entre religion et politique – sa doctrine de « Souvereiniteit in Eigen Kring », ou « souveraineté de sphère ». La souveraineté de sphère est l’idée que la vie humaine est « différenciée en sphères distinctes », chacune comportant « des institutions pourvues de structures d’autorité spécifiques à ces sphères ». Selon cette théorie, ces institutions sont littéralement souveraines dans leur propre sphère. Chacune de ces sphères, qui comprennent des entités religieuses mais en embrassent d’autres, a sa « propre autorité donnée par Dieu [God-given authority]. [Aucune] n’est subordonnée à l’autre ». [p. 83]
Et l’enthousiasme d’Horwitz ne faiblira pas. Quatre ans plus tard, dans son livre First Amendment Institutions, où le nom de Kuyper apparait 46 fois, Horwitz estime toujours que « le travail de Kuyper a une quantité surprenante de choses à nous apprendre sur le traitement des entités religieuses en tant qu’institutions du Premier Amendement » (Horwitz, 2013, p. 177). Selon cette théorie, si l’État est une sphère de souveraineté, ce n’est pas la seule : l’État n’est en effet que « l’une des sphères, et une sphère limitée qui plus est » (p. 193), une sphère dont il faut aussi toujours se méfier, car « l’État a une tendance “à envahir toute la vie sociale, à la soumettre et à l’arranger de façon mécanique” », ajoute-t-il en citant Kuyper (p. 178).
Évidemment, l’une des sphères de souveraineté sur laquelle l’État n’a pas autorité à intervenir est l’Église – ou plutôt les Églises, au sens large, c’est-à-dire les croyants et leurs différentes corporations, institutions, associations et entreprises, qu’elles soient para-ecclésiales ou commerciales. Horwitz suit donc Wolterstorff, qui avait insisté devant son auditoire de la Federalist Society sur le fait que « la légitime autonomie de l’Église constituait, aux yeux de Kuyper, une limite fondamentale à l’expansion de l’État » – tout l’intérêt de la « doctrine des sphères de souveraineté » tiendrait même à « l’extraordinaire limite » qu’elle oppose à « l’agrandissement de l’autorité de l’État » (Wolterstorff, 2009, p. 112). Dans son livre, tout comme dans ses articles, Horwitz approuve : « L’État ne peut pas interférer dans le pluralisme religieux, parce qu’il est incompétent pour déterminer ce qui constitue la véritable Église et parce que les affaires de l’Église tombent en dehors de sa juridiction » (Horwitz, 2013, p. 178).
Contester la juridiction de l’État et fournir aux croyants un droit à discriminer leurs prochains
Ici, « juridiction » est le mot important. Comme Cohen l’a souligné, c’est bien ce qui est en jeu avec ses nouvelles revendications de « liberté religieuse » émises par les croyants les plus conservateurs, qui ne demandent pas tant la reconnaissance d’un droit individuel à l’exercice d’un culte ou d’une pratique religieuse, mais réclament plutôt une « autonomie juridictionnelle », un pouvoir souverain sur des domaines et territoires qu’ils souhaitent arracher à la souveraineté légale de l’État afin d’être préservés de ses lois et de sa compétence juridictionnelle. Avec la « liberté religieuse » ainsi définie, l’État est appelé à reconnaître la « souveraineté des ordres juridiques religieux non-étatiques » et il lui faudrait en sus les traiter « avec la dignité due à un autre souverain » : « un autre souverain » à qui échoit un « domaine de gouvernance autonome », « immunisé contre les réglementations étatiques », dont « l’autonomie, les prérogatives et le statut » proviendraient d’une « autorité supérieure non civile » (Cohen, 2015, p. 194-195) – de Dieu autrement dit, seul véritable garant et unique souverain légitime. Et les conséquences sont lourdes, car « considérer ainsi les garanties constitutionnelles de la liberté religieuse revient à dé-séculariser l’État civil jusque dans ses plus profondes fondations ». En un sens, « si ce projet était amené à réussir, il nous ferait sortir du continent de la démocratie constitutionnelle et nous conduirait sur le terrain […] de la théocratie constitutionnelle », mais « c’est certainement le but de la bourgeonnante littérature sur la religion-en-tant-que-souveraine » (p. 204-205).
