Introduction
Le rédacteur du livre des Juges dansl’Ancien Testament1 rapporte l’épisode du combat de Samson et de sa victoire sur mille Philistins : on y lit que Samson a combattu et remporté la victoire grâce à une simple mâchoire d’âne. Ressort de cette narration l’idée selon laquelle Samson sort victorieux, lors même qu’il est seul face à une armée ennemie, grâce à un « outil » humble, simple et rustique. Parce qu’il est du côté de Dieu, Samson n’a pas eu besoin d’armes sophistiquées. Cet épisode biblique met en relief la petitesse du moyen et la grandeur de l’effet pour celui qui est animé par l’amour de Dieu.
Au 11e siècle, Pierre Damien, moine camaldule et évêque2, s’empare de ce récit et le transpose dans le domaine de la vie spirituelle afin de démontrer que l’homme ne saurait atteindre la sagesse divine grâce aux disciplines « sophistiquées » que sont les sciences séculières. Les arts du trivium sont passés au crible de la critique : leur inanité autant que leur dangerosité sont mises en avant pour qui voudrait par leur entremise comprendre les mystères de Dieu et s’unir à lui. Ainsi naît « la métaphore de la mâchoire d’âne », récurrente dans l’œuvre de Pierre Damien, dont la finalité est d’indiquer au fidèle le genre d’outils dont il doit user pour comprendre la Parole divine et s’en imprégner. Sont rejetés les outils telles la logique ou la grammaire qui provoquent inévitablement une enflure de l’âme — la prétention — incompatible avec la sagesse de Dieu. Il s’agit pour le moine de saisir la Parole divine, comme Dieu l’a énoncée lui-même, par des moyens simples. La victoire de Samson provoquée par Dieu grâce à la simplicité d’une mandibule devient le signe qu’une stratégie d’humiliation de la raison doit être mise en place pour combattre l’orgueil du siècle. À l’instar des Philistins humiliés par Samson avec pour seule arme une mâchoire d’âne, la raison dialecticienne le sera par les moyens de la sainte simplicité. Pierre Damien n’aura de cesse de rappeler que Dieu a choisi des piscatores — de simples pêcheurs — et non des philosophi — des philosophes — pour parler en son nom et répandre sa Parole. Le moine est donc appelé à emprunter la voie de la simplicité pour s’unir à Dieu.
Au sein de la vie spirituelle où est transposée la figure de l’âne ainsi que celle du pêcheur, Pierre Damien encourage le moine à user d’une sainte simplicité. En effet, le choix de Dieu pour se faire entendre n’est pas indifférent. Pierre Damien opère une véritable « sémiotique divine » qui indique la voie à suivre dans la recherche de la vérité. Dans ce but, il ne se contente pas de s’emparer de la mandibule d’âne du passage biblique pour en faire la métaphore de la simplicitas, mais il exhorte le moine à un « devenir-âne » qui, s’il ne manque pas de surprendre, s’accorde pleinement avec sa condamnation de l’art dialectique. La métaphore de la mâchoire d’âne devient l’occasion d’une conversion de l’intelligence à l’animalité. Alors même que l’image dans une métaphore fonctionne dans un dépassement de son sens littéral, elle en vient, sous la plume de Pierre Damien, à se faire exemple à suivre au sens propre. Pierre Damien passe de la métaphore de la mâchoire d’âne à l’âne concret, animal que le moine doit imiter et auquel il s’assimilera. Ce brouillage des frontières entre sens figuré et sens propre, ce va-et-vient constant de l’un à l’autre, caractérise bien l’utilisation de la figure animale telle qu’il la fait fonctionner dans sa correspondance pour inciter ses interlocuteurs à abandonner l’étude et l’usage des arts libéraux.
Tantôt métaphore, tantôt exemple à suivre, la figure de l’âne mérite qu’on s’y arrête afin de cerner le rôle essentiel qu’elle joue au sein de la vie spirituelle monastique telle que Pierre Damien la décrit.
