Show cover
Couverture du livre John Dewey face aux fondamentalismes (J. Stavo-Debauge) Show/hide cover

Un retour des religions ? Peut-être, mais lesquelles ?

Dans nos disciplines, on entend souvent dire que les discours sur le post-séculier constitueraient une simple prise en compte du « retour des religions » sur la place publique. Or, à l’instar de Jacques Berlinerblau, je tends à penser que cet euphémisme « occulte tout ce qui est sociologiquement pertinent » (Berlinerblau, 2014, p. 4). En effet, selon lui :

[S]euls des types très particuliers de communauté de foi font actuellement ce pèlerinage dans l’espace public. Après tout, l’United Church of Christ, qui penche à gauche, n’est pas celle qui aspire – et souvent réussit – à abolir le droit à l’avortement en prenant le contrôle des parlements des États partout en Amérique. [ibid.]

De même, ajoute-t-il, « en France, les musulmans progressistes ne se comptent pas parmi ceux qui réclament des pratiques strictes de voilement des femmes » (ibid.). En effet, « ce sont plutôt des acteurs religieux politiquement conservateurs qui ont assiégé le domaine public » (ibid.). Son constat se fait ensuite plus précis et il me semble d’une justesse difficilement contestable :

Ces derniers se cramponnent à diverses écritures chrétiennes, juives et musulmanes qu’ils professent interpréter de manières « traditionnelles ». Le plus souvent, ils professent ne pas les interpréter du tout, le sens de ces textes sacrés étant, à leur avis, évident et transparent. Bien que ces formations soient souvent mutuellement antagonistes, elles partagent un certain nombre de convictions fondamentales. Tous rejettent l’idée qu’une société fonctionne pour le mieux lorsque la (leur) foi est séquestrée dans la sphère privée. Les acquis durement gagnés du dernier demi-siècle, en matière d’égalité des sexes, de liberté sexuelle et de droits reproductifs, ne sont à leurs yeux que des abominations morales, législatives et juridiques. Le quiétisme n’étant pas leur tasse de thé théologique, ils considèrent la politique comme l’arène à travers laquelle ils peuvent inscrire dans le marbre les articles de leur crédo. Pour quelques-uns de ces mouvements, l’État est congénitalement diabolique et doit être éliminé. Pour la plupart, cependant, l’État peut vraisemblablement faire quelque chose de bien. Il doit juste se mettre au diapason de (leur interprétation de) Dieu. Ces habiles acteurs considèrent que leur mission est d’aider l’État à parvenir à cette situation. Ces conservateurs religieux détestent le sécularisme – une idéologie qu’ils corrèlent à une agression contre les convictions susmentionnées, et à l’impiété pour couronner le tout. Concentrés, disciplinés, bien financés et dotés d’une grande sophistication des choses mondaines, ils ont obtenu des gains politiques stupéfiants. [ibid.]

Si ce constat me semble difficilement contestable, c’est qu’il peut être fait par des auteurs sensiblement plus hospitaliers à cet « assaut » contre l’espace public et l’État séculier par des mouvements et « partis religieux ». On trouve par exemple une version spécialement candide de ce constat chez le sociologue Mohammed A. Bamyeh, que l’horizon de la théocratie ne semble guère émouvoir :

La résurgence contemporaine de la religion, qui apparaît comme un assaut coordonné contre l’État séculier sur son territoire (supposé) en Occident, sans parler du monde musulman ou même hindou, doit être reconceptualisée comme un problème de l’État moderne, plutôt que comme un problème de conscience religieuse. Par exemple, le fait que les partis religieux puissent se présenter aux élections doit être compris dans le contexte où tous les partis se présentent aux élections quand ils le peuvent. Tous le font parce qu’ils comprennent l’État moderne comme un véhicule pour leurs propres programmes, ce qui correspond exactement à la façon dont l’État moderne se vend à son peuple : L’État lui-même dit qu’il est un bon véhicule pour la mise en œuvre du programme politique de ceux qui parviennent à le conquérir. Le problème réside donc dans la nature de l’État moderne, qui encourage tous les aspirants politiques à le considérer comme le dépositaire naturel de leurs campagnes en faveur de toute sorte de bien social. Le rôle de la religion politisée n’a rien de particulièrement exceptionnel ici. Elle n’apparaît comme un problème qu’en raison d’une hypothèse séculière [Bamyeh, 2019, p. 95].