De fait, c’est précisément là que conduit le soi-disant pluralisme des sphères de souveraineté de Kuyper, et c’est justement ce qui fait sa force aux yeux d’Horwitz : offrir « une vision d’un ordre juridique dans lequel les institutions intermédiaires indépendantes et juridiquement autonomes, y compris l’“Église”, sont des éléments vitaux d’une société fonctionnant correctement » (Horwitz, 2013, p. 183). Tous les efforts de Kuyper consistaient justement à « contester la suprématie de l’État démocratique libéral sur “l’Église” » (Cohen, 2015, p. 194) : « État démocratique libéral » que le théologien et homme politique hollandais voyait comme une « pieuvre29 qui étouffe toute vie » (Horwitz, 2009, p. 83). D’où son ardente volonté de faire en sorte que les « entités religieuses substantiellement autonomes, opérant selon leurs propres buts et dans leur sphère propre » soient « immunisées contre la réglementation étatique » (Horwitz, 2013, p. 184) : « chaque sphère a “son propre ensemble de fonctions et de normes particulières”, et toutes sont l’expression de la souveraineté ultime de Dieu » (p. 179). Wolterstorff l’énonçait déjà en 2008 devant des magistrats de la Federalist Society et des avocats de l’ADF, citant la prose de Kuyper :
Toute autorité à donner des directives à nos semblables est fondée, en fin de compte, sur l’autorité de Dieu à donner des directives aux êtres humains. […] « L’autorité sur les hommes ne peut venir des hommes. Quand Dieu me dit “obéit”, alors je baisse la tête humblement, sans pour autant compromettre le moins du monde ma dignité personnelle d’homme. Tandis que vous vous humiliez en vous prosternant devant un enfant […], vous vous élevez en vous soumettant à l’autorité du Seigneur au ciel et sur la terre ». Sous toutes ses formes, l’autorité humaine est au fond une autorité divinement déléguée. Dieu, notre « Souverain suprême », délègue son autorité aux êtres humains, de sorte qu’on ne rencontre jamais directement Dieu Lui-même dans des choses visibles, mais on voit toujours sa souveraine autorité s’exercer dans une fonction humaine. Un corollaire important pour Kuyper, c’est que le critère des bonnes et des mauvaises directives est la volonté de Dieu pour la vie dans cette sphère, en ce moment et en ce lieu. Les bonnes directives sont celles qui se conforment aux « ordonnances » de Dieu, les mauvaises directives sont celles qui ne s’y conforment pas. Toute l’humanité « doit exister dans la gloire [de Dieu] et selon Ses ordonnances, afin que Sa divine sagesse resplendisse […] quand ils marchent selon Ses ordonnances. » [Wolterstorff, 2009, p. 110-111]
Avant d’avoir croisé l’œuvre de Kuyper30, Horwitz accordait déjà une autonomie élevée aux entités religieuses, en raison de son cadre de pensée institutionnaliste. Mais, comme il l’écrit dans la Harvard Civil Rights-Civil Liberties Law Review, la doctrine kuyperienne permet de leur conférer une plus vaste « immunité légale », d’« endiguer les actions officielles qui sapent l’intégrité de la religion », de reconnaître aux citoyens le « droit général » de tenir l’État en dehors de la « juridiction propre » de l’Église et de renforcer « la capacité des contribuables à appliquer la Clause d’Établissement, précisément pour préserver et maintenir l’intégrité des entités religieuses en tant que sphères souveraines » (Horwitz, 2009, p. 130). Avant de voir en quoi cet article a pu servir aux avocats de Hobby Lobby, notons une curieuse transformation entre deux versions de « Churches as First Amendment Institutions : Of Sovereignty and Spheres », premier texte d’Horwitz dédié aux apports de Kuyper et écrit dans la foulée de la communication de Wolterstorff à la Federalist Society31. Dans la première version mise en ligne en 2008 sur le site de la SSRN, Horwitz ne cache rien du caractère distinctement théocentrique – et tendanciellement théocratique – de la doctrine kuyperienne :
Kuyper a donc cherché à restaurer Dieu en tant que seul souverain légitime et ultime. Tout argument purement humain en faveur du pouvoir souverain, qu’il soit fondé sur la force des armes ou sur le contrat social, est insuffisant : « L’autorité sur les hommes ne peut provenir des hommes […] Sur la terre, l’autorité des gouvernements s’origine uniquement dans la souveraineté de Dieu ». Cela ne signifie pas que l’État soit illégitime ; comme Calvin avant lui, Kuyper voyait dans le règne des « magistrats » un moyen divinement ordonné de gouverner l’humanité après la Chute [postlapsarian]. Mais leur autorité existe uniquement parce que Dieu « délègue son autorité aux êtres humains ». En particulier, Kuyper voit l’autorité divine comme étant répartie entre un triple éventail de souverains : l’État, la société et l’Église. Ce sont des « sphères séparées », souligne Kuyper, « chacune avec sa propre souveraineté ». Ces concepts requièrent quelque élaboration. [Horwitz, 2008, p. 27]
Dans la seconde version, publiée dans la revue de Harvard, Horwitz élimine un gros morceau de l’extrait cité ci-dessus, écrivant seulement : « Kuyper voit ainsi l’autorité divine déléguée à un triple éventail de souverains : l’État, la société et l’Église. Il souligne qu’il s’agit de “sphères distinctes, chacune avec sa propre souveraineté”. Ces concepts requièrent quelque élaboration » (Horwitz, 2009, p. 95). Horwitz ne signale donc plus que cette fameuse doctrine des « sphères de souveraineté » cherchait donc aussi – et peut-être avant tout – à « restaurer » l’autorité de Dieu, « seul souverain légitime et ultime ». Horwitz maintient bien que toutes les sphères sont des « expressions de la souveraineté suprême de Dieu », mais il n’insiste pas outre mesure, car il entend présenter la doctrine de Kuyper sous le jour d’un authentique « pluralisme32 » : un pluralisme certes « ordonné et divisé », mais un pluralisme malgré tout, car « chaque sphère, si elle agit de manière appropriée, doit rester souveraine, intouchable » (p. 98). Dans une note de bas de page, pour illustrer ce caractère ordonné, Horwitz renvoie « à l’une des plus fameuses phrases de Kuyper » : « “Aucun élément de notre monde mental ne doit être hermétiquement isolé du reste, et il n’y a pas un centimètre carré dans tout le domaine de notre existence humaine sur lequel le Christ, qui est Souverain sur tous, ne crie pas : ‘C’est à moi !’ [Mine !] ” » (p. 98).
Cette phrase très connue invite plutôt à douter du réel pluralisme de l’ensemble conceptuel ainsi agencé – surtout quand on sait à quel point elle est prisée des évangéliques conservateurs les plus politisés, qui la répètent souvent comme un mantra à l’arrière-goût revanchard33 – même s’il est vrai que certains kuyperiens censément de gauche, comme Matthew Kaemingk34, tendent à y lire que « Kuyper soutenait que Christ seul contrôlait souverainement les nations et leurs divers espaces sociaux. Christ seul, et non le gouvernement […]. Christ seul contrôlait la nation, et non les chrétiens » (Kaemingk, 2018, p. 46).
