Du côté du christianisme, s’il s’agit de chercher des initiateurs au débat sur le post-séculier, ce n’est donc pas vers Jurgen Habermas et Charles Taylor qu’il faut se tourner, mais plutôt vers deux philosophes américains d’origine hollandaise, Alvin Plantinga et Nicholas Wolterstorff, fondateurs de la Reformed Epistemology (épistémologie réformée) et personnages essentiels au « revival » de la philosophie analytique de la religion (Stavo-Debauge, 2015c) – un secteur de la philosophie qui est « dominé depuis trente ans [cinquante maintenant] par l’agenda religieux [et politique] des chrétiens conservateurs » (Levine, 2000, p. 89). Dans ce chapitre et les suivants, il ne m’importera pas de savoir si leurs arguments sont mauvais ou faux, je m’attacherai plutôt à dire d’où ils proviennent, à quoi ils servent et qui s’en sert : cela me permettra de peupler l’environnement où ces arguments agissent, en montrant que leurs principaux destinataires sont les évangéliques conservateurs – des ennemis historiques du naturalisme et de l’expérimentalisme deweyens.
Plantinga et Wolterstorff sont aussi à l’origine de l’argument de l’« objection intégraliste », une pièce maîtresse des discours post-séculiers en théorie politique, qui permet de refaire valoir l’autorité du théologique dans (et sur) un ensemble de domaines de rationalité où on ne rencontrait plus beaucoup la figure d’un Dieu souverain. L’objection intégraliste réintroduit ainsi discrètement cette figure via celle du croyant dont elle assure la promotion. Bien installée en théorie politique, cette objection a d’abord été opposée à la raison publique de John Rawls (Rawls, 1993 & 1997), avant de devenir le fer de lance de l’inclusivisme : une position qui se présente comme généreuse, hospitalière et démocratique, en appelant à supprimer toutes les restrictions (morales et légales) à l’influence des convictions religieuses dans les affaires politiques, en ouvrant toutes les sphères de rationalité et toutes les institutions publiques à la pleine expression de la foi, non seulement des citoyens ordinaires, mais aussi des agents de l’État (fonctionnaires, membres des corps législatifs, judiciaires et exécutifs). Même si Wolterstorff est quasiment inconnu en Europe francophone, son succès est tel qu’Aurelia Bardon – fine spécialiste des débats – peut résumer la discussion sur la « séparation entre les affaires politiques et l’influence des doctrines religieuses » au moyen de l’opposition entre deux noms propres : Rawls versus Wolterstorff.
Il y a un débat en cours en théorie politique sur ce qu’implique une telle séparation. Elle oppose ceux qui, à l’instar de John Rawls, veulent exclure les doctrines religieuses englobantes de la justification politique et ceux qui, comme Nicholas Wolterstorff, veulent les inclure. [Bardon, 2015, p. 284]
Ce qu’A. Bardon ne relève pas, c’est que Wolterstorff et les principaux partisans de la position dite inclusiviste sont des auteurs que l’on peut qualifier de chrétiens fondamentalisés, mêlant protestants évangéliques et catholiques conservateurs, voire intégristes. Je les désigne ainsi car ils articulent – plus ou moins explicitement – une version fondamentaliste ou intégriste de la foi chrétienne, en s’arc-boutant sur la vérité littérale des textes « sacrés » ou des dogmes de la foi. Mon usage du qualificatif « fondamentalisé » est historiographique ; il se cale sur la façon dont certains chrétiens et hauts dignitaires cléricaux se sont eux-mêmes publiquement décrits et ont eux-mêmes publiquement stipulé ce qu’il devait en être de la vraie foi chrétienne entre la fin du 19e et le début du 20e siècle.
Fondamentalistes plutôt qu’inclusivistes : des marqueurs qui ne trompent pas
J’avance que les philosophes inclusivistes dont il est question sont des croyants « fondamentalisés » car on peut montrer qu’ils sont les héritiers directs des courants conservateurs qui ont résisté à la libéralisation de la religion chrétienne et à la sécularisation de l’espace public, académique, juridique et politique, en lançant ce qui a été alternativement décrit comme la bataille anti-libérale (en milieu protestant) ou anti-moderniste (en milieu catholique) à l’époque susmentionnée. Apparus lors de ces batailles, les mots « fondamentalisme », « intégrisme », « intégralisme » et « intransigeantisme » fournissent d’utiles repères à opposer à ceux qui récusent la pertinence de ces qualificatifs pour décrire la position énonciative ou le genre de théologie que pratiquent ces philosophes – ainsi d’Alvin Plantinga et Nicholas Wolterstorff aux États-Unis, ou de Roger Pouivet en France, introducteur des deux premiers dans la philosophie française, bien qu’il soit « néo-thomiste » (Pouivet, 2002) et qu’il ne mesure sans doute pas complètement la portée politique des écrits de ces auteurs américains qu’il a mis en valeur.
Plantinga et Wolterstorff n’appartiennent pas au protestantisme « œcuménique » (Hollinger, 2013a), qui s’est acclimaté aux sciences darwiniennes, à l’exégèse historico-critique, au pluralisme moral et à la libéralisation des mœurs. Leur foi exhibe plutôt la posture des protestants conservateurs, anti-modernistes et anti-libéraux qui se rassemblèrent sous la bannière du fondamentalisme au début du 20e siècle ; avant de troquer cet encombrant label pour celui de « néo-évangéliques1 » dans les années 1940, puis pour celui d’« évangéliques » dans les années 1970 et 1980. Afin de saisir le geste de ces deux philosophes, il faut le replonger dans la tradition théologique dont il provient : la tradition calviniste néo-réformée, qui les a « profondément marqués », comme l’écrit l’un d’eux :
Plantinga et moi, nous avons été profondément marqués par un mouvement au sein de la tradition Réformée-Presbytérienne du christianisme ; le mouvement néo-calviniste hollandais de la fin du dix-neuvième siècle, dont la grande figure formatrice était le théologien, journaliste et homme d’État hollandais, Abraham Kuyper. [Wolterstorff, 2002, p. 41]
En effet, leur geste s’inscrit dans le sillon de l’apologétique « présuppositionnaliste » (Gonzalez et Stavo-Debauge, 2012) et de la théologie politique d’Abraham Kuyper (1837-1920), à l’influence aussi remarquable que contrastée :
la portée de cette influence est notable – comme contributeur à la Démocratie chrétienne européenne, phare pour les immigrants hollandais dans bien des endroits du monde, figure utilisée pour justifier l’apartheid en Afrique du Sud, guide de nombreux leaders de l’éducation supérieure évangélique en Amérique, inspiration spéciale pour des philosophes chrétiens modernes, stimulus pour d’actifs guerriers culturels contemporains, avec son concept de « worldview ». [Noll, 2013, p. 14-15]
Au titre de cette « influence », j’ajouterai que l’apologétique kuyperienne a aussi puissamment inspiré les mouvements créationnistes (Flipse, 2012 ; Worthen, 2013 ; Gonzalez et Stavo-Debauge, 2012 et 2015c), auxquels Plantinga a plus d’une fois apporté son concours, en participant aux menées anti-naturalistes et anti-séculières de l’Intelligent Design (dessein intelligent), ultime incarnation du créationnisme états-unien2. Comme il s’en est expliqué, c’est expressément en tant que « chrétien réformé » qu’il a soutenu l’Intelligent Design :
Maintenant, nous Chrétiens Réformés, nous sommes intégralement sérieux avec la Bible. Nous sommes le peuple du Verbe ; Sola Scriptura est notre cri de ralliement ; nous considérons l’Écriture comme une révélation spéciale de Dieu lui-même, exigeant notre confiance et notre fidélité absolues [Plantinga, [1991] 2001a, p. 113].
Si la Bible est une « révélation spéciale de Dieu lui-même », et puisque « certains des enseignements les plus fondamentaux des Écritures et de la foi chrétienne nous parlent d’événements historiques concrets », ces faits « nous racontent l’histoire et nous parlent des propriétés des choses au sein du cosmos » (p. 117). Ce que la Bible dit de Jésus – qu’il « a été crucifié, qu’il est mort et qu’il est ressuscité » – a donc un impact cosmologique et une portée cognitive. Il ne peut en être autrement, car tout « chrétien sérieux » doit tenir que les Écritures sont une « source adéquate de connaissances et de croyances justifiées » (p. 118) : « quel qu’en soit le mécanisme, le Seigneur nous parle à travers les Écritures » ; « bien sûr, ce que le Seigneur propose à notre croyance est ce que nous avons l’obligation de croire » (p. 118) ; « le Seigneur ne peut pas faire d’erreurs » ; « la Bible est inerrante » (p. 119 ; je souligne).
La dernière phrase est significative : « la Bible est inerrante », écrit Plantinga. Ce n’est pas rien, car il s’agit d’un des plus sûrs marqueurs du fondamentalisme protestant (Barr, 1977 ; Harris, 2008). Équivalent protestant du dogme de l’infaillibilité pontificale, la doctrine de l’inerrance a été réinventée entre le milieu et la fin du 19e. D’abord forgée par des professeurs du Princeton Theological Seminary en guise de « bouclier » destiné à « protéger la Bible » contre les « théories impertinentes de Darwin et les affirmations des romantiques allemands pour qui Dieu n’était qu’une projection humaine » (Worthen, 2015, p. 104), la doctrine de l’inerrance n’est pas restée longtemps confinée aux salles de séminaire de l’Université. Rapidement, « la défense sans équivoque par les théologiens de Princeton d’une Bible sans erreur a commencé à séduire un large éventail de protestants conservateurs » (p. 105), au point d’être adoptée par le mouvement fondamentaliste qui « affirma que l’ensemble des doctrines chrétiennes reposait sur la doctrine de l’inerrance biblique » : en effet, « si la Bible contenait des erreurs, elle ne pouvait être la parole de Dieu ; et si elle n’était pas la Parole de Dieu, elle ne pouvait être une source fiable d’autorité religieuse » (Dorrien, 2010, p. 448).
Pour « ces ancêtres des évangéliques modernes », le « point de départ » gisait en ce « principe que Dieu est parfait et immuable », de sorte que « sa révélation devait être fixe et sans faille », et cela devait être le cas « non seulement en matière de salut », mais aussi « pour tous les faits scientifiques et historiques, de l’ampleur du Déluge jusqu’aux moindres détails de la politique de l’ancien Israël » (Worthen, 2015, p. 104). Au cours du 20e siècle, cette doctrine a pris une ampleur considérable : « l’inerrance en est venue à ne plus seulement représenter une somme de croyances sur la Création ou la réalité des miracles de Jésus, mais un engagement à ce que la raison humaine doive toujours céder devant la Bible » (Worthen, 2013, p. 24). Durant les années 1970, en réaction à l’approfondissement des libertés civiles soutenu par une succession d’arrêts de la Cour suprême pendant la « tumultueuse décennie » précédente3, l’inerrance a été réaffirmée avec force, notamment par le rédacteur en chef de Christianity Today, Harold Lindsell, dans un livre (The Battle for the Bible, publié en 1976) salué par la National Evangelical Association, le pasteur et prédicateur Billy Graham et toutes les sommités du monde évangélique. Accompagnant un durcissement politique, les effets de cette réaffirmation allaient vite être ressentis par « l’ensemble de la Nation » :
Bien que cette bataille ait pu sembler un obscur brouhaha théologique aux non-initiés, la lutte pour l’inerrance biblique au sein du mouvement évangélique avait des implications politiques beaucoup plus larges. Les partisans de l’Inerrance venaient typiquement des secteurs les plus conservateurs de l’évangélisme, et ce conservatisme traversait leurs convictions spirituelles et politiques. […] Tout comme les inerrantistes bibliques ont gagné la bataille pour la Bible qui a éclaté au sein des institutions évangéliques au cours des années 1970, ils ont aussi assuré la victoire d’un conservatisme politique ardent, en particulier en termes de politiques anti-avortement, anti-féministe, et anti-gay […]. La nation dans son ensemble ressentirait bientôt les effets politiques de ce débat théologique interne aux évangéliques sur la nature de la Bible [Young, 2016, p. 148].
