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Couverture du livre John Dewey face aux fondamentalismes (J. Stavo-Debauge) Show/hide cover

Contre la célébration post-séculière du retour des religions, retrouver la radicalité de la philosophie de John Dewey

Dans ce livre, il sera question de John Dewey (1859-1952), philosophe et intellectuel public américain que l’on compte parmi les grands précurseurs et représentants de la tradition pragmatiste1, remise à l’honneur dans l’espace francophone dans les années 1990-2000 et sur laquelle une bonne expertise en langue française s’est constituée. Si je vais revenir sur son œuvre philosophique et ses engagements progressistes, je n’entends néanmoins pas faire un travail d’antiquaire. En effet, c’est l’actualité des positions de Dewey qui m’intéresse et dont je vais valoriser les apports et le tranchant2. J’entends rappeler ici que le philosophe n’était pas seulement anti-raciste, féministe, anti-impérialiste, anticapitaliste et anti-absolutiste : en plus de tout cela, il était aussi naturaliste et séculariste, et il l’était avec une similaire vigueur et constance. Dans ce livre, et comme la phrase précédente le signale indirectement, il sera donc aussi beaucoup question de religions, dont un large segment des sciences sociales et de la philosophie (d’abord de langue anglophone et maintenant de toutes les langues) semble s’accorder à saluer le « retour » au moyen de théories qui célèbrent (autant qu’elles appellent) un âge qui s’y voit décrit comme « post-séculier ».

Après cette introduction, je commencerai à dire ce qui est entendu par « post-séculier » dans lesdites théories, et j’indiquerai ensuite de quels courants théologiques sont issus les auteurs (au départ essentiellement américains) qui fixèrent les coordonnées d’un débat qui s’est soldé par un acquiescement général à l’ouverture maximale de l’espace public et du domaine politique à la manifestation des convictions religieuses. Si je m’y arrête en détails dans les premiers chapitres, c’est que ma volonté d’offrir en français un aperçu de la manière dont Dewey s’affrontait résolument aux religions provient précisément de mes démêlés avec ces théories post-séculières, très en vogue depuis quelque temps, y compris en France3.

Les lecteurs le comprendront assez vite, ce livre est mu par un ressort politique et nait d’un souci civique : ce faisant, bien que descriptif, il est aussi normatif. Je ne le cache pas, mon propos fait fond sur un clair engagement éthique et politique, hérité de la perspective du pragmatisme de Dewey. Forgé à l’épreuve de la montée du fondamentalisme protestant, ce « point de vue » est assez ferme : il soutient que « la religion n’a pas de place dans la gestion des affaires publiques » car « sa méthode de fixation des croyances et de formation des valeurs est à l’opposé de l’enquête ouverte et publique qui doit prévaloir dans ce domaine » ; il soutient également que si les croyants et les organismes religieux veulent « participer à la formation des fins et des valeurs dans le traitement des problèmes publics, ils doivent adopter les attitudes constitutives de l’éthique de l’enquête » (Quéré, 2015, p. 142-143) ; ce qui revient à dire qu’ils doivent se démettre de toute prétention à détenir une « Vérité » en majesté (et en majuscule), définitive, infaillible, fixe, tombée du Ciel et à l’abri de la critique. Si Dewey soutenait un tel « point de vue », c’est qu’il en allait à ses yeux de la réalisation même des « sociétés libres », c’est-à-dire démocratiques. Il l’exprimera clairement en 1942, dans un commentaire (seulement publié en 1949) du fameux Discours des quatre libertés de Franklin Delanoë Roosevelt :

[L]es sociétés libres reposent sur la croyance que les principes moraux applicables aux problèmes concrets des relations humaines ne sont pas un système étroit et fermé, déjà paré d’une certaine autorité ; ils sont, au contraire, continuellement ouverts à l’enquête et aux découvertes et ne conservent leur fraîcheur et leur vitalité qu’à condition de faire l’objet d’une recherche continue et d’une communication continue [Dewey, [1942/1949] 2019, p. 273].

Dewey souhaitait tout simplement que les sociétés s’émancipent du surnaturalisme, se débarrassent des Vérités révélées et embrassent pleinement l’idéal démocratique, envisagé comme solidaire de « la méthode scientifique, qui est la méthode de l’intelligence dans l’action expérimentale » ; et il estimait que cet idéal et cette méthode pouvaient « fournir l’autorité que les siècles antérieurs cherchaient dans des dogmes figés » (Dewey, [1936] 2019, p. 224).

En faisant valoir ce point de vue du naturalisme de Dewey, tout en éclairant les circonstances historiques de sa formation et les occasions de son affirmation, j’offrirai ainsi un net contrepoint à la célébration du « retour des religions » à laquelle de nombreux philosophes, sociologues et anthropologues s’adonnent sans tempérance, généralement sans trop savoir de quels genres de religions il est question, négligeant qu’il s’agit massivement d’absolutismesreligieux – autrement dit de fondamentalisme ou d’intégralisme4. Tout comme Melinda Cooper, je m’inquiète donc de « la littérature bavarde et maintenant volumineuse de la théorie post-séculière » : une littérature « consacrée, apparemment sans réflexion critique, à la tâche de reproduire les exigences de la droite religieuse, en appelant à une plus grande dé-privatisation de la religion, à une nouvelle tolérance pour l’expression publique de la foi » (Cooper, 2017, p. 265). Mais à la différence de M. Cooper, je vais proposer un antidote.