Asinus contra dialecticum
Pour quelle raison Pierre Damien s’empare-t-il de la figure de l’âne au point d’en faire la métaphore à l’aune de laquelle il déchiffre l’intention divine ? Au 11e siècle, en Occident, plus particulièrement en France, en Allemagne et en Italie, un problème se pose qui se meut très rapidement en conflit et qui aura des répercussions inouïes sur le statut même de la théologie comme science. L’objet de la dispute peut se résumer ainsi : doit-on accorder à la dialectique, c’est-à-dire à la logique, un rôle privilégié pour accéder à l’intelligence de la foi ? À l’origine de la question, le diacre et archidiacre Bérenger de Tours3 répond positivement et réserve à cet art du trivium une place de choix dans la clarification du sens des énoncés de foi. Aussi propose-t-il d’utiliser les outils rationnels de la logique pour accéder à la compréhension des paroles de l’institution eucharistique hoc est corpus meum. Grâce à l’analyse logique de cet énoncé, Bérenger propose et justifie une conception jusqu’alors inédite de la présence du Christ dans l’eucharistie4.
Si Bérenger se fait le défenseur de l’application de la logique dans les énoncés de foi en tant qu’elle est la discipline qui permet d’en atteindre le sens, son avis est loin d’être partagé par ses contemporains et il n’a pas manqué d’être vivement critiqué5. Les adversaires de Bérenger mettent notamment en avant la conviction selon laquelle la logique est une « doctrine étrangère » à la Révélation. De leur point de vue, Dieu n’a parlé ni par la voix de la logique ni par celle de la grammaire, conspuant ainsi ces disciplines et ceux qui en usent. Il est donc illégitime de leur réserver une place dans l’interprétation de la Parole sacrée. Le 11e siècle devient dès lors le théâtre d’un conflit entre « dialecticiens » et « anti-dialecticiens »6.
En réalité, le problème soulevé par l’utilisation des arts libéraux dans l’interprétation de l’Écriture pose, en sous-sol, celui de savoir quelle voie il convient de choisir pour tracer le droit chemin de la vérité et atteindre la sagesse divine. Faut-il opter pour la raison ou la simplicité de l’Écriture ? Si Bérenger propose le chemin des sciences séculières, Pierre Damien le rejette pour lui substituer celui de l’étude de la Loi divine. Pierre Damien critique de façon virulente les moines qui se sont mis à « dialectiser » c’est-à-dire à lire l’Écriture selon les ressources de la dialectique en soumettant les énoncés de foi aux règles de la logique. La logique est humaine, trop humaine, et ne saurait s’appliquer aux choses divines qui relèvent d’un autre ordre. Dieu n’a pas usé de ce moyen pour se révéler aux hommes. De surcroît, utiliser la dialectique, c’est inévitablement aboutir à des conclusions contraires à ce que la foi enseigne. De façon intrinsèquement liée, Pierre Damien repère chez ceux qui usent de l’art dialectique une « enflure » de l’âme absolument opposée à la « psychologie monastique » qui prône la simplicité. Ni les dialecticiens ni les outils de leur discipline n’ont été choisis par Dieu pour se faire entendre et pour répandre sa Parole. Dieu n’a pas parlé par la bouche des philosophes. A contrario, il a parlé par la voix des humbles, délestant et privant par son choix radical le pouvoir de la raison de parler en son nom ou de s’en faire l’écho. L’évaluation de Pierre Damien quant à la valeur de la dialectique est sans appel : l’attachement aux arts libéraux éloigne de Dieu. L’union à Dieu, but de la vie monastique, nécessite d’abandonner l’usage de telles disciplines profanes afin de se disposer intérieurement à Dieu pour recevoir sa lumière. Pour le faire saisir et dans le but d’opérer chez ses lecteurs une véritable conversion de l’intelligence, Pierre Damien convoque la figure de la mâchoire d’âne du récit biblique au point qu’elle devient le lieu d’un « retournement », d’une véritable conversion intérieure qui passe par l’humiliation de la raison. La raison et ses outils sont inaptes aux mystères divins.