En souscrivant à la doctrine de l’inerrance biblique, Plantinga ne révèle pas seulement son appartenance au fondamentalisme protestant, il annonce aussi qu’il s’arrime à une posture exégétique très spécifique qui fait des Écritures un corpus unifié, au message transparent et sans erreurs, dont l’auteur serait Dieu lui-même : il n’y aurait ainsi nul besoin de disposer de connaissances historiques ou de procéder à des enquêtes exégétiques ou herméneutiques pour comprendre ces textes antiques et en apprécier les énoncés. Exit, donc, biblistes, historiens, philologues, archéologues, etc. S’il assume nettement son adhésion à la doctrine de l’inerrance en 1991, Plantinga va ensuite en omettre le mot au profit d’une expression moins identifiable, parlant alors de « commentaire biblique traditionnel » (Plantinga, 1998 ; 2000 ; 2011 ; 2015) – qui remplit néanmoins un rôle similaire4. Même sous cette formule de circonstance, qui semble destinée à masquer ses attaches au fondamentalisme, la doctrine de l’inerrance transpire encore dans son œuvre, spécialement dans son maître livre d’« épistémologie des croyances religieuses », WarrantedChristianBelief, dans lequel on peut lire :
Premièrement, la Bible doit être considérée comme faisant pleinement autorité, elle est un guide fiable pour la foi et la morale : elle fait autorité et elle est fiable, car elle une révélation Divine, à travers elle Dieu nous parle. Dès lors que l’enseignement d’un élément donné des Écritures est clair, la question de la vérité et de la fiabilité de cet enseignement est réglée. […] Une fois convaincus que Dieu lui-même propose XYZ à notre croyance, nous n’avons pas ensuite à nous demander si cela est vrai ou non, ou si Dieu l’a justifié de manière correcte [whether God has made a good case for it). Dieu n’a pas à se justifier [God is not required to make a case). Deuxièmement, […] l’Auteur de la Bible – de l’entièreté de la Bible – est Dieu lui-même […]. Bien sûr, chacun des livres de la Bible a un auteur humain, ou même des auteurs humains ; néanmoins, Dieu est l’auteur principal. Cela nous oblige à traiter l’ensemble comme une communication unifiée plutôt que comme une collection de livres antiques. L’Écriture n’est pas une librairie de livres indépendants, c’est plutôt un livre avec beaucoup de subdivisions, mais un thème central : le message de l’Évangile. En vertu de cette unité (en vertu du fait qu’il y a simplement un seul auteur), il est possible « d’interpréter l’Écriture par l’Écriture ». […] Troisièmement […], le fait que l’auteur principal de la Bible soit Dieu lui-même signifie qu’on ne peut pas toujours déterminer le sens d’un passage donné simplement en découvrant l’intention de l’auteur humain. [Plantinga, 2000, p. 383-385]
La thèse épistémologique de la Reformed Epistemology a d’ailleurs une forte affinité avec la doctrine de l’inerrance. Une fois dépouillée de son habit de lumière – mais pas des Lumières – emprunté à l’idiome de la philosophie analytique, cette épistémologie consiste à affirmer que les croyances chrétiennes sont « basiques » et satisfont aux conditions de la « rationalité », sans qu’il soit besoin de les fonder sur des preuves ou des arguments. « Garanties » (warranted), ces croyances accèdent même au statut de « connaissances » et comptent comme un « savoir », en ce qu’elles procèdent directement et sans médiation d’un « mécanisme » cognitif fonctionnellement destiné à en recevoir les « vérités » et que Dieu lui-même aurait inscrit en chacun : le sensusdivinitatis (emprunté à Calvin). En raison du mécanisme qui la produit, la foi est haussée à la hauteur d’un genre de savoir dont le degré de certitude exclut le doute et l’erreur, car il est d’origine divine. Fidèle au geste de Plantinga, Pouivet en reformulera comme suit le mouvement général : « Si la religion chrétienne est vraie, son origine est surnaturelle. Les croyances religieuses sont un don épistémique que Dieu fait aux croyants » (Pouivet, 2015, p. 143). Plantinga ne propose rien de plus, si ce n’est qu’il considère qu’il a fourni une description plausible – bien qu’invérifiable – du double mécanisme en jeu dans la production des contenus de la foi : le sensus divinitatis et l’instigation du Saint Esprit. Ainsi, selon lui, en tandem avec l’opération de l’Esprit Saint, le sensus divinitatis délivrerait donc des croyances « fiables » et « proprement basiques » sur Dieu, sa Création et ses Enseignements :
Par la vertu du travail de l’Esprit Saint dans les cœurs de ceux à qui la foi a été donnée, les ravages du pêché (y compris les dommages cognitifs) sont réparés, graduellement ou soudainement, de façon plus ou moins complète. De plus, c’est en vertu de l’activité de l’Esprit Saint que les chrétiens en viennent à saisir, croire, accepter, endosser et à se réjouir des vérités des grandes choses de l’évangile [Plantinga, 2000, p. 283-284].
Miracle, ce que Plantinga tient pour le credo du christianisme qu’on lui a enseigné correspond à ces « vérités » descendues du Ciel. Et il n’y en aurait pas de mieux garanties, car « un processus qui consiste en une activité divine directe ne peut manquer de fonctionner correctement » (p. 246). Autrement dit, l’ensemble des notions avancées par Plantinga semble bien être un moyen de rationaliser l’approche du fondamentalismebiblique et la Confession de foi des « néo-réformés ». Fondée sur les doctrines conjointes de l’inspiration divine (voire de la dictée divine) et de l’inerrance des Écritures, cette approche affirme que la Bible offrirait aux sens du croyant des vérités éternelles, atteignables directement et saisissables immédiatement, sans enquête herméneutique, sans savoir exégétique et sans expérience historique ; bref, sans médiations (officiellement s’entend, puisque cette approche repose bien sur une tradition et qu’elle s’appuie sur une herméneutique, une herméneutique anti-herméneutique, mais une herméneutique quand même). L’appartenance de Plantinga au fondamentalisme kuyperien ne disparaît donc pas sous l’idiome de la philosophie analytique dont il se sert pour exercer son activitéd’apologète – ce fondamentalisme est simplement amalgamé à un certain langage « technique » propre à la « métaphysique analytique », produisant un curieux mélange5.
Dans son ouvrage Warranted Christian Belief, Plantinga dénie cette appartenance au fondamentalisme, en éludant pour cela son plus criant symbole : la doctrine de l’inerrance, qu’il évite de nommer. Si le terme n’est pas éludé dans des publications plus étroitement et directement destinées à ses coreligionnaires, les philosophes analytiques avec lesquels il s’entretient dans le monde académique ne se rapportent que rarement à ses écrits les moins « techniques » et les plus ouvertement militants. Quand bien même le feraient-ils, je doute qu’ils sachent à quoi cette doctrine correspond, pour autant qu’ils y prêtent attention. L’indubitable appartenance de Plantinga au fondamentalisme kuyperien étant très rarement mentionnée dans la littérature philosophique, il faut donc en conclure que ses dénégations ont satisfait ses collègues philosophes6 :
Mais est-ce que tout ça ne revient pas à endosser un fondamentalisme complètement démodé et discrédité […] ? Je réalise évidemment que le mot en « F » va être employé pour stigmatiser un modèle de ce genre [le modèle du sensus divinitatis et de l’Esprit Saint, qu’il nommera modèle A/C, i.e. Aquina/Calvin]. Mais avant de répondre, nous devons d’abord observer l’usage du terme « fondamentaliste ». Dans l’usage académique contemporain le plus commun, c’est un terme d’injure ou de désapprobation, un peu comme « son of a bitch » [« fils de pute »], plus exactement « sonovabitch » [« filsdep’ »]. […] Néanmoins, il y a un peu plus dans la signification de « fondamentaliste » […] : ce n’est pas simplement une insulte. […] Dans la bouche de certains théologiens libéraux, par exemple, le terme tend à dénoter quiconque accepte le christianisme traditionnel, Augustin, Aquin, Luther, Calvin, et Barth ; dans la bouche de sécularistes dévots comme Richard Dawkins ou Daniel Dennett, il tend à dénoter quiconque croit qu’il existe une personne telle que Dieu. L’explication est que le terme a un certain élément indexical ; son contenu cognitif est fourni par la phrase « considérablement à la droite, d’un point de vue théologique, du locuteur et de ses amis éclairés ». […] Il est donc difficile de prendre au sérieux l’accusation selon laquelle les vues que je suggère sont fondamentalistes. [Plantinga, 2000, p. 244-245]
De cet inerrantisme, on ne trouve pas seulement l’expression chez Plantinga, mais aussi chez son ami Wolterstorff : « Pourquoi devrait-on d’abord soumettre les Écritures à une épreuve probatoire avant d’être justifié à les accepter ? N’est-ce pas fondamentalement soumettre la révélation à la raison ? Que reste-t-il alors de l’autorité des Écritures ? » (Wolterstorff, 1983a, p. 67). Et cette autorité des Écritures n’est pas uniquement religieuse ou spirituelle, mais aussi épistémique et normative, au sens le plus large possible, en touchant donc aux domaines des sciences, du droit, des mœurs et de la politique. Dans un de ses livres publiés dans une maison d’édition évangélique, Wolterstorff contestait ainsi qu’il faille faire plier les dogmes de la foi devant les conclusions des enquêtes scientifiques, créditant les « néo-calvinistes » (parmi lesquels il se compte) d’avoir eu le « courage » de résister à cette tendance :
Si jamais quelqu’un discerne un conflit entre ses convictions religieuses, d’une part, et les résultats d’une science réputée, d’autre part, on nous dit qu’il serait obligé, en tant que personne rationnelle, de résoudre le conflit en révisant ses convictions religieuses. […] Les néo-calvinistes ont eu […] le courage de se demander […] si les individus rationnels n’ont pas parfois le droit et même le devoir de rétablir l’harmonie en révisant plutôt leurs conclusions scientifiques. [Wolterstorff, 1983b, p. 170]
Le soutien d’Alvin Plantinga aux pires variétés du créationnisme évangélique
Son collègue et ami Plantinga fournit un bon exemple du « courage » de ces néo-calvinistes. En effet, c’est en se munissant de la « connaissance » délivrée par la foi que Plantinga s’attaque aux sciences naturelles et s’en prend au « grand mythe évolutionniste » : « il est particulièrement peu probable », affirme-t-il, « que Dieu ait créé la faune et la flore par le moyen de quelques mécanismes impliquant un ancêtre commun » (Plantinga, [1991] 2001a, p. 138). Par la suite, il invitera les chrétiens à nourrir leur « propre façon de faire de la science, en prenant pour point de départ et en tenant pour acquis ce qu’ils connaissent en tant que chrétiens » ; « Dieu a créé le ciel (heaven) et la terre, et tout ce qu’ils contiennent » (Plantinga, 1997).
De tels engagements relativisent le point de vue – répandu en philosophie analytique de la religion – selon lequel la Reformed Epistemology est une « épistémologie modeste7 »… Cette modestie ne saute pas aux yeux lorsque Plantinga affirme que la « communauté chrétienne » est en « guerre » contre « les forces de l’incroyance8 » et annonce vouloir reconquérir le monde académique, indûment dominé par le « naturalisme éternel » et « l’humanisme des Lumières » (Plantinga, [1991] 2001a, p. 140).