Une enquête en deux volets

Autrement dit, mon propos articulera deux volets : dans un premier temps, il s’agira de fournir un relevé précis des origines des discours « post-séculiers », avant de proposer, dans un second temps, le naturalisme de Dewey en guise d’antidote. Comme les lecteurs le découvriront, le lien entre les deux volets est assuré par la nature des courants politico-religieux qui se trouvent à l’arrière-plan (autant qu’à l’initiative) des discours « post-séculiers ». En effet, ces courants (que l’on peut dire « fondamentalistes » sans commettre le moindre abus de langage) sont ceux que Dewey combattait en son temps et dont il critiquait les visées hégémoniques et la tendance anti-scientifique et anti-démocratique ; visées et tendance que l’on retrouve à l’identique dans la conception de la foi des premiers artisans des discours post-séculiers, on le verra.

Si je propose de considérer l’attitude pragmatiste de Dewey comme un antidote à ces discours, je vais néanmoins m’intéresser à une partie non négligeable de son œuvre et de ses engagements publics, dont la radicalité semble avoir été oubliée par mes contemporains, qu’ils soient philosophes, historiens ou sociologues – et je ne cache pas que je souhaite ici leur rafraîchir la mémoire. L’un de mes premiers objectifs sera ainsi de remettre à l’ordre du jour le naturalisme du philosophe américain, qui était avant toute chose un anti-surnaturalisme, à la fois parfaitement assumé et sans concession. Et s’il faut remettre à l’honneur ce naturalisme, c’est qu’il s’avère essentiel à la compréhension du geste de Dewey. En effet, on ne peut embrasser sa vision de la démocratie et de la « méthode de l’intelligence » sans reconnaître ce qu’elle doit à son naturalisme, comme Michael Eldridge l’a bien exprimé :

La reconnaissance de ce naturalisme est importante pour comprendre sa foi dans la démocratie et l’intelligence, car elle permet de rendre compte des conditions de la nature qui soutiennent ces activités coopératives capables de transformer la vie. [Eldridge, 1998, p. 137]

Afin de lever tout de suite des préventions indues, disons d’emblée que le naturalisme de Dewey n’est nullement opposé aux sciences sociales et historiques, bien au contraire5. Si son naturalisme était incontestablement « cosmologique, méthodologique et éthique » (Hickman, 2010, p. 14) et n’épargnait nullement les religions, on le verra amplement, Dewey n’entendait pas « réduire » les sciences sociales aux sciences physiques, ou même biologiques6. Il encourageait ses concitoyens à embrasser « l’attitude scientifique » pour résoudre leurs « problèmes », en enquêtant collectivement sur les croyances, valeurs et structures (sociales, économiques, politiques, religieuses) qui oppriment leurs conduites et obèrent la croissance de leur expérience : et à ses yeux, les sciences sociales et historiques étaient précisément là pour ça. Et il leur reconnaissait une capacité de démystification, comme on pouvait le lire dans Reconstruction en philosophie :

Dans la validation d’un principe ou d’une hypothèse de vérité, on s’intéressera à son origine qui doit avoir ses racines dans l’expérience et à ses effets pratiques, positifs ou négatifs, au lieu de retenir principes et énoncés d’origine sublime venant d’un au-delà de l’expérience et indépendants de leurs effets concrets dans l’expérience. Pour un principe, être élevé, noble, universel et sanctifié par le temps n’est plus suffisant. Il doit présenter son certificat de naissance, montrer dans quelles conditions exactes de l’expérience humaine il a été engendré et enfin, il doit se justifier par ses œuvres actuelles et potentielles. [Dewey, [1920] 2003, p. 67]

Si Dewey a soutenu de « façon bien connue que nous sommes capables d’entreprendre des enquêtes dans les sphères des valeurs de l’éthique et de la politique », mais aussi de la religion, il n’avait aucun mal à admettre que « l’attitude scientifique » qui « informe ces enquêtes » suppose des « contenus et des procédures » qui « diffèrent sensiblement » des contenus et procédures propres aux « enquêtes en sciences naturelles » (Levine, 2022, p. 88). Les « pragmatistes » à la Dewey sont certes « pluralistes » au plan de la « méthode », mais ils considèrent néanmoins que « toute enquête » se doit d’« impliquer l’attitude scientifique » si elle veut faire œuvre de « science » (ibid.) et produire des connaissances utiles à l’action : c’est-à-dire susceptibles d’améliorer le monde social et les expériences que nous en avons et que nous y faisons.

Au fil de l’ouvrage, les lecteurs découvriront d’ailleurs que les sciences humaines, sociales et historiques sont des pièces essentielles à la critique des religions fournie par Dewey, qui s’appuyait sur l’ensemble des savoirs scientifiques disponibles à son époque. Dans Une foi commune, lorsqu’il fait le compte des disciplines qui ont mis à mal les « cosmogonies » et les « idées religieuses », on peut constater que les sciences humaines, sociales et historiques figurent en bonne place :

L’impact de l’astronomie, non pas simplement sur les vieilles cosmogonies religieuses mais également sur les éléments doctrinaux traitant d’événements historiques – par exemple l’idée d’accession au paradis – est bien connu. Les découvertes géologiques ont pris la place des mythes de la création qui jadis avaient cours. La biologie a révolutionné les conceptions de l’âme et du corps qui occupaient autrefois une place centrale dans les croyances et les idées religieuses et cette science a laissé une empreinte profonde sur les idées de péché, de rédemption et d’immortalité. L’anthropologie, l’histoire et la critique littéraire ont fourni une version radicalement différente des personnages et des événements historiques qui ont servi de bases aux religions chrétiennes. La psychologie nous offre déjà des explications naturelles de phénomènes si extraordinaires qu’autrefois leur origine surnaturelle tenait lieu, pour ainsi dire, d’explication naturelle. [Dewey, [1934] 2011, p. 117-118]

On le verra, c’est précisément parce qu’il était un inlassable promoteur de ces sciences et de la « méthode de l’intelligence » que le philosophe sera violemment attaqué par une variété de leaders religieux et d’intellectuels confessants (chapitre 2). Inquiets de la place grandissante que ces nouvelles disciplines scientifiques commençaient à prendre dans l’éducation, le traitement des problèmes sociaux et la conduite des affaires publiques, ils y voyaient une usurpation des prérogatives des Églises et une minoration de l’importance de leurs affirmations théologiques et de leur morale religieuse : dans les années 1920, la croisade anti-évolutionniste lancée par le mouvement fondamentaliste, et très soutenue par le Ku Klux Klan, attaquait avec une égale férocité les sciences naturelles et les sciences sociales et historiques (j’y reviendrai dans le chapitre 5).