Dans l’article d’Horwitz, cette phrase vient plutôt en appui à la revendication d’une plus grande « immunité » et d’un plus ample pouvoir « juridictionnel » des « entités religieuses » : le gouvernement civil et les tribunaux ne peuvent y « faire intrusion », car « chacune partage la même autorité divine qui anime l’État lui-même », lequel « ne peut “ni ignorer, ni modifier, ni perturber le divin mandat dans lequel [elles] s’inscrivent” » (Horwitz, 2009, p. 96). La doctrine des sphères de souveraineté se trouve donc clairement mobilisée pour « contraindre l’État », « en limitant son rôle » et « en l’empêchant de devenir une pieuvre suffocante » (p.107). Horwitz ne cache pas non plus qu’il « définit les “entités religieuses” de manière large », que son « hypothèse de départ » est « qu’elles devraient généralement être traitées comme souveraines, ou autonomes » (p. 114), que le « territoire souverain des entités religieuses » s’oppose donc « au territoire souverain de l’État » et que « les tribunaux devraient autoriser les entités religieuses à résoudre leurs propres disputes selon les normes qu’elles ont choisies pour se gouverner elles-mêmes » (p. 117).
La première chose qui intéresse Horwitz, c’est d’étendre singulièrement l’« exemption ministérielle » (ministerial exemption), une formule de la jurisprudence qui exempte déjà les entités religieuses d’avoir à se soucier du droit anti-discriminatoire dans leurs procédures de recrutement et de licenciement35, ce qui les prémunit par avance contre tout éventuel litige – privant du même coup les candidats et employés de tout recours contre d’injustes traitements puisqu’ils ne peuvent accéder aux ressources de la législation anti-discriminatoire :
Si les entités religieuses doivent fonctionner comme des institutions souveraines, elles ont besoin d’un degré substantiel d’autonomie pour prendre leurs propres décisions quant aux personnes qu’elles embauchent et licencient : « L’Église ne peut être forcée de tolérer en son sein une personne qu’elle se sent obligée d’expulser de son cercle ». On pourrait soutenir que seules les décisions en matière d’emplois qui sont véritablement religieux relèvent de la sphère propre de la souveraineté religieuse, et que toute décision fondée sur des facteurs extrinsèques tels que la race ou le sexe ne relève pas du champ d’application de cette souveraineté. Cet argument est erroné pour un certain nombre de raisons. Premièrement, l’activité elle-même – embaucher ou congédier un employé d’une organisation religieuse – demeure pleinement au cœur de l’activité de la souveraineté religieuse, même si les motifs d’une telle décision sont douteux. Deuxièmement, pour déterminer si le motif de l’embauche ou du congédiement d’une personne est vraiment extrinsèque aux activités religieuses de l’organisation religieuse, il faudrait que les tribunaux prennent des décisions pour des cas où « les données du jugement font défaut au gouvernement ». Troisièmement, tout recours de l’État porterait atteinte à la souveraineté religieuse […]. La réintégration d’un employé, ordonnée par un tribunal, exigerait que l’entité religieuse « tolère » non seulement un membre, mais aussi un ministre ou un autre employé essentiel, « que [l’Église] se sent obligée d’exclure de [son] cercle ». [p. 119]
Et comme si ce véritable blanc-seing à discriminer ne suffisait pas, Horwitz ajoute que l’immunité des entités religieuses doit être comprise « d’une manière large », ce qui signifie que « les tribunaux ne devraient pas être tenus d’examiner de trop près l’affirmation d’une institution religieuse selon laquelle un employé occupe effectivement un poste qui remplit une fonction religieuse » (p. 120). On ne peut pas reprocher à Horwitz de ne pas être franc du collier : « l’approche des sphères de souveraineté […] favorise l’extension de la doctrine courante relative à l’exemption ministérielle » (ibid.), là est sa force. Et Horwitz n’est pas même désarmé par le « problème Bob Jones » – fameux cas de la Bob Jones University (BJU), fondée par le pasteur évangélique Bob Jones Sr. Ayant, dans sa jeunesse, « fait l’éloge du Ku Klux Klan en tant que rempart protégeant l’Amérique blanche protestante » (Huntington, 2021, p. 20), il refusera d’inscrire des étudiants noirs jusqu’en 1971, et interdira les mariages mixtes et les relations sexuelles interraciales en 1976 – ce qui amena l’État à réagir la même année, en retirant à la BJU les privilèges fiscaux dont bénéficient les organisations religieuses, l’affaire arrivera devant la Cour suprême en 1983 ; mais malgré sa défaite, la BJU maintiendra sa politique raciste jusqu’en 2000. Aux yeux de Horwitz, cette affaire – qui mobilisera la Droite chrétienne et les instances du monde évangélique (Sehat, 2022) – n’apparait pas comme spécialement problématique, et elle ne justifiait en tout cas pas d’attenter à la « souveraineté » de « l’entité religieuse » en cause36, la BJU, qui n’était pourtant pas une « église » :
On peut, bien sûr, déplorer de tels actes de discrimination, surtout lorsqu’ils ne sont pas profondément enracinés dans les politiques religieuses d’une institution particulière. Une réponse quelque peu tiède à ce problème est que le cas Bob Jones ne relevait pas seulement d’affaires internes ; mais concernait aussi le fait de savoir comment appliquer les lois fiscales du pays. Une approche kuyperienne [...] irait plus loin et suggérerait que les tribunaux ne sont pas compétents pour intervenir, au moins dans certains cas. Cela ne signifie pas que les entités religieuses elles-mêmes sont à l’abri de toute influence morale interne ou externe ; cela signifie qu’en l’absence de circonstances extraordinaires, ces désaccords devraient être autorégulés. [Horwitz, 2009, p. 120]