Et pour mener cette guerre, Plantinga n’est pas très regardant sur les frères d’arme qu’il se choisit et aux côtés desquels il se lance à l’assaut du monde social et du système de l’éducation publique. Bien que Plantinga ait pris parti pour l’Intelligent Design9, il a aussi fréquemment manifesté sa sympathie pour les partisans du courant Young Earth Creationism (créationnisme Jeune-Terre), estimant que « l’on peut rejeter les livraisons actuelles de la science et tenir que la Terre est jeune sans être ignorant, immoral, fanatique, dérangé ou quoi que ce soit d’autre » (Plantinga, [1991] 2001b, p. 208-209). Pour lui, bien des créationnistes Young Earth sont « admirables » :
Leur but est d’être fidèle à la foi chrétienne et au Seigneur : ils font de leur mieux à cette fin, souvent au prix de coûts personnels considérables. […] Au niveau le plus profond, je me sens beaucoup plus proche d’eux, spirituellement et intellectuellement, que de leurs contempteurs éduqués. [p. 210]
Pourtant, le Young Earth Creationism n’est pas seulement complètement farfelu d’un point de vue scientifique, il est aussi d’une dangereuse immoralité car il s’y loge une menace proprement génocidaire et zoocidaire : au nom de la fidélité à l’inerrance, ses zélateurs en viennent à devoir se réjouir du Déluge de l’Ancien Testament, qu’ils voient comme l’expression d’une juste et saine colère de Dieu – éradiquant à raison toute trace de vie humaine et animale sur terre (à l’exception de Noé et des occupants de son arche) – qui se réitérera bientôt et sera suivi des mêmes effets. Dans leur minutieuse ethnographie du Creation Museum, « institution mainstream de la Droite chrétienne » (Trollinger et Trollinger, 2016, p. 667), Susan L. Trollinger et William Vance Trollinger le documentent très bien, le message de ce créationnisme est des plus clairs :
Tout comme Dieu a jugé les peuples anciens pour leurs péchés, Dieu jugera les peuples dans le présent. De plus, la punition que Dieu a infligée dans le passé est un signe clair de ce qui est à venir. L’ampleur et l’intensité de la destruction du Déluge révèlent la nature du jugement de Dieu. [p. 151-152]
Après avoir fait le tour du Creation Museum, le visiteur « lambda » sait à donc à quoi s’en tenir et comment il faut se conduire pour se prémunir des foudres de ce Jugement :
Le visiteur a une très bonne idée de ce qui est attendu des vertueux. Tout d’abord, le visiteur doit bien comprendre l’histoire. Il doit comprendre que Dieu est obligé de répondre à l’état actuel de dégradation culturelle comme Dieu l’a fait dans le passé en provoquant une destruction catastrophique totale. Deuxièmement, il doit devenir complètement obéissant à la Parole de Dieu. Troisièmement, il ne doit pas être troublé par le fait que tous ceux qui ne satisfont pas à ces exigences souffriront le Jugement et en mourront. [p. 174]
De ces malheureux-là, l’immense majorité des vivants, le visiteur apprendra également qu’il n’a pas à s’en soucier : « Étant donné qu’ils ont ignoré l’appel à obéir à Dieu, le raisonnement semble être qu’il n’y a aucune sympathie à avoir pour tous ces hommes, femmes, enfants et animaux qui resteront de l’autre côté de la porte de l’arche. Ils ont eu ce qu’ils méritaient » (p. 173).
C’est donc ce genre de créationnistes – les plus « radicaux » (Laats, 2021) – que Plantinga trouve « admirables ». Et il n’hésite pas à leur prêter sa voix et son poids académiques pour leur donner une crédibilité intellectuelle, comme on peut le voir et l’entendre dans un film de propagande d’une organisation10 dont provient Ken Ham – le fondateur du Creation Museum. Là encore, cette sympathie de Plantinga pour le créationnisme est congruente avec l’héritage kuyperien. Si l’anti-évolutionnisme a pris corps aux États-Unis dans les années 1920, transformant le courant fondamentaliste en un puissant mouvement social (Lienesch, 2007) au redoutable poids politique et à l’ambition franchement « théocratique » (Laats, 2021), il était actif en Hollande dès la fin du 19e siècle, où Kuyper et ses alliés en avaient fait un vecteur de politisation au large spectre, touchant tant les cercles des théologiens que le monde social et la sphère politique :
Théologiquement, ils attaquaient avant tout les théologiens libéraux ou modérés, soit ceux qui acceptaient l’approche historico-critique de la Bible. Dans la sphère sociale, leurs critiques étaient essentiellement dirigées contre les socialistes. Ces deux « ennemis » étaient en quelque façon associés à la théorie de l’évolution. L’approche historico-critique de la Bible était une vision évolutionniste de la Bible ; tandis que la lutte des classes socialiste provenait d’une vision évolutionniste de la société. [Flipse, 2012, p. 109]
Aux yeux de Kuyper, la théorie de l’évolution était un élément de ce « modernisme » honni, dont le tournant a été la révolution française de 1789, avec ses « mots d’ordre sacrilèges » qui « annonçaient la libération de l’homme comme émancipation de toute Autorité Divine ». Pour lui, « le principe de cette Révolution reste fondamentalement anti-chrétien, et il s’est depuis propagé comme un cancer » (Kuyper, [1898] 1999, p. 10-11), accouchant plus tardivement du darwinisme :
Quiconque pense pouvoir abandonner les vérités chrétiennes, et se débarrasser du Catéchisme de la Réforme, prête l’oreille aux hypothèses de la worldview moderne et, sans savoir à quel point il s’est égaré, jure par le Catéchisme de Rousseau et Darwin. [p. 189]
Variante du fondamentalisme protestant, la tradition kuyperienne prédomine au Calvin College11 (Grand Rapids, Michigan), où Plantinga et Wolterstorff ont été formés et où leurs « plus influents enseignants étaient tous “kuyperiens” » (Wolterstorff, 2002 : 41). Parmi ces enseignants, citons Harry Jellema – dont Plantinga occupera la chaire à partir de 2010 – qui résumait ainsi les « implications » de la perspective kuyperienne :
[L]es véritables divisions politiques ne sont pas entre les conservateurs, les libéraux et les marxistes, mais entre les chrétiens (du moins ceux qui sont conscients des implications idéologiques de leur foi) et les héritiers des Lumières. Voilà l’antithèse basique qui court à travers la société moderne, […] c’est la distinction idéologique la plus basique. Il n’y a donc qu’une légère différence entre le conservatisme, le libéralisme et le marxisme, ils sont tous les variantes d’une même idéologie basique [Jellema, 1957, p. 480].
Plantinga justifie d’ailleurs son engagement en faveur de l’Intelligent Design en s’autorisant de Kuyper et de Jellema, quasiment mis à la hauteur de Saint-Augustin : « En suivant Saint-Augustin (et Abraham Kuyper, Herman Dooyeweerd, Harry Jellema, Henry Stob et d’autres penseurs réformés), je crois qu’il y a un conflit, une bataille entre la Civitas Dei, la Cité de Dieu, et la Cité du monde » (Plantinga, [1991] 2001a, p. 123). S’il complexifie « l’antithèse basique » de Jellema, la logique reste la même :
Deux des partis à ce combat triangulaire sont le Naturalisme éternel et l’Humanisme des Lumières ; le troisième, bien sûr, est le théisme chrétien […] Il s’agit des trois manières occidentales basiques de regarder la réalité, trois manières fondamentalement religieuses de nous voir nous-mêmes et le monde. Le conflit est réel et d’une importance capitale. [p. 123-124]
En réponse aux critiques de Ernan McMullin (McMullin, [1991] 2001), théologien et prêtre catholique qui lui reprochait son lexique guerrier et son littéralisme, Plantinga réitérera son appel à Kuyper, cette fois-ci placé devant Saint-Augustin :
Ici, je suivais Kuyper et Augustin (et bien d’autres) et ici la métaphore du conflit est parfaitement appropriée. En effet, à mon sens, ce n’est pas une métaphore du tout : il y a vraiment un conflit entre ces visions du monde concurrentes, et il est de la première importance d’en prendre conscience [Plantinga, [1991] 2001b, p. 198].
Dans son soutien apporté au créationnisme de l’Intelligent Design, Plantinga reconnaît donc qu’il suit Kuyper, dont il reprend le style d’apologétique, dite « présuppositionnaliste ». Si l’apologétique kuyperienne est prisée des créationnistes, c’est qu’elle fait fond sur une abusive opération de symétrisation des connaissances scientifiques et de la foi religieuse, tout en déchargeant cette dernière de la charge de la preuve quant à ses affirmations ontologiques. Cette symétrisation se tient même à la base du système apologétique de Kuyper, qui « conçoit la lutte comme une lutte entre deux genres de science, chacune avec sa propre foi » (Harris, 2008, p. 212). L’apologétique de l’homme d’État hollandais conjoint ainsi deux gestes : d’un côté, elle hausse la théologie au statut de science (mais de science vraie) ; d’un autre côté, elle abaisse la science au statut de religion (mais de religion fausse).
Bien implanté dans le monde évangélique et depuis longtemps mobilisé par les créationnistes, ce système apologétique informe d’ailleurs la propagande du Discovery Institute, le think tank conservateur qui assure la promotion de l’Intelligent Design et s’évertue à amener ce néo-créationnisme dans les salles de cours. Adossé à un tel système, l’un des membres de ce think tank peut alors écrire dans une revue juridique que l’Intelligent Design et la théorie de l’évolution « ne sont pas deux sujets différents (le premier religieux, le second scientifique), mais deux réponses différentes au même sujet » (Beckwith, 2003, p. 164) et qu’« interdire l’enseignement de l’Intelligent Design dans les écoles publiques » constitue « une discrimination, une violation de la neutralité de l’État en matière de religion, ou une institutionnalisation d’une orthodoxie métaphysique » (p. 149). Lui aussi associé au Discovery Institute, Plantinga tient donc le même discours, à ceci près qu’il en révèle l’origine kuyperienne, laquelle reste généralement implicite car elle a été complètement métabolisée dans le jeu de langage des évangéliques (Gonzalez, 2014).
Quoi qu’il en soit, cette dette kuyperienne assumée permet de mieux cerner la nature de la foi chrétienne que Plantinga et Wolterstorff mettent en scène dans plusieurs secteurs de la philosophie, « galvanisant des escadrons entiers d’admirateurs évangéliques », comme l’écrivait Mark Noll dans The Scandal of the Evangelical Mind (Noll, 1994, p. 440) – un livre à la gloire de la pensée des intellectuels néo-réformés qui sauveraient le monde évangélique de son « anti-intellectualisme ». Le genre de christianisme dont ces auteurs entendent défendre la « rationalité », ou le caractère « raisonnable » ou « justifié », n’est donc pas aussi classique qu’ils veulent le faire croire. Pour dire les choses crûment, il faut une bonne dose d’inculture historique et religieuse pour tenir que le christianisme de Plantinga est « the real thing », comme l’a fait Thomas Nagel dans les pages de la New York Review of Book : « La religion de Plantinga est “the real thing”, pas simplement un déisme intellectuel qui ne donne à Dieu rien à faire dans le monde » (Nagel, 2012).
Pour écrire une telle chose, il faut aussi à Nagel une certaine méconnaissance sociologique. Car la version du christianisme vantée par Plantinga n’est pas non plus « the real thing » d’un point de vue sociodémographique, c’est-à-dire au sens où elle serait partagée par la majorité des chrétiens américains. En réalité, le christianisme conçu à la façon de Plantinga est sur le reculoir ; il ne représente qu’un segment bien particulier de croyants, qui sont en nette diminution et compensent leur perte d’autorité par une agressivité décuplée : en s’exprimant bruyamment, en investissant la sphère publique, en se saisissant des leviers politiques et en manœuvrant les ressources légales pour sécuriser ce qu’il leur reste de pouvoir et imposer leurs vues à leurs concitoyens.
Comme l’écrit Hollinger, « surtout au cours des dernières décennies », « de plus en plus de chrétiens ont épousé des versions libéralisées de la foi qui minimisent le surnaturel » et « mettent en doute l’inerrance biblique », mais « l’importance » de « ces styles de christianisme libéraux, œcuméniques et parfois désinvoltes » est « régulièrement négligée » en raison de la « frénésie d’attention » accordée « aux protestants évangéliques, qui se font remarquer par leur agressivité politique et culturelle » (Hollinger, 2016, p. 284). En tant que « programme culturel » (p. 296), le « christianisme » à la sauce Plantinga est en perte de vitesse : le croyant américain ordinaire – surtout s’il est démocrate – est de moins en moins « enclin à attribuer à une autorité surnaturelle les quelconques valeurs qu’il trouve dans les enseignements et la fonction sociale des églises protestantes et catholiques », il est aussi de moins en moins « enclin à invoquer l’autorité surnaturelle comme garantie à la préconisation spécifique de quelque comportement mondain » (p. 296).
Un héritage théologique très spécifique
Ainsi, loin d’être « the real thing », le christianisme de Plantinga et Wolterstorff n’est donc qu’une déclinaison de style kuyperien de la foi agressivement revendiquée par les protestants conservateurs qui se sont saisis du drapeau du fondamentalisme au début du 20e siècle. Et si Kuyper a vite été rallié à cet étendard, c’est qu’il entendait lui aussi ne rien céder sur la vérité littérale des dogmes de la foi, l’infaillible autorité de la Bible, le surnaturalisme du christianisme, la supériorité épistémique, spirituelle et morale des chrétiens (« régénérés »), ou encore la souveraineté du Christ sur la totalité des « sphères » de la société. Selon lui, le christianisme « s’appuyait sur des fondements bibliques durables et s’exprimait dans des croyances ou des confessions définitives qu’il fallait conserver, reconquérir et réaffirmer contre les dénégations sécularistes et les dilutions modernistes » (Bratt, 2013, p. 23).