Des interventions nombreuses mais bizarrement négligées

Avec ce livre, j’entends rappeler que les écrits de Dewey dédiés à la (critique de la) religion sont beaucoup plus nombreux (et beaucoup plus radicaux) qu’on ne le croit d’ordinaire. Bien sûr, il est notoire que le philosophe américain a dit dans « De l’absolutisme à l’expérimentalisme » qu’il n’a « jamais été capable d’attacher beaucoup d’importance à la religion en tant que problème philosophique ; car l’effet de cet attachement semble, en fin de compte, être la subordination d’une pensée philosophique candide aux besoins supposés, mais factices, qui résulteraient d’un certain jeu de convictions » (Dewey, [1930] 2018, p. 16). Mais il n’en reste pas moins qu’il a finalement beaucoup écrit sur les religions. Certes pas en tant que « problème philosophique », mais bien en tant que problème moral, social et politique, tout spécialement après les années 1930, même s’il a aussi été relativement prolixe dans les années 1920, notamment en réaction aux percées du fondamentalisme protestant. Il est donc tout simplement faux de dire que Dewey n’aurait guère parlé de religions « pendant environ quarante ans » – en gros, du milieu des années 1890 jusqu’à Une foi commune, publié en 1934 – et qu’il « gardait ses mains loin de la religion et en disait le moins possible tant qu’il n’avait pas plus complètement élaboré son naturalisme » (Westbrook, 1991, p. 418).

Contrairement à ce qu’avance Robert Westbrook, le naturalisme de Dewey était très affuté bien avant les années 1930 : sans même compter de nombreux chapitres et passages de ses principaux grands ouvrages, la série des articles où il traite des religions avant la publication d’Une foi commune s’avère bien fournie. Y revenir permet de donner à voir au public francophone un pan de son œuvre qui est peu pris en compte, alors même que s’y manifeste l’engagement fondamental de Dewey en faveur du naturalisme – et donc contre le surnaturalisme. Si R. Westbrook établit cette chronologie relativement douteuse, ce n’est néanmoins pas pour rien. En effet, comme le note l’historien Andrew Jewett, parce que Dewey tenait que « l’absolutisme moral nourrit l’absolutisme politique », sa « rhétorique » s’est effectivement faite singulièrement « plus militante dans les années 1930 », sentant « qu’une bataille finale se préparait contre les défenseurs d’une Vérité absolue » :

Selon Dewey, la lutte moderne n’opposait pas seulement la bourgeoisie et la classe ouvrière, mais aussi deux factions de la classe moyenne : les penseurs scientifiques, représentant les forces du progrès, et les penseurs réactionnaires et préscientifiques qui détruiraient la démocratie en s’accrochant aux modèles d’une époque dépassée. Toutes les religions surnaturelles produisent « des habitudes d’esprit en contradiction avec les attitudes requises pour le maintien de la démocratie », déclarait-t-il sans ambages. […] À la fin des années 1930, des signes tels que la popularité croissante de Reinhold Niebuhr et l’apparente adhésion de Lippmann au surnaturalisme […] ont amené Dewey et de nombreux autres théoriciens de l’esprit moderne à craindre que l’intelligentsia américaine n’embrasse le principe de l’autorité religieuse et ne cherche à revenir en arrière. [Jewett, 2020, p. 75]

Pour autant, il ne faut pas croire que ces écrits antérieurs n’étaient pas déjà nettement naturalistes et fortement sécularistes, comme je le montrerai en prêtant un intérêt particulier à ses articles des années 1920 consacrés à l’émergence du fondamentalisme et de l’anti-évolutionnisme – des articles d’autant plus importants qu’ils préparaient Le Public et ses problèmes, publié en 1927. Dès avant les années 1930, Dewey « critiquait sévèrement les religions dont l’orientation était surnaturaliste, c’est-à-dire qu’il critiquait sévèrement la majorité des religions » (Eldridge, 2004, p. 59) et un ouvrage comme Expérience et nature, paru en 1925, proposait un « compte-rendu naturaliste de l’esprit, de la nature et de la méthode philosophique » (p. 55), qui ne laissait aucune place épistémique et politique aux religions, congédiées par le philosophe depuis le début des années 1890, à compter de « Christianisme et démocratie7 ».