Le modèle animal
Dieu, écrit Paul, « a choisi les faibles pour combattre les forts »7 ; de même, il a choisi lafolie pour confondre les sages8. Dans la Première Epître aux Corinthiens9,Paul met en place de nombreuses dichotomies inversées du point de vue axiologique pour faire comprendre la spécificité de la sagesse chrétienne. C’est sur ces dichotomies pauliniennes que Pierre Damien fonde la métaphore par laquelle il définit la sagesse divine elle-même. Dans une Lettre datant de 1066 et adressée aux chapelains du duc Geoffroi, il rappelle le fameux passage de la Bible où il est écrit que Samson a réussi à tuer de façon merveilleuse mille Philistins grâce à une simple mâchoire d’âne. Pierre Damien met en parallèle l’âne « animal privé de raison »(bruti et simplicis animalis) et « les pêcheurs et les gens simples » (piscatorum atque simplicium humanum) que le Christ a choisis pour se faire entendre plutôt que « les orateurs et les philosophes » (oratoribus ac philosophis)10.
La même métaphore est utilisée dans sa Lettre à Ariprand11. Ce dernier avait écrit à Pierre Damien pour lui faire part de son regret d’être rentré au monastère sans avoir pu recevoir l’enseignement des arts libéraux. Damien lui répond par la métaphore de la mâchoire d’âne. La mâchoire d’âne utilisée par Samson est assimilée au langage des gens humbles et simples :
Qu’est-ce que tuer mille hommes à l’aide d’une mandibule d’âne ramassée à terre, sinon faire déchoir le nombre parfait de ceux qui ne croient pas de leur état malfaisant, et les abaisser à l’humilité du Christ par l’effet de la sainte prédication ?12
Ce n’est pas que la grammaire faisait défaut à Dieu tout-puissant pour attirer à lui les hommes. Pourtant, c’est à dessimples(simplices) et des ignorants (idiotas) — des pêcheurs — qu’il a fait appel plutôt qu’à des orateurs et des philosophes13. En un geste radical qui fait éclater le rôle dévolu jusque-là à la métaphore, Damien invite Ariprand à imiter les bêtes dépourvues de raison tels l’âne — asinus — ou encore le mouton — ovis14 — pour devenir lui aussi porte-parole de Dieu :
Toi aussi, mon Fils, tandis que tu t’apprêtes à choisir la fonction de prédicateur, imite l’exemple de l’âne dont il vient d’être question ou celui du mouton. Celui-ci bêle de laide façon tant qu’il est vivant, mais une fois mort, il procure des instruments de musique au doux chant. Ainsi, ceux qui vivent charnellement peuvent bêler vainement parmi les moutons. Mais ils ne peuvent s’acquitter de la fonction de prédicateur avec zèle.15
Parler de façon simple au sein du monastère, ne pas user des arts du langage, ouvre les portes du paradis. La vocation monastique exige du moine qu’il parle avec simplicité. Ainsi le moine devient-il l’instrument de Dieu. Il s’agit de bêler comme le mouton même si les sons ne séduisent pas. Quelle étrange exhortation que celle de Pierre Damien qui invite à prendre comme exemple l’âne ou le mouton ! En réalité, il ne s’agit pas seulement de bannir la méthode logique et les instruments qu’elle propose pour étudier la Parole divine, ni non plus de parler simplement tout en vivant dans le siècle. Une double exigence se dessine ici pour celui qui veut servir Dieu et le connaître : se couper de la vie mondaine, assimilée à la vie selon la chair, en entrant au monastère et parler avec la simplicité qui sied au prédicateur en prenant pour modèle le cri du mouton ou de l’âne. Dans la perspective de Damien, la mise à l’écart du langage rhétorique et dialectique s’accompagne d’un rejet de l’usage de la raison, apanage des lettrés. « Faire l’âne » ou « faire le mouton », animaux simples et privés de raison, devient la disposition intérieure à adopter pour recevoir la Sagesse divine. Pierre Damien appelle à une conversion de l’âme qui passe par un étrange « devenir-animal » de la pensée : l’épisode biblique du combat de Samson et de sa victoire sur les mille Philistins grâce à une arme humble et rustique indique celle que le moine doit faire sienne pour résister aux assauts du siècle et s’unir à Dieu.