D’abord adoubé par les théologiens évangéliques conservateurs du Princeton Theological Seminary, responsables de la fixation de la doctrine de l’inerrance, Kuyper a ensuite conquis le mouvement fondamentaliste, dont il avait précédé l’émergence : ses ennemis étaient similaires, mais le théologien hollandais avait plus rapidement pris le cap de la mobilisation politique, en fondant le Parti anti-révolutionnaire (Anti-Revolutionaire Partij) en 1879 pour faire rempart au libéralisme théologique, aux nouvelles sciences, au socialisme et à la sécularisation. L’historien James Bratt signale d’ailleurs cette avance lorsqu’il décrit le message de Kuyper aux conservateurs américains, notamment lors des fameuses Lectures on calvinism :
À ses auditeurs à Princeton, la citadelle universitaire du presbytérianisme américain, et aux autres protestants bien placés qu’il allait rencontrer en voyageant dans le Nord-Est, Kuyper apporta un mot d’avertissement et un appel à la résistance. La marée montante du libéralisme théologique et de la philosophie panthéiste emporterait l’Église américaine, prophétisa-t-il, à moins que ses dirigeants ne s’ancrent sur le socle confessionnel, en résistant à tout compromis. [Bratt, 2013, p. 667]
Dans ces Lectures, Kuyper n’y allait pas par quatre chemins. Il déniait aux protestants libéraux toute appartenance au « vrai christianisme », resserré autour d’un corps de dogmes intangibles et non négociables :
Il est vrai que la phalange entière de théologiens allant de Schleiermacher à Pfleider continuait à honorer hautement le nom du Christ, mais il est tout aussi indéniable que ça ne leur était possible qu’en soumettant le Christ et la confession chrétienne à d’audacieuses métamorphoses. C’est un fait douloureux, mais qui devient absolument évident dès lors que vous comparez le credo ayant cours dans ces cercles avec la Confession de foi pour laquelle nos martyrs sont morts. Même si on s’en tient seulement au Credo des Apôtres, qui a constitué pendant presque deux mille ans le standard commun à tous les chrétiens, nous voyons que la croyance en Dieu comme « Créateur du ciel et de la terre » a été abolie ; et que la Création a été supplantée par l’évolution. Abolie également, la croyance en Dieu le Fils, né de la Vierge Marie, par la conception de l’Esprit Saint. Abolie aussi, la croyance en Sa résurrection, en Son ascension et en Son retour pour le jugement. Abolie finalement, la croyance en la résurrection des morts, ou au moins en la résurrection du corps. Le nom de la religion chrétienne est encore conservé, mais il s’agit en vérité d’une religion foncièrement différente quant à son principe, et même d’un caractère diamétralement opposé au vrai christianisme. [Kuyper, [1898] 1999, p. 181-182]
Prophétique, cet extrait préfigurait les « doctrines essentielles » adoptées en 1910 par l’Assemblée générale des Presbytériens12. Mais il préfigurait aussi les « fondamentaux » de la foi affirmés dans les 12 volumes de TheFundamentals, « une attaque frontale contre le christianisme libéral » (Gloege, 2015, p. 24). Édité par Henry Parsons Crowell, qui « travaillait discrètement depuis la décennie précédente à la promotion d’un type particulier de protestantisme évangélique bientôt baptisé “fondamentalisme” » (p. 24), ce « manifeste théologique » a été diffusé gratuitement et à grande échelle entre 1910 et 1915, grâce à la manne financière de deux magnats du pétrole13. En 1922, au plus fort de la lutte entre libéraux et fondamentalistes pour le contrôle des dénominations ecclésiales et des départements de théologie, dans Christianity and Liberalism, J. Gresham Machen, qui enseignait au Princeton Theological Seminary depuis 1906, fit entendre un son de cloche similaire au tocsin que Kuyper avait fait résonner à l’orée du 20e siècle :
Dans la sphère de la religion, en particulier, le temps présent est un temps de conflit ; la grande religion rédemptrice qui a toujours été connue comme le Christianisme est à la lutte avec un type de croyance religieuse totalement différente. Cette croyance religieuse est d’autant plus destructive pour la foi chrétienne qu’elle fait usage de la terminologie traditionnellement chrétienne. Cette religion non-rédemptrice moderne est appelée « modernisme » ou « libéralisme » […]. Mais quelles que soient les nombreuses formes sous lesquelles ce mouvement apparaît, les racines du mouvement sont une ; les nombreuses variétés de la religion libérale moderne sont enracinées dans le naturalisme – c’est-à-dire la dénégation de toute entrée du pouvoir créateur de Dieu […]. Dans la bataille intellectuelle actuelle, il ne peut y avoir de « paix sans victoire » ; l’un ou l’autre camp doit gagner. […] Ce que le théologien libéral a conservé, après avoir abandonné à l’ennemi une doctrine chrétienne après l’autre, n’est pas du tout le christianisme, mais une religion qui est si absolument différente du christianisme qu’elle devrait être rangée dans une catégorie distincte. [Machen, [1922] 2009, p. 2-6]
Cependant, dans ces Lectures, à la différence de Machen (Hart, 1997), Kuyper ne cachait pas les ambitions de son calvinisme, qui exprimait une vision du monde (worldview) totalisante et était nécessairement une « foi politique », pour la raison suivante : « Dieu seul – et jamais aucune de ses créatures – détient des droits souverains, dans le destin des nations, parce que Dieu seul les a créés, les maintient par Sa toute-puissance, et les gouverne par Ses ordonnances » (Kuyper, [1898] 1999, p. 85).
Maintenant ubiquitaire dans le monde évangélique contemporain, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe (Gonzalez et Stavo-Debauge, 2012), ce schème de la « vision du monde chrétienne » (christian worldview) provient initialement de la théologie de Kuyper, et sa force rhétorique et polémique tient à ceci qu’il « dénie toute autorité à toute revendication de vérité qui n’a pas été certifiée comme une perspective ostensiblement chrétienne [i.e. évangélique conservatrice] » : à l’aide de ce schème kuypérien, les « tendances manichéennes du mouvement fondamentaliste » sont ainsi « perpétuées et renouvelées » (Hollinger, 2022, p. 117).
En gardant un œil sur la période actuelle, outre l’introduction de ce schème, Bratt estime que le principal apport de Kuyper, qui s’opposait fermement à la « privatisation de la foi », a été le suivant : « Le geste le plus créatif de Kuyper a été de démasquer le nouveau régime moderne d’une prétendue “neutralité” religieuse comme étant, en fait, un stratagème d’hégémonie séculariste » (Bratt, 2013, p. 25-26). Pour de nombreux kuypériens d’aujourd’hui, la neutralité reste toujours synonyme de « neutralisation » : à leurs yeux, ne pas faire publiquement prévaloir leur conception de la foi revient à renier Dieu et à prendre parti pour le sécularisme, qu’ils ne parviennent pas à concevoir autrement que comme un athéisme déguisé – inéluctable conséquence de « l’antithèse basique » instaurée par Kuyper, soulignée par Jellema, réactualisée par Plantinga et Wolterstorff et métabolisée par leurs élèves, notamment par Christopher Eberle et Kevin Vallier. Ainsi, dès l’introduction du livre issu de sa thèse14, Liberal Politics and Public Faith : Beyond Separation, Vallier reprend à son compte cette vision kuyperienne, mais sans dire d’où elle provient (reconduisant une tactique de camouflage fréquente chez les élèves de Wolterstorff et Plantinga) ; il évoque un « malheureux » malentendu entre deux camps alors qu’il s’agit bien plutôt d’un des deux camps (le camps religieux) qui attaque délibérément l’autre (le camp libéral) :
[L]es prétentions libérales à la neutralité sont largement considérées comme un écran de fumée au moyen duquel les libéraux utilisent le pouvoir politique pour imposer leurs vues aux autres. En ce qui concerne la religion, beaucoup pensent que le libéralisme contemporain est lié au sécularisme. Le libéralisme est ainsi identifié à une sécularisation agressive des institutions sociales, notamment des médias et des écoles publiques. Résultat : de nombreux citoyens croyants considèrent le libéralisme comme une menace pour leurs formes de vie les plus sacrées. Malheureusement, de nombreux libéraux ont joué le jeu, trop heureux de restreindre les influences religieuses dans la politique américaine [Vallier, 2014, p. 2].
« L’objection intégraliste », entre intégralisme et intégrisme
L’appartenance de Plantinga et Wolterstorff à une variante du fondamentaliste protestant ne transparaît pas seulement dans leur adhésion à l’inerrance ni dans leur lignage kuyperien, historiquement établi. Elle est aussi lisible dans la façon dont ils assurent la figuration de la foi dont ils défendent la « rationalité », en s’efforçant d’y mettre les formes de la philosophie analytique de la religion (Stavo-Debauge, 2012 et 2015c). Loin d’être une religiosité à basse intensité, qui se manifesterait en des lieux et en des moments cultuels séparés, cette foi s’appuie sur une rigide base doctrinaire et se veut aussi totalisante qu’exclusive : valant pour tout et tous, ses contenus de « vérité » refusent donc toute limitation et entendent être le seul référent de la vie du croyant et l’unique source de son jugement, en tous les plans de son existence et de son rapport au monde, y compris intellectuel, professionnel ou citoyen. Car le christianisme n’est pas un simple ajout extérieur que certains « additionnent à leur existence normale tandis que d’autres non », écrit Wolterstorff, qui cite alors Kuyper :
Une religion confinée au sentiment ou à la volonté est […] impensable pour un calviniste. L’onction sacrée du Prêtre de la Création doit descendre jusqu’à sa barbe et jusqu’à l’ourlet de son vêtement. Tout son être, y compris toutes ses capacités et ses pouvoirs, doit être pénétré par le sensus divinitatis, et comment alors pourrait-il en exclure sa conscience rationnelle, le logos qui est en lui, la lumière de la pensée qui vient de Dieu Lui-même pour l’irradier ? [cité dans Wolterstorff, 2009, p. 105]
Wolterstorff fait donc sienne « l’idée de Kuyper que l’adhésion d’une personne au christianisme, bien compris, façonnera non seulement ses sentiments et ses valeurs, mais aussi sa façon de penser la vie et la réalité – sa vision du monde [worldview] » (p. 116). L’intégralisme inhérent à cette posture s’inscrit dans le nom donné à l’argument que Wolterstorff opposera au libéralisme politique et à la « raison publique » de Rawls : l’ « objection intégraliste » ou « objection de l’intégrité » (Jensen, 2005 ; Quinn, 2005 ; Neal, 2009). S’il est souvent dit que Wolterstorff a formulé cette objection, pour la première fois au milieu des années 1990, dans plusieurs publications15, la posture qu’elle exhibe est plus ancienne. En réalité, avant même de figurer dans les écrits de théorie politique de Wolterstorff, puis d’Eberle et de Vallier, le motif de l’intégralité était déjà au cœur des activités des pères de la Reformed Epistemology.