Combler un manque dans l’expertise francophone et épicer la conversation

Je l’ai dit, l’œuvre de Dewey rencontre un regain d’intérêt ces derniers temps, des traductions françaises de ses œuvres ont régulièrement été publiées depuis le début des années 2000 et une solide expertise francophone s’est développée sur cet auteur8. Néanmoins, avant que j’édite Écrits sur les religions et le naturalisme (Dewey, 2019), mise à part la traduction de A Common Faith (Une foi commune) en 2011, ses écrits relatifs aux religions n’avaient pas fait l’objet d’une grande considération ; Louis Quéré s’y était intéressé (Quéré, 2015 et 2018a), mais hélas il étaient peu nombreux à l’avoir suivi. Dans leurs ouvrages d’introduction à sa philosophie, Joëlle Zask (2015) et Stéphane Madelrieux (2016) ne prêtaient guère attention à ce que Dewey pouvait avoir à dire des religions, alors qu’il ne s’était pas privé d’écrire ce qu’il en pensait, avec une étonnante honnêteté. De même, aucun des textes de Dewey dédiés aux religions ne figuraient dans le beau recueil des Écrits politiques, publiés en 2018 chez Gallimard. Pourtant, il y avait à la fois matière et actualité, sachant qu’on nous rebat les oreilles avec le « retour des religions » : un retour d’autant plus difficile à ignorer qu’il prend des tours assourdissants (voire meurtriers) et que les sciences sociales et la philosophie en font la louange dans une littérature partisane d’un « âge post-séculier », à la faveur de laquelle « les débats en théories politiques autour du sécularisme ont de plus en plus tourné à l’avantage de concessions à la manifestation des religions dans les sphères publiques », et cela « tant en termes d’expression religieuse dans la délibération politique que de pratique religieuse dans les espaces publics » (Jansen, 2011, p. 978).

Je ne mentionne pas à nouveau ce « post-séculier » par hasard. Pour ancrer Dewey dans l’actualité, je souhaite nouer ici deux lignes de discussions : la première regarde la montée en puissance des discours et théories du post-séculier ; la seconde concerne la fréquente (et récente) atténuation du caractère tranchant du sécularisme et du naturalisme deweyens. S’il m’importe de relever le curieux affadissement du naturalisme et du sécularisme de Dewey par de nombreux auteurs et commentateurs contemporains, c’est afin de mieux répondre aux théories de la « société post-séculière », en opposant à ces théories une critique deweyenne non affadie. Pour faire droit à cette critique et épicer une conversation qui me semble bien trop fade, je reviendrai sur de nombreux textes de Dewey, souvent occultés au seul profit d’Une foi commune (Dewey, [1934] 2011), un ouvrage dont la radicalité est d’ailleurs rarement appréciée9.

D’une part, cela m’autorisera à recouvrer la pleine puissance de la critique deweyenne des religions, et, par voie de conséquence, à corriger l’affadissement dont elle a fait l’objet ces dernières années. D’autre part, cela me permettra de montrer combien les positions deweyennes sont difficilement compatibles avec les voix qui réclament de manière insistante l’advenue d’une « société post-séculière » ou d’un « âge post-séculier », qui profite d’abord et essentiellement aux formes les plus absolutistes et fondamentalistes de la foi : sachant que l’« on assiste depuis longtemps à l’irruption ou l’expansion de mouvances fortement antilibérales », « évangéliques et pentecôtistes protestants, traditionalistes catholiques, orthodoxes juifs, sans parler des islamistes » (Schlegel, 2007, p. 41) et que ce sont ces « mouvances » – et ces mouvances seulement – qui ont un compte à régler avec la sécularisation, et donc tout à gagner d’un « âge post-séculier », dont elles s’efforcent de hâter l’avènement.

Plusieurs raisons invitent à inscrire l’affadissement – voire l’occultation – de la critique deweyenne des religions au sein des débats favorables au post-séculier. D’abord, cet affadissement en constitue l’un des effets. Ensuite, sans les avancées du post-séculier, il s’agirait seulement d’une question d’exégèse de l’œuvre de Dewey et non d’un véritable problème intellectuel, social et politique : le fait que de nombreux pragmatistes contemporains aient été conduits à cajoler les religions traditionnelles serait de peu d’importance si l’émoussement du naturalisme dont ils se rendent coupables n’ouvrait pas un boulevard à l’absolutisme religieux de puissants mouvements réactionnaires, qui sont à la fois les initiateurs et les bénéficiaires du post-sécularisme, comme je le montrerai amplement dans la première partie (pour le christianisme) et à la fin de la seconde partie (pour l’islam).

Une méthode deweyenne : enquête généalogique et attention aux conséquences

Dans un premier temps, je m’intéresserai donc à ce « post-sécularisme », qui peut se décrire comme l’un des éléments d’une entreprise concertée de dé-sécularisation des sphères d’activité et des appuis du jugement public, à l’initiative et au profit de mouvances religieuses résolument réactionnaires et définitivement autoritaires. À cette fin, j’utiliserai d’ailleurs une méthode que l’on peut considérer comme deweyenne, en combinant un souci généalogique et une attention aux conséquences du phénomène questionné : autrement dit, en montrant d’où viennent les discours post-séculiers et à quoi (et à qui) ils servent concrètement. Ce geste est deweyen, car le philosophe américain a manifesté son « aversion » à « trancher d’importantes affaires sur des bases abstraites, sans faire référence à des conditions concrètes et à des conséquences probables10 », ce qui témoignait de sa volonté de lier la « pensée » au « contexte » de son déploiement, conscient qu’il était que « l’erreur la plus répandue en philosophie réside dans la négligence du contexte » (Dewey, [1931] 2008, p. 5) – et on verra combien cette « négligence du contexte » est massive dans le cas qui nous occupe.

Pour sonder les « conditions concrètes » et les « conséquences [maintenant plus que] probables » du débat sur le post-séculier, je reviendrai sur les sources théologico-politiques et la forme de religiosité à l’œuvre chez les philosophes américains qui ont largement contribué à en fixer les coordonnées – et cela dès le début des années 1980, soit bien avant que Charles Taylor et Jürgen Habermas ne s’y immiscent (Taylor, 2007 et 2011a ; Habermas, 2008). Nécessaire, cette attention aux ancrages confessionnels, aux engagements théologiques et aux attendus socio-politiques des activités11 des premiers initiateurs de ce débat permettra de prêter une oreille plus critique à l’assourdissant concert des voix qui sont actuellement favorables à l’extension du rôle public des religions.