M. Bamyeh ne se fait pourtant pas d’illusions sur le caractère démocratique des partis islamiques dont il parle, reconnaissant qu’ils ne sont nullement comparables à la social-démocratie chrétienne européenne :

Enfin, il y a la question de savoir si la social-démocratie islamique, en tant que projet à long terme, est comparable à la social-démocratie chrétienne européenne, où le conservatisme ordinaire a été mobilisé pour combattre les problèmes modernes et offrir une alternative aux solutions libérales et socialistes. Le projet islamique n’est toutefois pas apparu comparable à l’expérience européenne, probablement parce qu’il a moins d’expérience en matière de gouvernance. De plus, le projet n’a pas été conscientisé comme « social-démocratie », mais seulement comme « islamique ». À cet égard, si nous faisons allusion à la « démocratie » sociale, ce n’est pas parce que les mouvements islamiques sont naturellement « démocratiques ». Tout comme dans l’histoire européenne, un programme démocratique est simplement le résultat ultime d’une prise de conscience, peut-être après plusieurs guerres et révolutions, qu’aucun mouvement ne peut monopoliser le pouvoir sur la société. Comme le christianisme, comme le judaïsme, comme toute autre religion, l’islam devient « démocratique », non parce qu’il le serait en son essence, mais parce que ses fidèles se rendent finalement compte qu’il ne constitue pas l’idéologie universelle de leur propre société [ibid., p. 83].

Corrélativement à ce « réveil global de la religion traditionaliste » (ou à cette « résurgence contemporaine de la religion », pour reprendre l’expression de M. Bamyeh), J. Berlinerblau signale aussi « une incessante critique du sécularisme au sein même du monde académique », qui donne lieu à « de paralysantes mécompréhensions publiques » (Berlinerblau, 2014, p. 5-6). La situation me semble plus problématique encore. D’abord, parce que les auteurs à l’origine de cette pensée académique anti-séculière participent du « réveil global de la religion traditionaliste », dont ils sont parfois de véritables « intellectuels organiques » : on le verra avec les cas d’Alvin Plantinga, de Nicholas Wolterstorff et de philosophes et historiens de leur entourage, mais aussi avec les anthropologues qui suivent les pas de Talal Asad et qui assurent (pardonnez-moi l’expression) le « service après-vente » de l’islamisme dans le monde académique. Ensuite, parce que les théoriciens plus modérés qui appellent à un « tournant post-séculier » ne font bien souvent qu’enregistrer les exigences des premiers (Stavo-Debauge, 2012), cautionnant ainsi leurs remontrances à l’endroit du sécularisme et contribuant à offrir davantage de latitude aux absolutismes religieux, que Dewey avait en horreur. Sur ce point, le théologien africain-américain Vincent Lloyd a raison, les critiques théologiques du sécularisme ont précédé les critiques séculiers du sécularisme, ce que les seconds tendent à oublier – facilitant ainsi leur instrumentalisation :

Les études du sécularisme peuvent être divisées en deux camps. Il y a ceux qui appartiennent au camp de la théorie critique, dénaturalisant le séculier en montrant les forces spécifiques qui ont donné naissance à la sécularité. On peut nommer cela la critique séculière du séculier. Sa motivation est ambiguë : la généalogie au nom même de la généalogie (ou parce que c’est une norme académique), ou un désir vaguement orienté de combattre le pouvoir (séculier, libéral, occidental, atomisant, individualiste, rationnel, et cetera), ou une croyance fautive que la méthode généalogique apporte par elle-même la liberté. L’autre camp des études sur le sécularisme utilise les généalogies du séculier pour faire de la place au théologique : ce sont les critiques théologiques du séculier. Les critiques séculiers du séculier oublient souvent qu’ils ont été précédés par des critiques théologiques : avant Charles Taylor, il y a eu John Milbank, avant Talal Asad, il y a eu Richard John Neuhaus [Lloyd, 2016].

Et j’ajouterai : avant Jeffrey Stout et Jürgen Habermas, il y a eu Nicholas Wolterstorff et ses compagnons, sur lesquels je reviendrai longuement dans le prochain chapitre. Concernant les théoriciens réputés plus « modérés », J. Habermas et C. Taylor semblent aborder préférentiellement les religions à partir des versions les plus conservatrices du christianisme. Ce parti-pris n’a pas échappé aux commentateurs.

Un net privilège accordé aux religiosités conservatrices

En 2008, Hans Joas1 s’étonnait ainsi que J. Habermas dénigre, « en évoquant le cliché du “protestantisme culturel” », ces « grands théologiens protestants » que sont Schleiermacher et Troeltsch, « comme s’ils avaient dérobé “à la transcendance de la référence religieuse toute la force explosive qu’elle peut avoir à l’intérieur du monde”2 » (Joas, 2008). William D. Hart s’inquiétait quant à lui que C. Taylor « présume qu’une vie “pleinement” significative ne pourrait être vécue sans une transcendance dont le sens devrait ressembler à la notion chrétienne “orthodoxe” [sans prêter attention aux] formes les plus libérales [du christianisme] tout simplement exclues de son propos » (Hart, 2012a, p. 150). Pour W. D. Hart, C. Taylor se tiendrait donc dans l’« esprit des traditionalistes, tout en évitant soigneusement leurs revendications les plus spécifiques » (p. 156). Ce jugement m’intéresse d’autant plus que W. D. Hart est un représentant africain-américain du « christianisme naturaliste » (naturalistic christianity3), un « point de vue selon lequel il n’y a pas d’objet de dévotion transcendant, saint ou sacré indépendant de la nature ». Selon cette perspective :

