Il est d’ordinaire commode, pour cerner la métaphore, d’en proposer deux définitions, une première d’ordre rhétorique et une seconde d’ordre sémantique. Cette distinction semble opératoire pour penser les corpus textuels médiévaux, car la démarcation entre profane et scripturaire est souvent à l’horizon de la pensée médiévale. La notion de métaphore, au carrefour des arts du langage et de la théologie, a alimenté au Moyen Âge la réflexion des grammairiens et dialecticiens, pour lesquels elle est trope ou figure, comme celle des théologiens, pour qui elle équivaut à un déplacement sémantique intervenant dans le discours sur Dieu.
Du point de vue rhétorique, par exemple, les arts poétiques médio-latins, écrits entre 1170 et 1230, promeuvent la métaphore et engagent une réflexion théorique en utilisant de nombreux termes (translatio, metaphora, tropus) au point que la métaphore devient le terme subsumant le trope par excellence, le synonyme du sens figuré1. La métaphore ainsi comprise révèle, dans le langage, quelque chose d’au-delà du langage et le situe du côté de l’affect plutôt que du concept. La métaphore est d’ailleurs connue au Moyen Âge par l’Institution oratoire de Quintilien (livre VIII, chap. 2 « De la clarté »), où elle est définie comme « transport […] à des choses par une parole de soi inappropriée » : « la propriété n’est donc pas relative au terme en lui-même, mais à sa valeur sémantique, et ce n’est pas à l’oreille, mais à l’intelligence d’en apprécier pleinement la valeur. » Cette définition laisse entendre un usage très large de la métaphore permettant de « mettre quelque chose devant les yeux », selon la définition d’Aristote dans la Rhétorique (Livre III, chap. 10), où le philosophe explique, à l’occasion d’un développement sur les différents types de métaphores, que la plus efficace d’entre elles est celle qui peint les choses en mouvement : l’évidence est un relais textuel, qui met en mots l’imagination de l’orateur pour mieux stimuler celle de l’auditeur.
Du point de vue de l’anthropologie chrétienne, l’image est également au fondement de la pensée, puisque les réalités s’offrent sur le mode du reflet (l’homme « image de Dieu ») et que le monde lui-même est appréhendé comme un édifice de signes qui se renvoient les uns aux autres, jusqu’à la chose ultime, Dieu. La civilisation médiévale dans son ensemble valorise les images, comme l’a montré l’anthropologie historique qui les analyse dans leurs fonctions pratiques, qui consistent à apprendre, remémorer et émouvoir2. C’est par le regard porté vers ces « incarnations » de réalités invisibles, regard qui engage tout le corps de l’observateur, que le sujet peut s’élever vers le monde spirituel : l’image y est analysée pragmatiquement comme expérience sensible qui permet le saut herméneutique, la translatio du microcosme vers le macrocosme, la conversion ou la salvation du Chrétien. L’image est traitée comme le relais visuel qui ébranle l’imagination du spectateur.
Métaphore écrite et image se rejoignent en ce qu’elles renforcent, par l’émotion qu’elles suscitent, le lien interpersonnel (pour la construction conjointe de la signification) et le lien à l’ordre du monde : la métaphore a le pouvoir d’émouvoir et de mouvoir, de pousser à l’action.