Rejoignant la seconde branche de mon propos, je relèverai alors une tendance aussi récente que curieuse. Cette tendance est la suivante : en se revendiquant de William James et même de Dewey, bien des représentants du pragmatisme contemporain prêtent maintenant leurs propres voix à ce concert et entonnent à leur tour le refrain du « post-séculier ». J’en offrirai un florilège d’exemples étonnants au début de la seconde partie, dans le quatrième chapitre. Historiquement, philosophiquement et politiquement, la chose est fort troublante. En effet, et comme je le montrerai ensuite, Dewey n’a pas seulement critiqué très sévèrement le format et le contenu de la religiosité – intégraliste, littéraliste, exclusiviste et fondamentaliste, pour le dire vite – que les premiers zélateurs du post-séculier ont érigée en standard de la foi (chrétienne ou musulmane) à laquelle ils entendent donner un maximum de place dans les affaires publiques. En sus, à son époque, il s’est aussi très clairement prononcé contre le genre de mobilisations politico-religieuses auxquelles ces derniers apportent caution intellectuelle et patine académique12, raison pour laquelle « Dewey est considéré comme le diable incarné » par « l’aile droite du christianisme évangélique aux États-Unis » (Hickman, 2010, p. 12).

Entre le début et le milieu du 20e siècle, Dewey s’est opposé à de similaires menées anti-séculières et anti-naturalistes, dont il était d’ailleurs souvent lui-même la victime. En ces occasions, il ne visait pas seulement les fondamentalistes protestants et les catholiques conservateurs, ses critiques touchaient aussi des théologiens, des leaders, des intellectuels et des Églises qui étaient considérés comme relativement (voire franchement) « modernistes » : par exemple, dans « Anti-naturalisme in Extremis » ([1943] 2019), il se moquera de Jacques Maritain ; dans « Un Dieu ou le Dieu ? » ([1933] 2019), il s’en prendra à plusieurs théologiens protestants pourtant très libéraux13 ; dans « Naturalisme mystique et humanisme religieux » ([1935] 2019), il tancera des humanistes tentés par le mysticisme14. Dans « La frontière intellectuelle américaine » ([1922] 2019), il ne mâchera pas ses mots contre le « Great Commoner », à savoir William Jennings Bryan, l’homme politique – jusqu’ici considéré comme « progressiste » – qui avait pris la tête de la croisade anti-évolutionniste du « mouvement évangélique populaire ». Concluant sa série d’articles sur le conflit des « fondamentalistes » et des « modernistes » au sein du protestantisme, il écrira « Mgr Brown – fondamentalement moderniste » ([1926] 2019), un article louangeur consacré à un ecclésiastique hautement « hérétique », puisque membre du Parti communiste américain et surnommé « l’évêque des athées et des bolchéviques » par ses contemporains15. Dans « La religion et nos écoles » ([1908] 2019), Dewey appellera aussi et déjà à une complète sécularisation de l’enseignement public : saluant l’avance que la France avait prise en ce domaine, il tiendra que la séparation de l’Église et de l’État signifie une « subordination des Églises à l’État », une position qui trouble encore bien des commentateurs de son œuvre.

La fermeté des prises de position de Dewey montre qu’il n’avait pas en vain pris soin de stipuler, dans Une foi commune que « l’opposition entre les valeurs religieuses telles que je les conçois et les religions est irréconciliable » ([1934] 2011, p. 114). Aussi tranchante que limpide, cette phrase concluait le premier chapitre, mais bien des lecteurs d’aujourd’hui semblent vouloir l’oublier ou en atténuer la portée… Un tel émoussement du tranchant du texte Une foi commune a déjà eu lieu au moment de sa publication, y compris au sein de l’entourage des « jeunes collègues » de Dewey, qui avaient du mal à le suivre dans sa critique virulente des institutions religieuses et des formes traditionnelles de religiosité :

Les jeunes collègues de Dewey à Columbia ont soutenu son naturalisme, mais pas sa critique généralisée des institutions religieuses existantes. […] Randall, Friess, Smith et d’autres pensaient qu’un pont était nécessaire ; en fait, l’insensibilité de Dewey aux pratiques humaines qualifiées de religieuses l’empêchait de voir le besoin d’un pont. Un pont était nécessaire, pensaient-ils, parce que ce n’est qu’au moyen d’institutions religieuses distinctes que l’on pouvait être religieux. Dewey pensait qu’il n’y avait pas besoin d’un pont pour deux raisons : premièrement, il n’y a pas de gouffre à combler, pas d’autre côté à atteindre. Et deuxièmement, l’espace séculier que nous habitons est suffisamment riche en ressources pour satisfaire nos besoins, y compris nos besoins religieux. Nous pouvons améliorer les interactions qui constituent l’expérience de manière à ce que l’ensemble de nos besoins soient en mesure de recevoir satisfaction. Ce qu’il faut, soutenait-il, c’est que la « foi et l’ardeur » habituellement associées aux religions traditionnelles soient orientées vers des « réalités vérifiables ». [Eldridge, 1998, p. 178]