[L]es naturalistes chrétiens n’ont pas besoin d’accepter le récit de la transcendance de Taylor comme quelque chose qui fait effraction dans l’immanence. En effet, nous n’avons pas du tout besoin d’accepter la dualité immanence-transcendance. L’immanence et la transcendance sont des constructions humaines ou des modalités du processus naturel. [ibid., p. 160]

Cécile Laborde estime elle aussi que C. Taylor « encourage perversement les interprétations les plus fondamentalistes et rigides des dogmes religieux ». En effet, la conception qu’il fait valoir « récompense ces Chrétiens qui présentent leur objection à l’homosexualité comme une question de conscience (“ici je me tiens, je ne peux faire autrement”) », cela « en les plaçant avant et au-dessus des croyants ordinaires qui cherchent à accommoder leur vie religieuse à un monde qui se sécularise » (Laborde, 2015, p. 275). À trop insister sur le fait « que seules les croyances qui sont intensément soutenues – et éprouvées comme des devoirs catégoriques – doivent être candidates à une accommodation raisonnable », C. Taylor finit par s’accommoder principalement « de ceux qui ont les croyances les moins “raisonnables” » (ibid.). Webb Keane abonde. Selon lui, en y voyant « une affaire d’engagement moral fondamental », « comme le fait C. Taylor dans A Secular Age », les « conceptions enthousiastes de la religion » ont « l’involontaire conséquence » suivante : « la religion leur apparaît plus authentique quand elle est plus dogmatique » (Keane, 2015, p. 58). De son côté, le philosophe politique canadien Ronald Beiner s’est soucié de voir que C. Taylor suggère aux intellectuels séculiers les plus critiques de se faire discrets, voire de se taire :

À la fin de Secularism and Freedom of Conscience, Taylor et Maclure disent qu’ils ne voudraient pas qu’une société libérale censure Salman Rushdie ; ou Dawkins et Hitchens. Mais, tout au long de son travail, Taylor suggère constamment que tout irait bien mieux si les « sécularistes intransigeants » atténuaient leurs défis agressifs à l’endroit de la religion. Voici ma réponse : loin de voir quelque chose de mal dans ce que font Dawkins et Hitchens, n’est-ce pas précisément ce que nous sommes supposés faire dans une société libérale ? Nous engager dans un vigoureux débat d’idées ? Et comment sommes-nous supposés le faire si les gens qui se trouvent d’un côté du débat sont censés se museler et se montrer si respectueux de l’autre que leurs défis critiques n’en sont plus vraiment ? [Beiner, 2012]

De fait, après en avoir refait le portrait sur plus de mille pages, C. Taylor reproche à « l’âge séculier » d’être « très hostile à la croyance » (Taylor, 2011a, p. 1225) et souhaite que « le récit de la sécularisation » puisse « céder du terrain » (p. 1297) – en laissant donc place à un « âge post-séculier ». Et C. Taylor n’en reste pas là, car il rehausse aussi le statut cognitif des religions historiques, dont les énoncés ne seraient pas seulement métaphoriques ou poétiques, mais bien réalistes et même factuellement fondés4 :

La distinction en crédibilité rationnelle entre les discours religieux et non-religieux [apparait] entièrement infondée. Il se pourrait qu’en fin de compte la religion se révèle fondée sur une illusion, et que tout ce qui en dérive soit moins crédible. Mais, tant que nous n’avons pas réellement atteint ce point, il n’y a apriori aucune raison de lui réserver une plus grande suspicion. [Taylor, 2011b, p. 53-54]

Avec R. Beiner, on peut donc relever qu’il est « maintenant à la mode de parler de “post-sécularisme” [dans le monde académique], comme si le sécularisme était en quelque sorte dépassé », « et non ce qu’il faut constamment défendre » (Beiner, 2012). À ceci près que le « post-sécularisme » est plus qu’une « mode », car un programme s’y articule – confusément ou de façon explicite.

Le « post-sécularisme », un programme réactionnaire

Ce programme consiste à vouloir rendre nos sociétés et nos démocraties plus hospitalières à la religion, dont on nous dit qu’elle aurait été injustement bridée, muselée, privatisée, ghettoïsée, stérilisée par le « sécularisme », la « laïcité », le « scientisme », le « républicanisme », le « naturalisme », la « modernité », la « raison publique », « l’humanisme séculier », « l’humanisme exclusif », etc. Si ces expressions jouent toutes le même rôle, les mots employés par les différents auteurs changent avec leur diagnostic de la source du mal à conjurer. Mais la conséquence reste la même : la sécularité et/ou le sécularisme sont spécifiés comme des formes vicieuses, mauvaises ou injustes, qu’il faudrait donc oblitérer, détruire, défaire ou réformer de fond en comble puisqu’elles sont responsables de tous les maux possibles et imaginables.