Ce motif a ainsi présidé à la création conjointe de la Society of Christian Philosophers (SCP) et de la revue Faith and Philosophy, dont Plantinga et Wolterstorff ont été des chevilles ouvrières – chacun d’eux présidera d’ailleurs la SCP, qui est toujours sous leur influence16. On voit aussi ce motif dans le célèbre « Advice to Christian Philosophers », seul article en accès libre sur le site web de Faith and Philosophy, qui lui dédie même un onglet spécial sur sa page d’accueil17. En effet, pour qualifier la bonne manière d’investir la foi dans les disciplines académiques, Plantinga y mobilise le lexique de l’intégralité : « les philosophes chrétiens doivent manifester plus d’intégrité […]. “Intégralité” serait peut-être ici un meilleur mot. […] Nous, philosophes chrétiens, nous devons manifester plus de foi, plus de confiance dans le Seigneur ; nous devons revêtir l’armure de Dieu complète » (Plantinga, 1984). Et si « Advice… » ne traite pas encore de théorie politique, il y est d’emblée question de politique. Dès l’introduction, Plantinga se réjouit de quatre phénomènes, tous inscrits à l’agenda de la Droite chrétienne et du mouvement évangélique18 :
Le christianisme, ces temps-ci et dans notre partie du monde, est à l’offensive. De nombreux signes pointent dans la bonne direction : l’augmentation du nombre d’écoles chrétiennes, la croissance des dénominations chrétiennes sérieusement conservatrices, la fureur à propos de la question de la prière dans les écoles publiques, la controverse créationniste contre l’évolutionnisme, et d’autres encore. [Plantinga, 1984]
Le récit de la genèse de l’objection intégraliste proposé par le philosophe catholique Philipp Quinn n’est donc que partiellement juste. Quinn y voit en effet la réaction de « philosophes de la religion » aux barrages théoriques que les « penseurs libéraux séculiers » (dont John Rawls serait le plus éminent représentant) ont fabriqués dans l’espoir de conjurer le pouvoir grandissant de la Droite chrétienne états-unienne. Quinn contraste deux époques ; dans la première :
[l]es libéraux étaient alors enclins à accueillir les contributions des arguments religieux aux discours publics politiques parce qu’elles tendaient à soutenir des causes libérales. Les arguments religieux de Martin Luther King Jr. servirent à motiver le mouvement des droits civils, et d’importants membres du clergé dénoncèrent la guerre brutale de l’Amérique en Asie du Sud-est. Mais, bien sûr, les choses ont changé dramatiquement lorsque les voix religieuses dominantes dans l’espace public ont cessé d’être libérales. Durant les deux dernières décennies du vingtième siècle, la Droite religieuse, sous la forme de mouvements tels que la Moral Majority et la Christian Coalition, a énormément gagné en influence dans la vie politique américaine. La réaction était prévisible. Les penseurs libéraux séculiers construisirent des théories qui appelaient à exclure le religieux du discours politique public sur certaines questions. Une seconde réaction tout aussi prévisible s’en est bientôt suivie. Des philosophes de la religion, forts de leurs convictions religieuses, commencèrent à attaquer ces théories. À la fin du vingtième siècle, les débats sur les rapports entre religion et politique en sont venus à jouer un rôle important dans la renaissance de la philosophie de la religion. Au tournant du siècle, Wolterstorff a gagné la réputation d’être l’un des plus efficaces critiques des théories politiques libérales qui excluaient la religion. [Quinn, 2005, p. 250-251]
Quinn a sans doute raison de voir en Wolterstorff « l’un des plus efficaces critiques des théories politiques libérales », mais il se trompe sur deux points. Premier point, ce que Rawls finira par appeler « raison publique » n’est pas sorti subitement de son chapeau. Cette forme de composition d’avec la diversité des religions et des idées morales a été mise en valeur dès le début du 20e siècle, notamment par Dewey, Kallen et les « humanistes religieux » ; elle a ensuite été articulée au milieu du siècle dans de nombreuses décisions de la Cour suprême à partir des années 1940, dont des croyants de plusieurs confessions réclamaient l’application, réalisant en pratique « un “consensus par recoupement” qui soutenait un sécularisme public » (Sehat, 2018, p. 25). Certes, « les protestants œcuméniques » – autrement dit les « libéraux » – ont beaucoup compté dans « l’adoption normative de la diversité et de la déchristianisation de la vie publique américaine », mais ils étaient loin d’être les seuls. Bien d’autres croyants y trouvaient aussi leur compte, individuellement et collectivement, notamment les juifs, les Baptistes du Sud (avant leur reprise en main par les fondamentalistes au début des années 1980), les catholiques progressistes, et bien d’autres encore. Même les Témoins de Jéhovah y souscrivaient :
Au milieu du siècle dernier, les intellectuels avant-gardistes, les modernisateurs religieux et les séparatistes protestants appuyaient tous un projet de sécularisation afin que chacun puisse, à sa manière, poursuivre ses propres fins. Les Témoins de Jéhovah, bien qu’ils ne partageaient pas l’idéal cosmopolite des intellectuels séculiers, utilisaient encore l’adhésion de la Cour à cet idéal pour faire progresser la séparation de l’Église et de l’État […]. Ce faisant, tous ont accepté une autre idée que Rawls appellera « raison publique ». Ce qu’il voulait dire par là, c’est que, dans un régime libéral, les citoyens pouvaient avoir toutes les raisons privées qu’ils voulaient pour appuyer une politique. Mais pour défendre cette politique, ils devaient utiliser une argumentation susceptible d’être reconnue par ceux qui n’appartenaient pas à leur tradition […]. La justification devait être publiquement accessible, ce qui signifiait pour les gens religieux qu’elle devait souvent être politiquement athée. Leurs propres raisons religieuses de soutenir une politique devaient rester privatisées. Pour les Témoins de Jéhovah, les protestants œcuméniques et les autres croyants qui ont adhéré au projet de sécularisation du milieu du siècle dernier, le compromis en valait la peine, car l’émergence d’un régime séculier impliquait souvent une expansion de la liberté libérale qui s’accompagnait d’un recul du pouvoir détenu par les protestants conservateurs [p. 26].
Deuxième point, l’offensive des philosophes de la religion dont parle Quinn a débuté plus tôt qu’il ne le dit, avant que les « penseurs libéraux séculiers » s’inquiètent de l’influence de la « Droite religieuse », « sous la forme de mouvements tels que la Moral Majority et la Christian Coalition » (Quinn, 2005, p. 250-251). La chronologie proposée par Quinn pose problème. Selon lui, Wolterstorff et d’autres « philosophes de la religion » seraient montés au créneau tardivement et défensivement, après que des « penseurs libéraux séculiers construisirent des théories » qui « appelaient à exclure la religion » dans l’espoir de contrer l’agenda ultraréactionnaire de la Moral Majority et de la Christian Coalition. Là où le récit de Quinn coince, c’est que la Moral Majority a été fondée en 1979 et la Christian Coalition en 198919.
Pourtant, en 1976, Wolterstorff écrivait déjà que les croyances chrétiennes « doivent fonctionner comme un critère de contrôle des théories [scientifiques] que nous [les évangéliques] voulons bien accepter » (Wolterstorff, 1976, p. 73) – soit trois ans avant que des « penseurs libéraux séculiers » ne puissent s’émouvoir de la Moral Majority20. En 1983, Wolterstorff posait déjà que le « calvinisme » manifeste « un désir passionné de remodeler le monde social afin qu’il ne soit plus étranger à Dieu » (Wolterstorff, 1983, p. 21) – soit six ans avant que la Christian Coalition ne voie le jour. En 1984, dans « Advice to Christian Philosophers », Plantinga s’attaquait déjà aux disciplines scientifiques, affirmant, par exemple, qu’il revenait « aux psychologues chrétiens de développer une alternative qui soit en phase avec le surnaturalisme chrétien – une psychologie ayant pour point de départ cette vérité scientifiquement séminale selon laquelle Dieu a créé l’homme à son image » (Plantinga, 1984). Plantinga s’y félicitait aussi de phénomènes politico-religieux qui étaient encore loin d’apparaître sur le radar des « penseurs libéraux séculiers » ; pour mémoire, Rawls ne publie Political Liberalism qu’en 1993, tandis que Richard Rorty ne publie « Religion as Conversation-stopper » qu’en 1994, soit neuf et dix ans après « Advice… ».
De Plantinga à Pouivet, du protestant au catholique : l’anti-modernisme en partage
Arrêtons-nous un instant sur ce texte de Plantinga qui a eu valeur de manifeste et qui revendiquait que tout (vrai) chrétien qui se respecte doit faire preuve d’intégralité et d’intégrité, en se dressant contre l’impiété des disciplines académiques. Cette revendication constitue certes un trait de la tradition kuyperienne, mais on peut aussi déceler un motif plus tactique dans le choix de ces catégories par Plantinga. Apparues lors de la crise « moderniste » au sein de l’Église catholique, ces catégories de combat ont été forgées dans les rangs des anti-modernistes, qui opposaient le « catholicisme intégral » au « catholicisme libéral », « le devoir de l’intransigeance » à « la tentation du compromis », « l’ordre social chrétien du Christ-Roi » à « l’athéisme social du laïcisme » (Poulat, 1969 : 26). Si leurs adversaires modernistes et bien des historiens les disaient « intégristes » (un terme qui est resté en usage dans l’espace francophone), eux-mêmes se présentaient comme « catholiques intégraux » :
Historiquement, ceux qui furent appelés « intégristes » sous Pie X à l’époque du modernisme se nommaient en fait eux-mêmes « catholiques intégraux ». De ce point de vue, il serait plus juste de parler d’« intégralisme » comme en anglais et en allemand. [...] La tendance dite intégriste prend sa source dans la réaction catholique à la transformation politique et culturelle consécutive à la Révolution française et aux idées des Lumières [...] Ce type de catholicisme se dit intégral non point seulement ou d’abord parce qu’il s’en tient à l’intégrité dogmatique – ce qui va de soi – ou par une manière étroite d’entendre cette intégrité, mais parce qu’il se veut un catholicisme appliqué à tous les besoins de la société contemporaine, alors que le libéralisme et le socialisme pensent que la société́ a en elle-même les moyens de résoudre ses problèmes et que la religion doit rester une affaire privée, une affaire de conscience [Poulat, 1990, p. 416-417].
Initialement, le cœur du propos de « Advice to Christian Philosophers » a été articulé lors d’une conférence délivrée à Notre-Dame University, à l’occasion de l’investiture de Plantinga au poste de professeur en ce fief catholique. En usant des catégories de l’intégralisme, le philosophe « néo-réformé » essayait vraisemblablement de s’attacher les catholiques conservateurs, familiers de ce lexique depuis la crise moderniste et peut-être inquiets de voir débarquer un calviniste sur leurs terres. Cette référence à la crise moderniste peut aussi nous permettre de mieux comprendre pourquoi Pouivet – catholique et « néo-thomiste » – a assuré l’introduction de Plantinga et Wolterstorff dans la philosophie francophone. Au-delà d’un commun appel à la scolastique médiévale, dont Wolterstorff et Pouivet se réclament tous deux21, c’est peut-être un même virulent anti-modernisme qui les rapproche.
On en veut pour preuve un exposé décoiffant de Pouivet, prononcé au Collège de France (le lieu à son importance) lors d’un colloque en l’honneur de Jacques Bouveresse. Je m’appuierai sur le texte édité, « L’irrationalisation de la religion » (Pouivet, 2014), qui prétend rendre hommage à un passage du texte préparatoire au colloque, où Bouveresse disait craindre une « irrationalisation de la science » (Bouveresse, 2014). En fait d’hommage, Pouivet opère une subversion du propos de Bouveresse – qui s’ouvrait par une citation de Zeev Sternhell sur les « contre-Lumières22 ». Tout en faisant mine de suivre Bouveresse, Pouivet se fait l’apologue de la virulente réaction de l’Église catholique au « modernisme », qui amena le Vatican à condamner la liberté de l’enquête, l’application des méthodes des sciences historiques à la Bible, et plus globalement le pluralisme démocratique et la République laïque.
Dans son intervention, Pouivet transmute « la Première Constitution Dogmatique du 24 avril 1870 », « la lettre Encyclique sur les erreurs du modernisme de sa Sainteté le Pape Pie X (“Pascendi Dominici Gregi”) » et « la Constitution Apostolique “Lamentabili sane exitu” du 3 juillet 1907 » en d’illustres et prescientes défenses de la raison contre l’irrationalisme (Pouivet, 2014, § 10). Pouivet introduit ces documents à l’appui d’une critique du « post-modernisme théologique », qui serait caractérisé « par son inlassable effort pour rejeter la métaphysique néoscolastique » (§ 7). La collection des fautifs est impressionnante : Jean-Luc Marion, Emmanuel Levinas, Paul Ricœur, Michel Henry, Édith Stein, Max Scheler, Erick Przywara, Jean Paul II, Benoit XVI, Marie-Dominique Chenu, Yves Congar, Henri de Lubac, Urs von Balthazar, Karl Rahner, Karl Barth, « tous appartiennent à mon sens à cette tendance à l’irrationalisation de la religion », écrit Pouivet (§ 9). Après avoir dressé la liste de tous ces égarés, qui se seraient compromis avec le « post-modernisme théologique », Pouivet écrit donc la chose suivante :
Il est possible de montrer que le postmodernisme théologique a été par anticipation critiqué et officiellement rejeté par l’Église catholique en 1907, le 8 septembre très exactement, dans la Lettre encyclique sur les erreurs du modernisme de sa Sainteté le Pape Pie X (« Pascendi dominici gregis »). Cette encyclique faisait suite à la Constitution apostolique « Lamentabili sane exitu » du 3 juillet 1907, dans lequel 55 propositions réprouvées et proscrites étaient clairement identifiées. Elle reprenait dans une grande mesure la Première Constitution dogmatique du 24 avril 1870, « Dei Filius » [§ 10].