Comme David Hollinger l’a récemment écrit, Dewey faisait ainsi exception non seulement parmi les philosophes de son temps, mais aussi parmi les grands noms du pragmatisme, en étant assurément le plus radical et le moins enclin à épargner les institutions, convictions et pratiques religieuses. Dans les rangs des « philosophes américains d’origine protestante » qui avaient « pris l’initiative de bousculer la vieille habitude de protéger les croyances chrétiennes de toute remise en question sceptique », c’est bien Dewey qui est allé le plus loin, d’abord en se faisant le « défenseur d’une philosophie fondée sur la science », ensuite en s’attaquant « directement à la persistance du christianisme dans la vie intellectuelle de la nation et même dans le domaine universitaire » (Hollinger, 2022, p. 34-35). En effet, radical, Dewey l’était, y compris au sein de la philosophie de tradition pragmatiste, puisqu’à son « époque » :

[…] la discipline était encore dominée par deux géants intellectuels qui continuaient à protéger le protestantisme contre de sérieux défis épistémiques. Le plus grand ouvrage de William James s’intitulait The Varieties of Religious Experience, celui de Josiah Royce s’appelait The Problem of Christianism. James le pragmatiste assurait à ses nombreux disciples que la religion pouvait survivre à l’examen scientifique. Tandis que Royce l’idéaliste a développé une métaphysique ambitieuse organisée autour d’une force omnisciente et toute-puissante qu’il a appelée « l’Absolu » et qu’il a présentée comme étant parfaitement cohérente avec la construction de la foi chrétienne par l’apôtre Paul. Ainsi, une partie de la substance du christianisme avait disparu chez les principaux philosophes américains, mais son cadre théiste et son langage théologiquement infléchi restaient largement en place [ibid.].

Dewey s’est justement chargé de dynamiter ce « cadre théiste », tout comme il s’est employé à se débarrasser des idées théologiques, des commandements, des rites et du panthéon des divinités, anges et démons des grandes religions instituées : non seulement il ne conservera rien de ce « cadre théiste », mais il s’évertuera à peser de toute son autorité intellectuelle pour réduire drastiquement le rôle public des religions, au nom même de la réalisation de l’exigeant idéal démocratique qui était le sien ; c’est en raison de sa foi en la démocratie comme « mode de vie » qu’il ne laissait rien passer aux religions.

Sonder les « religions » au lieu de s’appesantir sur « l’attitude religieuse »

Pour recouvrer cette puissance critique de la philosophie de Dewey et afin de la faire valoir pour notre propre temps, au lieu de revenir sur ce qui constituait pour lui une authentique « attitude religieuse16 », je me concentrerai sur les religions : d’abord en m’intéressant à la façon dont elles sont figurées chez les théoriciens du post-séculier ; ensuite en me penchant sur la manière dont Dewey considérait les religions à son époque. On le verra, il existe une correspondance évidente entre les caractéristiques sur lesquelles insistent les théoriciens du post-séculier et celles qui en sont venues à faire horreur à Dewey, caractéristiques qui l’ont incité à souhaiter réduire l’empan et l’emprise que les religions « traditionnelles » pouvaient avoir sur les individualités, sur la conformation du « Public », sur la communauté démocratique en son entier, mais aussi sur la philosophie – philosophie dont il estimait qu’elle était « inhabituellement conservatrice » parce qu’elle avait été trop fortement « alliée à la théologie et à la morale théologique » (Dewey, 1917, p. 3).

À cet égard, on verra que le programme de Dewey constitue très précisément le contraire de ce que désirent les théoriciens du post-séculier, qui veulent ouvrir et garantir le plus grand espace possible aux genres de religions (fièrement surnaturalistes, doctement exclusivistes, fortement doctrinaires et durement conservatrices) dont ils se font les porte-paroles. Tandis que le philosophe pragmatiste ne cachait pas qu’il souhaitait remplacer les religions, comme il s’en expliquait en répondant à un contradicteur d’Une foi commune : « un tiers de mon petit ouvrage est expressément consacré aux implications sociales de ce que je voudrais mettre à la place des religions » (Dewey, 1935, p. 28). Pour qualifier cette radicalisation de la sécularisation à laquelle Dewey enjoignait, Louis Quéré a proposé un « oxymore », en évoquant un « sécularisme religieux » (Quéré, 2018a, § 11).

Mais au regard du caractère radical du sécularisme deweyen, on peut se demander avec Stéphane Madelrieux s’il ne vaut pas mieux laisser tomber le lexique du religieux pour qualifier l’attitude foncièrement naturaliste valorisée par le philosophe américain. Afin de n’induire personne en erreur, Dewey aurait sans doute plutôt dû « parler de qualité philosophique de l’expérience, d’attitude ou de perspective philosophique général et durable, de sens philosophique de l’idéal dans ses relations actives au réel et à ses possibilités » :

Si l’on convertit dans une perspective naturaliste les différents aspects qui paraissent valables des religions, ce qui reste n’est certes plus une religion, mais c’est bien une philosophie – et la qualifier de « religieuse » ne sert à rien d’autre qu’à brouiller le message [Madelrieux, 2021, p. 231].

Au-delà de cette querelle sémantique et lexicale, en bout de course, et une fois qu’ils auront lu cet ouvrage, les lecteurs ne pourront qu’admettre que le programme du naturalisme et de l’expérimentalisme deweyens est irréconciliable avec le programme du post-sécularisme contemporain. Là où les auteurs post-sécularistes veulent refaire peser leur Dieu sur la vie publique, « la conviction ultime de Dewey est qu’on ne peut être authentiquement religieux qu’en éliminant les concepts traditionnels de Dieu » (Roth, 1971, p. 54). Pour que les lecteurs puissent se faire leur propre idée et juger sur pièces, je citerai souvent de larges extraits des textes de Dewey, en puisant notamment parmi l’ensemble de ceux que j’ai traduits et introduits dans un recueil intitulé Écrits sur les religions et le naturalisme (Dewey, 2019). Je me chargerai aussi de les problématiser, en dévoilant la cohérence de la pensée du philosophe américain et en soulignant leur intérêt pour notre temps.