Récemment, en s’appuyant beaucoup sur Talal Asad, dont il est l’un des traducteurs, M. Amer-Meziane a poussé le bouchon jusqu’au grotesque, en faisant du sécularisme le triple responsable de l’impérialisme, du racisme et de l’anthropocène, que l’auteur se propose de requalifier en « Sécularocène » : « La critique du ciel a bouleversé la terre. […] En cessant de se tourner vers les cieux, les empires ont colonisé les mondes souterrains. […] L’Anthropocène est un Sécularocène » (Amer-Meziane, 2021, p. 7-8). Si M. Amer-Meziane avait été historien plutôt que philosophe, peut-être aurait-il pris la peine de consulter l’ouvrage majeur de Darren Dochuk avant d’avancer une fable aussi grossière5…  

Remarquons que le qualificatif « post-séculier » est instable, nouant tant bien que mal une composante descriptive et une composante prescriptive. Au premier abord, il fait mine d’articuler un simple constat. La chose s’entend lorsqu’il est question de « sociétés post-séculières » ou de « démocraties post-séculières », expressions que l’on retrouve maintenant sous la plume de nombreux auteurs. Néanmoins, la composante descriptive du qualificatif ne semble pas aussi assurée qu’elle en a l’air, la composante prescriptive prend donc le relais : et il est alors dit qu’il faudrait que nos sociétés et nos démocraties deviennent des sociétés post-séculières et des démocraties post-séculières.

Par là, les chantres du post-séculier énoncent bien un programme, programme commun de dé-sécularisation et programme distinct de rechristianisation ou de réislamisation selon qu’ils s’expriment depuis le site du christianisme (généralement évangélique protestant ou catholique conservateur, voire intégriste) ou de l’islam (généralement salafiste ou frèriste). Surgit alors une autre instabilité, voire une contradiction. De Peter Berger à José Casanova, de Talal Asad à Saba Mahmood, de Charles Taylor à Christian Smith, les partisans du post-séculier ne cessent d’affirmer que la « thèse de la sécularisation » est sociologiquement fausse. Pourtant, ce sont bien ces mêmes auteurs qui ne cessent de se plaindre de la « marginalisation » dont les religions feraient l’objet : injuste condition qui appelle le programme post-séculier, lequel jouerait un rôle rédempteur et apporterait un correctif. Mais si une forme de marginalisation est bien à l’œuvre, c’est donc que la thèse de la sécularisation n’est pas complètement fausse et que les religions se sont effectivement partiellement effacées de la vie publique (et même privée) et qu’elles ont perdu une grande partie de leur autorité, tant sur la société que sur les individus (et même sur leurs propres fidèles) – le « déclin de la portée de l’autorité religieuse » constituant indéniablement un trait de la sécularisation (Chaves, 1994, p. 750).

Depuis quelques années, en dépit de ses contradictions, le programme post-séculier s’entend dans toutes les disciplines académiques, résonnant des Amériques à l’Europe. Au-delà de la philosophie, on en trouve des expressions en anthropologie, en histoire, en géographie et même en STS (Science and Technology Studies). Du côté des STS, tel était notamment le cas chez Bruno Latour, qui n’avait pas reçu pour rien le Prix de l’Académie catholique de France (en 2016), décerné par les évêques français. Selon lui, la « modernité » aurait « privé » la religion « de son énergie », « en la réduisant à n’être qu’un ustensile de l’âme » (Latour, 2009, p. 463). Aux yeux de B. Latour, il était donc « désirable de réinterroger la sécularisation et de libérer la religion du rétrécissement auquel elle a été forcée afin d’acheter la paix : un état purement individuel, n’ayant publiquement plus de pertinences ontologique, culturelle ou métaphysique » (Latour, 2001). Dans Jubiler, nullement effrayé à l’idée de se présenter en messie et de parler de lui-même à la troisième personne, il révélait incidemment l’une des raisons au travail de redescription des sciences auquel il s’était adonné des années durant – une redescription qui visait donc aussi à (re)faire de la place à la religion6 :

Pour reparler de religion, d’autres, plus dignes que lui reçurent l’inspiration d’en haut, de secrètes blessures les marquèrent au flanc, ou bien quelque onction sainte leur avait huilé le front. Mais lui, rien ne l’a désigné, nul ne l’a mandaté, sinon la certitude qu’en modifiant comme il l’a fait (comme il croit l’avoir fait) la version commune des sciences tout le reste peut se mettre à changer – et d’abord la religion [Latour, 2002, p. 28].

Quelles que soient ses versions, le post-séculier nourrit donc un appel contre la sécularité, en instruisant le procès du processus de sécularisation auquel il reproche d’avoir trop drastiquement restreint le rôle public de la religion : réduite à n’être qu’« ancrée en une expérience personnelle, exprimable en professions de foi, dépendante d’institutions privées et seulement pratiquée sur le temps libre », la religion aurait ainsi été rendue « inessentielle à la politique, à l’économie, aux sciences et à la morale » (Asad, 1993, p. 207).