Ce que Pouivet ne dit pas à ses auditeurs du Collège de France, c’est que les documents qu’il met ici en valeur ont inauguré un puissant courant – qui se voulait à la fois « réaction » et « antidote » au modernisme – que les historiens nomment « intégrisme » et qui a connu « ses jours fastes » sous Pie X (Poulat, 1969, p. 14). De nos jours, les rares catholiques qui se réclament publiquement de tels documents se recrutent du côté des lefèbvristes de la Fraternité sacerdotale de Saint-Pie X, laquelle arbore fièrement « Lamentabili sane exitu » sur son site internet23. Précisons aussi à quelle occasion l’Église catholique romaine a édicté ce document : « Lamentabili sane exitu » visait tout particulièrement Alfred Loisy (1857-1940), « ignominieusement traité par l’Église catholique » (Vieillard-Baron, 2008, p. 216), parce qu’il avait eu l’audace d’appliquer les méthodes de l’histoire positive et des sciences sociales naissantes à la Bible, en revendiquant « le droit pour l’historien de tenir un discours de vérité sur le christianisme » (Palau, 2007, p. 82). Cet abord historique des textes bibliques amena Loisy à en dé-dogmatiser la lecture, contribuant du même coup à la « sécularisation interne du christianisme » (Isambert, 1976). Quant aux autres documents célébrés par Pouivet, ils condamnaient rien moins que la modernité, l’héritage de la Révolution française, le principe de l’État de droit laïc, la tolérance, la liberté de l’enquête et de la discussion, la liberté religieuse, et j’en passe24. Pouivet signale incidemment que Loisy paya les pots cassés, mais il fallait rejeter la modernité (philosophique) au nom même de la raison (qui serait donc ecclésiale et catholique, hors de l’Église point de Salut) :
À la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, le magistère ecclésiastique s’est opposé fermement – parfois par des interdictions d’enseigner ou de publier, voire quelques excommunications, dont celle de l’Abbé Loisy – à ce qui fut appelé le « modernisme ». Un serment dit « antimoderniste » fut exigé des prêtres. Il prenait la forme d’une déclaration de rationalisme dirigée contre la critique religieuse des Lumières françaises. Ce serment contient ainsi, presque au début, l’affirmation suivante, sans ambiguïté : « Je professe que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être certainement connu, et par conséquent aussi, démontré à la lumière naturelle de la raison “par ce qui a été fait” (Rm 1,20), c’est-à-dire par les œuvres visibles de la création, comme la cause par les effets ». L’opposition à la modernité philosophique se faisait ainsi au nom de la rationalité. [Pouivet, 2014, § 12]
Il faut du « culot » à Pouivet pour faire l’apologie de ces documents ecclésiaux dans l’enceinte du Collège de France : soit précisément là où Loisy a été élu à la chaire d’histoire des religions en 1908, après avoir été excommunié de l’Église pour ne pas s’être plié aux diktats antimodernistes venus du sommet de la hiérarchie ecclésiale et signés par Pie X lui-même. Et le Pape ne s’arrêta pas là. Il « ordonna à tous les diocèses de l’Église d’établir une société (Sodalitium Pianum) qui informerait le Vatican du moindre écart d’un prêtre (et même d’un évêque) à l’enseignement établi par lui-même et ses théologiens » (Shea, 2004, p. 44). Dans la foulée :
il s’ensuivit un règne de terreur en théologie dont le parallèle pourrait être l’ère McCarthy aux États-Unis. Alors qu’il était depuis longtemps impossible de brûler des hérétiques, la campagne a eu des effets profonds sur l’éthique intellectuelle catholique, en particulier dans l’éducation cléricale. [ibid.]
Et comme l’ajoute William Shea, « le succès papal dans l’arrêt du mouvement moderniste pourrait bien avoir suscité l’envie des fondamentalistes protestants américains » (ibid.). Si le moment de ce « règne de terreur en théologie » trouve grâce aux yeux de Pouivet, c’est qu’il s’est accompagné d’un « renouveau des études thomistes » (Pouivet, 2014, § 14) et du thomisme en général25. Pouivet signale ainsi le père Réginald Garrigou-Lagrange, « auteur d’une Synthèse thomiste qu’on ne lit plus guère, mais qu’un philosophe analytique peut admirer, tant la conception argumentative de la philosophie y est exemplifiée sous sa forme la plus pure » (ibid.). La communication de Pouivet s’est heurtée à la critique, comme il le concède dans l’antépénultième note de bas de page de son texte :
Lors du colloque, on m’a fait remarquer qu’il serait tout de même difficile de défendre la rationalité de la thèse de l’infaillibilité pontificale, par exemple. Également, on m’a fait remarquer que la perspective que j’adopte conduit à feindre d’ignorer le rôle politique joué par cette thèse. Je ne peux répondre ici à ces objections, même si je les comprends. Sans pouvoir donner des arguments ici, il ne me semble pas impossible de justifier épistémologiquement la thèse de l’infaillibilité pontificale [2014, n. 38].
Si les implications politiques de l’infaillibilité pontificale sont lourdes, elles disent aussi la nature des liens qui unissent un thomiste catholique comme Pouivet aux protestants fondamentalistes de la Reformed Epistemology, qu’il loue dans ce même texte (ibid., §17) et qui souscrivent quant à eux à la doctrine de l’inerrance biblique, l’équivalent protestant du dogme de l’infaillibilité papale. Et si Pouivet a pu se féliciter en 2010 que « Advice to Christian Philosophers » ait donné « le ton d’une philosophie de la religion engagée et décomplexée » (Michon et Pouivet, 2010), c’est peut-être bien en raison du clin d’œil connivent à l’anti-modernisme et à l’intégrisme catholiques que Plantinga semblait y adresser ; dans un même ordre d’idée, à compter de son embauche à Notre-Dame, Plantinga changera le nom de son argument du sensus divinitatis, qu’il désignera au moyen de l’acronyme « A/C » – pour « Aquina/Calvin » – alors qu’il ne faisait au départ référence qu’à Calvin.
Fermons cette parenthèse et notons seulement que « Advice to Christian Philosophers » suffit à attester que le geste des zélateurs de la Reformed Epistemology était offensif, et non défensif, et qu’il ne consistait pas en de simples discours : joignant le geste organisationnel à la parole disciplinaire, Plantinga et Wolterstorff ont pris soin de cimenter leur perspective « théocentrique » dans le monde universitaire et intellectuel en y édifiant des organisations para-ecclésiales qui exercent un genre de lobbying académique, à l’instar de la Society of Christian Philosophers et de sa revue dédiée, Faith and Philosophy – revue qui sera ensuite rejointe par Fides & Historia, qui couvre le domaine de l’histoire.
De l’épistémologie (réformée) à la théorie politique (théocentrique)
Si ces auteurs ont d’abord investi l’épistémologie, ils se sont assez vite dirigés vers la théorie politique, toujours en y introduisant leur perspective intégraliste. En effet, je l’ai dit, avant de se mêler de théorie politique, ils ont d’abord forgé une position nommée Reformed Epistemology. Cette « épistémologie » est importante à deux égards. Elle n’a pas seulement assuré leur renommée au sein de la philosophie analytique de la religion (Stavo-Debauge, 2015c), elle a aussi joué le rôle d’une « passerelle » pour rejoindre le plan du politique et s’attaquer à la sécularité des institutions, toujours en creusant ce même sillon kuyperien, qui se rendra toujours plus explicite. En 2002, alors que le succès de la Reformed Epistemology ne faisait plus de doute, Wolterstorff ne cachait plus qu’elle devait beaucoup à Kuyper : « Il serait à peine exagéré de dire que la Reformed Epistemology est un développement qui était destiné à arriver parmi les philosophes de tradition néo-calviniste » (Wolterstorff, 2002, p. 42).
Au reste, dans FaithandRationality (Plantinga et Wolterstorff, 1983), l’historien Georges Marsden, un ancien étudiant du Westminster Seminary (institution fondée par J. Gresham Machen26), avait déjà vendu la mèche, en établissant clairement les origines kuyperiennes de la thèse de la Reformed Epistemology sur le caractère « basique » et prima facie « justifié » des croyances religieuses : « Kuyper soutient que Dieu tel qu’il s’est révélé dans les Écritures nous est connu en tant que vérité première immédiatement révélée, et non à l’issue de la conclusion d’un argument » (Marsden, 1983, p. 251). Dès 1983, Marsden signalait donc que ladite épistémologie n’était rien de plus qu’une reformulation de l’apologétique de Kuyper, selon qui « la connaissance de Dieu disposait du même statut épistémique et fournissait la même sorte de fondement immédiat pour la certitude que les expériences quotidiennes de sens commun » (p. 248).
Au nom d’un « principe de parité épistémique », cette épistémologie peut tendre à doter les croyances religieuses d’un statut cognitif équivalent à celui des savoirs scientifiques et d’un degré d’évidence similaire à celui de la perception sensible. Wolterstorff l’énonce sans ambages, en se prévalant de la devise de Saint-Augustin, « la foi qui cherche l’intelligence », telle qu’on lui a « appris à [la] comprendre » dans la tradition kuyperienne :
Ce qu’on nous a appris à comprendre par la devise, c’est que l’intellectuel chrétien est appelé à mener toutes ses enquêtes à la lumière de la foi […] [et] à développer l’histoire, la sociologie, la philosophie, la théorie politique, et cetera, à la lumière de la foi. [Wolterstorff, 2010, p. 336]
Concrètement, en terres anglo-américaines, cela veut dire que les résultats des enquêtes des sciences naturelles et historiques peuvent être récusés avec les « vérités » délivrées par les Saintes Écritures ou par l’activité du Saint Esprit, comme on a pu le voir avec les engagements créationnistes de Plantinga. En d’autres contrées, la revendication peut s’atténuer et se mettre seulement à hauteur des sciences du social ou du psychisme, mais le geste est le même. Introducteur de leur philosophie dans le monde francophone, Pouivet va globalement dans le même sens. Dans une perspective néo-thomiste, il soutient lui aussi une « parité épistémique » de toutes les sortes de croyances, ce qui revient à hausser la rationalité des convictions religieuses afin de les mettre au même niveau cognitif et épistémique que les savoirs produits par une pluralité de sciences :
À mon sens, les croyances religieuses – que Dieu existe, que le Christ, son fils unique, est mort et ressuscité le troisième jour, qu’il reviendra pour juger les vivants et les morts, qui ressusciteront eux aussi – n’ont pas moins de rationalité que celles entretenues par des psychologues au sujet de l’esprit, des sociologues au sujet de la société, des spécialistes de sciences politiques au sujet des rapports géopolitiques. [Pouivet, 2007, § 48]
La « parité épistémique » ici revendiquée signifie que les croyances religieuses peuvent donc se faire valoir contre les savoirs des sciences humaines et sociales, pour lesquelles Pouivet a le plus grand mépris (Pouivet, 2015). Rien d’étonnant : pour Pouivet, « il est inconcevable de concevoir (et d’accepter) que les “sciences [sociales] de la religion” puissent contribuer en quoi que ce soit à une connaissance positive d’un phénomène qui ressortit intégralement à la transcendance divine » (Cuin, 2016, p. 257). Qu’ils soient évangéliques kuypériens, comme Plantinga et Wolterstorff, ou catholique thomiste, comme Pouivet, ces « épistémologues » s’entendent pour accorder aux convictions et croyances religieuses une pleine légitimité épistémique.
Et dès lors qu’ils parviennent à faire accréditer que ces croyances sont finalement aussi (voire plus) rationnelles et raisonnables que les savoirs scientifiques et aussi évidentes que les connaissances perceptives, il leur est aisé de faire un pas de plus et d’arguer qu’il serait donc loisible d’opposer les contenus de la foi chrétienne, des doctrines théologiques et des « révélations » bibliques aux résultats des enquêtes scientifiques, aux énoncés du droit positif ou aux programmes des politiques publiques séculières27. Bien entendu, ce pas a été vite sauté, aux États-Unis en tout cas, mais les Européens commencent eux aussi à s’acclimater à la rhétorique des « épistémologues réformés », y compris en France et même du côté catholique28.