La perspective deweyenne s’avère en effet particulièrement ajustée à la période qui est la nôtre, où il est peu dire que les croyants les plus bruyants et les plus politiquement agressifs ne se recrutent guère dans les courants socialement progressistes et théologiquement libéraux, mais plutôt chez leurs ennemis – soit dans le camp des plus conservateurs et réactionnaires des dévots. Qu’ils s’agissent du djihadisme qui massacre avec constance, de l’islamisme qui étend son autoritarisme et son goût pour le patriarcat bien au-delà des pays arabes et du Moyen-Orient, des chrétiens conservateurs états-uniens qui ont porté Donald Trump au pouvoir (81 % des évangéliques avaient voté pour lui en 2016) et se sont réjouis de la destruction de l’arrêt Roe v. Wade par les juges catholiques de la Cour suprême en 2022, du bloc électoral évangélique qui a plébiscité Jair Bolsonaro au Brésil, du patriarche de l’Église orthodoxe de Russie qui a sanctifié la guerre de conquête que Vladimir Poutine mène contre l’Ukraine, des catholiques en croisade contre le féminisme et la reconnaissance légale des couples de même sexe en France, ou contre l’avortement et la liberté d’expression et d’enseignement en Pologne (Urbanski, 2022), les exemples sont légion.

Dans la première partie, nous reviendrons sur l’une des principales sources américaines des discours post-séculiers (chapitre 2), dont nous montrerons les conséquences délétères (chapitres 2 et 3), tandis que la seconde partie sera consacrée aux interventions de Dewey contre les religions durant la première moitié du siècle dernier (chapitres 4, 5 et 6) : les lecteurs pourront alors se rendre compte qu’il était singulièrement plus radical que ne le laissent croire beaucoup de ses commentateurs attitrés, qui ont maintenant tendance à émousser son naturalisme et à raboter son sécularisme (chapitre 4), comme s’ils souhaitaient participer à l’air du temps, qui est hélas globalement favorable aux théories de la post-sécularité.

Mais dans l’immédiat, nous verrons ce qu’il faut entendre par « retour des religions » (chapitre 1). Plus opaque et nettement moins claire qu’il n’y paraît, cette expression est d’autant plus souvent utilisée qu’elle joue un rôle stratégique d’importance dans la justification de la pertinence des théories sur la post-sécularité. Pourtant, il y a bien des raisons de s’en méfier, car l’usage de cette expression vient souvent en appui au déploiement d’un programme que l’on peut à bon droit qualifier de réactionnaire : à savoir le programme « post-séculier », qui bénéficie essentiellement aux traditions religieuses les plus absolutistes et enclines à vouloir régenter la vie sociale et politique, comme nous le verrons pour le christianisme (première partie) et pour l’islam (seconde partie, chapitre 7).