Les trois aspects de la sécularité et la contestation dont ils font l’objet

Pour mieux comprendre cette réaction et voir ce qui est visé, décomposons sommairement le phénomène de la sécularité, d’abord en suivant Charles Taylor, qui s’inspirait lui-même de José Casanova, ensuite en considérant jusqu’à quel point, selon un auteur comme Talal Asad, la « dé-privatisation de la religion » (Casanova, 1994) devrait logiquement conduire. En reprenant C. Taylor, on peut dire que la sécularité caractérise une situation historique et sociale où se mêlent trois aspects. Elle désigne d’abord un reflux de l’assistance régulière à des cérémonies cultuelles, une difficulté à recruter des membres du clergé et une baisse de l’affiliation formelle à des communautés religieuses. Même J. Casanova reconnaît que cet aspect-là de la « sécularisation » est solidement établi en Europe : « Il n’y a pas d’indices attestant d’un réveil religieux significatif dans la population des sociétés européennes [...] le taux de sécularisation dans de nombreuses sociétés européennes pourrait bien avoir atteint un point de non-retour » (Casanova, 2013, p. 44).

Le deuxième aspect relève de la séparation de l’Église et de l’État, mieux décrite comme la naissance d’une sphère publique et politique autonome, libérée de la tutelle des autorités religieuses et non-soumise à des considérations théologiques : « dans nos sociétés “séculières”, on peut s’engager pleinement en politique sans jamais rencontrer Dieu, c’est-à-dire sans en arriver à un point où l’importance cruciale du Dieu d’Abraham s’impose avec force et sans conteste » (Taylor, 2011a, p. 12). Mais l’autonomisation à l’endroit de la religion ne regarde pas seulement l’État, elle vaudrait pour l’ensemble des « sphères d’activités », où « les normes et les principes que nous suivons, les délibérations auxquelles nous nous soumettons […] ne nous renvoient pas en règle générale à Dieu ou à des croyances religieuses » (p. 13). Ce faisant, l’expérience du religieux a été altérée, nous serions passés « d’une société dans laquelle il était virtuellement impossible de ne pas croire en Dieu, à une société où la foi, y compris pour le croyant le plus inébranlable, est une possibilité parmi d’autres » (p. 16).

À la suite de C. Taylor, « dont une grande partie de l’ouvrage consiste en effet à expliquer le passage d’un monde où il était impossible de ne pas croire à un monde où croire est devenu une option » (Dupeyrix, 2016, p. 211), H. Joas résume ce changement avec ce seul et même mot : la foi est devenue une simple « option » (Joas, 2014), une « option » parmi d’autres, à la fois contestable et dispensable, sans privilèges spéciaux ni autorité distinctive. Évidemment, une telle situation n’est pas sans faire « violence » aux dévots, peu enclins à considérer leur foi comme une banale « opinion » dont la valeur de « vérité » serait mal assurée et ne concernerait que les seuls croyants, individuellement ou uniquement au sein de la communauté (non politique) qu’ils forment avec leurs coreligionnaires (Stavo-Debauge, 2012). Ces derniers y voient d’autant plus ce que j’avais décrit dans Le Loup dans la bergerie comme une « dégradation » de leurs convictions et pratiques religieuses que « l’incroyance représente l’option a priori la plus plausible, sinon la seule plausible, la seule vraiment émancipatrice, et le prisme qui engage la vision de la vie personnelle et collective » (Schlegel, 2011, § 7).

Les auteurs « post-séculiers » s’élèvent tous contre une telle condition et les plus hardis d’entre eux visent à dé-séculariser l’espace public et le monde social, certains allant même jusqu’à souhaiter que toutes les « sphères de rationalité » rendent à nouveau des comptes au genre de religion dont ils se font les porte-voix et regrettent l’hégémonie perdue7. S’exprimant au nom de la « tradition islamique », Talal Asad se montre le plus hardi et s’avère « le plus fameux adversaire du concept de sécularisation » ; en effet, « il critique non seulement la relation souvent suggérée entre sécularisation et démocratie mais rejette aussi la possibilité d’appliquer le concept en dehors de l’Europe » (Bardon, 2015, p. 279). À la différence de J. Casanova, il n’appelle pas seulement à ce que « la sécularisation se limite elle-même », il ne lui suffit pas non plus que le public soit plus « ouvert, réceptif, au moins curieux, à l’égard des manières multiples d’être religieusement humain » (Casanova 2013, p. 48 et 47). Selon T. Asad, dès lors qu’on reconnaît « effectivement » un « rôle légitime » à la « religion dé-privatisée », comme le fait J. Casanova, la « thèse de sécularisation » est vouée à tomber, sous chacun de ses trois aspects :