Si « les entités religieuses sont protégées » et si « l’État n’a pas le droit d’interférer dans les décisions de l’Église en matière d’emploi », c’est « parce que les affaires de l’Église ne sont pas les affaires de l’État : il n’a tout simplement aucune juridiction pour examiner ces questions [it simply has no juridiction to entertain these concerns] » (p. 121). On voit là les bienfaits de cette approche pour les juristes qui ont plaidé pour le compte des Green ou pour d’autres dévots enclins à discriminer leurs employés ou leurs clients en s’abritant derrière des raisons religieuses afin de n’avoir aucun compte à rendre et de se prémunir contre l’application du droit anti-discriminatoire et du principe constitutionnel d’égalité. Droit et principe que certains États aux mains de la Droite chrétienne (notamment un État aux mains de Mike Pence, l’ancien vice-président des États-Unis) tentèrent (et tentent encore) tout simplement de suspendre pour les personnes LGBT, au nom de la protection de la « liberté religieuse » des croyants :
En mars [2016], la Caroline du Nord a adopté une loi obligeant les personnes transgenres à utiliser des toilettes correspondant au sexe sur leur acte de naissance. La même loi a également révoqué le droit d’intenter des poursuites en justice en invoquant une loi anti-discrimination de l’État. Peu après, le Mississippi a adopté une loi encore plus large, qui permet aux gens et aux institutions de refuser des services aux personnes homosexuelles en raison de leurs convictions religieuses. [...] Comme l’a dit le commentateur [évangélique] David French, l’émergence d’une protection juridique pour les personnes LGBT représentait « la destruction des droits civils des croyants au nom du bien-être des extrémistes ». Selon les conservateurs, [c]es lois et actions protégeant les entreprises chrétiennes d’avoir à servir, à embaucher ou à s’accommoder des personnes homosexuelles ont été conçues pour défendre la liberté religieuse. [Sehat, 2016, p. 1-2]
En 2018, Agnes Chiu, professeur de théologie systématique et avocate, ancienne thésarde de Richard Mouw (un évangélique censément de gauche) et partisane du Mouvement de la théologie publique37, salue le rôle du Mouvement juridique conservateur – et de la Federalist Society en particulier – qui aurait réussi à « faire prendre conscience à la communauté chrétienne de l’importance de la loi et de la nomination des juges à la Cour suprême », ajoutant que « le soutien de la communauté évangélique au président Trump » fournit « la preuve de l’impact de ce mouvement » (Chiu, 2018). L’enjeu était d’importance en raison « de la bataille qui a divisé la culture américaine depuis de nombreuses années », la « bataille sur les mariages homosexuels », qui s’est soldée par une défaite des chrétiens. Avec la décision Obergefell c. Hodges, qui « a statué que le droit au mariage est un droit fondamental protégé par la clause de protection égale du 14e amendement », « l’orientation sexuelle est devenue l’un des motifs protégés par la Loi sur les droits civils et le 14e amendement ». Suite à cette décision, « les droits religieux et les droits à la parole de ceux qui s’opposent à l’homosexualité en raison de leurs convictions religieuses » sont en danger. Si A. Chiu se félicite du rôle du Mouvement juridique conservateur, c’est précisément parce qu’il « été à l’avant-garde pour galvaniser la communauté religieuse afin qu’elle lutte contre cette tendance ». L’heure est grave, prévient Chiu :
Quelqu’un peut-il légitimement revendiquer la protection de la liberté de religion et de la liberté d’expression pour des discours qui pourraient être discriminatoires à l’égard de personnes ayant une orientation homosexuelle ? À la lumière de l’affaire Obergefell, l’extension logique est que quiconque affirme que l’homosexualité est un péché peut éventuellement être reconnu coupable de violation du 14e amendement et de discrimination illégale contre les homosexuels. Cette bataille s’est déjà déroulée sur les campus universitaires où les groupes conservateurs sont découragés de s’exprimer. Dans des moments comme celui-ci, les décisions à venir de la Cour suprême sont vitales et pourraient changer la donne pour l’engagement des chrétiens dans la théologie publique. [...] Le Mouvement juridique conservateur et la reconnaissance croissante de la théologie publique fournissent l’apport indispensable d’un programme chrétien dans la société américaine. La Cour suprême assure l’espace et la liberté pour exprimer cette position théologique conservatrice. [Chiu, 2018]
En 2009, Horwitz s’attachait bien à anticiper et à répondre à des « problèmes » de ce genre, notamment lorsqu’il étendait son propos à des revendications individuelles, qui n’engagent donc pas des entités religieuses organisées, et moins encore des Églises au sens ordinaire du terme. Pour Horwitz, l’approche des sphères de souveraineté doit en effet pouvoir s’appliquer à des « revendications individuelles » relatives à des demandes d’« accommodements religieux », pour deux raisons. D’abord parce qu’« il est difficile de distinguer une pratique religieuse individuelle des pratiques religieuses du groupe » auquel le croyant appartient. Ensuite parce qu’il serait « intenable » d’« arguer en faveur de l’autonomie religieuse des groupes sans [...] accorder de similaires exemptions aux individus » (Horwitz, 2009, p. 125), lesquels doivent donc bénéficier « des mêmes accommodations » (p. 126) : ce que la loi ou la jurisprudence accordent au groupe (c’est-à-dire à l’entité religieuse) doit donc être accordé au croyant, en tant qu’individu membre du groupe – ou même en tant que membre d’une « famille38 », autre sphère de souveraineté d’importance (Wolterstorff, 2009).