  • 1Avec Charles S. Peirce, William James, Jane Addams, W. E. B. Du Bois et George H. Mead, notamment.
  • 2Les sources théoriques et historiques de cet ouvrage étant dans leur majorité en langue anglaise, la plus grande partie des citations que les lecteurs y trouveront ont été traduites par mes soins, sauf mention contraire.
  • 3Cet ouvrage reprend et développe des éléments présentés antérieurement, notamment dans Stavo-Debauge, 2012 ; 2013 ; 2015a ; 2015b ; 2015c ; 2017 ; 2018, 2019a et 2019b ; Stavo-Debauge, Gonzalez et Frega, 2015.
  • 4Je n’emploie pas ces mots à la légère, on verra que leur usage est historiquement fondé.
  • 5Certes, « le projet deweyen est un projet de naturalisation de la culture » (Girel, 2014, p. 28), mais il ne s’agit pas du genre de naturalisation défendu par certains partisans des sciences cognitives. En effet, « il n’y a pas de nature à laquelle on pourrait avoir accès en dessous de la culture, un peu comme si cette dernière était posée dessus, pellicule superficielle sur un réseau de forces brutes », et « il s’agit de voir comment une culture s’insère dans la nature, et, réciproquement, comment la nature s’exprime, se révèle dans une culture » (ibid.).La perspective du « naturalisme culturel » de Dewey peut s’illustrer avec ces phrases de L’Art comme expérience, qui manifestent en creux la place accordée aux sciences sociales et historiques : « Dans l’expérience, les relations humaines, les usages et les traditions font autant partie de la nature dans laquelle et par laquelle nous vivons que le monde physique. La nature, en ce sens, n’est pas “extérieure”. Elle est en nous et nous sommes en elle et par elle » (Dewey, [1934] 2005, p. 382).
  • 6Dans les années 1930 et 1940, ce sera l’objet de son conflit avec les empiristes logiques (positivistes logiques). En effet, si « Dewey acceptait leur rejet de tout ce qui est non scientifique et inintelligent (ou “inintelligible”, comme il l’a dit un jour) », « il craignait que l’étude empirique et scientifique des valeurs soit balayée par erreur si l’empirisme logique en venait à dominer la philosophie et la vie intellectuelle » (Reisch, 2005, p. 83). En 1937, dans une lettre à Rudolf Carnap (1891-1970), il partageait sa « conviction que les catégories de la sociologie et de la biologie ne peuvent pas être “réduites” […] en catégories physiques (c’est-à-dire en catégories des sciences physiques) » (p. 88). En 1938, il écrivait à Otto Neurath (1882-1945) que « les spécialistes des sciences sociales » feraient « “une erreur fondamentale” » s’ils en venaient à « imiter » le « langage » des « sciences naturelles » car « les sciences sociales nécessitent et ont un usage crucial des termes de valeur » (p. 89). Dès 1929, il écrit que « la route de l’alliance de la philosophie avec les sciences physiques et biologiques n’est pas directe : elle passe par les sciences sociales » (Dewey, 2018, p. 267). Et il juge en 1931 que « les insuffisances actuelles des “sciences sociales” sont principalement dues au fait que les sciences physiques, considérées comme un modèle, suscitent une adoration irrationnelle, tandis qu’abondent les idées fausses sur ce qu’elles sont » (p. 365).
  • 7C’est d’ailleurs avec « Christianisme et démocratie » que s’ouvrent les Écrits sur les religions et le naturalisme, ensemble de textes de Dewey que j’ai édités et dont j’ai assuré la traduction afin de réparer une omission dans la réception francophone de son ample production.
  • 8Citons ici Louis Quéré, Mathias Girel, Stéphane Madelrieux, Daniel Cefaï, Claude Gautier, Philippe Chanial, Emmanuel Renault, Barbara Stiegler, Arnaud Milanese, Joëlle Zask, Mathieu Berger, Francis Chateauraynaud, Philippe Gonzalez, Alexandra Bidet, Pierre Steiner et bien d’autres. Voir plus largement les contributrices et contributeurs de la revue Pragmata, consacrée au pragmatisme.
  • 9Alors que ce n’est rien de moins qu’un appel à la « déconversion » que le philosophe y articulait (Madelrieux, 2021), en invitant les croyants à se débarrasser de tout surnaturalisme et à embrasser résolument le naturalisme, seule « attitude » compatible avec l’esprit des sciences et de la démocratie.
  • 10C’est ce qu’il écrivait dans une lettre publiée dans le New York Times le 21 juin 1949 (cité dans Capps, 2003, p. 71).
  • 11Pas seulement des activités académiques, mais aussi militantes, très souvent au service de causes conservatrices, théologiquement et politiquement.
  • 12Ainsi du créationnisme, de la re-christianisation des universités, de la théologisation des sciences et des affaires publiques.
  • 13Dewey y invitait notamment Henry Nelson Wieman à séculariser (et naturaliser) plus profondément sa pensée – Wieman était à ce moment-là considéré comme le théologien le plus moderniste et libéral qui soit (Meyer, 1982, p. 526).
  • 14Malgré sa brièveté, ce petit article de 1935 démontre la défiance que Dewey nourrissait à l’endroit de toute « mystique », même d’un genre « humaniste ». Dewey y critique précisément un historien pour avoir laissé entendre qu’un mysticisme fournirait la seule « méthode » gardant l’humanisme de tout anthropocentrisme, mais aussi qu’un tel mysticisme ferait nécessairement partie de l’« humanisme religieux » et serait même primordial à ce dernier. Dewey apporte un démenti à ces trois thèses. Pour lui, l’humanisme religieux ne rompt pas seulement les amarres avec le théisme et avec l’Église : également libre de tout mysticisme, il s’appuie sur des « méthodes naturelles » et procède au moyen du « travail de l’intelligence ». Dans l’humanisme religieux que Dewey fait valoir, l’adverbe « religieux » qui modalise cet humanisme n’est pas indexé à une mystique, et moins encore à un résidu de dogmes ecclésiaux. Certes, l’adverbe « religieux » dénote bien une foi, une allégeance passionnée, un engagement dévoué ; mais cette foi, cette allégeance et cette dévotion s’attachent à une certaine « procédure », que Dewey qualifiait doublement de « scientifique » et de « démocratique », et qui coupait tout lien avec le surnaturel, le supra-empirique et l’extra-sensoriel, jouant l’intelligence publique de la méthode expérimentale contre les révélations mystiques privées : « La procédure scientifique dans la découverte, la mise à l’épreuve et l’acceptation des idées est la procédure que Dewey préconise pour tous les domaines de l’enquête humaine. Dewey a une dévotion presque religieuse pour la méthode scientifique moderne, et l’une des principales notes de sa philosophie est la supériorité de la méthode de la science sur toutes les autres méthodes dans l’acquisition de vérités » (Dykhuizen, 1957, p. 265).
  • 15Je reviendrai longuement sur cet article et sur ce personnage, l’appréciation très positive que Dewey en avait dit bien des choses sur l’engagement naturaliste du philosophe.
  • 16Louis Quéré l’a fait mieux que je ne saurais le faire. Comme il le résume, chez Dewey, la dimension du religieux est « une qualité de l’expérience authentique, une attitude générale incarnée dans les transactions du Self et de son environnement naturel et social » (Quéré, 2018a, § 11), une qualité qu’il s’agit précisément d’émanciper du surnaturalisme et des institutions qui s’y attachent. La qualité « religieuse » peut toucher toute sorte d’expérience et ne tient donc aucunement aux objets et aux êtres (divins) consacrés par les religions, qui ont plutôt tendance à en détourner : « l’expérience a une qualité religieuse quand elle est animée par une relation active entre l’idéal et le réel » (§ 20). L’attitude qualifiée de « religieuse » a trois composantes pour Dewey : « la piété naturelle » (comme sens et souci de la dépendance de l’humain à l’endroit des conditions naturelles et sociales de l’existence, et comme conscience de la fragilité des biens naturels et sociaux), la quête d’une « unification » du Self avec l’univers naturel et social (qui requiert l’œuvre de l’« imagination », nourrie par les sciences et les arts) et la « dévotion à des idéaux » (qui doivent être les plus inclusifs possibles et qui ne sont nullement gagés sur des entités surnaturelles antécédentes, mais proviennent d’une extrapolation des bienfaits rencontrés dans les plus heureuses et accomplies de nos expériences ordinaires). Voir aussi l’article de Stéphane Madelrieux dans Théorèmes (2012).