Lorsque la religion devient partie intégrante de la politique moderne, elle n’est alors pas indifférente aux débats sur la manière dont l’économie devrait être gérée, ou sur les projets scientifiques qui devraient recevoir un financement public, ou sur les objectifs plus larges d’un système éducatif national. L’entrée légitime de la religion dans ces débats aboutit à la création d’« hybrides » modernes : le principe de différenciation structurelle – selon lequel la religion, l’économie, l’éducation et la science sont situées dans des espaces sociaux autonomes – ne tient plus. L’élément (1) de la thèse de sécularisation tombe. De plus, étant donné l’entrée de la religion dans les débats politiques qui débouchent sur des politiques effectives et sur les engagements passionnés qu’elles engendrent, il est peu logique de mesurer l’importance sociale de la religion uniquement en termes d’indices tels que la fréquentation d’une église. L’élément (3) de la thèse de sécularisation tombe alors lui aussi. L’élément (2) ayant déjà été abandonné, il semble qu’il ne reste donc plus rien de la thèse de la sécularisation [Asad, 2003, p. 182-183].

La hardiesse de T. Asad – qui entend donc se débarrasser complètement du sécularisme, qui ne résisterait pas à la reconnaissance effective du « rôle public » des religions et ne serait qu’« une sorte de conte de fées hégémonique qui vante la libération tout en instituant des formes d’oppression plus profondes » (Sehat, 2022, p. 244) – n’est pas sans faire frémir lorsqu’on s’arrête sur sa conception de la « tradition islamique », où le croyant aurait à nourrir une « inconditionnelle obéissance » à Dieu, dont il est l’« esclave » et non le simple « serviteur ». Je me permets d’y insister car T. Asad met un point d’honneur à soutenir cette « métaphore de l’esclavage », quand bien même (ou parce que) cela choque les « libéraux » :

Bien que presque toutes les traductions anglaises du Qu’ran rendent le mot ‘abd par « serviteur » […], je préfère le traduire par “esclave”. Pour les libéraux, un esclave est en premier lieu celui qui occupe le statut le plus méprisé de tous, et ce faisant l’institution de l’esclavage est absolument immorale (inversement, pour être considérées comme pleinement humaines, les créatures doivent s’appartenir à elles-mêmes). Néanmoins, en employant la métaphore de l’esclavage pour décrire la relation humaine à Dieu, la tradition rhétorique islamique oppose un puissant contraste tant à la figure de la parenté (Dieu comme Père) qu’à la figure du contrat (l’alliance avec Dieu), qui font partie du discours judéo-chrétien. En tant qu’esclaves de Dieu, les humains ne partagent aucune essence avec leur propriétaire, qui est aussi leur créateur, pas plus qu’ils ne peuvent invoquer un accord originaire avec lui. La relation requiert une obéissance inconditionnelle. Cependant, il ne s’agit pas d’un lien abstrait entre un croyant individuel et une puissance transcendante ; le lien est incarné dans une communauté existante, avec ses textes fondateurs et ses pratiques faisant autorité (la umma). La communauté a constamment besoin d’être corrigée, sous la menace d’une divine punition « dans ce monde et dans le prochain » […]. Les membres de la umma peuvent être continûment critiqués et réformés, mais ils ne peuvent devenir des individus qui s’appartiennent à eux-mêmes, chacun avec le droit de choisir ses propres fins [Asad, 1993, p. 221-222].

Une erreur d’appréciation à la source de la sympathie accordée au programme post-séculier

Dans le monde académique francophone, la sympathie qui s’attache assez spontanément à l’idée/programme du post-séculier tient à une double erreur d’appréciation. Cette erreur consiste d’une part à attribuer la paternité du débat à J. Habermas et C. Taylor. En vérité, ce débat s’est noué aux États-Unis il y a déjà plusieurs décennies, avec le concours de philosophes théistes (très) conservateurs quasiment inconnus du public francophone. D’autre part, la réception francophone du post-séculier l’a d’emblée associé à la question de l’accueil des religions minoritaires de personnes issues de l’immigration, question avec laquelle le débat américain n’avait strictement rien à voir, du moins au départ, c’est-à-dire avant que les anthropologues asadiens ne commencent à se faire entendre et à gagner en audience, amenant alors l’islam – sous ses manières les moins libérales et progressistes – à la table des débats.

Néanmoins, l’arrivée des anthropologues asadiens est relativement tardive. En tant que force collective, ils n’émergent réellement qu’au milieu des années 2000, à la suite de la réaction militaire et sécuritaire des États-Unis aux attentats du 11 septembre 2001 et à la faveur du surprenant succès du livre de Saba Mahmood sur la « piété » salafiste des dévotes musulmanes du Mouvement des mosquées, en partie initié et téléguidé par les Frères musulmans en Égypte (Mahmood, 2005). Antérieurement et sans rien devoir à ces anthropologues, le débat sur la place des religions en démocratie a d’abord été armé par des philosophes appartenant aux franges les plus réactionnaires de la majorité chrétienne, fondamentaliste protestante ou catholique conservatrice. Prenant corps entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980, cette mise en cause de la sécularité au sein même du monde académique états-unien est concomitante aux percées électorales de la Nouvelle Droite chrétienne, et a reçu le renfort de plusieurs organisations évangéliques, de think tanks résolument conservateurs et de fondations religieuses richement dotées. Ainsi de la John Templeton Foundation qui soutient à bout de bras des études très conciliantes sur les rapports entre religion et science (Gironi, 2010 ; Gingras, 2016) et qui n’est pas étrangère à la prévalence du post-sécularisme au sein du monde académique, en rétribuant grassement tous ceux qui réintroduisent Dieu dans les débats intellectuels. Bien que la John Templeton Foundation soit boycottée par plusieurs scientifiques et philosophes, de nombreux autres sont moins regardants :