On peut trouver un exemple de la latitude politique que ces épistémologies confèrent aux convictions religieuses dans un texte de l’Américain Francis Beckwith29, traduit en 2012 sur le site web France-Catholique.fr, site qui a servi d’incubateur et de relais à la mobilisation des catholiques français contre la « théorie du genre » et le « mariage pour tous ». Beckwith y dénonce la tendance des juristes et magistrats « libéraux » à nier la « rationalité » des « visions du monde religieuses » et donc à refuser d’en faire la source légitime d’« opinions juridiques » et de « projets de politiques publiques ». Pourtant, affirme-t-il, de grands « philosophes » auraient démontré que la croyance religieuse et la foi chrétienne ne sont pas moins rationnelles que nombre d’autres types de croyances : les contenus de la foi chrétienne auraient alors toute légitimité à fonder des « projets de politiques publiques » et seule une injustifiable « hégémonie laïciste » les empêcherait de jouer leur rôle :
Il y a environ un an, j’ai été invité à écrire un chapitre pour un ouvrage collectif portant sur la philosophie politique et les croyances religieuses, qui doit être publié l’an prochain par des presses universitaires. Mon chapitre […] traite des prétentions des tribunaux et des théoriciens juristes qui défendent la position selon laquelle les projets de politiques publiques d’inspiration religieuse n’ont pas leur place dans une démocratie libérale parce que les visions du monde [worldviews] religieuses […] dépendent de croyances irrationnelles. En préparant ce chapitre, j’ai lu et relu nombre d’actes de procès et de monographies académiques. Les opinions juridiques qui affirment […] l’irrationalité de la croyance religieuse ne m’ont pas surpris, puisque les juristes […] n’ont souvent aucune connaissance de la littérature portant sur la rationalité des croyances religieuses […]. Les théoriciens du droit que j’ai consultés se prétendent tous experts en loi et en religion et leurs travaux [sont] publiés par des universités prestigieuses. Pourtant, je n’ai pas trouvé chez eux la moindre référence, même superficielle, à l’abondante littérature traitant de la religion et de la rationalité qui est produite par des penseurs, souvent philosophes, religieux ou non, depuis cinquante ans. Il n’y avait aucune mention d’Alvin Plantinga, de William Lane Craig, de Robert C. Koons, de John Haldane, de William Alston, de J.P. Moreland, de Brian Leftow, de Nicholas Wolterstorff, de Linda Zabzebski, de Charles Taliaferro, de C. Stephen Evans, de Dallas Willard, de Richard Swinburne, de John Polkinghorne, d’Eleanore Stump, de John E. Hare, ou de N. T. Wright. Ces chercheurs contemporains […] ont publié des argumentaires, parmi les plus sophistiqués et ciselés, concernant des aspects importants de la foi chrétienne, notamment sur la rationalité de la foi en Dieu, sur l’échec du matérialisme philosophique, sur l’existence de l’âme, sur le réalisme moral, sur l’incohérence du scientisme, sur l’historicité de la résurrection du Christ, et sur la coexistence entre Dieu et le mal30.
L’extension qui va de l’épistémologie au domaine politico-juridique n’est guère étonnante, elle était en puissance dans le vœu d’« intégralité » qui anime ces philosophes et elle se proclamait fièrement dans « Advice… », leur manifeste. La foi qu’ils proclament ne se donne pas de limites, elle s’accommode mal des différenciations et refuse toutes modalisations. Embrassant tout et tous, elle vaut pour la philosophie, les sciences, le domaine public, le monde social et la communauté politique en son entier, dont elle n’accepte pas la sécularisation. Là encore, l’héritage des Kuyperiens se fait entendre, mais il rejoint aussi l’intransigeance de certains catholiques conservateurs, néo-traditionnalistes ou néo-intégralistes, côtoyés à Notre-Dame University et à la Society of Christian Philosophers31.
Le libéralisme politique et théologique, voilà l’ennemi !
Ces deux séries de croyants partageaient bien des points communs, et d’abord un même problème avec le libéralisme, théologique et politique, en cela qu’il tendrait à « dégrader » leurs convictions religieuses, en les forçant à en rabattre sur leurs prétentions et en les invitant à se tenir à un « format » de véridiction et d’énonciation dans lequel leur Dieu se trouvait à l’étroit (Stavo-Debauge, 2012 et 2013). En regardant les convictions religieuses comme des options, plurielles et dispensables, des préférences, privées et révisables, des opinions, individuelles et discutables (Thévenot, 2014 ; 2017), le libéralisme politique apparaissait inhospitalier à leur façon de concevoir la foi chrétienne et la souveraineté divine32.
Si ces auteurs se rejoignaient depuis longtemps dans une critique générale de la modernité libérale-séculière, ils ne manquèrent donc pas de s’en prendre à Rawls, épouvantail commode d’une philosophie agnostique, voire athée33, qui reléguerait le religieux dans le « non-public », signerait la fin de l’hégémonie culturelle du christianisme et entérinerait la séparation de l’Église et de l’État. Pour s’exprimer, leur hostilité n’avait pas attendu que Rawls écrive Political Liberalism, mais sa parution leur fournira une opportunité à exploiter. Mobilisés tout spécialement par une note de bas de page de l’ouvrage (Rawls, 1997, p. 244), ils se coalisèrent tout uniment contre l’idée de « raison publique ». Dans « Religion and Liberalism: Was Rawls Right After All? », Robert Talisse rappelle le contenu de cette note et signale la fureur qu’elle suscita chez certains « philosophes thomistes », qui n’eurent ensuite aucun mal à souscrire à « l’objection intégraliste » formulée par Wolterstorff34.
Dans une note fatidique de Political Liberalism, Rawls soutient que « l’on irait à l’encontre de l’idéal de la raison publique si nous votions à partir d’une doctrine englobante qui nie » les droits spécifiés par l’arrêt Roe v. Wade […]. Naturellement, cela lui a attiré les foudres des philosophes thomistes, comme Robert George et Christopher Wolfe, qui comparèrent la tâche de la justification publique rawlsienne au fait de devoir « jouer à une partie de dés avec dés pipés ». [Talisse, 2014, p. 72]
Au plan de la théorie politique, parce que « la totalité de nos vies, pas seulement leur aspect soi-disant spirituel, doit être vécue dans une obéissance reconnaissante à Dieu et dans sa craintive adoration » (Wolterstorff, 2009, p. 30), l’« objection intégraliste » consiste à affirmer que les citoyens – mais aussi les élus et officiers publics – ont le droit (et surtout le devoir) de faire prévaloir leur foi dans tous les domaines de leur existence et sur tous les sujets possibles : « leur obligation d’obéir à Dieu » s’étend « à la totalité de ce qu’ils font, où qu’ils soient », et donc aussi dans le « domaine politique » (Eberle, 2002, p. 145). D’où cette opposition à la « raison publique » rawlsienne, dont « la signification fondamentale » est que « les citoyens (et plus encore les juges et les responsables publics) » doivent « s’adresser à leurs concitoyens de citoyens à citoyens, et non de coreligionnaires religieux à coreligionnaires religieux ou de croyants à futurs convertis » (Beiner, 2009, p. 83).
L’opposition est spécialement aiguë chez les évangéliques, pour qui la tentation est grande de se rapporter au domaine public politique comme à une énième arène de manifestation de piété et d’évangélisation des égarés. En effet, dans cette forme de protestantisme, le salut est conditionné par « la croyance en un crédo spécifique » et la conversion doit s’accompagner d’une proclamation qui appelle à « parler du message de l’Évangile aux non-croyants », afin qu’ils l’entendent et soient sauvés à leur tour (Nichols, 2008, p. 635). Les évangéliques sont d’autant moins enclins à jouer le jeu de la « raison publique » qu’ils « réclament beaucoup plus que l’espace culturel pour pratiquer leur religion en privé » : leur ambition est plus ample, ils désirent ardemment « transformer la culture en totalité, en utilisant les moyens publics afin d’influencer les comportements individuels et de diriger autrui vers leur compréhension de la volonté de Dieu » (den Dulk, 2006, p. 212).
Taillée pour eux et ajustée à leur conception de la foi, l’« objection intégraliste » soutient que le libéralisme politique viole son propre engagement à l’endroit de la liberté, de la neutralité et de l’inclusion, en restreignant la capacité des citoyens et des acteurs publics à en appeler à leurs convictions religieuses dans l’espace public politique : « Si quelqu’un essayait de m’empêcher de voter et d’agir politiquement, sur la base de mes convictions religieuses, cela violerait le libre exercice de ma religion » (Wolterstorff, 1997, p. 176). En 2012, dans Understanding Liberalism, revisitant son célèbre article de 1997, Wolterstorff réinscrira cette même figure du croyant intégraliste, sans négliger qu’on puisse lui dire qu’il dépeint là un fondamentaliste, ce dont il se contrefiche :
La sorte d’individu que j’imaginais se tient pour obligé de fonder ses réflexions politiques sur les ressources de sa religion […] et sur ces ressources seulement – lorsqu’elles parlent de ce qui est en jeu. La conviction qu’il y est obligé appartient à sa religion ; sa fidélité le requiert. Pour employer le langage de Rawls : une composante de sa doctrine religieuse englobante est que cet individu doit utiliser les ressources de sa doctrine englobante et seulement ces ressources-là lorsqu’il délibère, débat et vote sur certaines questions politiques […]. S’il est chrétien, sa pensée sur les questions politiques doit être formée par les prophètes de l’Ancien Testament et par les enseignements de Jésus – et non par une quelconque conception de la justice, que ce soit celle de Rawls ou une quelconque autre. […] Pour lui, penser à la façon de Rawls, c’est être infidèle à Dieu ; et la fidélité à Dieu outrepasse toute autre considération. Cet individu sait que beaucoup de gens […] estiment qu’il est profondément malavisé. On le traitera de « fondamentaliste ». […] Jusqu’ici, il n’a pas été convaincu [par leurs objections]. Les ayant écoutés sans avoir été convaincu, il a droit à ses convictions [entitled to his convictions] : on ne peut rien lui demander de plus. On ne peut pas lui demander de décider de changer ses vues. Personne ne peut faire ça. [Wolterstorff, 2012, p. 98-100].
Puisque l’« on ne peut pas lui demander de décider de changer ses vues », lui et ses coreligionnaires sont donc fondés à « repousser tous les appels à limiter la portée de leur obéissance à Dieu au non-politique ou au non-public » : ils peuvent et doivent rejeter « tous les appels à réinterpréter leur religion afin d’en éliminer l’exclusivisme » ; il leur faut ainsi faire la sourde oreille à « tous les appels à flétrir leur religion en faveur d’une religion de pure structure ou de raison » (Wolterstorff, 2009, p. 30).
Comme l’écrit Patrick Neal, si cette objection est la plus répandue parmi les philosophes chrétiens conservateurs, il revient à Wolterstorff d’en avoir fourni la formulation la plus tranchée, en faisant « ressortir la profondeur de la différence » avec la « raison publique » sur « la question de l’autorité » : tel qu’il se le figure, à moins de « se détourner de Dieu et de fuir son commandement absolu », le croyant intégraliste est tenu « d’affirmer l’autoritaire supériorité des exigences de sa vision religieuse totalisante » (Neal, 2009, p. 166-167). Chez Wolterstorff, ce croyant est kuyperien, c’est-à-dire un fidèle qui ne peut ni ne veut agir autrement, car c’est ainsi qu’est la foi chrétienne « bien comprise » : « holiste », elle doit transir « tout l’être du chrétien » et irriguer la totalité de ses activités=
Tout l’être du chrétien doit être imprégné du sens de la divinité, ses sentiments et sa volonté, mais surtout sa pensée. Et pas seulement ses pensées sur la spiritualité, les valeurs ou le surnaturel, mais sa façon de penser la vie et la réalité dans son ensemble. Sa « conscience rationnelle », comme l’appelle Kuyper, doit être imprégnée de son sens de la divinité. Kuyper a usuellement développé cette idée en insistant sur le fait que le christianisme incorpore une Weltanschauung distincte, en néerlandais, wereldbeschouwing – c’est-à-dire une vision du monde distincte. Cette insistance sur le holisme du christianisme bien compris, et d’autres religions aussi, serait relativement peu importante si nous pouvions et devions mettre de côté nos visions du monde lorsque nous nous engageons dans les pratiques du milieu académique, de l’économie, de la politique, et ainsi de suite. Mais la contrepartie de l’insistance intransigeante de Kuyper sur le holisme de la religion était de dire avec une insistance tout aussi inflexible que supposer qu’il nous faudrait mettre de côté notre vision du monde, ou même que nous pourrions le faire, constitue un grave malentendu [Wolterstorff, 2009, p. 106].