C’est ainsi qu’est pensée la présence des métaphores dans les textes évangéliques, question formulée telle quelle dès la première question (article 9) de la Somme théologique (« La doctrine sacrée doit-elle user de métaphores ? »). Bien connue des exégètes (Pourquoi parler en paraboles, pourquoi utiliser un langage détourné, métaphorique, si l’on veut avant tout convaincre et pousser à agir son interlocuteur ?), la question a reçu des réponses variées, tenant à l’efficacité du propos (le langage figuré permettant d’enrober la pilule amère de la vérité) ou à la limitation du message aux seuls interlocuteurs dignes de le recevoir. « Entende qui a des oreilles ! » s’exclame Jésus à la fin de la parabole du semeur : le récit, avec ses métaphores (grain, semence, geste), arbore derrière sa surface métaphorique un enseignement. Mais dans le cas de la parabole, c’est moins le problème sémantique, consistant à assigner un sens à chaque métaphore utilisée, que le mécanisme textuel par lequel un locuteur indique lui-même une relation entre ce qu’il dit et celui à qui il s’adresse. C’est en venir à la dimension pragmatique de la métaphore, qui l’envisage comme un acte illocutoire, un acte de parole qui se définit par l’objet ou par le but du locuteur qui souhaite enseigner, promettre, affirmer, demander, etc.3 Dans la parabole, Jésus demande moins d’interpréter que d’entendre, c’est-à-dire de concevoir son discours comme une injonction : la métaphore fait certes signe vers l’interprétation, mais surtout vers l’action. De fait, s’il explique parfois la parabole, la métaphore qui en constitue l’élément de base finit par parler d'elle-même. La parabole du Fils prodigue ne contient pas d’énoncé interprétatif ou pragmatique, elle ne s’entend que relativement aux autres paraboles de la miséricorde (Luc, chap. 15).
C’est mettre en question, pour les médiévaux, l’articulation problématique des belles lettres et des Saintes Écritures, qui partagent à la fois le désir de nommer, le souci de distinguer formellement le monde sensible, la conviction que le pouvoir de nommer est plus élevé peut-être que celui de connaître, et, réflexivement, le plaisir de s’interroger sur le statut de l’image poétique comme forme d’expression de la vérité (qu’est-ce qu’une « vérité imagée » ?). Les divers efforts entrepris pour comprendre comment la vérité s’insinue dans les cœurs de manière voilée ont constitué des jalons décisifs et souvent bien connus de l’histoire de la pensée médiévale, depuis les traditions ramifiées du Bas-Empire, à travers la réflexion sur l’eloquentia christiana. Complices dans leur désir de comprendre et d’expérimenter ces questions, poésie et théologie ont pu en venir à s’identifier : ces controverses, déjà bien connues, fécondent en retour les travaux contemporains portant sur la période médiévale.
Le parti pris du colloque tenu à Metz en mars 2019 a donc été de ne pas en rester à une dichotomie, qui semble opposer deux métaphores irréductibles l’une à l’autre. La métaphore n’est pas seulement un artefact esthétique pour désigner des choses, ni un palliatif aux défauts du langage pour traduire un contenu de pensée, ni encore le nom donné aux mots sacrés qui permettent à l’être humain de se représenter ce qui dépasse son esprit. L’objectif était de proposer une définition pragmatique de la métaphore, qui montre l’engagement et l’implication nécessaires du sujet pour l’écriture et la lecture des textes, qu’ils soient profanes ou sacrés.
En recourant à l’expression d’exercice spirituel, chère à Pierre Hadot, le colloque s’est proposé de définir la métaphore hors des deux catégories précédemment établies. En prenant appui sur des corpus théologiques, philosophiques, mystiques, poétiques, qu’ils analysent la métaphore ou qu’ils la mettent en œuvre, il voulait montrer comment la métaphore travaille les textes et devient, en tant qu’outil pédagogique permettant de rendre une doctrine perceptible et d’attirer l’auditeur à celle-ci, une arme majeure de la conversion (pas seulement religieuse, mais aussi philosophique ou morale). Une telle définition de la métaphore est-elle opératoire pour rendre compte de l’expérience d’écriture et de lecture des textes médiévaux ? Les communications, croisant les corpus théologiques et littéraires, ont mis à l’épreuve cette pensée de la métaphore comme exercice spirituel, afin de savoir à quel point sa définition pragmatique est extensible. Le croisement des voix a permis de ne pas hiérarchiser les angles d’analyse et à ne pas cloisonner les disciplines : il s’agissait de lire des textes médiévaux dans la perspective « d’une situation concrète ou d’une forme de vie », où la métaphore désigne une activité discursive « visant à modifier, en soi ou chez les autres, la manière de vivre et de voir le monde »4. Partant, la diversité des corpus, qui reposent sur des modes d’écriture différents (écriture de méditation monastique, poésie moralisatrice destinée aux laïcs, roman arthurien émaillé de prophéties énigmatiques, mystique féminine, etc.), a nécessité une variété des modes d’analyse mis en œuvre. Si tous les articles qui suivent relèvent globalement de l’analyse textuelle, ils font aussi place à des microlectures de textes méconnus ou à des essais de lexicographie pour saisir le fonctionnement d’un langage spirituel ; l’histoire culturelle, l’histoire de la langue, l’analyse rhétorique ou la théologie sont sollicitées à parts égales.