[C]omme beaucoup d’autres universitaires, les philosophes succombent à la tentation de la Templeton Foundation, avec ses objectifs explicitement religieux et spirituels. Si vous êtes prêt à dire quelque chose de gentil au sujet de la religion et de la foi, ou du moins à défier le naturalisme et le « scientisme », vous avez beaucoup plus de chance d’obtenir de l’argent de Templeton. De façon plausible, le facteur Templeton à lui seul a artificiellement gonflé l’attrait apparent de la religiosité et de l’anti-naturalisme dans le monde universitaire [Boudry, 2017, p. 3].

On relèvera par exemple que Charles Taylor (en 2007) et Alvin Plantinga (en 2017) ont été récipiendaires du prix annuel de la fondation, le Prix Templeton, d’un montant de plus d’un million de dollars ; c’est tout spécialement pour son livre A Secular Age que C. Taylor a été récompensé, la fondation ayant visiblement reconnu que cet ouvrage constituait « une jérémiade qui fonctionnait parfaitement avec celle des conservateurs chrétiens » (Sehat, 2022, p. 243). Sur la liste des heureux gagnants de ce prix, C. Taylor et A. Plantinga se retrouvent ainsi en compagnie de plusieurs leaders et intellectuels de la Droite chrétienne américaine – Billy Graham, Charles Colson, Bill Bright, Michael Novack, notamment. S’il est étrange de voir C. Taylor à côté de B. Bright, qui éructait « contre l’avortement, le divorce, les luttes des Noirs américains, la promiscuité sexuelle, le retrait de Dieu des écoles publiques, l’enseignement de la théorie de l’évolution et l’“explosion homosexuelle” » (Kobes Du Mez, 2020, p. 151), on verra que c’est nettement moins étonnant pour A. Plantinga, « intellectuel organique » du mouvement évangélique et « compagnon de route » de la Droite chrétienne américaine.

Dans les prochains chapitres, nous nous pencherons en détail sur les engagements des intellectuels évangéliques qui participèrent grandement à donner forme à ce qui sera par la suite identifié comme la « perspective post-séculière » dans les années 2000. En exhumant la tradition confessante très particulière dont ces auteurs se revendiquent (chapitre 2), nous croiserons un pasteur, théologien, journaliste et homme d’État hollandais qui n’a pas été pour rien dans la levée du mouvement fondamentaliste aux États-Unis au début du 20e siècle. L’influence de la théologie de ce pasteur néo-calviniste ne s’arrête pas là : elle fut aussi décisive à la croisade anti-évolutionniste, dont il a été un précurseur aux Pays-Bas à la fin du 19e siècle. Et ce sont les schèmes propres à cette théologie d’origine hollandaise qui se retrouveront ensuite au sein de la théorie politique, puis des études juridiques, à la fin du 20e siècle, à travers les efforts d’un petit groupe de philosophes et d’historiens de la religion américains : peu connus en France, ces derniers s’attaquèrent pourtant à la sécularisation dès les années 1970, soit près de quarante ans avant J. Habermas et C. Taylor, et ce sont leurs arguments (notamment « l’objection intégraliste ») qui finirent par prédominer dans le champ de la théorie politique. Et comme je le montrerai, les opérations réalisées par ces philosophes « confessants » étaient tout spécialement calibrées pour accompagner les sujets de politisation de la Droite chrétienne (chapitre 3), et il n’y avait là nul hasard.