Damien invite Ariprand à adopter un modèle de simplicité et d’ignorance représenté dans la métaphore par la mâchoire d’âne. Il faut préférer la sainte simplicité à « la science qui enfle »16 (scienci inflanti). Deux champs sémantiques caractérisent ce modèle de simplicité et d’ignorance qui met à mal le modèle de l’érudition qui enorgueillit l’âme confirmant que le renoncement à la raison va de pair avec le devenir-animal auquel le moine est appelé.
Le premier appartient au domaine de l’ignorance, ignorance des lettres séculières, mais il s’agit d’aller encore plus loin en visant l’inculture voire même la sottise. Damien n’hésite pas à user des termes suivants : indoctis, inscitiae meae, simplicioribus et idiotis, simplices idiotas, piscatores17.Le deuxième ressort à celui de l’animalité : l’asinus et l’ovis sont convoqués pour leur absence de raison comme en témoignent les termes utilisés comme brutus, stultus, ou encore stultitia18.
L’âne ou encore le mouton sont pour Damien les figures animales auxquelles le moine doit tendre en une imitation qu’il invite à prendre au sens propre. La métaphore de départ — la mâchoire d’âne — devient le lieu d’un vibrant appel à la métamorphose. Parler simplement passe par une conversion à l’animalité, partant à un abandon de la raison. Nous sommes ici à mille lieues de la signification des métamorphoses de Pinocchio : dans le récit de Carlo Collodi19, le petit personnage fabriqué par Gepetto passe d’un corps de bois à un corps d’animal affublé d’oreilles d’âne qui incarnent bien la bêtise dont il s’est rendu coupable, pour enfin devenir corps de petit homme. On peut lire dans ces conversions successives de Pinocchio un processus de subjectivation qui mène à l’exercice de la raison. Or, si dans l’optique du conte tout comme dans celle de Pierre Damien, « faire l’âne » c’est manquer de raison, le modèle animal revêt une valeur éminemment positive dans la tradition monastique. La faculté de la raison doit être l’objet d’une déprise. Se déprendre de la raison pour « devenir-âne », c’est devenir l’outil de Dieu et se disposer à la sagesse divine. L’enseignement véritable vient de la bête et non de l’homme cultivé formé aux arts du trivium : se mettre à l’écoute des bêtes c’est refuser d’entendre les enchaînements des propositions proférées par la voix des moines dialecticiens. L’utilisation de la raison et l’érudition sont destituées de leur place privilégiée dans le chemin qui mène à Dieu.
« Interroge les bêtes et elles t’instruiront » :en écho à Job20, Damien renouvelle ce conseil à son ami l’abbé Didier du Mont-Cassin dans une Lettre datée d’octobre-novembre 1061. Il y décrit les comportements d’un bon nombre d’animaux — une véritable ménagerie — qui sont autant d’exemples édifiants. Tous procurent un enseignement, soit pour montrer ce qu’il ne faut pas faire, soit pour donner un exemple à suivre :
Le Créateur de toutes choses, Dieu tout-puissant, de même qu’il a créé toutes les choses terrestres à l’usage des hommes, a pris soin encore d’instruire l’homme pour son salut au moyen des forces naturelles mêmes et des mouvements nécessaires qu’il a donnés aux animaux sans raison, de sorte que l’homme puisse apprendre des bêtes elles-mêmes ce qu’il doit imiter, éviter, ce qu’il peut salutairement leur emprunter, ce qu’il a raison de mépriser, et ainsi l’homme raisonnable (homo rationalis), instruit par ce qui n’a point de raison, peut s’avancer vers son Auteur par la voie de la Sagesse, toujours avec prudence et sur un chemin sans danger […]21
Damien convoque dans ce but des« natures d’animaux »22 (animalium naturas). Citons-en deux en guise d’exemples éloquents.
L’anthalope n’est pas exemple à suivre puisque, cherchant à s’amuser, il folâtre près de l’Euphrate où poussent des arbrisseaux aux branches qui enserrent au point de s’y faire lui-même prisonnier à cause de ses cornes. Ne pouvant se libérer, il pousse alors des cris qui le font repérer et abattre par un chasseur23. Nous aussi, insiste Pierre Damien, avons deux cornes : ce sont les deux Testaments (duobus testamentis24), mais ils arment invinciblement, permettant de repousser l’ennemi et « ne pas se laisser enlacer aux ronces de la volupté charnelle »25(voluptatum carnalium irretire virgultis).