Autrement dit, si l’Église – ou l’entité religieuse organisée – peut discriminer les gens sans jamais être inquiétée (en raison de l’exemption ministérielle), ses membres le peuvent également, chaque croyant étant, au fond, lui-même une entité religieuse, quel que soit le lieu où il se trouve et quelle que soit l’activité à laquelle il s’engage. Car c’est bien là que veut en venir cette « approche générale des entités religieuses », qui « traite ces entités comme étant largement en dehors de la juridiction de l’État » et qui « cherche à élaborer la loi [séculière] qui les affecte de manière à leur donner la plus grande liberté de se façonner et de se régir elles-mêmes » (Horwitz, 2009, p. 124). Avec cette approche de la liberté religieuse et de « l’autonomie de l’Église » dont Wolterstorff et Horwitz ont fait la promotion, on est donc au cœur des attaques tendanciellement théocratiques que Cohen a dénoncées à raison :
Je soutiens que les attaques des actuels partisans d’un pluralisme religieux juridictionnel contre la souveraineté démocratique « moniste » et « absolutiste » visent la démocratie constitutionnelle séculière libérale avec un clair objectif polémique : relativiser l’État et justifier ce qui revient à une prise de pouvoir juridictionnel par la religion organisée. [Cohen, 2015, p. 202]
Mais Cohen n’en a pas vu l’empreinte proprement kuyperienne, et donc distinctement évangélique, puisque les schèmes et lieux communs de l’apologétique kuyperienne constituent une lingua franca des évangéliques, aussi bien aux États-Unis (Worthen, 2013) qu’en Europe (Gonzalez, 2014). Dès lors qu’on saisit cette empreinte, on comprend que les auteurs néo-réformés dont j’ai parlé jusqu’ici ne sont pas isolés dans une tour d’ivoire académique, sans attaches à des forces politiques agissantes ; en vérité, ils baignent dans le milieu évangélique, ils en parlent la langue, en maîtrisent les codes, en manipulent les symboles, en reçoivent les honneurs, en soutiennent les causes et en formulent les enjeux. Bref, ils en sont des intellectuels organiques, dûment reconnus, célébrés et financés comme tels.
Ne pas le voir, c’est rater leur efficacité propre, qui réside dans leur capacité à changer insensiblement les termes du débat intellectuel, en relayant au sein du monde académique des « problèmes » et des lieux communs façonnés par de puissants mouvements réactionnaires. Raison pour laquelle je suis moins optimiste que Maarten Boudry qui estime qu’Alvin Plantinga et ses collègues mènent une « bataille d’arrière-garde » qui va vite « s’essouffler » (Boudry, 2017, p. 3) et dont la force réelle serait surestimée :
Quant à l’apparente montée du surnaturalisme, nous devons garder à l’esprit que la presse est friande de philosophes qui aiment Dieu. Dans une ère de sécularisation, et en particulier dans cette traditionnelle forteresse de l’athéisme que constitue la philosophie anglo-saxonne, les manifestations de dévotion religieuse frappent par leur caractère inhabituel et semblent donc dignes d’attention. Les philosophes religieux attirent l’attention précisément parce que le monde universitaire et la société en général deviennent moins religieux, dans l’ensemble. Les médias adorent les histoires de philosophes et d’apologistes chrétiens comme William Lane Craig, Richard Swinburne et Alvin Plantinga. [p. 3]
Je suis d’accord avec Boudry pour dire que ces philosophes se sont aménagés au sein du monde académique une « niche spéciale », « isolée des sciences empiriques », « un refuge parfait pour des spéculations sur le surnaturel, libres de toutes contraintes empiriques » (p. 2). Il peut alors sembler que c’est seulement « dans les milieux les plus abscons et les plus raréfiés de la philosophie académique » que « Dieu a relevé la tête » (ibid.), mais guère plus, sans grandes conséquences, donc. C’est une grave erreur. D’abord parce que le Dieu promu par Plantinga et consorts se fait aussi valoir dans les facultés de droit et les départements de sciences politiques, où Wolterstorff, Eberle, Vallier et Horwitz tiennent la dragée haute dans les débats. Ensuite parce que le Dieu intriqué dans les conceptions théologico-politiques de ces auteurs kuyperiens est aussi celui que la Droite chrétienne brandit férocement, et que les premiers et la seconde agissent de concert, en se renforçant et en s’encourageant mutuellement : même s’ils sont loin d’être toujours d’accord sur tout, même si les premiers sont plus subtils que la seconde, ils vont néanmoins dans le même sens, globalement – et on retrouvait souvent leurs arguments dans la bouche ou sous la plume d’éminents leaders de la Droite chrétienne, mais aussi chez des pointures de l’administration de Trump – Bill Barr, par exemple (Sehat, 2022), ou encore Betsy DeVos.
De l’homophobie à Betsy DeVos
Les différents sujets et motifs de mobilisation que j’ai évoqués jusque-là ont un remarquable point commun, ils appartiennent tous à ce que le biologiste (et ancien évangélique) Jonathan Dudley décrit comme le « Big four » du monde évangélique :
J’ai appris plusieurs choses en grandissant en tant que chrétien évangélique : que l’avortement est un meurtre ; l’homosexualité un péché ; l’évolution un non-sens ; l’écologie une farce. J’ai appris à accepter ces idées – le « Big four » – comme une partie intégrante de la foi chrétienne. Dans certains cercles, j’ai appris que mon salut éternel en dépendait. Ceux qui n’étaient pas d’accord avec ça étaient des « outsiders », des libéraux, et des cibles légitimes pour l’évangélisation. [Dudley, 2011, p. 11]
C’est en raison de sa capacité à nourrir ces sujets de mobilisation que la Droite chrétienne est parvenue à s’installer et à peser durablement sur la vie politique américaine, en dressant « l’humanisme séculier » en antithèse du christianisme, dans un geste au fond très kuyperien. Auteur d’une des meilleures historiographies de la collusion de la Droite chrétienne et du Parti Républicain (Williams, 2010), Daniel K. Williams le rappelle :
[L]a Droite Chrétienne s’est développée lorsque de nombreux leaders évangéliques en sont venus à interpréter toute une gamme de changements dans les mœurs sociales – le mouvement féministe, la disponibilité accrue de la pornographie, le mouvement gay, et d’autres défis à la famille nucléaire traditionnelle – comme des produits de « l’humanisme séculier », qu’ils pensaient pouvoir combattre dans la sphère politique. [Williams, 2011]
Dès lors, il n’est pas étonnant que les philosophes qui plaident pour l’inclusion la plus ample possible d’une version « maximaliste39 » de la religion dans la vie sociale et les affaires publiques fassent référence à ces mêmes mobilisations politico-religieuses, de manière plus ou moins ouverte. Dans certains cas, ils y participent activement, comme Plantinga avec l’Intelligent Design et le Young Earth Creationism. Dans d’autres cas, ils offrent plus discrètement leurs services, comme Wolterstorff auprès de la Federalist Society. Mais dans tous les cas, ils y font référence, avec des degrés de clarté variables. Au début des années 2000, Christopher Eberle était le moins opaque, puisqu’il ouvrait son livre Religious Convictions in Liberal Politics (Eberle, 2002) avec l’exemple d’un référendum dans l’État du Colorado – initié par un fondamentaliste protestant – en faveur d’un amendement visant à invalider toutes les dispositions constitutionnelles garantissant l’égalité des droits des personnes homosexuelles. C. Eberle n’y voyait aucun problème, car il entendait démontrer – c’était là sa « thèse principale » – que les convictions religieuses et les « expériences mystiques » ont toute légitimité à fonder des décisions politiques coercitives40.