  • 1Pour autant, avec Faith as an Option (2014), H. Joas a ensuite enfourché un similaire cheval de bataille, en allant même beaucoup plus loin que J. Habermas.
  • 2H. Joas cite ici Entre Naturalisme et religion (Habermas, 2008, p. 43).
  • 3Courant libéral et progressiste, le christianisme naturaliste est lié au pragmatisme, notamment à Edward Scribner Ames, qui proposait – dès 1910 – une conception naturaliste de la notion de « Dieu » proche de celle que Dewey avancera en 1934, dans Une foi commune. D’abord suggérée par Horace Kallen en 1958, la proximité des vues de Dewey et Ames a depuis fait l’objet d’intéressantes monographies (Shook, 2007 ; Clanton et Gunther, 2011). En 1937, dans une critique conjointe du naturalisme religieux et de l’humanisme scientifique, le théologien J. Shaw évoquait ensemble Ames et Dewey (Shaw, 1937, p. 147). Si Shaw se réjouissait qu’Ames soit finalement revenu à un « théisme plus défini », il voyait en Dewey le « père fondateur » de « l’humanisme scientifique » (expression que Dewey n’employait pas), un mouvement avec lequel « l’aile gauche ou non-théiste des unitariens américains » se serait acoquinée (p. 148). Pour ce qui est du supposé théisme d’Ames, notons que Shaw semblait prendre ses désirs pour des réalités. En 1940, dans Liberalism in Religion, Ames indique clairement qu’il s’est débarrassé de tout théisme. Dans ce texte, Ames s’inscrit d’ailleurs dans les pas de Dewey et critique tout aussi bien les « fondamentalistes » que les « modernistes ». Ames crédite Dewey d’avoir « ajouté un nouveau chapitre à l’interprétation du libéralisme religieux », en montrant que le « surnaturalisme » tendait à « figer l’esprit dans des formes traditionnelles et à contraindre la croyance et l’action dans ce cadre préétabli », détournant les « efforts » des hommes « de leur quête pour la découverte et la poursuite de biens vérifiables » au profit de la vaine « recherche des preuves de l’existence de Dieu et des manières de se conformer à sa volonté » (Ames, 1940). Sur l’histoire et l’actualité de ce naturalisme religieux, plus radical que la théologie libérale européenne, voir Jerome A. Stone (2008). Sur le protestantisme libéral européen, voir le dossier de Théorèmes : http://journals.openedition.org/theoremes/766 [consulté le 6 sept. 2023], et plus largement les travaux de Pierre Gisel.
  • 4Cette incise tend à accroitre l’inquiétude ressentie à la lecture de l’ouvrage A Secular Age, un « trouble radical » très bien thématisé par Sylvie Taussig (Taussig, 2014, p. 47-48).
  • 5D. Dochuk a en effet démontré que la religion (chrétienne et musulmane) a pris une place considérable dans la motivation et la justification de l’exploitation des champs pétrolifères, tant aux États-Unis qu’au Moyen-Orient (Dochuk, 2019). Au reste, c’est également autour de la religion – et contre le communisme – que les États-Unis et l’Arabie saoudite ont noué leur alliance pétrolière et stratégique. En fait, on pourrait même croire qu’Amer-Meziane compte sur l’inculture historienne de ses lecteurs pour faire passer sa « thèse » : on sait depuis longtemps que le fondamentalisme protestant a largement été financé par deux magnats du pétrole, qui étaient à l’origine de l’entreprise éditoriale des Fundamentals (cet ensemble de livres distribués gratuitement d’où le mouvement fondamentaliste tire son nom) ; et on sait aussi depuis longtemps que le wahhabisme s’est diffusé dans les mondes musulmans à la faveur de la manne pétrolière de l’Arabie saoudite (Redissi, 2007), un pays qui se soucie d’ailleurs fort peu des équilibres écologiques et dont l’un des membres de la famille royale envisagea même, en 1976, de « tracter un iceberg de 100 millions de tonnes de l’Arctique jusqu’à la Mer Rouge, espérant que la fonte des glaces comblerait le besoin désespéré du royaume du désert en eau douce » (Jones, 2010, p. 1).
  • 6Je dois à Philippe Gonzalez de m’avoir rappelé cet extrait. Pour une puissante critique empirique et théorique de la vue des religions chez Bruno Latour (et des évangéliques chez Tanya Luhrmann), voir Gonzalez, 2019. Malgré ses jérémiades anti-séculières et quoi qu’il en disait, B. Latour ne gardait pas grand-chose de la religion catholique, dont il renversait ou minorait la majorité des dogmes (Stavo-Debauge, 2020).
  • 7Comme de nombreux commentateurs francophones de J. Habermas, Alexandre Dupeyrix fait montre d’un coupable optimisme lorsqu’il écrit que les partisans des théories post-séculières auraient abandonné « toute référence à une transcendance ou à un pouvoir surnaturel qui viendraient fonder de manière ultime les décisions politiques, le raisonnement juridique, les recherches scientifiques et les valeurs morales » : « Dans tous ces domaines, la référence à une forme de transcendance peut certes demeurer une motivation intérieure des acteurs, mais elle ne peut plus prétendre s’imposer publiquement et collectivement » (Dupeyrix, 2016, p. 210). On verra que l’histoire même de ces théories nous informe que tel n’est pas le cas ; pour leurs premiers initiateurs et principaux artisans, il s’agissait précisément de faire en sorte qu’une « forme de transcendance » très traditionnellement théiste puisse à nouveau avoir les coudées franches pour « s’imposer publiquement et collectivement ». On pourrait ici inviter Dupeyrix à considérer la Pologne, afin de s’instruire un peu de la « motivation des acteurs », dont un bon nombre n’ont rien perdu de leur désir d’hégémonie politique, y compris en Europe (Urbanski, 2022).