De fait, c’est l’épithète « médiévale » appliquée à cette métaphore qui risque de subsumer un peu vite les quatre siècles que le présent livre aborde. De Pierre Damien (11 siècle) à Jean Gerson (15 siècle), chacune des contributions présente une contextualisation des auteurs et des œuvres ; mais à les lire en série, le lecteur ne manquera pas de s’interroger sur de possibles permanences, ruptures ou résurgences des pratiques métaphoriques et spirituelles. Effet fatal d’un tel rassemblement d’articles, qui met en question les éventuelles leçons à tirer de ces différences de milieux de production et de diffusion, ou de ces divers modes d’écriture : de quels milieux (couvents, universités, cours, villes) proviennent les utilisateurs de métaphores-supports de visualisation spirituelle ? Peut-on établir des différences selon les cultures régionales étudiées ? Le genre supposé des auteurs et autrices et de leurs publics a-t-il un impact sur la pratique d’écriture et de lecture des images ? Au classement des articles par ordre alphabétique des auteurs, qui pouvait se concevoir dans notre volonté d’éviter les silos disciplinaires, ou au tissage argumenté des articles, qui risquait à l’inverse de recréer artificiellement une organisation par types de texte, on a préféré ici un classement chronologique. Il impose un parcours de lecture qui, au-delà d’interrogations récurrentes sur les notions (métaphore, analogie, intertextualité, agentivité, « forme de vie »), ne manifeste que mieux les hiatus ou les hoquets de l’histoire, et n’apporte pas encore de réponse satisfaisante à la question des continuités et des ruptures.
Car c’est bien une métaphore qui articule conceptualisation et expérience qui intéresse ici : l’importance particulière accordée à la perspective pragmatique s’incarne dans la diversité des sources ainsi que des approches pour étudier ces sources. Cette incarnation permet même de manifester cet au-delà ou cet en-deçà de la conceptualisation, dans les approches mystiques ou affectives de la méditation par exemple, laissant à chaque corpus le soin de voir comment s’individualisent les articulations entre métaphore et figure, entre métaphore et allégorie.
Cela renvoie à l’idée d’une psychologie de l’écriture et de la lecture, dont on envisage les vertus curatives ou thérapeutiques, car capables d’influer sur la pensée et sur l’action ; cela permet de revenir plus largement sur les relations entre éthique, bien-être psychique et plaisir du texte, qui forment selon les médiévaux le bénéfice de la chose écrite5. Que la fonction métaphorique du langage ne se limite pas à « apercevoir des ressemblances », mais plutôt à quitter le mode représentationnel vers autre chose, où logos et pathos n’arrivent plus à se dissocier, voilà ce que les études présentées ici permettront d’entrevoir. Le discours cherche moins à engendrer des idées que des postures existentielles, des implications, où l’éthique n’est pas absente. Peut-être est-ce une façon d’envisager à nouveaux frais le trépied rhétorique logos-pathos-ethos. Contrairement à une tenace tradition interprétative, entretenue sans doute sur base d’un échantillonnage trié sur le volet, les textes théologiques ne sont pas en reste des textes poétiques sur ce point. Cependant, l’ethos peut s’interpréter de manière large : si certains textes médiévaux conviennent à une transformation de la conduite morale, d’autres proposent une posture esthétique où le beau est envisagé pour lui-même sans être instrumentalisé au bénéfice du bien.