C. Eberle aura ensuite beau jeu de se plaindre que les opposants à l’introduction des raisons religieuses dans la décision politique assoient souvent leur position « en faisant référence à des citoyens ou à des fonctionnaires que leurs engagements religieux poussent à soutenir une position politique largement décriée – comme la criminalisation de l’homosexualité, pour prendre un cas qui revient fréquemment dans la littérature (la mienne incluse, de façon regrettable) » ; « le caractère répulsif des causes défendues par ces citoyens “exemplaires” déteint alors sur leur soutien résolument religieux – ce dernier semble faux, mauvais et défectueux parce qu’il conduit à des politiques fausses, mauvaises ou défectueuses. Mais cette sorte de culpabilité par association est totalement injustifiée » (Eberle, 2009, p. 152-153).
Mais C. Eberle a visiblement oublié de signaler à ses collègues intégralistes qu’il valait mieux prendre d’autres illustrations que la haine religieuse de l’homosexualité, car K. Vallier réutilisera un exemple homophobe trois ans après. Ainsi, en 2011, ce dernier illustrera son argument en faveur de l’assouplissement des réquisits de la « raison publique » avec l’exemple d’une électrice qui vote contre l’ouverture du mariage aux personnes homosexuelles en prenant appui sur une lecture littéraliste de la Bible – plus précisément de la lettre aux Romains où l’apôtre Paul « témoigne que la raison pour laquelle Dieu a détruit Sodome et Gomorrhe tenait au fait que ses habitants y pratiquaient et y toléraient l’homosexualité » (Vallier, 2011, p. 380). Pour K. Vallier, le raisonnement de cette électrice serait apte à « rencontrer les standards requis pour entrer dans un processus de justification publique » :
Dieu existe, il est bon, il a révélé Sa volonté dans la Bible et la Bible nous dit que la conduite homosexuelle est mauvaise, alors l’homosexualité est mauvaise. Un Dieu réel, bon et honnête qui nous dit que l’homosexualité est mauvaise sait ce qu’il en est et nous dit la vérité à ce sujet. [p. 382]
Tout comme Eberle (Eberle, 1998), pour couvrir ses arrières et asseoir l’autorité d’une « épistémologie » ad hoc, Vallier s’appuie lui aussi sur les « réalistes théistes » de la philosophie analytique de la religion ; si « de nombreuses personnes raisonnables ont défendu des arguments en faveur de l’existence de Dieu », « de nombreux philosophes aussi, et aujourd’hui encore », écrit-il, en listant opportunément Plantinga et ses collègues (Vallier, 2011, p. 382). K. Vallier aurait pu tout aussi bien citer R. Pouivet, selon qui : « la confiance en une personne divine n’est pas aveugle, mais raisonnable et rationnelle – car placer sa confiance en un être qui ne peut ni tromper ni se tromper n’a rien d’absurde, et c’est même plutôt raisonnable » (Pouivet, 2014, § 5).
On peut s’arrêter sur un autre exemple mobilisé plus récemment par K. Vallier, dans un chapitre d’un livre collectif dirigé par A. Bardon et C. Laborde (2017). Cet exemple est celui des chèques-éducation ou bons d’achat scolaire (school vouchers), sur lequel K. Vallier se penche (Vallier, 2017, p. 104). Il en justifie le financement public, quand bien même ces chèques-éducation amènent l’État à « se retirer de la production de l’éducation » (p. 117) et servent à garnir les rangs d’écoles confessionnelles et à but lucratif. L’exemple n’est pas anodin, puisqu’il s’agit d’un autre sujet de mobilisation des évangéliques et de la Droite chrétienne, un sujet qui tenait spécialement à cœur à Betsy DeVos, la secrétaire d’État à l’Éducation du gouvernement de Donald Trump. Lors de son mandat, cette dernière a ainsi « proposé un programme de crédit d’impôt fédéral de 5 milliards de dollars pour encourager des systèmes des chèques-éducation », son « objectif était de permettre à des groupes religieux privés d’accéder à des fonds publics tout en les exemptant des lois en vigueur » (Sehat, 2022, p. 259). Avec sa famille, cette milliardaire est une importante donatrice du Parti Républicain, qu’elle a dirigée dans l’État du Michigan : « depuis les années 1970, les membres de la famille DeVos auraient donné plus de 200 millions de dollars au Parti Républicain », tout en étant « d’infatigables promoteurs du mouvement conservateur – de ses idées, de ses politiques et de ses croisades, combinant marché dérégulé, privatisation de nombreuses fonctions gouvernementales et valeurs chrétiennes [i.e. évangéliques conservatrices]41 ».