Bien évidemment, tous les croyants n’agissent pas de cette manière, il en va là d’un type très spécifique de conception de la foi, mais qui entend néanmoins valoir comme standard, critère et métrique de la religiosité en général – qui serait donc consubstantiellement antagonique à la démocratie libérale séculière35 et à l’idée même de « raison publique » ou de « morale séculière » (p. 108). Loin de couvrir toutes les façons de vivre la foi et toutes les traditions religieuses, cette figure du croyant que l’objection intégraliste a fait rentrer en théorie politique n’est donc rien de plus qu’un portrait stylisé de la manière dont les fondamentalistes, les évangéliques et les catholiques les plus conservateurs aiment à se voir et à être vus : comme des gens qui prétendent être de plus authentiques chrétiens, voire les seuls vrais chrétiens, car ils entendent donner une portée intégrale à leur foi, au point d’en faire l’unique source du jugement et d’en imposer les conséquences à tout un chacun, en tout domaine et en chaque situation, à quelque échelle d’action sociale et politique que ce soit. Et si chaque « sphère de rationalité » et domaine de la société aurait des comptes à leur rendre, c’est que leur foi prétend aussi avoir l’insigne propriété de produire d’authentiques « connaissances » – dûment « garanties » par le mécanisme fiable du sensus divinitatis et par l’instigation du Saint-Esprit, comme Plantinga l’affirmait dès « Advice to Christian Philosopher » :
Si le théiste pense que Dieu nous a créé en nous dotant du Sensus divinitatis dont parle Calvin, il soutiendra qu’il y a en effet un mécanisme fiable de production des croyances, lequel a produit la croyance théiste ; il soutiendra alors que nous savons que Dieu existe. Celui qui suit ici Calvin soutiendra également qu’une capacité à appréhender l’existence de Dieu fait naturellement partie de notre équipement intellectuel, tout comme la capacité à appréhender les vérités de la logique, les vérités perceptives, les vérités à propos du passé et des autres esprits. La croyance en l’existence de Dieu est ainsi dans le même bateau que la croyance aux vérités de la logique, des autres esprits, du passé, et des objets perceptuels ; dans chaque cas, Dieu nous a construit de telle façon que, dans les bonnes circonstances, nous acquérons la croyance en question. Dès lors, la croyance qu’il y a une personne tel que Dieu, est un résultat de nos facultés naturelles noétiques, tout comme les autres croyances que l’on a mentionnées. Ce faisant nous savons qu’il y a une personne tel que Dieu, nous ne faisons pas que le croire ; et ce n’est pas par le biais de la foi que nous appréhendons l’existence de Dieu, mais par la raison. [Plantinga, 1984]
Les prétentions cognitives de telles convictions religieuses sont donc peu communes, on l’a vu avec le cas du créationnisme. En s’armant de sa seule foi, tout chrétien évangélique pourrait contester les savoirs les mieux établis – il disposerait de tout ce qu’il faut pour répondre à une question de nature scientifique et récuser un bon siècle et demi de connaissances biologiques :
Si vous êtes chrétien, ou un théiste d’une autre sorte, vous avez une réponse toute prête à la question : comment tout cela s’est-il passé ? Comment se fait-il qu’il y ait tant d’espèces de flore et de faune ; comment sont-ils tous arrivés ici ? La réponse, bien sûr, c’est qu’ils ont été créés par le Seigneur [Plantinga, [1991] 2001a, p. 126].
Ou encore :
La méthode pour essayer de comprendre, dans une perspective théiste, comment Dieu a créé les plantes, les animaux et les êtres humains, c’est de prendre en compte tout ce que vous savez [know] : ce que vous savez [know] par la foi, ce que vous connaissez en tant que chrétien, ainsi que ce que vous savez [know] par d’autres moyens. Dans le cas présent, ce qui est important, c’est ce que les Écritures enseignent ou suggèrent en la matière. [Plantinga, [1991] 2001b, p. 218].
Avant de décrire les résonnances empiriques de leurs écrits, il peut être bon de résumer les effets de l’objection intégraliste sur un strict plan théorique. Pour cela, il nous faut seulement répondre à cette question : à quoi s’expose-t-on si on accepte la validité de cette objection ? En fait, la conséquence est redoutable : comme je l’avais montré dans Le Loup dans la bergerie (Stavo-Debauge, 2012), accepter cette objection – en avalisant la figuration des croyants qu’elle charrie – revient à faire du fondamentalisme protestant (ou de l’intégrisme catholique) la mesure de l’hospitalité du domaine public, l’étalon de la justice de la démocratie libérale et le critère de la « vraie » foi. Les artisans de cette objection ont en effet conçu un dispositif théorique expressément apprêté pour faire place au chrétien fondamentaliste (le seul « vrai » chrétien) et pour lui reconnaître tous les signes d’une bonne santé cognitive, en arguant qu’il serait donc dans ses pleins droits épistémiques et ne violerait aucun standard de rationalité lorsqu’il croit ce qu’il croit, en prétendant au savoir et en faisant équivaloir sa conviction à une connaissance bien formée.
Le premier moment de la stratégie articulée par ces philosophes nécessitait une épistémologie idoine, la fameuse Reformed Epistemology, qui avait pour tâche de faire accroire que la version distinctement fondamentaliste et/ou intégriste de leur foi passait avec tous les honneurs le test de la rationalité. Cela leur permettait du même coup de normaliser et de dresser en standard du christianisme une forme de religiosité qui semblait anormale au sein du monde académique séculier, en raison du caractère exorbitant de ses prétentions cognitives – que même ses plus dévots apologues se trouvaient (et se trouvent encore) incapables de justifier.
Apprécions le tour de force : il consiste à extorquer un label de « rationalité » pour les croyances religieuses (fondamentalistes) que ces auteurs professent, non seulement en étant incapables de les justifier, mais même en refusant de le faire. C’est même là le seul et unique objet de la Reformed Epistemology : « Plantinga et Wolterstorff ont un agenda très spécifique : soutenir le droit [épistémique] des théistes à croire en Dieu quand bien même ils ne savent pas défendre la rationalité de cette croyance » (Harris, 2005, p. 105) – à ceci près que ce Dieu n’est pas celui de tous les théistes puisqu’il a une claire empreinte fondamentaliste. On pourrait ainsi étendre à ce courant en son entier ce que Richard Bernstein dit de Justice:RightsandWrongs (Wolterstorff, 2008) : « […] il y a un sérieux danger à ce que le “grand argument” de Wolterstorff se résume en vérité à l’affirmation d’un credo : “ici je me tiens.” C’est ce que je crois ! » (Bernstein, 2009, p. 236).
De fait, comme le note Brendan Sweetman, l’orientation fondamentale de l’approche des épistémologues réformés les dispense complètement de la justification : « ils commencent avec la croyance en Dieu telle qu’elle est donnée dans leurs expériences ordinaires » puis « passent de cette position » à une « défense de la rationalité de la croyance religieuse » (Sweetman, 2011, p. 390). Il résulte de cette approche un grave problème :
[I]l semble qu’on puisse justifier à peu près n’importe quelle croyance en utilisant cette méthode. Tout ce que l’on aurait à faire, c’est de prétendre que la croyance est proprement basique, et si quelqu’un d’autre n’a pas la croyance, ou ne la comprend pas, c’est son problème. Une telle approche ne pourrait-elle pas servir à justifier toutes sortes de croyances folles comme celles de Jim Jones ou de David Koresh, ou d’autres personnes de ce genre, qui prétendaient avoir des expériences religieuses privées qu’ils utilisaient ensuite pour justifier des suicides de masse et d’autres actes mauvais ? [p. 397].
Auparavant, George Rey l’avait également noté :
La défense par Plantinga du « warrant » du théisme en faisant appel à un sensus divinitatis devrait être démontrée d’une manière qui soit rationnellement pertinente tout en étant différente des défenses analogues produites par une communauté de psychotiques ou de gens qui croient aux fantômes ou aux gremlins. La question n’est pas de savoir s’il y a ou non des croyances « basiques » ou des croyances fondamentales, mais pourquoi quelqu’un devrait penser que la croyance en l’existence de quelque chose dotée des implications extravagantes de Dieu devrait figurer parmi ces croyances ; ou, même si elle existe, pourquoi l’échec à confirmer toutes ces implications par des preuves indépendantes ne serait pas une raison écrasante pour rejeter cette croyance, basique ou non [Rey, 2007, p. 251].
Mais il y a un second volet à leur stratégie, qui n’est pas seulement irresponsable d’un point de vue épistémique, en ouvrant grand la porte à tous les délires religieux possibles et imaginables. Ce second volet consiste à affirmer dans un deuxième temps que le croyant fondamentaliste serait aussi dans ses pleins droits politiques et ne dérogerait pas aux principes de l’État de droit, de la démocratie et de la civilité libérales lorsqu’il prétend agir selon les commandements de sa foi et entend les imposer à l’ensemble de ses concitoyens : ne pas lui reconnaître ce droit reviendrait à l’exclure de la communauté politique et à l’empêcher de jouir d’une pleine participation aux délibérations et à la conduite des affaires qui se tiennent en ses différentes sphères (scientifiques, éducatives, législatives, exécutives, judiciaires, et cetera).
Le plus curieux, finalement, c’est le succès rencontré par cette stratégie. En effet, un nombre impressionnant d’auteurs progressistes, séculiers et libéraux (et même des pragmatistes, on le verra) ont avalisé l’objection intégraliste, pas seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe – où Habermas a été l’un des premiers philosophes d’importance à reprendre la structure de cet argument, en plaidant en faveur des « citoyens monolingues36 ». Pourquoi tant de philosophes libéraux ont-ils cédé si facilement ? Préalablement accoutumés au « multiculturalisme37 » (Taylor et Gutmann, 1994 ; Kymlicka, 1995 ; Levy, 2000 ; Phillips, 2009), soucieux du « fait du pluralisme » (Rawls, 1993) et du « principe d’abstinence épistémique » (Raz, 1990), hantés par « leur aversion à exclure qui que ce soit » (Bok, 2017, p. 176), on peut dire qu’ils étaient bien disposés à baisser la garde devant un fondamentalisme religieux qu’ils n’ont pas su identifier, alors qu’il était pourtant bien mal camouflé.
Mais il faut aussi reconnaître l’habileté des porte-paroles de ce christianisme fondamentalisé, qui ont réussi à exploiter les scrupules éthiques et épistémiques de leurs adversaires et ont su se jouer de leur volonté d’être « neutre » à l’égard des différentes « visions du monde », au nom d’une perspective « post-métaphysique » – ou « post-positiviste38 » – qui éviterait de se prononcer sur les « vérités religieuses ». La rouerie de ces chrétiens ultra-conservateurs tient aussi au fait qu’ils ont présenté leur anti-modernisme sous des couleurs enapparence libérales et démocratiques, dans un subtil alliage d’appel à l’intégrité morale individuelle et de promotion du principe de « liberté religieuse », le tout enrobé dans une valorisation « populiste » de la participation : parfois en n’hésitant pas à opposer la saine religiosité des masses à l’arrogant athéisme des élites (Plantinga, 1998 ; Eberle, 2009).
Cette habileté se voit aussi à la façon dont ils ont souligné à loisir que ne pas satisfaire leurs objections reviendrait à « fracturer l’identité des personnes de foi » et donc à les empêcher « d’agir en accord avec leurs propres jugements » (Vallier, 2012, p. 157), ce qui aurait pour conséquence de les « aliéner » à la communauté politique et de décourager leur « participation » au processus démocratique39. Ou encore à la manière dont ils ont tablé sur un recours à la liberté religieuse, un principe dont leurs adversaires libéraux ne pouvaient dénier qu’ils y tenaient eux aussi40. Et enfin à la façon dont ils ont baptisé leur posture, en utilisant le terme d’« inclusivisme » pour désigner leurs exigences, qui auraient donc la légitimité de la justice démocratique et l’attrait de l’hospitalité de leur côté, tandis que l’idée de « raison publique » ne serait que tyrannie laïciste et fermeture élitiste.
Mais s’ils ont été habiles, force est de constater qu’ils ont néanmoins grandement bénéficié de la bonne volonté « inclusive » et de l’esprit de tolérance de leurs ennemis libéraux, qui se sont laissé conduire jusqu’au point de rupture de l’hospitalité à la pluralité des opinions et des conceptions englobantes, en accueillant sans sourciller et sans mot dire les manifestations d’un pur et simple absolutisme religieux, qui fait lui-même bien peu de cas de la tolérance et ne se soucie pas de composer avec le pluralisme puisqu’il ne reconnaît aucune autre perspective que la sienne – qui se confondrait avec celle de Dieu.