En sens contraire, le lion est un exemple à imiter : il cache les traces de la partie arrière de son corps avec sa queue pour ne pas se faire repérer26 ; ainsi, commente Damien, « il fait disparaître la malice de sa vie ancienne sous le voile de sa conversion nouvelle »27. Les mœurs animales sont pour Damien autant de signes à déchiffrer pour le salut de l’âme.
L’appel à la simplicité
Pierre Damien est ainsi amené à formuler le modèle de la simplicitas.Dans le langage classique, ce terme désigne l’absence de duplicité ou de multiplicité. Pour la tradition chrétienne, deux paroles bibliques vont fixer le sens du mot : la première où le Seigneur exige de son disciple un regard simple et la seconde où il oppose l’astuce du serpent à la simplicité de la colombe. Ces deux passages tirés de l’Évangile de Matthieu28 irrigueront la réflexion des pères de l’Église, notamment de Tertullien, dès lors qu’il s’agira de caractériser la vérité chrétienne. Tertullien29 identifie la simplicité et la vérité au point que la première devient synonyme de la seconde. La simplicité est le propre de l’Écriture sainte et de la doctrine chrétienne : elle s’oppose à la curiosité qui cherche la foi hors ses sources authentiques. Pierre Damien écrit en ce sens que la simplicité est la servante du Christ et que les Écritures renferment une sancta simplicitas, une sainte simplicité30. La simplicité consiste à chercher Dieu et uniquement Dieu. Tout ce qui tend à détourner le moine de cet exclusivisme enfle son âme, lui conférant une complexité — la curiosité — peu compatible avec la prière pure et l’attention constante à Dieu. Dans le domaine épistémologique, la simplicité marque donc une connaissance rectifiée, conforme aux exigences de la vie monastique toute consacrée à Dieu. Dans le domaine moral, être simple c’est posséder la vertu de droiture.
La simplicité va nécessairement de pair avec ce que Pierre Damien et la tradition monastique appellent la rusticité, c’est-à-dire le fait de parler sans apprêt, qui l’oppose aux discours des sages du siècle. « La simplicité de la Brebis », écrit encore Damien, « ad Deum provocat »31. Cette stimulation vers Dieu engendre une mise à l’écart de la raison discursive : la véritable intelligence est un don de l’Esprit. Il s’agit donc de se mettre à l’écoute de l’Évangile et de substituer aux syllogismes logiques la simplicité qu’enseignent, non des philosophes, mais des pêcheurs c’est-à-dire les Apôtres et leurs successeurs. Pierre Damien a mis en contraste les piscatores et les philosophi32 en exhortant à imiter les premiers. Aussi lorsqu’il développe les thèmes de la mâchoire d’âne ou des pêcheurs, ce n’est pas, comme l’a bien vu Dom J. Leclercq, « pour substituer une littérature, fût-elle chrétienne, à une autre », mais bien pour « obtenir un résultat pratique, une conversion, le passage d’une manière de vivre à une autre »33. À la sagesse du monde, celle des philosophes, il faut préférer la discipline de l’Église qui mène à Dieu. À l’école de la philosophie, on apprend d’inutiles raisonnements ; à l’école du Christ, on apprend l’humilité.
On l’aura compris : le modèle mis en place par Damien à partir de la métaphore de la mâchoire d’âne dont il tire une implication maximale et déroutante pour nous — un devenir-âne — met en cause la rationalité et la raison. La sagesse divine conduit à l’humiliation des dialecticiens. C’est bien là la finalité de la mâchoire d’âne. L’utilisation par Dieu de moyens et d’outils rustiques montre combien sa sagesse n’est pas celle des hommes. De fait, l’abandon des sciences séculières devient ainsi la condition de possibilité de l’accès à la sagesse divine. Il s’agit de se disposer intérieurement à Dieu afin de recevoir la grâce qui permet de le contempler et d’accéder à l’intelligence de ses mystères. L’intelligence ici n’est pas l’intelligence discursive dont usent les dialecticiens. Il s’agit d’une intelligence qui relève d’un autre ordre et que Dieu accorde au moine qui abandonne la science séculière. Elle est en ce sens totalement étrangère aux cogitations de la raison dialectique. Autrement dit, il s’agit de renoncer à la cogitatio pour lui substituer le régime de l’intentio.