Malgré sa colossale fortune – la famille DeVos pèserait 5,6 milliards de dollars –, Betsy DeVos ne jure pas dans ce paysage religieux. D’origine néerlandaise, ancienne élève du Calvin College et résidente à Grand Rapids (Michigan), une ville souvent décrite comme la Mecque ou le Vatican des évangéliques, Betsy DeVos a elle aussi trempé dans le bain de la théologie et des idées politiques kuyperiennes. La chose était d’ailleurs signalée dans quelques articles de la presse états-unienne, qui se sont penchés sur le pédigrée religieux de Betsy DeVos au moment de sa prise de fonction. Ainsi, The Atlantic notait que « les convictions de DeVos en matière d’éducation ne sont pas nécessairement surprenantes compte tenu des liens ethniques, religieux et culturels de sa ville natale avec les Pays-Bas » ; ce qu’elle a fait valoir au sein du gouvernement de Trump correspondait « au concept auquel Abraham Kuyper, un théologien qui a beaucoup influencé le Calvin College, croyait profondément42 », ajoutait le journal43. Professeure de théologie et d’histoire du christianisme à l’Université de Chicago, Willemien Otten était mieux informée « des racines cachées des politiques éducatives de Betsy DeVos », dont elle pointait les effets attendus : soit le démantèlement du système d’éducation publique au profit d’un réseau d’écoles privées, à la fois religieuses et à but lucratif mais néanmoins financées sur des fonds publics44. W. Otten mérite d’être citée :
La secrétaire à l’Éducation, Betsy DeVos, est favorable à l’injection d’une influence évangélique conservatrice, très probablement aussi corporate, dans la politique éducative américaine. Mais la question de savoir exactement ce que cela signifie va plus loin que la simple présence de la religion dans l’éducation américaine par le biais de la promotion des chèques-éducation et de l’expansion des charter schools. En détournant les fonds de l’éducation publique, on crée un système parallèle d’écoles privées qui mine l’épanouissement d’un système scolaire public national autrefois viable. Pendant longtemps, ce système public a bien servi notre pays en tant qu’égalisateur social et religieux, permettant aux immigrants d’origines différentes de s’assimiler comme citoyens américains. « Assimilation » est peut-être le terme clé ici, et le concept auquel DeVos s’est le plus opposé. Car ce qu’il représente à ses yeux, ce n’est pas une éducation neutre mais un ensemble normatif (i.e. libéral) de valeurs qui entrent en conflit avec les croyances religieuses des parents. Pour elle, les voix de ces derniers l’emportent sur toute responsabilité gouvernementale. Au cœur de l’action éducative de DeVos, ce principe religieux est dans une large mesure le produit d’un long débat politique et religieux néerlandais du 19e siècle. Comme aux Pays-Bas, elle pourrait conduire à exiger que l’enseignement religieux soit subventionné sur des fonds publics, ce qui serait une nouveauté dans le système éducatif américain. Ayant grandi dans l’Église chrétienne réformée de l’ouest du Michigan et fréquentant le Calvin College, Betsy DeVos a été fortement influencée par Abraham Kuyper (1837-1920), un des premiers défenseurs néerlandais des « Schools With the Bible »45.
S’intéresser à cet exemple des chèques-éducation dans le texte de Vallier, également présent en filigrane dans la communication de Wolterstorff à la Federalist Society, c’est donc aussi devoir revenir sur un sujet évoqué par Plantinga à l’ouverture de « Advice to Christian Philosophers » (Plantinga, 1984) : « l’augmentation du nombre d’écoles chrétiennes » évangéliques46, qui s’avèrent être les bénéficiaires privilégiées de la politique des chèques-éducation. Il faut aussi y ajouter « l’école à la maison » (home schooling), pour deux raisons. D’abord parce que Betsy DeVos en avait fait un élément de sa promotion des chèques-scolaires (Barkan, 2017 : 141), ensuite parce que le premier et le plus efficace promoteur de « l’école à la maison » était un redoutable théocrate, lui aussi biberonné à l’apologétique kuyperienne : le pasteur Roushas John Rushdoony47, qui avait fait de John Dewey sa bête noire, car le philosophe pragmatiste était à ses yeux responsable de l’établissement d’une « éducation étatiste essentiellement humaniste » (McVicar, 2015, p. 170).
Personnage aussi méconnu qu’influent, R. J. Rushdoony est d’importance : non seulement ses idées en sont venues à constituer une bonne part de la « théologie politique » de la Droite chrétienne (Worthen, 2008 et 2015), mais il est également à l’origine de l’essentiel des stratégies rhétoriques (et juridiques) que les évangéliques ont opposées à l’éducation publique48. En un sens, qu’elle le sache ou non, Betsy DeVos héritait donc d’éléments de cette théologie et de ces stratégies49, à ceci près qu’elle les a mis en œuvre depuis le cœur même du gouvernement fédéral, avec l’ambition d’affaiblir le système d’éducation publique, qu’elle n’avait jamais fréquenté50 – un système qu’elle avait d’ailleurs d’emblée commencé à affamer en rognant considérablement sur le propre budget de son secrétariat d’État !
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Avec les cas de Plantinga, de Wolterstorff, d’Eberle, d’Horwitz et de Vallier, on a pu voir que les arguments « théoriques » de ces auteurs s’articulaient à des mobilisations très « empiriques », menées par le mouvement évangélique en particulier et la Droite chrétienne en général. Parfois, selon les publics, l’articulation se fait plus cryptique. Je pense ici à l’échange acrimonieux entre Wolterstorff et Habermas, consigné dans le volume collectif HabermasandReligion (Calhoun, Mendieta et VanAntwerpen, 2013). En effet, Wolterstorff ne se satisfait pas du ton pourtant très conciliant d’Habermas, qui doit se mordre les doigts d’avoir aidé au rayonnement de Wolterstorff, en signalant ses travaux dès le début des années 2000. Si Wolterstorff se félicite d’avoir été rejoint dans sa critique de la « raison publique », il rejette la vue « post-métaphysique » d’Habermas, en réaffirmant l’antithesis kuyperienne : « la philosophie post-métaphysique est une philosophie anthropocentrique. La pensée théocentrique, par définition, n’est pas une philosophie post-métaphysique » (Wolterstorff, 2013, p. 98).