Destitution de la cogitatio par l’intentio
Dans sa Vie de Romuald, Damien écrit que le cortège des pensées est extérieur et perturbateur :
Seul le feu de la prière peut maintenir fixée en Dieu l’intention de l’esprit que le cortège des pensées (cogitationum aura) vient perturber de l’extérieur. Là où l’intention est droite, la volonté a peu de raisons de craindre la venue des pensées extérieures (cogitatio).34
La cellule monastique, la cella où vit Romuald, rend possible une destitution de la cogitation et une mise en place de l’intention parce qu’elle se situe hors le monde. Les pensées qui ont pour siège l’esprit de l’homme sont à rejeter. Seul le sacrifice de la prière (orationis incensum) en protège (custodiat) celui qui prie. La représentation vraie ne peut pas venir de la cogitation et de l’activité conceptuelle, mais de Dieu seul à travers un processus mental qui porte le nom d’intentio. Romuald en a fait l’expérience : après deux ans de réclusion totale et tandis qu’il psalmodie ce verset du Psaume « Je te donnerai l’intelligence (intellectum), je te montrerai la voie que tu dois suivre et je garderai penchés sur toi mes yeux »35, le souffle de l’Esprit vient à lui : des prophéties lui sont révélées ainsi que des mystères cachés de l’Ancien et du Nouveau Testament. Comment caractériser la forme de cette révélation offerte à Romuald ? Elle ne relève pas de la représentation puisqu’elle ne contient ni images ni mots, mais de la contemplation sous forme d’illumination. La mens de Romuald est pénétrée et éclairée tout à la fois : ainsi obtient-il une compréhension sans médiation du sens de la Bible. Cette expérience de la contemplatio provoque un ravissement : elle dissout le corps et liquéfie l’âme au point que Romuald ne peut que crier de joie. Rapportant et tentant de décrire cet épisode assimilable à un rapt divin ou une extase, Damien conclut que l’esprit humain ne peut concevoir ou décrire de telles choses. Incompréhensible et ne pouvant s’exprimer par les mots, on retiendra de ce récit que le don offert à Romuald qui l’illumine de la lumière de vérité est une expérience affective (compunctio) au cours de laquelle le signe égare son signifié ou plutôt s’en leste et s’en déleste pour demeurer pur signifiant : le discours se fait cri et gémissement et le don des larmes est reçu. Dans cette expérience maximale du divin, le champ lexical utilisé par Damien relève lui aussi du registre bestial. On ne parle pas. On crie et on pleure. Ce n’est donc pas la cogitation qui mène à la sagesse de Dieu, mais le don fait à Romuald d’un intellect tout à fait singulier. Ici se laisse encore deviner la méthode de lecture de l’Écriture préconisée par Damien qui engendre dans l’esprit la présence divine : il ne faut pas lire les psaumes de façon discursive en s’arrêtant à leur clarification conceptuelle, mais les psalmodier pour atteindre un état affectif. L’intellectus donné à Romuald n’est pas un contenu de savoir qui relève du concept et de la raison discursive. Le véritable acte d’intelligence se présente en réalité sous la forme de l’« émotion ».
Conclusion
La métaphore de la mâchoire d’âne est un appel à la conversion intérieure. La métaphore révèle ici sa puissance de transformation en devenant le lieu d’un exercice spirituel. Pour celui qui l’entend et qui se l’assimile, elle se fait la dépositaire de la voix qui permet de se mettre à l’école de Dieu. Poussant le moine à un paradoxal « devenir-âne »hyperbolique, mais que Pierre Damien incite à prendre à la lettre,elle rend sensible sa conviction selon laquelle on n’allume pas une lanterne pour voir le soleil36. Il faut se contenter de l’Évangile puisque Dieu tout-puissant n’a pas besoin de notre grammaire pour entraîner les hommes à sa suite. Une mâchoire d’âne a suffi.