Il accuse ensuite Habermas d’« abstraire la vision religieuse du contexte de la Révélation dans lequel les croyants la placent et du langage théocentrique dans lequel ils l’affirment », au profit de « son propre langage anthropocentrique séculier » (p. 100). Peu importe à Wolterstorff que le non-croyant trouve une source d’« inspiration éthique » dans les traditions religieuses, en les reformulant éventuellement dans un langage séculier, comme Habermas y invite. Pour Wolterstorff, il faudrait quelque chose de plus, en l’occurrence une conversion : soit la reconnaissance par le non-croyant de l’origine divine des « ressources sémantiques » de la religion, « ressources » qui seraient inappropriables sans leur « théocentrisme » et hors du « contexte de la Révélation ». Autrement dit, à la « traduction » mise en valeur par Habermas, Wolterstorff oppose la génuflexion. Enfin, si Habermas est « extraordinairement conciliant avec les religions post-axiales », sa posture post-séculière « pèse encore asymétriquement » sur les croyants. En reprochant à Habermas de se montrer inhospitalier avec « certaines religions », Wolterstorff signale incidemment qu’il refuse l’égalité des sexes et soutient le créationnisme :
[N]ous entendons soudainement que le croyant doit accepter les principes de l’égalitarisme dans la loi et dans la morale, qu’il doit aussi accepter l’autorité de la raison naturelle ainsi qu’elle se manifeste dans les sciences institutionnalisées. Pourquoi ce changement de ton ? Pourquoi cette critique implicite de certaines religions ? [p. 102]
Visiblement agacé, Habermas a fourni à Wolterstorff une réponse lapidaire, regrettant les « infortunées distorsions qui affectent la situation de discussion » (Habermas, 2013, p. 385). Mais le mal était fait. Wolterstorff n’a pas seulement réussi à s’inviter à la table, il en avait en fait dressé le menu et concocté les plats. Et Habermas a eu le malheur de piocher dans son assiette, en pensant y trouver de quoi nourrir son idée de la « société post-séculière » (Habermas, 2008), sans se rendre compte qu’il n’était pas maître du débat, dont les coordonnées ont été établies bien avant qu’il n’y prenne part et sur de tout autres bases (« théocentriques »).
Néanmoins, la perspective « post-séculière » offre encore des munitions aux communautés religieuses les plus conservatrices, même dans la version très mesurée d’Habermas – qui reprend certes « l’objection intégraliste » de Wolterstorff mais défend infine la sécularité des institutions publiques, l’égalitarisme de la loi et la prééminence des savoirs scientifiques51. Et ces munitions circulent maintenant dans l’espace européen et francophone, où les lieux communs du « post-séculier » ont été importés, pour le plus grand bonheur des croyants les plus enclins à se mobiliser politiquement autour de causes réactionnaires. On ne saurait mieux l’illustrer qu’avec cette tribune parue le 14 janvier 2013 dans le journal français LeMonde, signée par Thibaud Collin et intitulée « Un acte de résistance du pays »52. À la suite de la première « Manif pour tous », afin de donner un cachet démocratique au déferlement homophobe qui venait d’avoir lieu, T. Collin enrôlait à bon compte les écrits tardifs d’Habermas sur la « société post-séculière », en profitant du fait qu’Habermas avait imprudemment récupéré la structure même de « l’objection intégraliste » dans Entre Naturalisme et religion :
Quand bien même la majorité des manifestants serait constituée de croyants, n’y aurait-il pas une faute intellectuelle, et peut-être politique, à réduire leur discours à une conviction religieuse pour mieux le neutraliser ? À cette approche étriquée de la laïcité, Habermas oppose que l’État libéral a au contraire « intérêt à donner libre cours aux voix religieuses dans la sphère publique politique » et qu’il « ne peut pas décourager les croyants et les communautés religieuses de s’exprimer aussi politiquement en tant que tels, parce qu’il ne peut pas savoir si en procédant de la sorte, il ne coupe pas la société séculière de ressources importantes pour la fondation du sens ». Certes, la condition d’une telle prise en compte est que les croyants jouent le jeu de la raison publique séculière et fassent l’effort de « traduire » leur position en des raisons susceptibles d’être entendues par tous leurs concitoyens ; ce à quoi les opposants au projet de loi se sont largement astreints ces derniers mois53.
Mais T. Collin a eu bien du mal à jouer « le jeu de la raison publique séculière ». Environ un an plus tard, lors d’une autre tribune dans le même quotidien français, il ne s’embarrassait plus de « traduire » la « position » de ses coreligionnaires et rejoignait la posture « intégraliste » des auteurs états-uniens. Avançant les sources théologiques et exégétiques de son engagement politique, il invoquait nommément Jean-Paul II – selon qui « l’homme se reçoit de Dieu » et « n’est donc pas mesure de ses droits » – et notait pour finir :
[L]e clivage entre le gouvernement et ses opposants est donc ultimement métaphysique puisqu’il engage deux conceptions irréductibles de l’être humain. Soit l’homme se reçoit comme un don auquel il a à répondre par la mise en œuvre d’une liberté orientée vers son vrai bien ; soit l’homme se définit lui-même et se construit à partir de matériaux sociaux et biologiques en se déterminant souverainement. Bref, la temporisation du gouvernement sur la loi famille n’est qu’une fragile trêve dans un affrontement radical54.